Le monde en partage - Michel Couvidou - E-Book

Le monde en partage E-Book

Michel Couvidou

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Beschreibung

"Le monde en partage", recueil de chroniques de voyage à travers le village planétaire, offre un récit initiatique, prolongé par une analyse solide et lucide de nombreux faits. Ne contenant ni déploration du passé ni annonce d’apocalypse, il constitue une invitation à réfléchir à la condition commune de l’humain, aux enjeux de gouvernance et à la question de l’engagement, en ce qui concerne sa nécessité et ses limites.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Michel Couvidou témoigne de sa découverte des peuples à travers quatre continents, à la lumière de ses connaissances, de son expérience professionnelle et de sa sensibilité. Il vous invite à cheminer en sa compagnie, et à partager les beautés offertes par l’Afrique, l’Europe, l’Amérique, et l’Asie.

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Michel Couvidou

Le monde en partage

© Lys Bleu Éditions – Michel Couvidou

ISBN : 979-10-422-3964-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À vous

Frères humains, qui après moi vivez…

François Villon, Ballade des pendus

admin

Remerciements

Merci à vous,

chers compagnons de cordée, de trek, de randonnée,

et vous, innombrables,

et anonymes, la foule des gens croisés aux quatre coins des quatre continents.

À vous, « professionnels du voyage »,

et, parmi eux, plusieurs grands professionnels.

À vous, aussi,

Mes premiers lecteurs.

Et, surtout, merci à toi,

ma compagne en découvertes,

« à la ville »,

de route,

et de vie…

Je suis un homme, et rien de ce qui est humain, je crois, ne m’est étranger.

Homo sum ; humani nihil a me alienum puto.

Térence

Chroniques de voyage.

Quand la mémoire va ramasser le bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plaît.1

1

Dakar, Tombouctou, Cap Skirring2

Une langue de sable prolonge le trait de côte, drossée, et sculptée par le courant marin des Canaries, les vents alizés, et l’harmattan : le Cabo Blanco des navigateurs portugais.

Il protège la rade de la Berbère Nwadiboo, aujourd’huiNouadhibou, Port Etienne pendant la parenthèse coloniale.

La piste d’aviation a connu les pionniers de l’Aéropostale, tels Jean Mermoz, et Antoine de Saint-Exupéry : c’était alors l’escale du vol Toulouse-Dakar…

Voici mon tour d’aborder le Cap Blanc, avant le Cap Vert.

Premier contact avec la terre d’Afrique. Le soleil est aveuglant, le sol brûlant, la ville tremblote, et flotte, dans les ascendances, au bout du tarmac.

Ce que cachent les mamelles…

Quelle introduction troublante !

Impossible de les manquer3, les volcans jumeaux, au nom parfaitement évocateur.

Derrière le phare4, le cap des Almadies, pointe ultime de l’Ancien Monde.

Dans la nuit des temps géologiques – entre le début du Trias-Lias, et le Miocène5 – une dépression flanquait, à l’ouest, un vaste craton6. Elle fut lentement comblée par des sédiments d’origine majoritairement marine, d’épaisseur croissante, d’est en ouest, atteignant 6000 m à Dakar, et 8000, en Casamance.

L’ensemble fut ensuite presque entièrement recouvert par une cuirasse latéritique ferrugineuse, et, au nord-ouest, par des ergs éoliens (des sables rouges), et des dunes côtières jaunes.

Le centre du pays, une dépression en voie de désertification, était autrefois parcouru par un affluent de rive gauche du Sénégal. Il a légué son nom à la région – le Ferlo – et son lit fossile asséché.

Dégagés de la latérite, des sédiments d’âge cénozoïque7 affleurent dans quelques falaises côtières, ainsi qu’aux abords de la ville de Thiès (avec de riches gisements de phosphates), et dans la région du Sine.

Entre le Miocène, et le Quaternaire, des épanchements volcaniques formèrent les reliefs de l’actuel Cap-Vert, l’île de Gorée, le cap Manuel, et… les Mamelles.

In fine, un tombolo – ensemble de cordons littoraux dunaires édifiés par les vents, et les courants marins – souda la pointe du Cap au continent.

Comment mon équipe saute sur l’Hôtel des Princes, et rebondit sur le Point E…

Après les formalités d’accueil – mot de bienvenue, présentation du programme, rappel des consignes, remise aux VSN8 des ordres de mission, et d’une liasse de francs CFA – nous disposons de la – courte – soirée (la nuit tombe tôt) pour lier connaissance.

Je suis plutôt satisfait par mon affectation, avec des classes d’examen (Troisièmes, et Terminales).

Il y a de fortes chances pour que ma clientèle soit motivée…

Avant de rejoindre notre couchage, nous papotons.

Les plus politisés échangent sur l’actualité.

Il se passe plein de choses à Lisbonne : cette semaine – sur fond de tensions entre les multiples courants aux commandes depuis la Révolution des Œillets – les pourparlers avec les représentants du PAIGC9 viennent d’aboutir.

L’indépendance est acquise.

Dakar, où vit une forte minorité guinéo-bissayenne, et capverdienne, est très concernée…

La première nuit, je ne dors guère. Un peu à cause de la chaleur : l’air est moite, c’est la fin de la saison des pluies. Et surtout parce que les moustiquaires de fenêtre retiennent les insectes prisonniers : j’ai les bras, les cuisses, et le buste constellés de taches de sang séché…

Munis d’un maigre trousseau – limité à nos sacs de cabines, nos cantines, embarquées à Marseille, sont encore sur le bateau – nous sommes conduits en ville par petits groupes vers des hébergements d’attente, avant de rejoindre nos logements de fonction…

Avec Alain, Rémi, et Daniel10, j’échoue dans un hôtel de passe sordide, près du port.

Une ruelle bruyante, un passage couvert, et une courée sombre, cernée de réduits baptisés chambres.

D’énormes blattes y ont établi demeure, menant une sarabande d’enfer, entre sol de terre battue, et murs de planche, et de couloir en coursive, sous les portes disjointes.

Comme lieu de plaisir, il devait y avoir mieux que l’Hôtel des Princes…

Puis on nous transporte en ville.

Le point E ne doit rien à l’anatomiste (aucun rapport avec ce que vous pensez), mais tout à l’arpenteur et au géomètre. Ici tout a été conçu, rationnellement, pour l’agrément des colons.

Flamboyants. Caïlcédrats. Et vestiges de pelouses engazonnées…

Notre pavillon en bloc-béton trône au milieu du terrain carré. Un grand escalier conduit au séjour, lumineux, et vaste, entouré de chambres. Le quartier est desservi par une ligne de bus : j’en profiterai jusqu’à ce que je trouve plus pratique de tailler la route en solex…

Au bout de la deuxième rue, après la dernière villa, un sentier vagabond furète parmi les herbes sèches. Le grondement régulier du ressac se rapproche.

Les rouleaux fouaillent les récifs de basalte, en contre-jour. Le soleil flamboie au couchant.

Un coin de sable : la patrouille de crabes rouges s’y déploie, et se replie au rythme de la vague.

Je dispose d’une douzaine de jours pour examiner d’un œil critique et pour assimiler les manuels officiels : avant d’enseigner, il faut apprendre !

Et pour conserver un bon mental, je dois dégoter un club de karaté…

Cette année-là, tout le monde écoutait Kung Fu Fighting11 en boucle.

Et Dieu créa les toubabs12…

Lors d’une tournée-éclair à Dakar13, Nicolas Sarkozy crut pertinent de se mettre à dos l’opinion publique locale, par la formule définitive suivante : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire »…

Consternation garantie !

En termes plus prudents, sinon plus courtois, il aurait pu évoquer la difficulté, et la relativité du « récit historique »… On ne se refait pas !

Je découvre à Dakar la genèse d’un tel récit.

La tâche, redoutable pour l’équipe du président Senghor14, est encore en chantier…

De fait, les manuels officiels se contentent de décalquer l’historiographie la plus récente de l’université française, moyennant (négritude15 oblige) un renversement de perspective…

Les temps historiques sont ainsi divisés en deux volets16 : avant, et après le XVe siècle EC.

La présentation des origines tient compte de la transmission orale, croisée avec les chroniques des géographes et voyageurs.

Elle décrit des royaumes axés sur le cours du Niger, en affaire, ou en conflit, avec les peuples du grand désert, et de ses bordures : Berbères, Peuls, Nilotiques, Nubiens, Arabes.

À l’ouest, leur monde bute sur la seule vraie frontière : l’océan, infranchissable en pirogue…

Les temps nouveaux furent annoncés par l’irruption de Blancs venus du nord, débarquant, avec difficulté, sur une côte dans l’ensemble inhospitalière…

Le premier équipage fut celui des marins de Ca da Mosto : comme beaucoup de Vénitiens, ce dernier louait ses services de pilotage à tel ou tel souverain.

Dans son cas, il s’agissait du prince portugais, Henri le Navigateur.

En 1444, il relâchait dans un havre « Fort beau et hault, ayant à sa cime deux petites montagnes17. [Il se jette] bien avant dans la mer avec ce que sur dos, et au contour d’icelui, y a plusieurs bourgades18 de paysans noirs et maisons de paille, tout au plus près de la marine, à venue de ceux qui les côtoient ».

Il le baptisa « Cap Vert », rendit visite au Damel, et donna une description du peuple des Wolof, avant de reprendre la mer, continuant par la reconnaissance de l’archipel du Cap Vert, et les embouchures de la Gambie, et de la Casamance.

Il revint au Portugais Valentin Fernandes (entre 1506 et 1510) d’entamer les premiers échanges : étoffes, et chevaux, contre cuir, esclaves, et un peu d’or. Il importait aussi de convertir cette terre à la vraie foi : l’église de la paroisse fut érigée dans l’île de Palma19.

Puis vint le tour des Français, découvrant le fleuve Sénégal.

Les Hollandais succédèrent aux Portugais à Gorée. Elisabeth d’Angleterre accorda des lettres patentes à ses marchands, tandis qu’en 1633, Richelieu créait une compagnie à charte (la Compagnie du Cap-Vert), avec l’exclusivité du commerce, et des droits régaliens.

Au bout d’un siècle et demi, le long du Sénégal, la pénétration française se muait en entreprise de domination.

Van Vo

Je regrette qu’ils aient fini par débaptiser mon lycée20.

Il portait alors le nom de Joost Van Vollenhoven.

Issu d’une famille néerlandaise émigrée en Algérie, et naturalisée Française, major de promotion de l’École coloniale, il fut successivement gouverneur de la Guinée, puis du Sénégal, secrétaire général de l’AEF21, directeur de cabinet ministériel, et gouverneur général de l’Indochine, de janvier 1914 à avril1915.

Il demanda à monter au front comme simple sergent d’un régiment d’infanterie coloniale.

Blessé, plusieurs fois cité, il apprit sa nomination de gouverneur général de l’AOF, et prit à regret ses fonctions à Dakar le 3juin1917.

Il y découvrit les ravages provoqués par les recrutements forcés de troupes coloniales : épidémies, exode, misère, et révoltes. Qualifiant ces levées de troupes « d’excessives dans leurs résultats comme dans leurs méthodes », il s’opposa plusieurs fois aux demandes présentées par le ministère des Colonies.

« Je vous supplie, Monsieur le Ministre, de ne pas donner l’ordre de procéder à de nouveaux recrutements de troupes noires. Vous mettriez ce pays à feu et à sang. Vous le ruineriez complètement, et ce, sans aucun résultat. Nous sommes allés non seulement au-delà de ce qui était sage, mais au-delà de ce qu’il était possible de demander à ce pays. », écrivait-il le 29septembre1917, au successeur de Maginot.

Les autres gouverneurs de l’AOF, consultés par lui, confirmèrent que toute nouvelle conscription ne pourrait se faire que par la force.

Il avait également pris l’avis de plusieurs personnalités, dont l’ethnologue Maurice Delafosse.

Clémenceau, après une entrevue orageuse, décida de passer outre22.

Van Vollenhoven offrit alors sa démission, et, à sa demande, réincorpora son régiment.

Il fut grièvement blessé le 19juillet1918 en forêt de Villers-Cotterêts, et décéda le lendemain.

En 1940, peu avant la défaite française, le premier lycée créé à Dakar reçut son nom.

Liaisons mal t’à propos

En montant sur l’estrade, pour ma première prise de parole, me retournant vers la cinquantaine de paires d’yeux qui me scrutent avec intensité, je suis tendu comme un arc : je sais que les premières minutes sont décisives.

Une cinquantaine, à la louche…

Il y a quelques taches claires : des jeunes Français, et aussi quelques Russes23 ; d’autres, plus bronzées : des Syro-Libanais24.

Ensuite, j’invite tout le monde à se présenter oralement, puis à noter pour moi, par écrit, noms et prénoms. J’écoute avec lenteur, et j’observe, avant de prendre une profonde inspiration, et de me lancer à mon tour, hardiment, dans un bref discours introductif.

Les tables-pupitres sont trop exiguës pour les plus grands…

Une partie des carreaux manque aux fenêtres25…

Tout le monde a un cahier, mais la moitié de l’effectif seulement, un manuel.

Heureusement, il y a un grand tableau noir, et de la craie.

Et aussi une ronéo, quelque part : je prendrai l’habitude de l’utiliser sans modération.

Je ne fus pas long à comprendre que très peu de mes élèves pratiquaient le français, en dehors d’ici. Ils l’avaient découvert à l’école, et parlaient une langue « savante », où la forme écrite imposait sa loi…

J’ai saisi cette réalité le jour où une élève – plus hardie que les autres – me demanda, poliment (la main levée), mais fermement : « Missié ! Sans les liaisons, s’il vous plaît ! »

J’appris donc à parler devant eux un français sans liaisons, et notamment lors de chaque exercice de « dictée », et, bien sûr, et surtout, le jour de l’épreuve de français du Bac…

Je me souviens26…

De cette interminable foutue grève de la Poste, en France…

De longues semaines sans nouvelles de ma chérie. Ma boîte postale vide.

En ce temps-là, il n’y avait ni portable ni internet, nous n’avions pas de téléphone fixe, et les communications par opérateur coûtaient la peau des fesses…

Du jour où mon magnétophone Grundig a disparu. Il était par terre, dans le séjour. Le voleur a pris le risque de tomber sur l’un de nous, à l’improviste. Nous n’avions pas encore l’habitude de tout verrouiller. Il me reste les bandes magnétiques, orphelines : tout Santana, les Moody Blues…

De la crique de Bel Air, tout au bout du Plateau (la seule zone urbaine comportant des constructions bétonnées en hauteur).

Ce bout de côte, derrière le port, pourtant presque en centre-ville, est encore sauvage.

L’eau, si claire. Le museau des murènes, au ras des rochers.

La tentation d’une baignade délicieuse, plus forte que la crainte des morsures, et des oursins…

De la place de l’Indépendance, au milieu du quartier du Pouvoir.

Côté sud, vers le cap Manuel, le parc, et le Palais de la Présidence, tout à la fois sobre, et fringant, sous son toit de tuiles vertes27.

Au premier plan, les gardes rouges, sabre au clair, dans le ton, parmi les grues couronnées, les massifs, et les flamboyants en fleur…

Plus loin, l’Hôpital principal : une plaque précise qu’ici est mort Savorgnan de Brazza.

La cathédrale28, de style soudano-byzantin…

De la Médina, quartier en gestation, dans le prolongement du Plateau : maisons en parpaings, planches, tôle, ou banco, et rues de terre battue, à l’équerre.

Je suis souvent invité à manger chez « mes » élèves29 : les hommes sont assis en tailleur autour de la calebasse commune ; les femmes consomment dans la pièce à côté.

Je plonge la main (droite) dans le ragoût, circonspect, en écartant les piments blancs…

Dans la rue, juste avant l’Aïd el Fitr (la rupture du jeûne du ramadan), les moutons vivent leurs dernières heures.

Au mur, les photos des chefs de confréries (Tidjania du Cayor, ou Mourides du Baol).

La mendicité forcée des talibés30, et la mendicité ordinaire, dans l’avenue William-Ponty…

L’autobus, de marque Tata, où des messieurs égrènent leur chapelet. Un cordon autour du cou retient la bourse en cuir contenant l’amulette (un verset du Coran).

La coupure du canal 4, le grand égout à ciel ouvert : l’épreuve olfactive. Là, je mets mon solex plein gaz…

Le marché Tilène dit « marché aux voleurs », la saleté, les odeurs fortes (encore…), l’animation, les éclats de voix autour des étals.

La Grande Mosquée, de style marocain31.

Entre une baraque branlante, et un mur de parpaing, l’entrée d’une courette abrite la daara, une école coranique en plein air : les voix enfantines psalmodient les sourates gravées sur les tablettes, sous le contrôle du marabout…

Et toutes ces rencontres inoubliables, comme celle de la jeune femme, croisée dans la rue, une poitrine magnifique, sous le tee-shirt publicitaire, d’un blanc aussi éclatant que le message : Mon lait, c’est Senlait32Anecdote authentique : je le jure !

La plage de l’IFAN, derrière l’Université. De là, il suffit de traverser la route de Ouakam : le Point E est à deux pas.

Tout au bout de la Grande corniche, près de la piste d’aviation désaffectée, la Stèle Mermoz rappelle celui qui, en décembre 1936, prit les airs33, à bord de son hydravion, avec quatre autres membres d’équipage, avant de disparaître en mer…

La pointe des Almadies.

C’était encore un site sauvage. Un estran rocheux déchiqueté, arrosé d’embruns, lieu de nombreux naufrages, hanté par le souvenir des pilleurs d’épaves.

La carcasse d’un thonier japonais, échoué en 1970, était encore visible, cinq ans après…

L’immeuble Peytavin

Le mariage nous donna droit à un logement indépendant, qui plus est tout près de nos lieux de travail34.

Nous vivons dans un immeuble du front de mer, à l’extrémité sud de la rue Peytavin, en surplomb de l’anse des Madeleine.

Notre spectacle, au-dehors : le grondement des déferlantes, les couchers de soleil sur l’océan, et en contre-jour, les Madeleine35, et deux îlots basaltiques désolés, battus par la houle et le vent : l’île aux serpents36, et l’île Lougne37. On les dit hantées.

L’appartement, au rez-de-chaussée, comporte l’entrée et une vaste pièce à vivre, lumineuse, éclairée par deux grandes baies vitrées. Aucune machine ni chauffage (superflus !), mais l’eau et l’électricité, un coin cuisine, etc.

Pas de télévision, non plus, ni voiture, mais l’envie de découvrir la ville, à pied, plus sûrement qu’en car rapide (un minibus bariolé, taxi collectif populaire – c’est-à-dire bondé – tout en rondeur, et si sympathique… de l’extérieur), et le reste du pays, par tous les moyens possibles.

Après le travail, nous adorons prendre le soleil sur la plage en contrebas.

La barre, énorme, rend la baignade très dangereuse.

Un jour, avec d’autres spectateurs tout aussi impuissants, nous vîmes dans l’eau, à cinquante mètres, un groupe de nageurs s’agiter : l’un d’entre eux avait définitivement sombré dans les rouleaux. C’était un de mes élèves38 : il venait de me saluer l’instant d’avant…

Dans la série des mauvais souvenirs : non loin d’ici, il existe un coin grandiose, et sinistre, au-delà de l’anse des Madeleine, et de la plage Pasteur.

Le cap Manuel s’effondre en chaos basaltique, bouchant progressivement le passage.

Nous aurions pu y laisser la peau, sans témoin.

Un grand gaillard, surgi de derrière un rocher, s’avance vers moi, hostile.

D’une main, il désigne un étui à lunettes dépassant de ma poche, qu’il a sans doute pris pour un porte-monnaie. Dans l’autre, il tient un tesson de bouteille.

Nous avons eu de la chance.À moins que mon sang-froid (et l’attitude du karateka) ait suffi à le dissuader…

Temps forts, mais joyeux, ceux-là.

Soumbédioune.

L’anse, les régates, la foule des grands jours, les pirogues peintes, et noir sur noir, les grappes de jeunes s’agitant sur les rochers.

Et aussi, la plage, ou plutôt le port : le retour des pêcheurs, chahutés par la barre, débarquant, et tirant les filets, plein de grosses sardines, et les lottes succulentes, l’ordinaire de nos repas, arrosés de jus de citron vert (en alternance avec le poulet yassa…).

Et le village artisanal : les sacs en croco, les sculpteurs sur bois, et les superbes bijoux maures en filigrane d’argent…

Au rayon « Produits bio »…

Le poulet sénégalais.

Le poulet yassa39, bien sûr.

Mais aussi le poulet bien vivant, l’athlète, champion de vitesse sur la double traversée du village : exploit vain, en général, et qui sera son chant du cygne…

Le baobab40.

Tu es le symbole du pays, un arbre plein de ressources.

Le profil dégingandé, une ombre chinoise au couchant, dans l’immensité plate, aride, et jaune de la savane sèche, les branches dépenaillées, dressées comme un acte de résistance.

Tes premières feuilles sont servies fraîches, comme légume, ou sèches41, comme ingrédient.

La pulpe de ton fruit – le pain de singe – est consommée au naturel, ou en boisson : elle est riche en acide ascorbique. De tes graines noires, on retire une huile siccative. On fabrique des cordes avec ton écorce (le bas de ton tronc en garde souvent des cicatrices…), et avec tes branches, des calebasses (d’où ton nom d’arbre à calebasse).

Le kinkéliba.

Tu pousses dans les pays du Sahel, du Sénégal au Soudan, et tu es consommé aussi plus au sud (Guinée, Togo, ou Côte d’Ivoire)où tes feuilles séchées servent à préparer boisson rafraîchissante, ou infusion contre toux, paludisme, maladies du foie, diarrhées, hémorragies…

Le bissap.

Tu es un hibiscus.

On cultive deux variétés, l’une verte, et l’autre rouge.

Leur fruit capsulaire arrivé à maturité est entouré par un calice persistant, charnu : le calice du fruit vert est ajouté aux plats de mil, de riz, ou consommé comme légume, et les feuilles sont vendues en bottes sur les marchés. Rouge, tu sers à réaliser de délicieuses boissons rafraîchissantes, et des confitures au goût de groseille. Tu es aussi exporté, séché.

Saint Louis, la mulâtresse42

Le fleuve Sénégal43 se prélasse.

À Bakel (807 km de la mer), son altitude n’est que de 15 m.

À Dagana (169 km), régulièrement inondée pendant la crue44, le plat pays est encombré de marigots, de bras morts, et de bourrelets de berge.

En aval de « l’île à Morfil » (de l’arabo-castillan marfil, désignant l’ivoire) s’étale le delta « fossile ». Le cours du fleuve s’incurve enfin vers le sud, le long d’un cordon littoral.

En 1638, Thomas Lambert construisait une cabane dans l’île de Bieurt, et, en 1659, le commis Louis Gaullier installait un fort de Saint Louis45 insulaire, au nord de l’embouchure du fleuve46.

Le gouverneur – Borom Ndar47 pour les Wolof – régentait un minuscule territoire (2 km de long). Le maire, noir, libre ou métis, rendait la justice.

Le commerce avec les souverains voisins fut conditionné au paiement de « coutumes ».

À la fin du XVIIIe siècle, la petite ville était devenue place forte et point de départ des expéditions.

Elle comptait 7000 habitants (Européens, Métis, Noirs libres, et Esclaves domestiques), installés autour du fort, dans des maisons de brique, et des paillotes.

Le « mélange des sangs » s’est très vite imposé : négociants français, commis, ou militaires, venaient sans leurs épouses, dont les périls des voyages, et les préjugés 48dissuadaient la venue.

Donc, les « mariages à la mode du pays » prospérèrent, alimentés par la présence des jeunes femmes capturées dans le haut fleuve, et « en espérance » d’affranchissement.

Les belles et riches signares49 (femmes métisses) troublaient les toubabs fraîchement débarqués…

Le module de construction50 standard comportait une boutique au rez-de-chaussée, et « l’habitation » à l’étage, avec balcons, balustrades, et vérandas.

Dès l’Ancien Régime, la ville avait été érigée en « commune » (tout comme Gorée).

Suivirent Dakar, et Rufisque (au XIXe siècle), puis quelques autres.

L’élection d’un Conseil général – en 1879 – précéda celle du premier député de la colonie.

Capitale éphémère d’un vaste territoire, elle conjuguait commerce prospère, et vie intellectuelle (Faidherbe s’était intéressé aux civilisations locales, et apprenait leurs langues…).

Luxe suprême : un musée « industriel, historique, et ethnographique », un journal, et son imprimerie (le « Moniteur du Sénégal »), et une « maison d’hospice »…

Le déclin au début du XXe siècle s’accéléra après l’élection du premier député noir, Blaise Diagne, en 1914. Un natif de Gorée…

Construite sur une île du delta fossile, la ville coloniale – rattachée à la terre ferme (quartier de Sor) par le pont Faidherbe51 – n’est séparée de l’océan que par une mince flèche de sable de quelques centaines de mètres de large, la « Langue de Barbarie ».

Laquelle, censée protéger la ville de l’assaut des vagues, retarde aussi l’évacuation des eaux du fleuve lors des crues récurrentes de fin de saison des pluies52.

Au-delà du pont s’allonge, à l’ouest, un damier de rues étroites, tout contre l’horizon liquide.

En son cœur : l’ancienne place d’armes53, et sa statue de Faidherbe, l’Hôtel du Gouvernement, les jardins, la caserne d’Orléans, l’ancien musée (centre IFAN jusqu’à l’Indépendance), l’Église, siège d’évêché, en chaux et en brique, et la grande Mosquée.

Les vieilles maisons coloniales, balcons, et façades aux couleurs défraîchies, s’ordonnent sur les deux axes : rue Bourgmeister, et quai Henri Jay.

Le pont Servatier relie la place Faidherbe à la Langue de Barbarie, son quartier des pêcheurs, et l’émouvant cimetière musulman, aux tombes entourées de pieux, d’où pendent les filets du défunt…

À l’extrémité sud, l’hydrobase : une stèle rappelle le décollage de Jean Mermoz, le 12 mai 1930, à bord du Latécoère 28 Comte de Vaux pour la première traversée aéropostale de l’Atlantique sud vers Natal.

Il emporte 130 kg de courrier, et a déjà réalisé, à 26 ans, en 1927, le premier vol sans escale Toulouse – Saint-Louis.

Descendant d’une vieille famille saint-louisienne, Jean-Jacques Bancal, un hôtelier franco-sénégalais, a œuvré pour sauver sa ville doublement menacée par le vent, et l’eau.

Sur la Langue de Barbarie, à côté de Guet Ndar, quartier des pêcheurs lui-même mangé par l’érosion, plusieurs villages et deux campements touristiques ont déjà été engloutis par l’océan. L’un d’eux appartenait à Jean-Jacques Bancal…

Les autorités « proposent » aux pêcheurs d’aller voir ailleurs (en jargon administratif « déguerpir »). Eux, ils refusent : ils continueront, avec leurs pirogues traditionnelles, de pêcher, puis sécher, ou saler les poissons, comme l’on fait leurs parents, leurs grands-grands et ceux d’avant, enterrés ici. On ne quitte pas la terre – même s’il s’agit d’une fragile bande de sable – où reposent les ancêtres.

L’île de Gorée

Devant Dakar, l’île se présente comme un vaisseau de basalte, dont la poupe, haut perchée, est couronnée par le Castel, ou Fort Saint-Michel, ou encore Fort Nassau.

Des maisons ocre, aux toits de tuiles rouges, dévalent jusque qu’au petit port, blotti dans une anse abritée des alizés : Gorée vient du néerlandais Goet Reed (la bonne rade).

Les Hollandais54 l’avaient achetée, en 1617, au souverain local, le Damel du Kayor.

Très convoitée, (elle fut prise, et reprise, quinze fois) elle devint un « entrepôt à captifs », un des pivots du « commerce triangulaire ».

Petite ville coloniale française, elle comptait jusqu’à 5 000 habitants en 1850.

En 1916, rivale de Saint Louis, elle accueillait la première « école normale d’instituteurs » (école William-Ponty). Pour les « maitresses », on attendit 1930 (sur le continent, à Rufisque).

En 1974, lieu de vie désormais déclassé, Gorée s’est convertie en haut lieu mémoriel.

Je me souviens de l’approche de la Chaloupe, qui assure la navette avec le port de Dakar.

Sur les rochers, le pêcheur à la ligne, silhouette frêle prolongée par le fil – la canne est inutile – et l’hameçon, et, dans le ressac, les garçonnets, nageurs hardis.

Vu d’ici, on dirait un petit port provençal, mais qui n’aurait jamais connu la menace sarrasine. Voici le quai des Boucaniers, sous la Batterie nord (ou Fort d’Estrées).

Dans le square, un monument rappelle le sacrifice des 31 médecins, et pharmaciens, victimes de leur dévouement, pendant l’épidémie de fièvre jaune de 1878.

Plus loin, l’église Saint-Charles-Borromée – sa première pierre fut posée en 1828, jour de la fête du roi Charles X – flanquée d’une placette ombragée, l’ancien orphelinat de Saint Joseph de Cluny, la place, et son kiosque à musique, le musée de la Mer, et le poste de police55.

Les arbres qui encadraient la rampe d’accès au Castel ne sont plus que fantômes. Il en reste le nom : allée des baobabs…

De là-haut, la vue est imprenable vers l’ouest, sur le Cap Manuel, et, tout près, les pointes de Dakar, et de Bel Air.

Mais ce qui attire surtout les visiteurs, c’est un lieu poignant : la Maison des Esclaves.

Béant sur le ciel vide, un porche maçonné, étroit.

Au dernier moment, par la porte du voyage sans retour, la vue bascule en contrebas sur le fantôme du ponton de chargement, la mer, et les récifs.

Ici, pendant que les négriers menaient joyeuse vie, dans les vastes pièces, à l’étage, le « bois d’ébène », accroupi, enchaîné, dans l’ombre du cachot, attendait d’être précipité dans la cale du bateau, pour la déportation, ou la mort…

Dakar Bamako Ségou

Deux panneaux surmontent les verrières cintrées de la façade en pierre : Les chemins de fer du Sénégal et Gare de Dakar.

La construction du DN56 fut un exploit humain comparable au sacrifice des « Tirailleurs », pour la plus grande gloire de l’Empire colonial français.

On commença par relier les fleuves Sénégal et Niger : le Kayes-Bamako était achevé en 1906.

Le port de Dakar, en plein développement, aspirait désormais les cargaisons d’arachide, et de phosphates : vinrent se brancher sur « le » Dakar-Kayes, les tronçons desservant Kaolack, en 1912, puis le Baol, et le Ferlo.

L’étoile ferroviaire, autour du dépôt de Thiès, devint tout naturellement le quartier général de la grande grève du rail sénégalais (septembre 1947 – mars 1948)57.

Le trajet jusqu’à Bamako (1400 km, en train) couvre deux nuits. Mais sa durée réelle est très variable, en fonction des obstacles sur la voie : débordement des marchés locaux, ou trafic des troupeaux… En tout cas, nous ne manquons de rien : le ravitaillement est assuré « en vol » !

Le fleuve n’atténue en rien l’ardeur des journées d’avril, à Bamako : quinze degrés de plus qu’à Dakar, que rafraîchit l’alizé… Alors, on attend les pluies58…

Bamako, spacieuse, et verdoyante, est moins bétonnée que Dakar. Les quartiers Bambaras, au sud du fleuve, ont l’aspect de villages soudanais, ombragés de grosses boules de manguiers, et d’anacardiers, chargés de fruits.

Les marchés débordent de mangues du Sikasso, à des prix ridiculement bas…

Défiant le cagnard, nous montons jusqu’au zoo : dans une cage poussiéreuse, le lion roupille en attendant sa pitance : des chats… C’est moins cher que la viande de boucherie !

Mb’won wi, l’Ancêtre Soleil, descend rapidement vers l’Occident. Il va dans quelques instants disparaître, non sans avoir en guise d’adieu offert à la contemplation du monde une merveilleuse vision. Par groupes triangulaires, les pique-bœufs étincelants de blancheur, fiers de leurs diadèmes, fendent l’air de leur vol éclair, s’abattent sur les cimes des fromagers, des mimosas et des nérés qu’ils parsèment de taches neigeuses.59

Le disque rouge du soleil grossit à vue d’œil, et sombre lentement dans le Niger. La nuit de Ségou s’annonce chaude : à côté, la fête commence… Personne ne peut résister au mélange de la musique afro-cubaine, de la salsa, et du reggae !60

Vingt ans plus tard : je recevais dans mon bureau le chef du cercle de Ségou (équivalent d’un sous-préfet), membre d’une mission du gouvernement malien, chargée de glaner de l’information, en Europe, sur les systèmes territoriaux, et la gestion publique locale : nous avons parlé recensement, société, civilisation, conflits, histoire, et droit…

Mali et Songhaï

Les habitants de ce pays l’appelaient Manden, ou Mande61, nom de la région d’origine des trois clans malinkés fondateurs, les Condé, les Camara, et les Keita, alliés aux Traoré.

Ces derniers l’emportèrent en 1050, se convertirent à l’Islam, et refusèrent la soumission à l’empire du Ghana. Le nom « Mali62 », issu du Peul, fut consacré par les chroniqueurs arabes.

Il s’agissait d’une confédération multiethnique63 d’États tributaires, et de provinces dirigées par des gouverneurs, limitée par l’océan, le cours inférieur du Niger, et la grande forêt humide64.

L’empereur était secondé par un conseil des anciens (chefs militaires, civils, et religieux), et assisté par un Premier ministre (vizir). Il était musulman, mais la plupart de ses sujets ne l’étaient pas.

En fait, l’islam était un attribut magique, pas un objectif de conversion…

Il n’y avait pas de règle stricte de succession : un guerrier valeureux pouvait accéder au pouvoir, comme un membre de la famille royale.

Les sources écrites proviennent de trois géographes et voyageurs arabes du XIVe siècle : al-Umari, Ibn Battûta, et Ibn Khaldoun. La principale contribution provient d’Ibn Battûta, qui a parcouru le pays en 1352, et 1353.

Les fouilles n’ont pas permis d’élucider l’emplacement de la capitale.

L’unification de l’empire remonte aux exploits de Soundiata Keita, personnage historique devenu figure légendaire (sa vie est rapportée par la tradition orale des griots), proclamé Mansa – ce qui signifie « Roi des rois » – en 1235.

On lui doit la répartition de la population en 30 clans – les hommes libres, les griots, les marabouts, et les artisans – tous réunis par le système de la parenté à plaisanterie65.

Un de ses successeurs, Aboubakr II, lança des expéditions de reconnaissance sur l’Atlantique, mais sans succès. Il disparut au cours de la seconde, en 1312.

L’apogée du Mali – il s’étendait alors de l’estuaire de la Gambie à l’Adrar des Iforas – coïncida avec le règne de Kankou Moussa : selon la tradition, et les sources arabes, son pèlerinage à la Mecque (1324) laissa un souvenir impérissable, avec sa suite de milliers de serviteurs, libres et esclaves.

Il aurait emporté tellement d’or, que le cours du métal précieux aurait baissé pour plusieurs années… Il revint au Mali accompagné de plusieurs hommes de science, et de culture, dont Abou Ishaq es-Saheli.

Originaire de Grenade, ce dernier éleva la Mosquée Djingareyber, à Tombouctou, en 1337.

Les difficultés de l’empire commencèrent avec le sac de Tombouctou par les Touaregs, en 1421. Néanmoins, le déclin fut très progressif, et le commerce continua, porté par les Dioulas.

L’empire Songhaï, quant à lui, était initialement un petit royaume, fondé au VIIe siècle, par métissage entre Songhaïs et Berbères.

Vers 1010, son roi s’installa à Gao, et se convertit à l’Islam66.

Il demeura, pour un siècle et demi, sous la suzeraineté du Mali, avant de faire sécession en 1464, lorsque le gouverneur régional, Mohamed Sylla, fut porté au pouvoir par les oulémas de Tombouctou, Djenné, et Gao, et fonda la dynastie Askia.

Les Sarakolés, originaires du Tékrour, imposèrent ensuite la conversion à l’Islam, suivie de l’effondrement du pouvoir sous les coups du sultan du Maroc : à Tombouctou, les Marocains nommèrent un Askia à leur solde, les derniers rois indépendants se réfugiant à Niamey.

Les empires Malien et Songhaï ont prospéré grâce au commerce transsaharien, expédiant vers le Maghreb les esclaves, le sel, l’or, les noix de kola, l’ambre gris, la gomme arabique, les peaux de léopard, et aussi celles d’hippopotame, qui, une fois découpées et tannées, étaient transformées en boucliers, réputées au Maroc.

Dans l’autre sens circulaient bijoux, armes, étoffes, et miroirs, ainsi que les produits agricoles, et les chevaux.

Lorsqu’ils abordèrent le continent, les Portugais envoyèrent des ambassades au Mali, signe du rayonnement de ces royaumes d’outre-mer…

Djenné Mopti Gao Tombouctou

Le passeur hésite à charger les piétons sur son bac : à cause du faible niveau saisonnier des eaux. Il doit réduire le lest pour éviter l’échouage.

Qu’à cela ne tienne ! On a pied, le fond de la rivière est stable, le courant très faible, et… il n’y a pas de crocodiles.

D’autres se lancent déjà…

La traversée, dans l’eau tiède, jusqu’au torse, sur un lit de sable, est un moment délicieux…

Là-bas, juchée sur une île de la rivière Bani67, Djenné protège son riche passé, serrant son marché, et ses maisons-obus entre ruelles étroites, jardins potagers, arbres rares, et banquettes alluviales.

La façade de la maison toucouleur est massive, à la base, svelte et légère au sommet.

La porte d’entrée, sous l’auvent, est encadrée de colonnes allant s’affaiblissant pour finir en pointes, au-dessus du toit prolongé de gargouilles.

Le niveau intermédiaire (auvent et linteau) sert d’appui pour refaire les crépis. Il est percé de rares fenêtres (parfois une seule).

Les mêmes standards, et matériaux s’appliquent à la mosquée.

Celle-ci, vieille de 1 000 ans, domine, flanquée de hauts contreforts, les murs extérieurs hérissés de quinze étages de supports de bois, pour le recrépissage périodique68.

C’est la plus grande construction en banco du monde…

Le lourd toit plat est soutenu par des centaines de piliers.

En plein midi, l’intérieur est plongé dans la pénombre : un rais de lumière se hasarde, projeté sur le mur par une étroite ouverture en arc ogival…

Au-delà, le Bani et le Niger cheminent ensemble avec lenteur vers le nord, pour se mélanger à Mopti. En aval, le fleuve est navigable, du moins après la saison des pluies.

Mopti, ses gargotes, les ragoûts de mouton arrosés de lait caillé, sa mosquée en banco, sœur de celle de Djenné, l’activité du quartier artisanal, et du chantier naval, les pinasses échouées au bord du fleuve, les lavandières au travail, les baignades des enfants…

De Gao, je me souviens d’une chaleur écrasante, et d’une interminable attente devant la piste d’aviation : le Tupolev qui devait assurer notre retour à Mopti était en panne…

Une situation fréquente dans un pays, dont les dirigeants après avoir rejoint le camp socialiste, font la dure expérience de nouvelles dépendances…

La ville de Tombouctou, profitant, à partir du XIe siècle, de l’affaiblissement de l’empire du Ghana, fut le principal carrefour des routes caravanières transsahariennes, et une métropole des États successifs du Mali et du Songhai.

De nombreux monuments en pisé y furent édifiés, telles les mosquées Djinganeyber, Sidi Yaga, et Sankoré.

Sous la protection du Malien Mohammed Sylla69, Tombouctou devint un centre religieux et intellectuel hors pair : les étudiants venaient d’Égypte, du Maroc, et d’Andalousie. Les docteurs étrangers s’y installaient, ainsi qu’à Gao, leur apportant les traditions académiques de Djenné, Chinguetti, La Mecque et le Caire, dont l’université al-Azar était alors à son apogée.

Aujourd’hui, Djinganeyber, modeste réplique de la mosquée aux mille piliers de Djenné, est toujours debout. Mais elle ne se visite pas.

Belle endormie, la ville longtemps la plus célèbre du Soudan, est à moitié enfouie dans les sables, poussés par l’harmattan.

Aux très rares touristes, de fiers Touaregs proposent de faire des ronds, à dos de dromadaire, parmi les dunes, mais pas de pénétrer dans les maisons obscures, où furent recueillis les vénérables manuscrits70, trésor protégé avec ferveur par les familles qui en ont hérité…

Sénégal : le tiers sud

À strictement parler, il ne s’agit plus du Sahel.

Le voyageur quittant le Ferlo, et le Sine-Saloum, voit se multiplier les signes du changement : la steppe, maigrichonne, se remplume, l’arbre, et son ombre, reprennent force et vigueur. Le volume des précipitations augmente. Les pays du Soudan font place aux Guinées.

Deux régions naturelles s’opposent par l’altitude, le relief, la physionomie, et la mise en valeur : d’est en ouest, un plateau incliné, drainé par le fleuve Gambie, et adossé aux Monts Bassari (à la frontière guinéenne), s’affaisse en dépression littorale, au pied de molles collines…

Autre donnée à prendre en compte : l’existence d’un pays tiers, interposé, sur les 320 derniers kilomètres du fleuve, entre l’essentiel du territoire Sénégalais, au nord, et la Casamance, au sud, adossée à la Guinée-Bissau.

Casamance71 : trois provinces, et de gros soucis…

À Ziguinchor, la marée repousse les eaux de la Casamance.

Ici commence le delta, réseau de marigots, de mangrove, et de bolons (bras secondaires), aux berges hantées par les varans.

La ville, assoupie, enfouie sous l’exubérance végétale, aligne les longues maisons basses à colonnades d’un comptoir colonial72 décati.

Les Diolas de Basse-Casamance – tous s’accordent sur leur savoir-faire – cultivent riz, tubercules, soignent les arbres, dessalent, et amendent les sols, récoltent huîtres, et poisson.

Oussouye : un village enfoui sous les frondaisons – fromagers, palmiers, flamboyants, manguiers, karités, cocotiers et autres rôniers – et bordé de palétuviers, tout contre la berge…

Plus loin, Mlomp, réputé pour ses superbes cases à impluvium : quadrangulaires, les murs d’argile, rouge-sang, piste de vitesse pour les petits margouillats (nom local d’un gecko à pattes ventousées). Entrée flanquée de colonnes modelées, étage à galeries, charpente en bois, et toit de chaume.

Après Elinkine – près du puits sacré d’El Hadj Omar, sous un fromager – la route vient mourir au bout d’un wharf.

Nous continuons en pirogue.

Dans le labyrinthe des bras de mer, Karabane.

Une ruine fleurie, endormie sur la grève de sable, bercée par la brise. Souvenir mélancolique du comptoir portugais cédé à la France en 1836. De vieilles maisons à étage sont en cours de restauration.

La grande église, construite en 1882, par un missionnaire breton, est à l’abandon…

Cap Skirring.

Pour seuls voisins, un camp de nudistes73, et quelques paillotes, discrètes.

Nous bivouaquons sous les filaos.

Au couchant, la barre, les vagues furieuses, le sable blanc, et les crabes rouges.

Derrière nous, l’orée des fromagers, des manguiers, et la palmeraie.

« Nous ne sommes pas les maîtres de la Basse Casamance […], mais seulement tolérés […] Les Diolas74 nous prouvent que leur obstination incoercible est aussi difficile à vaincre qu’une rébellion active […] Nous sommes […] à peu près désarmés […] On n’admettrait pas en effet l’emploi d’armes contre une population butée qui ne répond à aucune de nos mises en demeure d’obéir, mais qui se garderait bien de faire le moindre geste ou de se livrer à une démonstration menaçante. Ce n’est pas la peur des Blancs qui les fait agir de la sorte comme ils le disent, mais la volonté bien arrêtée de ne pas nous obéir. »75

La répétition du scénario advint à la longue, avec les nouveaux maîtres du pays…

Au début, Dakar crut avoir la situation en main76.

Mais au début des années 80, l’hostilité se fit jour, puis s’amplifia. Divers mouvements séparatistes se répandirent en surenchères, d’abord verbales. Bouffées de violences, sabotages et guerre « de basse intensité », conjugués au crime organisé (narcos, trafiquants de bois, etc.), ont mis la population à genou, en quelque trente ans77…

Gambie : un fleuve, et une nation…

Le micro-État gambien – héritier de l’économie de comptoir – gante le fleuve, sur 20 à 50 km de large, et 80 km, de part et d’autre de son estuaire.

Pour l’anecdote, certains marchands de Courlande78, concurrents des Portugais, avaient jeté leur dévolu sur une île de l’estuaire, qui faillit, ainsi, devenir colonie… hanséatique.

Les Hollandais y mirent bon ordre, avant d’être, à leur tour, chassés par les Anglais…

Nous sommes à Banjul, alias Bathurst(avant l’indépendance : il y a 10 ans).

La rade est bien trop vaste pour une si petite capitale.

Un cerne d’immeubles, de maisons basses, et d’entrepôts, des quais, gris, sous le cagnard, et, à nos pieds, l’eau boueuse, poussée par la marée.

Des contours incertains, comme le présent de la jeune république.

Laquelle n’est pas bananière : primo, le néo-colonialisme britannique n’est pas l’impérialisme yanquee, et secundo, ici, la culture de rente, c’est plutôt l’arachide79 : c’est facile, de se moquer du petit poucet du Commonwealth !

À la fin du XVIIIe siècle, ce fut une affaire sérieuse… et rentable : rival de Gorée, le comptoir « exportait » des milliers d’esclaves par an.

L’échec napoléonien, privant80 la France de ses dernières « possessions »81, permit ensuite au Royaume-Uni de renforcer son emprise, ici, comme ailleurs…

Irréductible Gambie !

Après les indépendances, le rêve d’une « confédération de Sénégambie » ne dura que sept ans (1982-1989) : l’armée sénégalaise venait de réinstaller au pouvoir le président Dawda Jawara82 (chassé en 1981 par un coup d’État), et ce dernier n’avait plus rien à refuser à Dakar… Mais la greffe n’a pas pris…

L’extrême sud-est du territoire sénégalais, au-delà de Tambacounda, vers les confins guinéens, aujourd’hui peu mis en valeur, accueille le premier parc naturel national.

Il porte le nom d’un affluent de rive droite de la Gambie, le Niokolo Koba.

Dans le périmètre du parc, deux autres affluents grossissent le fleuve : la Niériko, et le Koulountou.

C’est un pays de savane arborée.

Il était encore parcouru, il y a deux siècles, par le lion, la girafe, et l’éléphant.

Sur les carapaces du terrain latéritique se dressent de hautes termitières champignons, et les grandes euphorbes cactiformes.

Les galeries forestières tapissent les escarpements dominant les rivières : forêt primaire dense, vigoureux bouquets de bambous, raphia, et palmiers rôniers…

La Gambie, coupée de rapides, bordée de bras morts, méandre entre de hautes berges.

Elle s’apprête à descendre un dernier palier – les rapides de Barakounda – avant de s’enfoncer en territoire gambien.

Nous avons passé là83 de délicieux moments, parfaitement insouciants, entre bains de pieds sur le sable rouge d’un amoncellement de rochers, et, la nuit suivante, en bivouac, perchés sur la berge.

En fond sonore : les cris des singes, et les ricanements des hippopotames84.

[…] Femme nue, femme noire,

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel,

Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie. […]

Léopold-Sedar Senghor, Chants d’ombre

2

Rio, Manaus, Pantanal85

Le même fleuve de vie qui court à travers mes veines, nuit et jour, court à travers le monde, et danse en pulsations rythmiques.

C’est cette même vie qui pousse, à travers la poudre de la terre, sa joie, en innombrables brins d’herbe, et éclate en fougueuses vagues de feuilles, et de fleurs.

C’est cette même vie, que balancent flux et reflux, dans l’océan-berceau, de la naissance à la mort.

Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle. Et je m’enorgueillis, car le grand battement de la vie des âges, c’est dans mon sang qu’il danse maintenant.

Les quatre éléments, terre, eau, air, et feu, forment un tout, et sont pleins de l’âme universelle.86

Passé l’équateur, il n’y a plus de péché87

Dimanche 30 juillet. Aéroport de Rio, il est 5 h.

Tous les autres passagers sont partis…

Devant le tourniquet vide, nous nous rendons à l’évidence : pas de bagages !

Au bureau de la Varig :vos valises vont débarquer à Sao Paulo.

Nous nous souvenons alors de l’incident du départ : l’employée du guichet d’enregistrement à Roissy nous avait annoncé que nous étions en surbooking. Nous avons résisté, refusé une offre de nuit d’hôtel, avec vol le lendemain, et obtenu gain de cause.

Mais, dans la précipitation, nos deux valises avaient été enregistrées pour Sao Paulo, et nous n’y avions pas prêté attention.

— Mais nous nous envolons pour Belém cet après-midi…

— Pas de problème : vos bagages prendront le vol Sao Paulo – Belém de demain. Il vous suffira de vous rendre à l’aéroport pour les retirer.

Le correspondant de l’agence locale88 est là. Nous sautons dans le land rover, direction hôtel Othon, dans le quartier de Copacabana.

Rio s’éveille.

La ville est grise, le ciel clair, il fait 25°. La circulation est fluide, et les rues du centre sont dégagées : les vacances d’hiver ne prennent fin que mardi.

Dans le couloir de l’hôtel, je parcours le catalogue des excursions : Corcovado, Pao de Azucar, 4 h et 27R$ chaque. Je prends quelques repères : 1 R$ vaut 0,9 $ ; le SMIC est à 100 R$ ; le salaire de l’instituteur représente 1,5 SMIC, celui du gardien de la paix, 3 SMIC.

Carlos est originaire du Minas Gerais. Il travaille en saison à Rio pour subvenir aux besoins de sa mère et de son frère, mongolien. Le chauffeur a pour surnom « Aceitunas »89.

Direction Pao de Azucar par le téléphérique.

Nous surprenons les singes sagui, dans leur repas de fruits sauvages.

Depuis la plate-forme supérieure, la vue plonge sur la vieille ville, l’ovale du stade Botafogo, la brume de chaleur sur l’océan, les plages : Copacabana, Ipanema, Leblon…

Le restaurant Sol e mar est en face du stade. Nous y découvrons la Caïpirinha90.

Suit la visite en voiture.

Au pied des buildings, intriqué dans un pâté de vénérables bâtisses baroques, un petit square : Carlos nous explique qu’il y a quelques semaines, ici, la police a froidement abattu plusieurs enfants des rues…

Rivière de janvier

Les peuples amérindiens (Tamoyos, Tupinambas, Guaranis) occupaient, en assez grand nombre, la baie de Guanabara, à l’arrivée des Européens.

Lorsqu’Amerigo Vespucci accosta, le 1er janvier 1502, il prit la vaste baie pour l’embouchure d’un fleuve, et la baptisa Rivière de janvier.

Beaucoup, par la suite, ont cherché à établir une ancienneté plus prestigieuse.

Certains crurent reconnaître dans le profil du rocher monumental dominant la baie (a Pedra da Gavea) une sculpture représentant un visage barbu, de type méditerranéen.

Un épigraphiste improvisé présenta, photos à l’appui, des figures d’érosion sur une falaise, comme une inscription rupestre, en caractères phéniciens, associée à l’histoire d’un fils de roi de Tyr, ayant vécu au IXe siècle ad. Il est établi aujourd’hui que cette prétendue découverte repose sur une falsification.

D’autres pensent avoir retrouvé des morceaux d’amphore romaine…

Les Portugais s’incrustèrent au milieu des populations Guarani, repoussant leurs attaques, puis celles des pirates, flibustiers, et autres aventuriers hollandais et français91.

La modeste bourgade bâtie en 1565 s’appelait Sao Sebastiao92 de Rio de Janeiro.

Elle devint une ville, après la découverte de l’or, et des diamants du Minas Gerais, et détrôna Salvador comme capitale de la colonie (1763).

Lorsque le roi du Portugal, et la Cour s’y installèrent – en 1802 – fuyant les soldats Napoléoniens, elle devint, pour un temps, capitale en exil du royaume du Portugal.

Le mouvement des nationalités gagnait les Amériques.

S’adaptant au nouveau contexte, la Maison de Bragance sépara royaume, et dynastie.

Napoléon vaincu, Pierre 1er préféra demeurer à Rio, qu’il proclama capitale d’Empire en 1822.

L’avènement du régime constitutionnel, puis de la République, et l’abolition de l’esclavage changèrent les rapports économiques, et les modes de production, consacrant la domination des nouveaux capitalistes du sud, sur les planteurs latifundiaires du Nordeste.

Le triangle Belo-Horizonte Rio Sao Paulo prospéra sur les productions de rente : café, et élevage93.

L’orgueil national, le triomphe de Nouveau Monde, et l’émancipation des jeunes nations inspirèrent au président Joscelino Kubitschek le projet d’une capitale, créée ex nihilo94, et recentrée géographiquement : Brasilia naissait en 1960, et détrônait Rio.

Belém95

Une grande bouffée de chaleur moite.

Manuel96nous attend au pied de l’avion, et se présente.

Il est marié, a 3 enfants. Bilingue français, il travaille comme guide aux États-Unis, et au Canada, voudrait voyager davantage, et rêve d’Europe…

Nuit récupératrice, et climatisée (bruyamment), à l’hôtel Itaoca, dans un quartier pouilleux du centre.

Je suis réveillé par la sonnerie du téléphone. Brève conversation en brésilien : nos bagages nous attendent au comptoir Varig de l’aéroport.

La route longe, tour à tour, les immenses bidonvilles des migrants du Nordeste97, et le camp retranché du luxueux quartier résidentiel militaire98.

Buffet copieux, arrosé de jus de curaçao puis visite du marché Ver o peso99, du fort maritime, puis du superbe jardin public Goeldi 100(tapirs, tortues aquatiques, lamantins, aras, panthères, pumas, serpents, poissons électriques, arbres itinérants mata-pau…).

Lever à 4 h.

Au port, la Reine de l’Amazonie nous cueille à la fraîche : nous embarquons nuitamment, en compagnie d’autres Français venus du Venezuela, et d’une Japonaise.

Nous traversons la rivière Guama pour nous immobiliser au poste d’observation, face à l’île aux Perroquets.

Il est 6 h. Tout est calme. Le ciel vire de l’anthracite au gris aluminium, puis pâlit, et rosit. Quelques cris isolés. Un début de cacophonie. La rumeur enfle. Nous distinguons des grappes d’oiseaux en ombres chinoises. Par couples, ou solitaires, des dizaines, puis des centaines de petits perroquets s’ébrouent, se raclent la gorge, crient, puis se propulsent telles des flèches de lumière verte.

Le vacarme devient énorme : des traits fusent dans toutes les directions, comme si l’île entière explosait.

Puis le silence retombe.

Dans 12 heures exactement, le peuple des perroquets verts sera de retour au dortoir.

La Reine de l’Amazonie remonte le courant, longe l’île Maracuja, croise des pousseurs de barges, et des pirogues.

Les villages traversés s’animent. Un coq chante. Des maisons en bois sur pilotis sont adossées à la forêt.

À L’entrée du chemin vers la mission en ruine, des cochons pie noirs détalent devant nous.

Les enfants caboclos101plongent et nagent devant le bateau.

Ces enfants, dispersés « au fil de l’eau », comment peuvent-ils donc suivre une scolarité ?

L’État d’Amazonas a répondu : « par la vidéo-conférence »102.

Sur ses 62 communes, 58 n’ont aucune route carrossable.

Certains habitants sont à 4 jours en bateaux de l’école « en dur » la plus proche…

Du lundi au vendredi, de 19 h à 20 h, à partir de 3 studios du ministère de l’Éducation, à Manaus, 30 enseignants et tuteurs assurent tous les cours des programmes du primaire, et du secondaire.

Les cours magistraux, suivis d’exercices, sont diffusés en direct, par liaison satellite, sur grand écran, dans 779 classes : 20 000 élèves inscrits, enfants, mais aussi adultes volontaires. Des webcams permettent les échanges.

Cette solution multimédia est à rapprocher d’un autre service brésilien d’intérêt général innovant, adapté aux conditions amazoniennes : le bateau – hôpital.

De retour au port, dans le quartier des conserveries, nous croisons les remorqueurs, et les cargos qui transportent les grumes, et les noix du Brésil.

À 10 h, Manuel nous conduit à l’aéroport. Nous le quittons pour Santarem.

Amazone103

De l’amont, vers l’aval, les Indiens l’appellent successivement Apurimac, Ucayali, Marañón, Solimoes, et enfin Amazona, au droit de Manaus, après la rencontre avec les eaux du Rio Negro.

Son embouchure fut reconnue par le Castillan Vincente Yanez Pinzon, en 1500.

Quant à sa source, elle ne fut identifiée qu’en… 2001104.

Le plus puissant des fleuves déverse à l’océan 18 % du débit total des rivières du globe.

Ce déferlement provoque une vague de mascaret de 2 à 4 m, avançant à 60 km/h105.

Le brassage occasionné empêche la formation d’un delta.

Les crues saisonnières culminent entre mars et juin (et recouvrent 65 000 km²). Le niveau de l’eau s’élève alors de 6 m à Iquitos, 15 à Teffe, 11 à Obidos, et 4 à Para.

La crue de la Madeira dure de septembre à avril, et celle du Rio Negro en février.

À la passe d’Obidos, l’Amazone à 60 m de fond, et coule à une vitesse de 7 km/h. Elle est navigable106 sur 3700 km (après Iquitos). Ses derniers 1500 km ont un dénivelé infime (44 m).

En fonction des différents biotopes traversés, les eaux sont noires (agua preta), troubles (blanca) ou claires (clara).

Les premières sont très acides. Leur couleur, thé concentré, tient à la charge humique en suspension : Rio Negro, Abacaxis, et amont des Rios Trombetas et Nahmunda.

Les eaux « blanches » sont en réalité troubles, chargées de particules d’argile, d’acidité moyenne, et de faible dureté. La visibilité y est quasi nulle : Solimoes, Madeira, Branco.

Quant aux eaux claires, elles sont translucides, ou teintées de vert (à cause du phytoplancton), exemptes de carbonates, et très peu dures : Tapajos, Xingu, Tocantins.

La famille Schwartz

Partis de Santarem, nous roulons en jeep, plein sud, dans la direction de Cuiabá. Objectif : Beltterra, pour un premier contact avec la forêt primaire. Au volant, Jean-Pierre Schwartz. Autre passager : son copain belge. Après la Réserve naturelle fédérale de Foresta107, commence la latérite.

Il faut parfois descendre et passer à pied un lit de rivière à sec, en contournant les restes du pont emporté par les dernières pluies.

La chaleur moite fixe la poussière de latérite sur nos visages, et nos bras.

Dans le sous-bois, c’est encore pire : pas un souffle de vent.

Pour nous désaltérer, le guide nous propose la sève, abondante, de la liane chasseur108.

La vie animale se déploie : insectes inconnus109, cris d’oiseaux puissants, traces (nids de cigales, trous de tatous). Une mygale immobile est tapie au creux d’un tronc d’arbre…

Au retour, nous nous reposons près d’un igarape, une rivière.

Son courant actionne la roue à aubes d’un générateur électrique, qui alimente la famille du gardien du Foresta – employé de l’Ibama110 – et a été réparé par Jean-Pierre, ainsi que l’adduction d’eau.

La nuit tombe lorsque la jeep nous dépose au Tropical Hôtel.

La lune, et la Croix du Sud se reflètent sur l’immense miroir du Tapajos, derrière les palmiers de la terrasse de l’hôtel. Une cadre paradisiaque, et un buffet succulent…

Journée amphibie

Le matin, au port de voyageurs, nous embarquons sur l’Eloin, bateau-promenade à double pont, en compagnie de la famille Schwartz.

Traversée à la rencontre des eaux vertes du Tapajos mêlées aux eaux brunes de l’Amazone111. Des dauphins roses folâtrent. Sur l’autre rive, nous partons en pirogue dans un labyrinthe de bras d’eau, couverts d’opulentes Victoria Regina.

Croisons des aigles pêcheurs, des urubus, des grues, hérons, des perruches, un zébu pied dans l’eau, son aigrette personnelle perchée sur le dos…

De temps à autre, nous écopons le fond de la pirogue, pas très fiers tout de même : quelle peut bien être la profondeur ici ? 30 m ? 50 m ?

Après-midi, découverte du site d’Alter do Chao, son musée, et son lagon.

Le musée a été créé par un Nord-Américain, marié à une Amérindienne. Initiative de réhabilitation soutenue par le Smithsonian Institute, et Greenpeace. Nous parcourons les compartiments dédiés à chacune des cultures112 des premiers Amazoniens.

Le conservateur a fait poser à notre intention des panneaux écrits en français.

La visite est trop rapide, hélas : la chaleur est étouffante. Le toit végétal ne tamise pas les rayons du soleil, à la verticale en plein midi.

La baisse saisonnière des eaux (amplitude de 10 m) découvre en fin de saison sèche, c’est-à-dire maintenant, des plages d’un blanc immaculé. L’eau a encore baissé d’un mètre en juillet, révélant un banc de sable qui isole du fleuve un vaste lagon turquoise113.

Notre baignade (Jeanne-Marie, Pepa, Jean-Pierre et moi) dans une eau à la même température que l’air (25°) est un pur délice.

Un pêcheur inconnu m’a fait involontairement cadeau de son couteau à cran d’arrêt, reposant sur le sable, au fond de l’eau, et qui désormais me suit partout114…

Dîner d’adieu en compagnie de Jean-Pierre, Pepa, et un couple de leurs copains (Olga est belge. Elle est formatrice commerciale pour le groupe hôtelier néerlandais Othon).

Jean-Pierre prend l’avion cette nuit. Il quitte Pepa, et « Petit Pierre » pour 3 mois, retournant dans sa famille à Genève… recharger son compte en banque.

Nous fourrons dans nos sacs le tee-shirt souvenir, avant de prendre l’avion, nous aussi, mais vers l’ouest.

Petit-déjeuner divin à l’hôtel.

Départ pour un tour de ville en compagnie de Pepa.

Nous musardons le long du port, par le Mercado de peixes.

Le centre est propre et verdoyant. Des écoliers se pressent lentement vers leurs classes. Il y a des fruits dans les manguiers.

Pepa nous raconte sa vie : son père est vendeur de matériaux de construction, à Sao Paulo. Sa mère a eu neuf enfants, et en a adopté deux autres. Ses frères aînés sont mariés. Un autre frère a un projet d’exploitation aurifère. Une sœur aînée est religieuse, à Fortaleza.

La route de Pepa a croisé celle de Jean-Pierre alors qu’il rentrait en Europe, en faisant escale, au retour d’un séjour sur le tournage du film Fitzcarraldo, à Iquitos.

Il avait débarqué fortuitement dans cette ville de l’Amazonie péruvienne, après s’être trompé d’avion, et avait décidé de s’engager sur le tournage comme figurant, pour se faire un peu d’argent.

Une douche, et en route vers l’aéroport. Passage au dab. Décollage à 12 h 15.

Survolons Santarem, l’hôtel, Altar do Chao, le miroir du Tapajos, et enfin, la forêt, vert bouteille, déployée jusqu’à l’horizon.

Labyrinthe liquide. Entrelacs de méandres. Poulpe géant, sous la lumière intense, ses tentacules, de brun, et d’or, scintillant.

Ponctué de clairières, de hameaux amphibies, balafré de défrichements, sous la fumée des brûlis.

Les cumulo-nimbus, marmoréens, hissent leurs colonnes torses, couronnées de chapiteaux bourgeonnants.

Passé la confluence de la Madeira, les pistes se font routes, nous approchons d’une ville.

« L’Amazonie dévorée »115

En 2003, la société Cargill116 a chassé les pêcheurs de Santarem, pour construire un port privé : la fièvre du soja emportait tout117.