Le printemps d’Élise - Léona Sairg - E-Book

Le printemps d’Élise E-Book

Léona Sairg

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Beschreibung

Élise, issue d’une famille modeste dans le nord de la France, trouve l’évasion dans ses lectures et son monde imaginaire, tout en partageant une intimité forte avec son frère. Dotée d’une grande sensibilité, elle décèle rapidement les contraintes de la condition féminine dans un environnement familial strict. Ses méditations sur les attentes parentales et les mutations sociales la conduisent à explorer les nuances de l’amour et de la sexualité. Ce récit se mêle à l’histoire riche de sa région minière, enrichissant son vécu d’une texture historique et locale.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Depuis son enfance, Léona Sairg a développé un goût particulier pour l’écriture, rédigeant de petits textes poétiques sur la porte de l’atelier de son père. Après des études en lettres et en paramédical, elle a continué à écrire tout en exerçant sa profession. Elle a remporté au passage plusieurs prix pour ses poésies et nouvelles lors de concours régionaux en France, notamment le grand prix Ousmane Sembène à Arles pour la poésie "Les îles" et le premier prix à Nancy pour une poésie "La maison des vacances".

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Léona Sairg

Le printemps d’Élise

© Lys Bleu Éditions – Léona Sairg

ISBN : 979-10-422-3794-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma famille,

À mes amis,

Préface

Être née dans les années cinquante, c’est avoir vu poindre l’aube d’une ère nouvelle pour assister à la gésine de ce monde en mutation qui nous a inévitablement propulsés dans celui du high-tech et de la société de consommation que nous connaissons.

Être née dans les années cinquante, c’est avoir connu les sixties et son mai 68, la libération des femmes et de celle que je suis devenue.

Être née dans les années cinquante, c’est aussi avoir la nostalgie d’un passé que nous avons voulu briser, d’une authenticité qui nous appartenait, d’une forme de naïveté qui fait rire nos enfants, mais qui nous convenait, d’une pudeur qui ne s’expliquait pas, d’une idéologie qui nous faisait sourire, d’une douceur de vivre de notre quotidien même s’il nous arrivait – comme le font les adolescents – de bousculer les idées et de nous révolter en écoutant Paul McCartney.

Quelques aquarelles seront brossées par une petite fille, une adolescente, une jeune femme et enfin une femme qui gravit les marches du temps qui passe, avec ses questions, ses peurs, ses espoirs, ses douleurs, ses émotions, ses erreurs, ses devoirs, ses déceptions ou ses amours au fil des jours.

Le souvenir est le parfum de l’âme.

George Sand

Dans le lointain, le vrombissement d’un moteur. Le ciel était lourd, presque angoissant, une brume légère couvrait la terre et la rendait fantomatique.

Debout, près de la porte-fenêtre entrouverte, Élise balaya d’un coup d’œil le paysage familier, arboré d’hibiscus, de massifs d’hortensias, de rosiers grimpants et d’arbres fruitiers. Un timide rayon de soleil illumina ses boucles dorées mêlées de fils d’argent. Sous la fraîcheur, elle resserra plus étroitement le châle qui couvrait ses épaules.

Un léger bruit lui fit tourner la tête. Elle rencontra le regard enveloppant de celui qui partageait sa vie depuis plus de quinze ans et lui brossait les couleurs de l’espoir, d’une douce quiétude.

Il lui sourit. Un échange. Quelques secondes étaient assez pour se comprendre ; puis, il s’absorbait dans sa toile.

Dilection ou complicité ? Amour ou amitié ? Pourquoi s’était-elle attachée à cet homme aux mille facettes, sensible et fort à la fois ? Il l’avait entraînée dans un tourbillon de bouleversements. Près de lui, les jours étaient devenus imprévisibles et radieux.

Elle avait acquis un potentiel empreint de sérénité, de centaines de souvenirs, d’expériences vécues et d’un panel de sentiments !

La beauté de l’existence, la véracité de l’amour, l’impavidité face à l’inexorabilité du temps qui nourrit, enrichit ou détruit et n’a plus autant d’importance… ce temps qui exhalait dorénavant un parfum d’harmonie et de paix.

Appuyée contre le châssis de la porte-fenêtre, elle contempla le ciel et le trouva très beau. Un léger vent balaya son visage encore si doux malgré l’inévitable marche des ans. Elle frissonna et referma les deux battants.

En se retournant, elle aperçut dans un renfoncement du salon son secrétaire laqué beige et noir. Une pulsion la saisit : pourquoi ne pas témoigner de ses moments de vie ?

Se dirigeant vers son fauteuil pivotant à dos cannelé, elle s’y assit.

Fébrile et nostalgique, elle ouvrit l’ordinateur qui remplaçait depuis longue date sa vieille machine à écrire Brother des années 70.

Alors elle se souvint…

Les émotions, les phrases et les images s’entrechoquèrent dans une joyeuse sarabande autour des aquarelles… de son passé !

1962

21 janvier : Naissance de Marie Trintignant ;

20 février : John Glenn, premier homme à avoir accompli un vol orbital autour de la terre, d’une durée de 4 h 56 min ;

18 mars : Isabelle Aubret reçoit le Grand prix Eurovision de la chanson au Luxembourg avec le titre Un premier amour ;

9 avril :West Side Story comédie musicale américaine de Robert Wise et Jérôme Robbins, avec Natalie Wood (Maria)remporte 10 oscars lors de la 34e cérémonie à Santa Monica en Californie ;

18 avril : Sortie en salle de « La guerre des boutons », un film de Yves Robert adapté du roman de Louis Pergaud ;

5 juillet : Déclaration officielle de l’Indépendance de l’Algérie ;

5 août : Décès de Marilyn Monroe en Californie dans sa villa de Brentford ;

27 septembre : Claude François chante son tout premier succès, belles, belles ;

28 octobre : Référendum organisé par le Général de Gaulle sur l’élection au suffrage universel avec victoire du OUI ;

5 décembre : L’OTAN se dote de l’arme nucléaire ;

10 décembre : John Steinbeck reçoit le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre dans les raisins de la colère.

Françoise Hardy chante Tous les garçons et les filles et Le temps de l’Amour.

Dans un charmant village du nord de la France, Élise, 11 ans et Jean, 10 ans, partagent le même habitat avec leurs parents et grands-parents.

Une maison de parpaings enduits de ciment gris, un étage, un jardin, une cour fleurie. Une boulangerie. Une rue qui débouche sur la place du village et sa mairie accolée au bureau de Poste. Plus loin, le kiosque à musique que la petite fille avait imaginé être un manège, déserté par les chevaux de bois !

À l’opposé de la place, l’école primaire et ses pupitres patinés par des générations d’élèves, y ayant usé leur fond de culotte. Face à l’école, une épicerie-confiserie, bonheur des petits écoliers avec ses rouleaux de réglisse, ses boîtes coco Boer ou ses roudoudous en forme de coquillage : un délice !

Devant la maison, un terrain vague et de chaque côté de la rue, d’autres logements de briques rouges.

Une rue tranquille, une demeure tranquille, une famille tranquille et une fillette qui s’interroge.

La porte claque. Une jupe légère virevolte dans la pièce aux murs peints. Un rire clair fuse, une exclamation :

— Dis maman ? Tu as vu Jean ?

(Pas de réponse)

— Où est-il ? répéta obstinément la petite fille à la chevelure blond doré.

— Élise, je suis occupée ! Je dois terminer ce tailleur pour 18 h et je ne peux surveiller les allées et venues de ton frère !

La femme aux cheveux cuivrés et aux yeux mordorés, assise devant sa machine, eut un instant d’agacement à son encontre. La couture était un travail de longue haleine et somme toute peu rentable. Comment arrondir les fins de mois ? Pouvait-on offrir aux enfants une existence médiocre ? Son époux Richard se partageait entre son métier d’ajusteur difficile et celui d’aide-conducteur de locomotive pour lequel il s’absentait alors jusqu’à trois jours d’affilée. Malgré leurs revenus modestes, ils avaient ensemble une ambition commune : la réussite d’Élise et Jean.

Même si le contraste des personnalités de leurs enfants était manifeste : une fille impétueuse, volubile et un tantinet secrète, un fils calme et réservé, voire intériorisé, leurs différences de tempérament ne portaient pas ombrage à leur superbe connivence ! Ils s’aimaient beaucoup.

Certes, Élise agissait parfois comme un petit chef. N’était-elle pas l’aînée ?

Poussant un soupir, elle se remit courageusement à coudre, afin d’achever coûte que coûte ce tailleur gris pour l’une de ses clientes très pointilleuse, comme nombre d’entre elles d’ailleurs. Dieu sait qu’elle en savait quelque chose !

Heureusement, elle s’accorderait bientôt une parenthèse récréative auprès de son mari, actuellement en déplacement.

Il leur suffirait d’écouter ensemble la TSF1. Par chance, il se pourrait qu’ils entendent leurs airs favoris, la Bohême ou Carmen, ou des morceaux de Jazz sur lesquels ils danseraient.

Adeptes de Puccini, Bizet, Glenn Miller ou Sydney Bechet, ils étaient conscients de cet éclectisme et souhaitaient que leurs rejetons puissent partager leurs goûts musicaux ; ils apprenaient le solfège et peut-être que l’un d’eux se passionnerait pour la pratique d’un instrument ou pourquoi pas pour le chant ?

Les fées s’étaient penchées sur son berceau et l’avaient dotée d’une voix de soprano. Ce métier de cantatrice, elle aurait tant aimé l’exercer ! N’avait-elle pas enregistré un disque dans sa prime jeunesse ? Par la suite, le destin en avait décidé autrement : il y avait eu la guerre. Prochainement, se consolait-elle, elle exhumerait son vieux violon de dessous le lit et se soucierait de redonner âme à cet instrument qu’elle avait pratiqué durant son enfance et son adolescence, ce qui lui avait valu un prix au conservatoire.

Tonifiée par ce projet, elle décida de ne plus se laisser distraire et le tailleur gris requit de nouveau toute son attention.

Consciente des cogitations silencieuses de sa maman, Élise en déduit que celle-ci avait éludé sa demande. Dépitée, elle sortit de la pièce aussi rapidement qu’elle y avait pénétré.

« Bon, où peut-il être ? »

Légère, elle se dirigea dans la cour et courut dans l’allée vers les poiriers déhanchés ombrageant un banc de pierre égratigné par les intempéries.

Assis sur la verdure, au fond du jardin, un garçonnet à peine plus jeune qu’elle manipulait des brindilles en titillant les araignées.

— Tu viens jouer ?

Il ne répondit pas tout de suite. C’était assez fréquent et énervant !

À son approche, résigné, il se leva et suivit sa sœur, par habitude ! Comment résister à cette mini-tornade qui entraînait tout sur son passage et arrivait généralement à ses fins en empruntant d’autres chemins ; elle était comme ça et c’est comme ça qu’il l’aimait !

Ils aperçurent leur grand-père affairé dans le poulailler. Élise eut un frisson d’horreur. Oh non ! Pourquoi égorger la poule rousse qui lui plaisait tant ? Effarée, elle avait l’impression de faire l’apprentissage de la cruauté ; son cœur de môme était tellement révolté qu’elle ne lui adressait plus la parole. Grand-père, désolé, tentait de la consoler à sa façon. En vain…

— Voyons, s’exclamait-il, devant sa mine catastrophée, comment ferais-tu sans manger ?

Son frère ne s’émouvait pas davantage. Il était évident que se nourrir était vital ! Quand même cette jolie poule rousse !

Était-il plus indifférent ? Non, elle réfutait cette idée. C’est son ventre qui parlait !

Sa tendresse envers Jean devenait presque maternelle quand elle le voyait aux prises avec les mathématiques, ou quand quelques écoliers, apparemment agacés par son flegme, le lui faisaient comprendre à leur façon. Malgré sa gentillesse, cet aspect énigmatique de sa personnalité devait les irriter, songeait-elle.

Qu’ils s’avisent de lui faire le moindre mal et elle montrerait à ces gamins mal élevés ce dont elle était capable ! Elle veillait, prête à bondir sur celui qui oserait le brutaliser ! N’étant pas très peureuse, elle se sentait pousser des griffes au moindre danger.

Jean se réfugiait souvent dans sa grotte. Intriguée, elle aurait aimé entrouvrir la porte de son domaine. Son admiration pour son coup de crayon renforçait sa fraternelle affection qui la rendait un tant soit peu possessive. Il dessinait si bien, partout, sur les cahiers, sur les portes, ne pensant qu’à crayonner, esquisser, colorier ! « Pas étonnant qu’il ait des difficultés en mathématiques ! »

La fillette exécrait cette discipline et ne ménageait pas ses efforts pour décoder les concepts de cette invention de Pythagore afin d’être en mesure d’aider son frère. Elle détestait voir son père le gourmander, ce qui lui faisait immanquablement monter les larmes aux yeux.

Les adultes n’avaient quelquefois pas de patience.

On leur rabâchait qu’ils devaient travailler sans relâche pour décrocher des diplômes ; Élise s’inquiétait. La route était encore longue ! Y arriverait-elle ? Quant à Jean, il ne se complaisait que dans le dessin, les coloriages, la peinture. Réaliserait-il son rêve, lui si contemplatif et peu enclin à se soumettre à l’enseignement rigoureux et rébarbatif de l’école ?

Se jugeant trop sérieuse, elle prit la main de son frère et l’entraîna dans la cour vers des dérivatifs plus amusants.

Les vacances débutaient et demain, sa meilleure amie venait passer la journée.

Le lendemain

La lumière la taquinait par l’interstice des rideaux à moitié tirés. À l’instar du jeune chat, elle ouvrit un œil et s’étira puis les bras au-dessus de sa nuque, elle se mit à détailler le décor de sa chambre, avec alacrité.

Le cosy d’acajou encadrait le lit où elle dormait. Il était agencé de petits tiroirs abritant ses secrets et ses rares bijoux, d’une glace au tain piqué par les années et de tablettes où somnolaient ses livres préférés, contes de Perrault, de Grimm ou d’Andersen, Oliver Twist de Charles Dickens. Elle s’y délectait.

Près de la porte se tenait le bureau au plateau de célamine qu’avait réalisé son père, avec maestria. Les étagères accueillaient d’autres ouvrages qu’elle dévorait en toutes circonstances. Son appétit était insatiable ; il était si divertissant de s’évader vers d’autres horizons. Dès son jeune âge, elle avait aimé suivre les aventures de Sylvain et Sylvette2, le frère et la sœur aux taches de rousseur et aux mignons sabots de bois. Les compères, le loup, le sanglier et le renard l’avaient apeurée ! Heureusement, Sylvain et Sylvette déjouaient tous leurs plans !

Les romans de la Comtesse de Ségur (Sophie de Rostopchine) surtout Les petites filles modèles, L’auberge de l’Ange-Gardien et son tonitruant Général Dourakine ou Les malheurs de Sophie l’avaient conquise, mais George Sand (Aurore Dupin) était devenue son auteur favori. La Petite Fadette, son livre fétiche, trouvait sa place sous son oreiller.

Le relisant régulièrement, elle connaissait tous les personnages dont les fameux Landry et Sylvain, bessons de la Bessonnière et ses nuits étaient peuplées de feux follets et de charitables maléfices.

Son admiration pour cette femme exceptionnelle, vêtue à la manière d’un homme, était telle qu’elle se promettait de visiter un jour le château de Nohant-Vic situé dans l’Indre, région du Berry où elle avait vécu.

Un frisson de tendresse l’étreignit face au meuble de chêne foncé offert par Mamily, sa grand-mère. Elle en prenait grand soin, le nourrissant de cire d’abeille pour le lustrer.

La vision de ses poupées de collection aux teintes chatoyantes dans leurs costumes traditionnels, bien rangées sur les plateaux du meuble, l’emparadisait.

La brune Corse habillée de noir avec ses fagots sur le dos rivalisait avec l’Espagnole à l’œil de velours, toison d’ébène et peignes dorés ; la délicieuse poupée de Peynet, écolière aux longs cheveux blonds, béret bleu roi et sac en bandoulière, offerte par Jean, à laquelle elle était particulièrement attachée et enfin l’Alsacienne dont elle admirait son impressionnant nœud sombre dans sa chevelure.

Le Savoyard en gilet, coiffé de son chapeau Jacou, servant à l’occasion de panier à la cueillette de fraises des bois, distribuait des fruits à la gracieuse danseuse Russe, gilet brodé, bottes argentées, couronnés de sa jolie tiare perlée, la caractéristique Kokoshnik. Tandis que la Japonaise au chignon Shimada emblématique, parée de son rutilant kimono brodé couleur mimosa, lui faisait les yeux doux, il se consumait pour l’affriolant french cancan au frou-frou rouge et blanc !

Cette communauté ne semblait guère émouvoir la charmante marquise aux atours chamarrés, perruque bouclée, maniant avec élégance son éventail de dentelles et d’écailles.

Ces poupées offertes au retour de voyages de ses tantes ou de proches, la plongeaient dans un monde parallèle, vers un ailleurs qui l’entraînait dans un voyage à travers la temporalité dans les siècles écoulés.

Le papier peint avait terni et devait être changé. Qu’importe, elle se contenterait encore des arabesques grises et jaunes et des rideaux à fleurs. Après tout, elle les aimait tels quels.

Subitement, son avenir la chiffonna.

« Dussé-je m’y employer avec acharnement, je réussirai ! »

Élise adorait danser.

Devenir petit rat, ballerine voire chorégraphe, était-ce un rêve inaccessible ? Elle ne pouvait s’empêcher de fantasmer sur la magie des ballets, des voiles diaphanes, des petits pas légers et de la musique si étroitement liée à la grâce insaisissable de ces corps souples.

De nouveau, elle façonnait son imaginaire telle l’argile sous les mains du potier pour lui faire prendre un nouvel essor et un envol vers d’autres contrées.

Non, inutile de gamberger, sa mère ne supporterait pas l’idée qu’elle puisse quitter le domicile familial pour entrer à Paris dans une institution au demeurant onéreuse.

Pourtant, cet art du mouvement à l’expression poétique, langoureuse ou impétueuse, lui plaisait tant !

Le tango argentin ou le paso doble avait par contre les préférences de ses parents évoluant avec félicité au milieu du salon, sur des airs connus, la Paloma ou Petite fleur de Sydney Bechet. Elle admirait leur aisance et leur synchronisation.

Avait-elle hérité des gènes parentaux ? En tout cas, ces mélodies inoubliables feraient partie de son patrimoine musical.

Sortant de sa torpeur, elle se leva, décidée. Un œil dans la piaule de Jean. Tiens, personne. Quatre à quatre, elle descendit l’escalier de ciment peint, ensorcelée par des effluves exquis chatouillant son odorat en la guidant irrésistiblement vers le couloir desservant la cuisine.

Se délectant d’avance, elle poussa la porte. Quelle bonne odeur de café !

— Tu as bien dormi ? lui lança sa mère tout en buvant ce breuvage à la sucette3.

— Oh oui ! j’ai très faim, répondit-elle en l’embrassant pour le bonjour du matin.

Ce faisant, elle se coupa une tranche de pain frais et se mit en devoir d’y étaler une couche de confiture à la rhubarbe que grand-mère confectionnait avec un prodigieux savoir-faire.

Après une rapide toilette, elle savourait avec volupté la douce chaleur de juillet.

Comment planifier sa journée ?

Ce matin, le programme serait simple : lire, jouer avec Jean, aider à la vaisselle ou au repassage des mouchoirs et des torchons. Cette dernière activité, s’avouait-elle, la rebutait quelque peu.

L’après-midi, elle recevait son amie Dominique.

L’emmener dans les champs pour une promenade bucolique serait une bonne idée !

Dans certaines parcelles, les blés avaient été coupés. Avec son frère, ils aimaient courir dans ces grandes étendues campagnardes, au risque de se griffer les mollets et n’omettaient pas d’emporter leur précieux cerf-volant de toile et de bambou. Leur enthousiasme à voir voler le dragon rouge et jaune était inégalable !

Cela pourrait être rigolo de goûter tous trois sur les ballots de paille.

Selon son habitude, Mamily les chaperonnerait et rirait de les voir y grimper avec adresse, pour atteindre triomphants, le sommet. Certaines bottes de foin étaient regroupées, formant un labyrinthe dans lequel ils couraient, se cachaient ou s’interpellaient.

Sur la terre moissonnée, les épis éparpillés craquaient sous leurs souliers. Ils glanaient les plus beaux et les assemblaient pour composer un bouquet aux nuances dorées. Leurs vêtements s’imprégnaient de l’odeur chaude et prononcée des blés coupés, évoquant le parfum du pain frais qui croustille, quand il sort du fournil, avant de régaler les palais excités par leur saveur sublime. Ils repartaient ravis, les pommettes rougies par l’air ravigotant de la brise des champs.

Ils respiraient l’été ! Tout contents, ils marchaient sous le regard muet des terrils assoupis veillant tels des titans, de l’aube jusqu’au couchant.

Leurs loisirs étant limités, elle cogita de nouveau. Elle enviait quelques-unes de ses amies libres de s’évader sous des cieux plus ensoleillés, à la mer ou à la montagne qu’elle ne connaissait pas.

Pour que cela change, eh bien, dans cette optique, elle ferait tout pour s’y rendre quand elle serait adulte. Elle se donnerait les moyens de parcourir son pays et pourquoi pas… la planète ?

C’était aussi simple que ça. Stimulée par cette idée, elle se mit à la recherche de Jean.

Ce gentil gredin était toujours absent quand elle avait besoin de lui.

Quelques jours plus tard…

Une odeur de pommes cuites la saisit aux narines. Par l’entrebâillement de la porte, elle aperçut sa grand-mère affairée.

Dans son tablier bleu à fleurs, elle était si attendrissante. Son paisible visage était penché et sa main pétrissait ce qui allait devenir sous ses doigts une merveille digne des Dieux.

Attentive, Élise la voyait peser la farine ou le sucre sur les plateaux en cuivre de la balance en fonte, au moyen de petits poids ronds de laiton de différentes tailles. De façon ludique, la fillette les sortait et les remettait dans leurs encoches de bois respectives. Avec son frère, ils aimaient s’accouder sur la table enfarinée, admirant grand-maman foncer, puis garnir la pâte et glisser la tourtière avec soin dans le four de la cuisinière à charbon. Ils humaient les odeurs alléchantes et se pourléchaient devant la tarte au chuque (au sucre) et la savoureuse vergeoise brune saupoudrée sur la pâtisserie tiède.

Quand le lait manquait pour pâtisser, l’un ou l’autre de ses petits-enfants n’avaient qu’à traverser la rue pour se rendre à la ferme voisine. Ils adoraient voir la fermière plonger la louche dans le seau en tôle émaillée, posé sur les carreaux de ciment et remplir leur pot en aluminium de lait de vache dont les effluences les enveloppaient.

On faisait bouillir ce lait cru pour des raisons d’hygiène alimentaire. Ce qui les distrayait, c’étaient les microbilles qui dansaient sur les plaques de la cuisinière, quand l’onctueux liquide débordait de la casserole. Dans la minute qui suivait, une odeur de caramel brûlé s’exhalait dans la pièce.

Experte dans la confection des gaufres sèches, Mamily les fabriquait au Premier de l’an. Elle gardait jalousement la recette de ses fabuleuses Oflettes, nom patois donné dans le Nord. Une fois sa pâte terminée, elle faisait des boulettes qu’elle cuisait dans un gaufrier à main, les aplatissant entre deux plaques huilées posées sur la cuisinière. Un long manche permettait de retourner le gaufrier plusieurs fois jusqu’à la fin de cuisson.

La famille raffolait de ces galettes, son père en particulier !

La gourmandise était leur péché mignon. Ils dégustaient avec mesure toutes ces bonnes choses mitonnées par son aïeule. Quant à Jean, il préférait la tarte au libouli4 à gros bords.

Elle entra sans bruit et l’entoura affectueusement de ses bras.

— Je peux t’aider ?

— Non merci, m’poulette, cha va aller. Chi t’é veux, t’é peux m’aidier à berziller che z’œufs5 !

La cuisine était spacieuse, claire et chaleureuse. On s’y sentait bien. L’aura de sa grand-mère y contribuait très certainement.

Le buffet tout simple en sapin clair était égayé des photos de ses petits-enfants. Une rudimentaire armoire de toilette de bois vieilli était accrochée au-dessus d’un lavabo blanc qui s’émaillait. Sur la cuisinière, la cafetière diffusait sa bonne odeur, prête à verser à tout moment le breuvage chaud et revigorant, symbole de convivialité.

Ses grands-parents avaient un sens aigu de l’hospitalité. Le café était un rite, un besoin journalier dans cette région du Nord. La casserole d’eau fumante, la louchette, les grains broyés, réduits en poudre et recueillis dans le petit tiroir du vieux moulin à manivelle – il y avait parfois des grains rebelles – sans omettre l’ajout de la chicorée ! Le liquide noir disséminait dans la maisonnée son arôme délicieusement corsé.

Très jeune, on lui avait enseigné cet art en insistant sur deux règles essentielles : éviter el’chirloute (café trop léger) ou laisser la cafetière chauffer trop sous peine d’obtenir une boisson bouillie. Selon l’expression de Mamily : café bouillu, café foutu !

Silencieuse, elle détaillait son aïeule.

Petite, menue, le dos maintenant voûté, elle avait été dans sa jeunesse une femme brune vigoureuse élevée dans la pure tradition catholique. Un séjour chez les Sœurs moniales lui avait laissé les stigmates d’une certaine rigidité de caractère et une foi profonde.

Rarement, elle se reposait.

Le matin, les locataires du poulailler requéraient ses soins, ensuite elle vaquait aux travaux ménagers et à la préparation du repas de midi.

Sa patience était admirable quand elle épluchait les légumes du potager pour le pot-au-feu familial qui mijotait pendant des heures sur la cuisinière à charbon. Fin cordon bleu, elle cuisinait pour toute la tribu.

Vers quatorze heures, après un brin de toilette, elle appliquait sur sa peau la crème Simon qu’elle utilisait depuis sa jeunesse, posait une touche de rouge à lèvres et un nuage de poudre de riz à l’aide de sa houppette. Elle enfilait un tablier pimpant amidonné et se mettait à repasser. Maniant avec dextérité ces plaques de fer ou de fonte, préalablement chauffées sur le fourneau, elle n’oubliait pas d’entourer la poignée d’un torchon, pour éviter les brûlures lors de leur utilisation.

C’est ainsi qu’Élise avait repassé ses premiers mouchoirs en tissu, ses premiers torchons, sa première blouse, sur la couverture pliée en quatre protégée d’un drap blanc, posée sur la table de cuisine.

Encore très énergique, elle savait faire preuve de fermeté et soulageait sa fille, rivée à la machine à coudre.

Assise près de la cheminée de briquettes, elle terminait sa journée en reprisant les chaussettes de grand-père, tricotait ou crochetait. Avec adresse, elle maniait les pelotes de laine ou de fils de coton qui patientaient dans le panier d’osier.

De ses doigts fanés naissaient la dentelle ou le pull de la rentrée.

Élise éprouvait une immense tendresse envers cette deuxième maman qu’elle côtoyait de façon journalière puisque ses grands-parents vivaient sous le toit familial, dans un deux-pièces en rez-de-chaussée, séparé par un couloir. Cette construction avait été érigée en communauté, « à la sueur de leur front » selon grand-père.

Dans ses moments de tristesse, elle se blottissait dans les bras caressants et sécurisants de Mamily.

Si elle était malade ou commençait à s’enrhumer, grand-mère n’avait pas son pareil pour la soigner avec ses remèdes particuliers dont elle connaissait l’alchimie.

Dans une betterave ou un navet évidé par ses soins, elle ajoutait sucre de canne ou de candi pour obtenir son sirop magique. Elle préparait aussi des cataplasmes à base de graines de moutarde pour lutter contre l’angine, ou utilisait la ouate thermogène dont la boîte orange vif la captivait avec son dessin de cracheur de feu dessiné sur le couvercle. Et pour cause, Dieu qu’elle chauffait !

Quand Élise ou son frère se brûlaient, grand-mère appliquait sur leurs boursouflures des rondelles de pommes de terre ou les enduisait de graisse de lapin qu’elle avait préalablement recueillie dans un pot en métal gris (le reste du lapin finissait en civet).

Étant sujette aux migraines, son aïeule lui posait une compresse d’eau salée sur son front et lui faisait avaler un morceau de sucre humecté d’alcool de menthe Ricqlès. En hiver, dès qu’un virus quelconque pointait son nez, l’eucalyptus infusait et répandait dans tout le logis une agréable odeur poivrée. « C’est pour assainir l’atmosphère », affirmait-elle.

Par la suite, elle l’avait initiée à appliquer les ventouses sur le dos de grand-père pour soulager ses douleurs ou sa bronchite. Des petits récipients de verre en forme de cloche étaient enflammés à l’aide d’une compresse de gaze imbibée d’alcool à brûler tenue par une pince puis placés sur le dos afin que la peau soit aspirée. Mamily ajoutait : « cela décongestionne et fait circuler le sang ! ».

Médusée par cette technique d’un autre âge puisque cette méthode était utilisée par Hippocrate, 400 ans avant Jésus-Christ, par les Grecs, les Égyptiens et les Chinois, elle lui paraissait pourtant moins traumatisante que celle pratiquée sur les oreilles de son arrière-grand-mère avec des sangsues !

Quand elle avait découvert vers 7-8 ans, ce répugnant procédé si thérapeutique selon Mamily, elle sut qu’elle se remémorerait à vie ces images dépassées.

Son aïeule lui apprenait énormément de choses. Elle ne voulait pas grandir et n’osait entrevoir sa disparition irréparable. Près d’elle, elle était rassurée, comme ce jour où, à l’âge de deux ans et demi, elle avait été saisie d’une grande frayeur, un après-midi d’orage.

Le terrain vague situé devant son domicile servait d’aire de jeux à une multitude de mioches. Derrière la fenêtre de la salle à manger, elle les voyait jouer et chagrinée de ne pouvoir se joindre à eux, elle échappa à la vigilance de ses parents. Traversant la rue, elle foulait rapidement les herbes de cette friche.

Soudain, un grondement assourdissant.

L’aire broussailleuse s’était brutalement métamorphosée en une abominable caverne obscure. Une lumière aveuglante l’avait pétrifiée et face à cet effroyable rugissement, son imagination de gamine entrevoyait la présence invisible d’un animal féroce. Elle s’était mise à courir, effrayée, vers la maison de briques.

Se réfugiant dans les bras protecteurs, le biberon de lait l’avait de suite apaisée. Si elle avait été rabrouée, elle n’en avait aucune mémoire.

Par contre cet incident avait dû être à l’origine de sa terreur de l’orage.

Oui, Élise se sentait aimée par cette vieille dame simple, généreuse et dévouée. Elle ne permettrait à quiconque de dire le contraire.

Rassérénée, elle saliva à la vue de la tarte qui cuisait.

Après un baiser sur la joue fanée, elle sortit dans la cour pavée, enfourcha son vélo et décida d’aller voir de près les champs de blé dont elle admirait les ondoiements sous la brise du vent.

Elle pourrait en profiter avant la moisson et couperait un bouquet d’épis. Très champêtre dans un vase, il ravirait sûrement sa maman.

La caresse de la brise l’enivrait et ses jambes appuyaient sur les pédales avec entrain. Elle aspirait se fondre dans l’immensité, embrasser la terre entière, cueillir les bleuets, les coquelicots, les pâquerettes des prés, voir sillonner dans le ciel clair les hirondelles à tire-d’aile, écouter la joyeuse et virtuose alouette grisoller à tue-tête.

Il faisait beau. C’était si rare dans cette région et la tiédeur du soleil sur ses joues lui procurait un bien-être rassasiant.

Au loin elle aperçut la montagne noire, imposante, bienfaisante et impitoyable, celle qui donnait, reprenait, réchauffait ou tuait. Elle faisait partie du paysage et paraissait du plus bel effet contre les blés dorés.

En réalité, on lui avait appris dès sa plus tendre enfance que cet amas de schistes et de résidus de houille, provenant du ventre de la terre, charriait de douloureux témoignages de mineurs, mais elle n’imaginait pas le paysage sans ces stigmates du passé.

On lui parlait couramment de ces montagnes noires « les terrils ». Ils étaient les témoins du dur travail d’extraction du charbon et les mineurs risquaient leur vie pour le confort de leurs semblables.

Au quotidien, les travailleurs du fond s’entassaient dans la cage métallique des chevalements surnommés « belles de fer » et entamaient une descente vertigineuse dans un puits au cœur de la terre. Ils passaient de l’aube à la nuit la plus profonde, manœuvrant les wagonnets remplis de charbon, à travers des kilomètres de galeries et les regroupaient pour qu’ils soient tirés par les chevaux dont le destin était lié à celui des mineurs.

Ces hommes noirs de suie, les « gueules noires » le faisaient sans rechigner, n’ayant d’autre choix que d’accepter leur condition.

« Ils bravaient le danger, disait son grand-père, à cause du grisou. »

— Dis, c’est quoi ?

— C’est un gaz mortel dès qu’il est en contact avec la moindre flamme !

— Pourquoi grand-père ?

— Parce qu’il explose ! Les malheureux n’ont guère le temps de se sauver. Ce sont, hélas, les pauvres gens qui trinquent6 et pas les patrons ! La catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, en fut un exemple affligeant et fit plus de mille victimes !

— Raconte-moi, grand-père,

Sans se faire prier, il lui narra cet épisode tragique :

Ce matin de mars, comme d’habitude, les mineurs se rendirent au travail, que ce soit sur le carreau de la fosse 3 de Méricourt, que sur celui de la fosse 2 de Billy Montigny ou de la fosse 4 de Sallaumines. Les puits étaient reliés par 200 km de galeries souterraines. En tout 1644 mineurs travaillaient à 5 h 30, quand, dans la matinée, une déflagration très violente due à une nappe de grisou se produisit sur le chantier de la fosse 4. L’ingénieur Petit Jean de la fosse 3 venait de remonter du fond et se trouvait à 40 mètres du chevalet quand soudain jaillit du puits un nuage de poussière, tel un boulet de canon ! Un cheval aurait même été projeté dans les airs !

Les trois fosses transformées en brasiers avaient piégé 1800 mineurs ! Une horreur…

La fosse 4 restait le seul puits dans lequel on pouvait descendre.

D’après les récits qui m’ont été relatés, des travailleurs du fond avaient précédemment signalé la présence de gaz ; la compagnie n’en avait tenu aucun compte. Le 6 mars, un palefrenier avait aussi donné l’alerte suite à un volume de fumée important.

Un feu avait débuté dans la « veine Cécile » (nom de la galerie) ; instantanément, le grisou s’était enflammé au contact de la poussière de charbon et l’incendie s’était propagé à travers les galeries avoisinantes sur plus de 100 kilomètres !!

Les secours furent immédiatement mis en œuvre. On apporta du matériel neuf de Belgique. Des sauveteurs allemands et des volontaires de la Ruhr qu’on équipa de masques à gaz vinrent à la rescousse !

— Mon Dieu, grand-père, quelle angoisse pour les femmes et les gosses restés au foyer !

Eh oui ! Les familles de mineurs étaient au pinacle du désespoir, prostrées aux abords de la mine, dans le froid et la neige qui commençait à tomber.

Certains parents s’étaient précipités sur le carreau de mine, tentant de se glisser par tout moyen dans les galeries pour essayer de sauver leurs proches. Les sauveteurs faisaient le maximum, et quelques-uns y laissèrent leur peau ! Au bout du compte, vois-tu, le 30 mars, vingt et un jours suivant l’accident, seuls treize mineurs réussirent à s’en sortir, hagards et dénutris !

— Seulement 13 ! C’est terrifiant ! Comment ont-ils fait pour ne pas mourir ?

— Mon Dieu ma chérie, d’après les faits qui m’ont été rapportés : Les rescapés ont confié ultérieurement de quelle façon ils avaient réussi à survivre, obligés de ramper à travers les corps, asphyxiés ou brûlés, se nourrissant de ce qu’ils pouvaient trouver jusqu’à la chair des chevaux morts, rongeant l’écorce des madriers ou récupérant des « briquets7 » qui traînaient près des corps de leurs compagnons trépassés, tentant d’apaiser leur soif avec leur propre urine. Une horreur ! Les obsèques eurent lieu le 12 mars sous une tempête de neige et cette catastrophe entraîna chez les mineurs une grève sauvage le 14 mars !

— C’est quoi une grève sauvage grand-père ?

— C’est l’arrêt spontané de l’activité par tous les ouvriers ou employés pour protester contre les injustices.

— Elle a duré longtemps ?

— 52 Jours ! De nombreux gendarmes envoyés par l’État ont essayé vainement de faire face à ce mouvement. Les mineurs grévistes ont lutté corps et âme pour obtenir l’amélioration de leurs conditions de travail8 et ont gagné ! Toi aussi, tu dois apprendre à te défendre, c’est un principe fondamental ma chérie, car nul ne te tendra la main !

— Dis, grand-père, on ne descendra pas dans la mine !?

— Bien sûr que non et tant mieux pour vous ! Ces pauvres gars courageux descendaient à plus de 1000 mètres de profondeur. Travaillant à la pioche, agenouillés ou accroupis, inhalant la poussière de charbon si bien qu’ils souffraient de maladies pulmonaires telles la silicose et la pneumoconiose, à cause de la silice contenue dans la houille.

— Pourquoi dis-tu qu’ils prenaient une bistouille ? C’est quoi une bistouille ?

— Vois-tu, ces hommes avaient besoin de réconfort avant leur descente !

Très tôt, près de la cuisinière, is’récauffot (ils se réchauffaient) le corps et le moral en avalant in’ne jatte eud bistouille9, un mélange de café chaud ou de chicorée et d’eau-de-vie de genièvre. Tu sais, ils la buvaient pour se donner du cœur à l’ouvrage avant d’affronter la mine et leur frayeur d’être avalé dans ses entrailles !

À la sortie de la mine, la plupart rejoignaient leur estaminet où régnait la convivialité. Là, ils consommaient soit leur bistouille soit eun’pinte ed’bière10, brassée dans la région, si désaltérante pour leur palais desséché par les poussières inhalées dans la touffeur des profondeurs minières !

Il conclut d’un air entendu : « Moi, aussi, j’aime la bistouille ! »

Élise avait écouté son témoignage avec une grande attention, atterrée quant à la cruauté de cette tragédie de Courrières, surprise par les remémorées de son grand-père et son conseil judicieux : combattre pour obtenir quelque chose.

Il possédait ce côté hargneux sans doute acquis lors des barouds meurtriers et féroces vécus dans la légion.

Il ajouta un mot sur « Che tiots galibots », expression patoisante Ch’ti, dialecte local dont il usait, malgré les remontrances familiales.

— Au siècle dernier, vois-tu, les enfants étaient acceptés pour besogner à la mine dès l’âge de 9 ans et les petits peinaient autant que les adultes, jusque 12 heures ! Pouvant se faire écraser par les charges trop lourdes pour eux, les accidents étaient nombreux. Leur petite taille leur permettait de ramper dans les bowettes11 étroites et ils poussaient les wagonnets quelquefois jusqu’à l’épuisement. Par la suite, il fut voté une loi12 qui permit aux enfants de ne plus subir cet asservissement.

Vous voyez la chance que vous avez !!

Elle ne pouvait qu’opiner.

En 1926, leur affectation à des travaux pénibles ou dangereux pour leur santé fut illégale et définitivement proscrite.

Il enchaîna sur la lutte des mineurs de la région pour la défense de leur statut, de leurs salaires et de leurs droits. Des grèves avaient été organisées, identiques à celles particulièrement difficiles de 1948. Dans les houillères du Nord–Pas-de-Calais, ils s’étaient soulevés comme toute la classe ouvrière face à un gouvernement qui ne leur accordait rien en dépit des efforts de reconstruction d’après-guerre. De plus ces bagnards du fond voyaient les licenciements facilités, et leur baisse de salaire effective suite aux décrets13 votés par le ministre de l’Industrie de l’époque Robert Lacoste.

— Une injustice et une honte pour ces braves gens qui ne retrouvaient plus d’emploi après leurs expulsions des Houillères, car la répression avait été violente, d’autres manifestants ayant été emprisonnés, blessés ou tués.

Ces gens désespérés, ces vies gâchées ! Tout cela paraissait si triste pour Élise.

Son grand-père aimait les livres et il lui recommanda Germinal d’Émile Zola ; sensible à son avis, elle se promit de l’emprunter à la bibliothèque municipale de la bourgade voisine.

Eh, oui, se chauffer près de la cuisinière, y cuire le poulet ou la tarte, rendaient le quotidien bien plus confortable. Eu égard aux récits de son grand-père, elle s’était rendu compte de l’aspect inestimable que revêtait la quête du charbon, l’or noir de la région du nord.

Dans son foyer, gâcher la moindre gaillette14 relevait du sacrilège et elle comprenait, malgré son jeune âge, ce souci d’économie.

Pourquoi si peu d’équité en ce bas monde, pourquoi tant de souffrances pour certains, rien pour d’autres ?

Quand elle s’en exprimait auprès de grand-père, il réagissait avec : « C’est le destin, on ne choisit pas ma chérie ! »

Elle s’interrogeait. C’est quoi le destin ?

Dubitative, elle leva la tête.

Des lambeaux de coton parsemaient le ciel clair. Elle emprunta un sentier de traverse, tourna son guidon et fit un effort pour s’engager, les cailloux bloquaient les roues et son vélo n’était pas neuf.

Repérant sur le bas-côté un coin de verdure, elle descendit de sa bicyclette pour s’asseoir, s’appuya contre les épis et se laissa glisser langoureusement sur ce matelas improvisé.

Expérimenter le monde à l’envers s’avérait agréable !

Très jeune, elle s’imaginait marcher sur un plafond, bondir sur les nuages comme à saute-mouton, cueillir des fleurs de lumière, se projeter dans une autre dimension en étreignant les reflets lunaires.

C’était si bon de vagabonder dans ses rêves, gamberger, tout inventer, partir loin, dans des limbes utopiques sans désillusion ; c’était rapide, grisant et… elle n’embêtait personne.

Que deviendrait-elle dans dix ou quinze ans ?

Aurait-elle des enfants ? Un métier passionnant ? Vivrait-elle dans une pimpante maisonnette près d’un époux affectueux ?

Toutes ces choses dont on lui parlait couramment reflétaient sans aucun doute les désirs des adultes pour lesquels ils s’exaltaient ou luttaient sans répit pour atteindre ce mot-clé distillant sa magie, le bonheur !

Oui, peut-être…

Sa mère lui répétait qu’elle devait travailler, s’appliquer en classe pour dégoter un bon métier, dénicher LE mari courageux, bon, attentionné, fidèle. Comment l’identifier ?

Cette image brossée reflétait-elle la définition de l’idéal ? Comment y répondre ? Trop peu de connaissances malgré sa soif d’apprendre !

Quelle serait la profession idéale ? Journaliste ? Sillonner le globe à la découverte des peuples et de leur folklore, de leurs arcanes, de leurs religions, de leurs modes de vie correspondrait sans aucun doute à son attrait dissimulé pour l’aventure et conforterait son altruisme spontané.

Dans ce cas, pourquoi pas soigner son prochain à l’étranger ou dans les contrées les plus reculées ? En aurait-elle les capacités physiques ? Pas sûr.

Pourquoi pas professeur ? Cette dernière éventualité lui parut banale et ennuyeuse.

Quelquefois, son obsession de gamine resurgissait : devenir ballerine. Dans le salon, avec sa paire de chaussures en vernis noir, elle s’exerçait à faire les pointes, les bras en arc de cercle au-dessus de la tête en se faisant atrocement mal aux orteils !

De toute façon, il était trop tard. Il aurait fallu qu’elle intègre plus jeune une école de danse. Actuellement, l’obstacle majeur était l’absence d’institution renommée dans la région et de ce fait, l’obligation d’un expatriement à Paris.

Y résidant, sa marraine avait proposé de l’héberger afin qu’elle puisse bénéficier de cet enseignement. Hélas, elle s’était heurtée au refus maternel catégorique et à celui plus mitigé de son père.

Quelque part, elle concevait leur désarroi de confier une enfant de son âge à d’autres personnes même si celles-ci faisaient partie du cercle familial.

Et pourquoi pas intégrer une Maison de couture renommée ? Après tout, elle aimait les tissus, la mode. Couturière émérite, sa mère lui avait enseigné les rudiments essentiels : coudre un bouton, faire un ourlet, broder ou surfiler. Élise préférait dessiner ses modèles. Qui sait, en continuant dans cette direction, elle pourrait évoluer, devenir styliste, se faire repérer par l’originalité de ses esquisses et côtoyer le milieu des grands couturiers… !

Et de fil en aiguille, elle échafaudait des rêves de gosse… cousus de fils d’argent.

Les fils se dévidaient au rythme de l’imagination fertile d’une petite fille aux spéculations incessantes, dans une arborescence qui ne lui laissait aucun répit.

Anticipant en permanence, elle continuait son voyage utopique : vivre dans une région ensoleillée, disposer d’une accueillante demeure atypique dotée de chambres spacieuses pour accueillir ceux qu’elle aimait et d’une immense bibliothèque. Là, elle s’y détendrait entourée de ses livres près d’un piano égrenant de charmants concertos (encore eût-il fallu qu’elle sache en jouer).

L’habitation serait entourée de lauriers et elle s’y prélasserait à ses retours de voyages.

Pourquoi pas une piscine ?

Non, décidément, ses projets lui apparaissaient irréalisables et un poil prétentieux…

Voilà qu’elle raisonnait à la manière de ces adultes alimentés par un perpétuel désir d’acquisition ! Ce nouvel appétit d’exister devait s’expliquer par les multiples privations subies lors de la dernière guerre.

Au cours des conversations familiales, elle avait si souvent entendu les réminiscences de cette période douloureuse, avec son cortège de disette et d’atrocités que la fillette ne pouvait que constater l’insignifiance de sa frustration !

Éprouvant l’envie de s’éloigner de ces tracasseries sur un hypothétique avenir, elle apprécia cet instant de solitude.

Reléguant dans le tréfonds de son cœur ses rêves infrangibles, elle saisit son crayon à papier flanqué de son inséparable carnet et se mit à composer un prélude poétique sur le paysage bucolique qui l’emmitonnait, la mouvance des champs de blé sous la brise d’été, les petits sauts des lapereaux jouant près des bleuets. Elle y mêlait toutes ces émotions qui la nourrissaient, aiguisant ce besoin de griffonner sur le papier des mots que sa main d’enfant hypersensible orchestrait avec félicité, en les faisant valser.

Son regard se posa sur le vélo qui n’était pas neuf, sur la montagne noire qui veillait, sur son pantalon de toile, sur elle.

Machinalement elle dessina dans la poussière le début d’un croquis, une jupe en corolle, une manche gigot. Aussi rapidement qu’elle les avait ébauchées, elle effaça ces esquisses, haussa les épaules, leva les yeux sur les lambeaux de coton, sur la mer dorée, reprit son vieux vélo et se mit à pédaler.

Dix-sept heures ! Elle se ferait gronder si elle tardait.

— Mon Dieu, mon bouquet ! J’allais l’oublier !

Élise déposa sa bicyclette contre le mur de la cour puis son bouquet d’épis et de coquelicots sur la nappe à carreaux de la table.

Ses joues étaient cramoisies, ses grands yeux clairs avaient l’éclat du bien-être, ses cheveux bouclés, celui des blés dorés, dont le parfum les avait imprégnés.

La balade l’avait revigorée. Un affreux tiraillement au creux de l’estomac ne lui laissa aucun doute sur l’absolue nécessité de grignoter quelque chose !

Dans une cagette, d’appétissantes tomates rouges fraîchement cueillies offraient leur ventre rond, toutes gorgées de soleil ; elle en prit deux, mit du sel sur l’une et croqua avec envie le fruit acidulé et sucré du potager, fierté de son grand-père maternel.

Au fait, où pouvait-il être ? Se frottant la bouche, elle se mit à sa recherche.

Agenouillé près du vieux cerisier, son inséparable casquette posée sur son chef, il emplissait d’herbes un sac de jute jaunâtre. Alors qu’elle l’observait, il redressa le buste ; des gouttes de sueur perlant sur son front, il se découvrit et s’essuya le crâne qu’il avait chauve depuis quelques décennies. À cette période, il faisait chaud et son grand-père se fatiguait vite à présent. Elle s’inquiétait pour sa santé s’amenuisant doucement, mais sûrement.

— Grand-père ! Je peux t’aider ?

— Non ma chérie, merci. Par contre, tu pourrais déposer les fleurs du jardin sur la tombe de ton grand-père paternel ?

— D’accord.

Séance tenante, son aïeul lui cueillit un énorme bouquet de dahlias, entremêlé de gypsophile et de quelques marguerites.

Son profil aquilin légèrement penché vers les dahlias, il eut un petit sourire au coin de ses lèvres minces. Ses yeux d’un bleu d’azur traduisaient encore une vivacité d’expression digne de celle d’un renard. Déjà petiote, elle était très impressionnée par sa pipe en bruyère qu’il bourrait de tabac de façon rituelle ; il ouvrait sa tabatière pour en extraire les brins qu’il tassait dans le fourneau et utilisait son vieux briquet pour l’allumer. Ayant des difficultés à prononcer le mot-tabac, elle avait réussi à répéter la dernière syllabe. Baba était devenu le surnom de grand-père !

C’était un homme sûr de lui, à la fois autoritaire et tendre, généreux et intègre.

Il possédait le sens inné de la droiture et l’avait enseigné à ses petits-enfants qui adoraient écouter le récit surprenant de ses péripéties !

Il ne se passait pas une seule journée sans qu’il n’évoquât la mémoire de sa mère pour laquelle il avait une grande admiration !

Décédée trop tôt à l’âge de 54 ans, celle-ci lui avait laissé l’empreinte d’un passé riche et charismatique.

Issue d’une filiation wallonne relativement nantie du côté paternel, une histoire romanesque avait fait basculer le destin. Dédaignée par les siens, elle était tombée enceinte rapidement d’un homme de condition modeste, qui ne l’avait rendue heureuse qu’une quinzaine d’années, puisque la mine impitoyable l’avait fauché dans la fleur de l’âge, comme tant de mineurs.

Ainsi que l’exprimait de façon si émouvante la voix prodigieuse d’Édith Piaf dans sa chanson Coup de grisou : « La lumière se moquait de lui, il avait épousé la nuit ».

Ayant repris courage pour élever sa tribu, elle avait rencontré son second compagnon que la guerre lui avait soustrait. Elle s’était éteinte, épuisée par le labeur et les deuils successifs quand son fils (grand-père d’Élise) n’était qu’aux prémices de l’âge adulte. Benjamin de cette fratrie de cinq frères et sœurs, il était très fier de sa mère qui lui avait enseigné la fierté et le courage face à l’adversité.

L’instruction qu’elle avait reçue dans sa jeunesse, enchâssée dans une éducation un tantinet bourgeoise et rigoureuse, elle l’avait transmise à ses enfants, sans amertume, ayant le souci de leur offrir au moins ce patrimoine moral.

Élise s’était souvent attardée devant le portrait jauni de son arrière-grand-mère maternelle. Avec son nez droit et un air d’autorité naturelle qui avaient dû intimider ceux qui l’avaient approchée, elle dégageait une certaine distinction.

À pas de loup, elle pénétrait à l’insu de ses grands-parents, dans leur chambre vieillotte. Le parquet trahissait sa présence et gémissait du poids des ans. La tapisserie était falote et la grosse armoire à glace mangeait le mur. Elle inspectait avec curiosité la table de toilette ancienne, éclairée par la fenêtre.

Sur le plateau de marbre incarnat veiné de rose reposait un broc émaillé d’un fil d’or, un porte-savon, une bassine de facture identique, objets désuets et pleins de charme. Encadrant la fenêtre, les vieilles tentures de velours vert céladon aux reflets irisés avaient pâli au soleil.

Sur le mur opposé étaient suspendues d’anciennes photos sépia serties d’un cadre en bois au style baroque. Ses ancêtres.