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"Le Retour de Don Quichotte" de G. K. Chesterton est un roman satirique qui revisite le célèbre personnage de Cervantès dans un contexte moderne. Ce livre, publié en 1927, se distingue par son humour incisif et sa critique sociale, caractéristiques du style de Chesterton. L'histoire commence avec Michael Herne, un bibliothécaire passionné par les livres anciens et les traditions médiévales. Lorsqu'il est invité à participer à une pièce de théâtre sur le thème du Moyen Âge, Herne prend son rôle très au sérieux, au point de commencer à vivre comme un chevalier errant. Inspiré par Don Quichotte, il décide de défendre les idéaux chevaleresques dans une société moderne qui semble les avoir oubliés. Herne, vêtu d'une armure et armé d'une lance, se lance dans une série d'aventures comiques et absurdes, cherchant à redresser les torts et à combattre les injustices qu'il perçoit autour de lui. Sa quête le mène à affronter les absurdités bureaucratiques, les injustices sociales, et les contradictions de la modernité. À travers ses exploits, Chesterton explore les thèmes de l'idéalisme, de la réalité et de la folie, tout en offrant une critique mordante de la société contemporaine. Les personnages secondaires, tels que Rosamund Severne, une jeune femme aristocratique, et Lord Eden, un noble excentrique, apportent des perspectives variées et enrichissent le récit avec leurs propres quêtes et motivations. Les interactions entre ces personnages et Herne sont sources de nombreux moments humoristiques et réfléchis. Chesterton utilise ce cadre pour poser des questions sur la nature de l'héroïsme, la valeur des traditions et la quête de sens dans un monde de plus en plus matérialiste. Le livre est riche en dialogues spirituels et en réflexions philosophiques, typiques de l'oeuvre de Chesterton. Avec son style narratif vif et son utilisation magistrale de la satire, "Le Retour de Don Quichotte" est à la fois divertissant et provocateur. Chesterton invite les lecteurs à reconsidérer leurs propres perceptions de la réalité et à réfléchir aux valeurs qui méritent d'être défendues, même dans un monde qui semble souvent cynique et désenchanté.
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C
HAPITRE PREMIER
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-Un trou dans la distribution
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HAPITRE
II.
— Un homme dangereux
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HAPITRE
III
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— L’échelle de la bibliothèque
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HAPITRE
IV
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— La première épreuve de John Braintree
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HAPITRE
V
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— La seconde épreuve de John Braintree
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HAPITRE
VI
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— Commis-voyageur en couleurs
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HAPITRE
VII
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— Blondel le Troubadour
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HAPITRE
VIII
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— Les mésaventures du « Singe »
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HAPITRE
IX
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— Le mystère d’un Hansom-Cab
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HAPITRE
X
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— Quand les docteurs ne sont pas d’accord
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HAPITRE
XI
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— La folie du bibliothécaire
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HAPITRE
XII.
— L’homme d’État dans son pavillon
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HAPITRE
XIII
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— Le Victorien et la flèche
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HAPITRE
XIV
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— Le retour du Chevalier Errant
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HAPITRE
XV
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— Où les chemins se séparent
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HAPITRE
XVI
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— La sentence du Roi d’Armes
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HAPITRE
XVII
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—Le départ de Don Quichotte
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HAPITRE
XVIII
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—Le secret de Seawood
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HAPITRE
XIX
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— Le retour de Don Quichotte
Mon cher Titterton,
Cette parabole, destinée aux réformateurs sociaux, était, comme vous le savez, complètement composée et en partie écrite longtemps avant la guerre ; de sorte que, sur certains points, du Fascisme aux dansés nègres, elle se trouve être une prophétie sans le savoir. C’est votre confiance trop généreuse qui l’a sortie de son tiroir poussiéreux. Je doute fort que le monde ait sujet de vous en être reconnaissant, mais j’ai, moi, tant de motifs de vous remercier et de reconnaître tout ce que vous avez fait pour notre cause, que je vous dédie ce livre.
À vous toujours,
G. K. Chesterton.
C’était par un matin sans nuage. La grande salle de Seawood Abbey était inondée de lumière, car elle s’ouvrait par de larges baies sur la terrasse qui dominait le parc.
Murrel, surnommé « le Singe » — nul ne savait plus pourquoi — et Olive Ashley profitaient tous deux de cette clarté pour s’occuper à peindre ; mais leurs travaux ne se ressemblaient guère. Elle employait ses couleurs avec minutie, à l’imitation de ces joailliers qu’étaient les enlumineurs du Moyen-Âge. Elle professait un grand enthousiasme pour tout ce qui faisait partie d’un passé historique, dont elle avait d’ailleurs une idée assez vague. Lui, au contraire, était ouvertement moderne, et s’affairait autour de plusieurs pots remplis de couleurs très crues, avec des brosses grandes comme des balais. Il badigeonnait autour de lui de larges panneaux de lattes et de toiles, qui devaient jouer le rôle de décors dans une représentation théâtrale privée. Ni l’un ni l’autre ne savait peindre, et ils n’y prétendaient pas ; mais elle essayait tout au moins de le faire, et lui pas.
C’était une jeune fille petite et mince, aux traits délicats et réguliers ; sa robe vert foncé, d’un goût raffiné sans rien de bohème, s’appareillait aux petites difficultés de sa tâche. Quoiqu’elle fût très jeune, il y avait un rien de suranné dans ses mouvements. Dans cette pièce encombrée de papiers, de torchons, et des flamboyants fiascos de l’art de M. Murrel, sa boîte à couleurs plate, avec ses compartiments et ses menus accessoires, était placée auprès d’elle avec un soin méticuleux. Elle n’était pas de ceux auxquels s’adresse l’avis que l’on joint aux boîtes de couleurs : il n’avait jamais été nécessaire de l’adjurer de ne pas mettre le pinceau dans sa bouche.
— Ce que je veux dire, dit-elle en reprenant leur conversation, c’est que toute votre science et votre bourrage modernes ont seulement rendu les choses laides et les gens aussi. Voilà pourquoi j’aime les vieilles peintures et les constructions gothiques ; dans le gothique toutes les lignes montent, jusqu’à la flèche qui indique le ciel.
— C’est nous faire injure, dit Murrel, et je pense qu’ils auraient pu nous laisser découvrir le ciel à nous tout seuls.
— Vous entendez ce que je veux dire, répliqua la jeune fille sans cesser de peindre placidement. Toute l’originalité de ces gens du Moyen-Âge est dans leur manière de bâtir les églises. Les ogives pointues les caractérisent.
— Et les épieux pointus ! approuva-t-il. Quand vous les fâchiez, ils vous transperçaient, tout simplement. Trop de pointes pour mon goût.
— Du moins alors les gentilshommes s’embrochaient l’un l’autre avec leurs lances, ils n’allaient pas s’asseoir sur des sièges de peluche pour voir un Irlandais boxer un Noir. Je ne voudrais pour rien au monde assister à un match moderne, mais je n’aurais pas demandé mieux que d’être une dame à l’un de ces anciens tournois.
— Vous seriez une dame, mais moi je ne serais pas un seigneur, dit le décorateur d’un air sombre. Toujours ma guigne ! Si je devenais roi, ce serait pour me noyer dans un tonneau de Malvoisie, et je perdrais pour toujours le sourire. Mais mon sort serait plutôt de naître serf, ou lépreux. Oui, je vois cela d’ici : à la minute où j’aurais fourré mon nez dans le xiiie siècle, je serais nommé lépreux en chef du roi, et j’assisterais à l’office en louchant au travers d’une petite lucarne.
— Pour le moment, vous ne louchez dans l’église à travers aucune lucarne, observa la jeune fille, et il ne vous est même pas venu à l’idée d’aller y voir par la porte.
— Oh ! je vous l’accorde, dit-il, et il continua à badigeonner en silence. Il consacrait ses soins à un modeste intérieur : la Salle du Trône de Richard Cœur de Lion, qu’il exécutait dans une gamme écarlate, rouge et pourpre, que Miss Ashley s’efforçait en vain d’atténuer. Elle aurait eu cependant le droit de donner son avis, ayant choisi le sujet moyenâgeux, et même écrit la pièce, dans la mesure où ses collaborateurs plus remuants le lui avaient permis. Tout roulait sur Blondel le Troubadour ; il chantait des sérénades à Richard Cœur de Lion et à beaucoup d’autres personnes, y compris la fille de la maison, qui raffolait de théâtre.
L’Hon. Douglas Murrel, dit « le Singe », prenait gaiement ses insuccès en peinture de décors, ayant réussi également mal en beaucoup d’autres choses. C’était un homme très cultivé, mais il avait échoué sur tous les terrains. Il avait particulièrement échoué en politique, après avoir été appelé le « futur chef » de son parti, — on ne savait plus lequel. Depuis, il avait fait preuve de ce goût pour les sociétés vulgaires qui a préservé du mal tant d’aristocrates, et leur pays de certains dangers. Il le laissait voir mal à propos, en affectant des allures vaguement débraillées et sentant l’écurie, jusque dans son costume et dans sa tenue, qui rappelait celle d’un palefrenier désœuvré. Ses cheveux étaient très blonds et commençaient à blanchir prématurément, car lui aussi était jeune, quoique plus âgé de plusieurs années que sa compagne. Son visage était laid, mais point banal, et portait habituellement une expression douloureuse, presque comique auprès des couleurs sportives de ses cravates et de ses gilets.
— J’ai des goûts nègres, expliqua-t-il en étendant une traînée gigantesque d’un rouge sanglant. Ces gris neutres des mystiques me fatiguent autant qu’eux-mêmes. On parle d’une Renaissance Celtique, moi je suis pour une Renaissance Éthiopienne. Le banjo deviendra plus dernier cri que le luth du vieux Dolmetch. Plus d’autres danses que les sarabandes nègres, plus de personnages historiques en dehors de Toussaint Louverture et Booker Washington, et pas d’autres héros de romans que l’Oncle Remus et l’Oncle Tom ! Je parie qu’il ne serait guère difficile de persuader aux gens chic de se noircir le visage, comme on se poudrait les cheveux. En ce qui me concerne, je commence à saisir le sens de ma vie gâchée : quelque chose me dit que j’étais prédestiné à être un nègre de Casino. Je trouve la vulgarité si épatante ! Et vous ?
Elle ne répondit pas : elle semblait même un peu distraite. Son expression avait été jusque là légèrement ironique, mais quand elle reprit son sérieux, elle devint absolument jeune. Son fin profil aux lèvres entr’ouvertes fit soudain penser non seulement à un enfant, mais à un enfant perdu.
— Je me souviens d’une vieille enluminure dans laquelle il y avait un nègre, dit-elle enfin. Elle représentait les trois Rois Mages, à Bethléem, avec leurs couronnes d’or. L’un d’eux était tout noir, mais il avait une robe rouge, d’un rouge de flammes. Aujourd’hui, on ne peut plus se procurer le rouge d’autrefois. Je connais des gens qui l’ont vainement cherché. C’est un de ces arts perdus, comme les vitraux !
— Ce rouge-ci sera très bien pour ce que nous voulons faire aujourd’hui, dit Murrel d’un ton indifférent.
Elle regardait toujours d’un air absorbé l’horizon des bois sous le ciel matinal.
— Je me demande parfois, dit-elle, ce que nous voulons faire ?
— Peindre la Cité en rouge, je pense, répondit-il.
— L’or dont on se servait est perdu aussi, continua-t-elle ; je regardais hier un vieux missel dans la bibliothèque. Savez-vous qu’on écrivait toujours en or le nom de Dieu ? Si l’on soulignait un mot aujourd’hui, ce serait : OR.
Le silence laborieux qui suivit fut enfin rompu par une voix lointaine criant : « Singe ! » d’une manière bruyante et impérative, le long des galeries. Murrel ne se fâchait pas d’être traité de singe ; cependant il éprouvait toujours une sensation désagréable quand c’était Julian Archer qui l’appelait ainsi. Ce n’était point de l’envie, bien qu’Archer fût vaguement spécialisé dans les succès comme Murrel dans les échecs. Cela tenait à une nuance subtile entre la familiarité et l’intimité, dont les hommes tels que Murrel ne sont jamais disposés à ne pas tenir compte, quelque prêts qu’ils soient à se noircir le visage. Quand il était à Oxford, il avait souvent poussé les « brimades » jusqu’à friser le meurtre, mais il n’aurait jeté personne par la fenêtre, à moins que ce ne fût un ami personnel.
Julian Archer était un de ces hommes qui semblent être partout à la fois et qui sont très en vue sans qu’on puisse préciser pourquoi. Ce n’était ni un sot, ni un imposteur ; il se tirait à son honneur des situations ou des responsabilités variées qui semblaient lui être imposées. Mais les esprits critiques ne parvenaient jamais à comprendre pourquoi cela tombait sur lui et pas sur le monsieur d’à côté ! Qu’un magazine ouvrît une enquête : Doit-on manger de la viande ? on recevait des réponses de : Bernard Shaw, Dr. Saleeby, Lord Dawson de Penn et... M. Julian Archer. — Un comité se constituait-il pour un théâtre national ou un monument à Shakespeare ? les discours sur l’estrade étaient faits par : Miss Viola Tree, Sir Arthur Pinero, M. Comyns Carr et... M. Julian Archer. — On publiait un recueil d’essais intitulé : L'Espoir d'un Au-Delà, avec la collaboration de Sir Oliver Lodge, Miss Marie Corelli, M. Joseph Mc Cabe et... M. Julian Archer. Il était membre du Parlement et de plusieurs autres Sociétés savantes. Il avait écrit un roman historique. Il était un admirable acteur mondain, de sorte que son droit à prendre le premier rôle dans « Blondel le Troubadour » était incontesté. Dans tout cela, il n’y avait rien de critiquable ni même d’excentrique. Son roman sur Azincourt était un bon roman historique moderne, c’est-à-dire quelque chose comme les Aventures d'un collégien, dans un bal masqué. Il était partisan d’un usage modéré de la viande et professait une croyance modérée dans l’immortalité personnelle. Mais ces opinions moyennes étaient bruyamment et fortement exprimées, de cette même voix grave et sonore qui retentissait maintenant le long des couloirs. Sa voix le précédait partout, comme sa réputation ou sa photographie dans les journaux mondains. Olive Ashley fit la remarque qu’il ressemblait à un ténor, avec ses boucles sombres et son beau visage fier. Murrel se borna à répondre qu’il n’en avait pas la voix.
Il entra dans la pièce en costume de troubadour authentique, à un télégramme près qu’il tenait à la main. Il venait de répéter son rôle et était échauffé par le triomphe et l’exercice, mais le télégramme l’avait, c’était visible, mis hors de lui.
— Dites donc, fit-il, Braintree ne veut pas jouer !
— Eh bien, dit Murrel, peignant imperturbablement, je m’y attendais.
— C’est vexant, je le sais, d’avoir à demander un service à un type comme lui, mais nous n’avions personne. J’ai dit à Lord Seawood que c’était absurde de monter cette pièce en cette saison, quand tous ses amis sont dispersés. Braintree est à peine une connaissance, et je me demande comment il l’est devenu.
— C’est par erreur, je crois, dit Murrel. Seawood est allé le voir parce qu’il se présentait au Parlement comme Unioniste ; quand il a découvert que cela voulait dire Trade-Unioniste, il a été un peu déconcerté, mais il ne pouvait pas faire une scène. Je me figure qu’il serait bien embarrassé de définir chacun de ces termes.
— Ne savez-vous pas ce que Unioniste veut dire ? demanda Olive.
— Personne ne le sait, dit le peintre de décors ; j’en ai bien été un moi-même.
— Oh ! je ne romprais pas avec un homme uniquement parce qu’il serait socialiste, s’écria Archer, avec son habituelle largeur d’esprit ; il y avait... Et il se tut, perdu dans ses réminiscences sociales.
— Ce n’est pas un socialiste, observa Murrel impassible ; il casse les vitres quand on le traite de socialiste : c’est un Syndicaliste.
— Mais c’est pire, n’est-ce pas ? demanda innocemment la jeune fille.
— Naturellement, nous sommes tous pour les questions sociales, et l’amélioration de l’état de choses actuel, dit Archer d’une manière vague ; mais personne ne peut soutenir un homme qui dresse une classe contre l’autre comme il le fait, prêchant le travail manuel et toutes sortes d’utopies impossibles. J’ai toujours dit que le capital a ses devoirs aussi bien que ses...
— Eh bien ! s’entremit hâtivement Murrel, dans le cas présent, je me récuse. Regardez-moi : je suis manouvrier plus que personne au monde.
— Oui... Mais enfin il ne veut pas jouer, répéta Archer, et il nous faut trouver quelqu’un. De fait, il ne s’agit que du second Troubadour, et n’importe qui peut prendre ce rôle, mais il faut que ce soit quelqu’un d’assez jeune : c’est la seule raison pour laquelle j’avais songé à Braintree.
— Oui, il est encore tout jeune, affirma Murrel, et il paraît avoir beaucoup d’influence sur la jeunesse.
— Je le déteste, lui et ses jeunes gens ! dit Olive avec une énergie soudaine. Autrefois, on se plaignait de ce que les jeunes cassaient tout parce qu’ils étaient romantiques, mais ceux-ci cassent tout parce qu’ils sont avides, arrivistes et vils ; ils se chamaillent à propos de machinisme et d’argent, ce sont des matérialistes ; ils voudraient un monde d’athées, et ce serait bientôt un monde de brutes.
Après un silence, Murrel traversa la longue pièce jusqu’à son extrémité opposée. On l’entendit appeler un numéro de téléphone, puis suivit une de ces demi-conversations qui font éprouver à l’auditeur la sensation d’avoir perdu l’esprit. Mais, dans le cas présent, l’objet en était assez clair :
— C’est vous, Jack ?... — Oui, je le savais, mais j’ai besoin de vous en parler... — À Seawood, mais je ne peux pas m’absenter parce que je me couvre de peinture rouge comme un Indien... — Des bêtises ! cela n’a pas d’importance, vous viendrez seulement pour affaires... — Mais oui, c’est tout à fait convenu ! Quel animal raisonneur vous faites !... — Il n’y a pas de question de principe, je vous le répète... — Je ne vous mangerai pas, je ne vous peindrai même pas... — Très bien.
Il raccrocha le récepteur et revint en sifflant à son labeur artistique.
— Vous connaissez M. Braintree ? dit Olive, non sans surprise.
— Vous savez bien que j’ai un faible pour les compagnies vulgaires, répondit Murrel.
— Est-ce que ce goût s’étend jusqu’aux communistes ? demanda Archer avec quelque vivacité. Diablement voisins des voleurs !
— Le goût des sociétés vulgaires ne rend pas les gens voleurs, dit Murrel. C’est généralement le goût pour la haute société qui produit cet effet... Et il continua à décorer un pilier violet cru, avec d’énormes étoiles oranges, conformément au style bien connu d’ornementation employé pour les salles du Trône sous le règne de Richard Cœur de Lion.
John Braintree était un homme jeune, long, mince et alerte. Sa barbe noire et son œil sombre semblaient, comme sa cravate rouge, faire partie de ses principes ; car lorsqu’il souriait, comme il fit un instant à la vue du décor de Murrel, il était fort agréable. Présenté à la jeune fille, il s’inclina avec une correction presque rigide, cette correction autrefois réservée aux aristocrates, mais plus commune aujourd’hui chez les artisans bien élevés ; Braintree avait en effet débuté dans la vie comme mécanicien.
— Je suis venu ici parce que vous me le demandiez, Douglas, dit-il, mais je vous assure que cela ne servira à rien.
— Mon esquisse en couleur vous plaît-elle ? demanda Murrel ; elle a généralement du succès.
— Ma foi, répliqua l’autre, je ne peux pas dire que j’apprécie particulièrement le replâtrage romantique que vous répandez sur toutes ces vieilles tyrannies et superstitions féodales, mais là ne gît pas la difficulté. Vous savez bien, Douglas, que je suis venu ici à la stricte condition que je pourrais dire tout ce qui me passerait par la tête ; pourtant je ne tiens pas à parler contre un homme dans sa propre maison. De plus, l’Union des Mineurs vient de déclarer la grève, j’en suis le secrétaire, je ne peux pas jouer à la fois deux rôles si opposés !
— Sous quel prétexte faites-vous grève ? demanda Archer.
— Nous voulons plus d’argent, répondit Braintree froidement ; quand deux sous n’achètent plus qu’un petit pain d’un sou, il nous faut deux sous pour le payer. C’est ce qu’on appelle les « répercussions économiques ». Mais ce qui importe encore plus à l’Union, c’est sa reconnaissance.
— Reconnaissance de quoi ?
— Eh bien, il paraît que les Trade-Unions n’existent pas. Elles sont une tyrannie insupportable, elles menacent de détruire toute l’industrie anglaise, mais elles n’existent pas. La seule chose dont leurs adversaires les plus ardents, et Lord Seawood en tête, soient certains, c’est qu’elles n’existent pas. Donc, pour suggérer qu’il est possible, malgré tout, qu’une telle entité existe, nous maintenons le droit de grève.
— Et sans doute aussi celui de laisser tous les malheureux consommateurs sans charbon ! s’écria Archer avec chaleur ; je m’imagine que vous trouverez l’opinion publique un peu montée contre vous. Si vous ne voulez pas extraire le charbon et que le gouvernement ne sache pas vous y contraindre, nous trouverons des gens pour le faire à votre place. Moi, par exemple, je répondrais d’une centaine de types d’Oxford, de Cambridge ou de la Cité qui ne regarderaient pas à descendre dans la mine pour faire échouer votre complot.
— Pendant que vous y êtes, répliqua Braintree dédaigneusement, vous pourriez aussi bien engager une centaine de mineurs pour achever l'enluminure de Miss Ashley à sa place. Le charbonnage est un métier très spécialisé, mon bon monsieur : un piqueur n’est pas un rouleur ; vous pourriez faire un assez bon rouleur.
— Est-ce une insulte ? dit Archer.
— Oh non, répondit Braintree : c’est un compliment.
Murrel s’interposa pour ramener la paix :
— Voilà que vous vous ralliez tous à mon idée : mineur pour commencer, puis ramoneur, et ainsi de suite jusqu’à la parfaite noirceur.
— Mais n’êtes-vous pas Syndicaliste ? demanda Olive avec une extrême sévérité.
Puis, après une pause, elle ajouta :
— Qu’est-ce qu’un Syndicaliste ?
— La manière la plus simple de l’expliquer, dit Braintree avec plus de condescendance, sera de dire qu’à notre point de vue, la mine doit appartenir aux mineurs.
— « La mine à qui mine », au fait, belle devise féodale, dit Murrel.
— Cette devise me paraît ultra-moderne, observa Olive un peu aigrement, mais comment ferait-on pour administrer les mines si elles appartenaient aux mineurs ?
— Idée absurde, n’est-ce pas ? demanda le Syndicaliste. Qu’est-ce que vous diriez d’un peintre propriétaire de sa boîte à couleurs ?
Olive se leva, se dirigea vers les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin et regarda au dehors en fronçant le sourcil. Cette mauvaise humeur répondait partie au Syndicaliste, partie aussi à ses propres pensées. Après quelques minutes de silence, elle sortit sur l’allée sablée et s’éloigna lentement. Ce départ était un reproche contenu, mais Braintree était trop échauffé pour le sentir.
— Je ne crois pas, continua-t-il, que personne ait jamais réalisé combien il est étrange et utopique pour un violoniste de posséder son violon !
— Au diable, vous, votre violon et votre archet ! s’écria l’impétueux M. Archer. Comment un tas de gens vulgaires pourraient-ils...
Une fois de plus Murrel détourna la conversation vers un sujet moins brûlant.
— Eh bien, eh bien, dit-il, tous ces problèmes sociaux ne seront jamais résolus tant qu’on n’en viendra pas à mon procédé. Toute la noblesse et l’élite intellectuelle de la France s’assemblèrent pour voir Louis XVI se coiffer d’un bonnet rouge. Qu’il serait impressionnant de voir tous nos artistes et les maîtres de notre pensée s’assembler pour me voir noircir respectueusement le visage de Lord Seawood !
Braintree regardait toujours Julian Archer avec un air sombre.
— Jusqu’à présent, dit-il, nos artistes et nos chefs n’ont pas été plus loin que de lui noircir les bottes.
Archer bondit comme s’il eût été personnellement visé.
— Quand un gentleman est accusé de cirer des bottes, dit-il, il y a risque qu’il vous poche un œil !
Braintree sortit de sa poche un poing noueux.
— Je vous ai prévenu, dit-il, que nous nous réservions le droit de cogner...
— Ne faites la chèvre ni l’un ni l’autre, insista le pacificateur, interposant son grand pinceau rouge. Pas de blague, Jack. Vous mettriez le pied dans... dans les rideaux rouges du Roi Richard.
Archer recula lentement vers son siège, et son adversaire, après un instant d’hésitation, se détourna pour sortir par la porte-fenêtre.
— Ne vous en faites pas, grommela-t-il. Je ne ferai pas de trou dans votre décor. Il me suffit d’en avoir fait un dans votre distribution. Qu’est-ce que vous me voulez ? Je sais bien que vous êtes un vrai gentleman, et malgré cela vous me plaisez. Mais vous savez aussi bien que moi ce qui arrive quand des hommes comme moi sont invités dans des châteaux comme celui-ci : ils y viennent pour dire un mot en faveur de leurs copains, et vous êtes gentils pour eux, et toutes sortes de belles dames sont gentilles pour eux, et tout le monde les reçoit bien, et il vient un jour où ils deviennent des... Comment appelleriez-vous un homme qui serait chargé de remettre une lettre de la part d’un ami et qui n’oserait pas ?
— Oui, mais regardez un peu, reprocha Murrel. Vous n’avez pas seulement fait un trou, vous m’avez fourré dedans. Maintenant je ne puis plus mettre la main sur un autre acteur. Pourquoi ne joueriez-vous pas par bonté d’âme ? Cela n’a rien à voir avec vos opinions. Je n’ai pas d’opinions, moi. Je les ai toutes liquidées à l’Union quand j’étais un gamin, mais j’ai horreur de causer une déception aux dames et il n’y a réellement pas d’autre homme sous la main.
Braintree le regarda fixement :
— Il n’y a pas d’autre homme ? répéta-t-il.
— Il y a le vieux Seawood, bien sûr ! dit Murrel. Ce n’est pas un mauvais type dans son genre, et vous ne pouvez pas me demander de le juger aussi sévèrement que vous, mais j’avoue que j’ai peine à me le figurer en Troubadour ! Il n’y a réellement et véritablement personne.
Braintree le regardait toujours.
— Il y a un homme dans la pièce à côté, dit-il ; il y a un homme dans le couloir, il y a un homme dans le jardin, il y a un homme à la porte d’entrée, il y a un homme dans les écuries, il y a un homme à la cuisine, il y a un homme à la cave. Quel palais de mensonge vous êtes-vous donc bâti à vous-mêmes pour que vous voyiez tous ces gens autour de vous tous les jours et que vous ne sachiez même plus que ce sont des hommes ? Pourquoi nous faisons grève ? Parce que, quand nous ne faisons pas grève, vous oubliez jusqu’à notre existence ! Dites à vos domestiques de vous servir, mais moi, pourquoi le ferais-je ?
Il sortit dans le jardin et s’éloigna à pas furieux.
— Eh bien, dit Archer après un silence, je dois avouer que votre ami m’est réellement insupportable !
Murrel se recula de sa toile et pencha la tête avec une attitude de connaisseur.
— Moi, je trouve son idée sur les domestiques épatante, observa-t-il placidement. Ne pouvez-vous pas vous figurer le vieux Perkins en Troubadour ? Vous connaissez bien le maître d’hôtel, n’est-ce pas ? Lui ou l’un de ces valets de pied troubadoureraient aussi bien qu’autre chose !
— Ne dites pas de bêtises, dit Archer irrité. C’est un petit rôle, mais il y a bien des jeux de scène à faire. Voyons, il faut qu’il baise la main de la Princesse !
— Le maître d’hôtel ferait cela comme un amour, mais peut-être devrons-nous chercher plus bas dans la hiérarchie... S’il ne veut pas, je demanderai aux valets de pied, et s’ils ne veulent pas, je demanderai au groom, et s’il ne veut pas, je demanderai au garçon d’écurie, et s’il ne veut pas, je demanderai au garçon d’office, et s’il ne veut pas, je demanderai à n’importe qui de plus bas et de plus vil qu’un garçon d’office. Et si j’échoue, je descendrai plus bas encore, et je demanderai au bibliothécaire. Mais au fait ! c’est cela ! Le bibliothécaire !
Et, avec une impétuosité soudaine, il lança sa lourde brosse de l’autre côté du salon et sortit en courant dans le jardin, suivi par Archer stupéfait.
Il était de très bonne heure, car les amateurs s’étaient levés quelque temps avant le déjeuner pour répéter ou pour peindre. Braintree se levait toujours tôt pour écrire et envoyer à un journal travailliste du soir un article raide, pour ne pas dire rageur.
Dans les coins les plus reculés, la lumière blanche avait encore de ces reflets rose-pâle qui ont amené les poètes à attribuer à l’aurore, non sans imagination, des doigts de rose.
Le château s’élevait sur une hauteur qui s’abaissait de deux côtés sur la Severn. Les terrasses, bordées de bouquets d’arbres tout couverts de fleurs printanières, avec leurs grands parterres dessinant des motifs héraldiques, à la fois nets et gais, voilaient légèrement et ne masquaient pas les courbes grandioses du paysage. Au long de ses lignes, les nuages s’enroulaient et s’élevaient comme de la fumée d’artillerie ; on eût dit que le soleil bombardait silencieusement les sommets de la terre ; le vent et le soleil polissaient les pentes gazonnées.
Sur le point culminant se dressait comme par hasard une vieille pierre grise tirée des ruines de l'abbaye qui s’élevait autrefois en cet endroit. Au delà était l’angle d’une aile plus ancienne du château, vers laquelle se dirigeait Murrel.
Archer possédait cette élégance théâtrale de tournure aussi bien que de vêtements, qui ressort dans un décor de ce genre, et l’illusion pittoresque fut encore renforcée par une autre apparition aussi étrangement vêtue, qui déboucha au soleil quelques instants plus tard. C’était une jeune femme portant une couronne royale sur un diadème de cheveux roux. Elle tenait naturellement la tête haute, autant par une certaine fierté que par vigueur physique ; elle semblait aspirer la brise comme le coursier de l’Écriture, tandis que ses draperies balayaient le sol du même mouvement que le vent.
Julian Archer, avec son vêtement ajusté de trois couleurs, semblait un portrait descendu de son cadre, auprès duquel le complet moderne et la cravate de Murrel paraissaient aussi vulgaires que ceux des gens d’écurie parmi lesquels il avait l’habitude de flâner.
Rosamund Severne, fille unique de Lord Seawood, était de ces femmes qui se lancent dans l’existence et qui font sensation partout. Sa grande beauté était du genre exubérant, comme son bon caractère et sa bonne humeur, et elle jouissait de tout son cœur d’être une princesse du Moyen-Âge sur la scène. Mais elle ne partageait en rien les rêveries réactionnaires de son hôte et amie, Miss Ashley ; au contraire, elle était très dernier-cri et extrêmement réaliste. Toute jeune, elle avait tenté de faire sa médecine, mais finalement déçue par les idées conservatrices de son père, elle s’était résignée à devenir une châtelaine charitable de l’espèce turbulente. Elle avait aussi été un moment très en vue dans les réunions et les affaires politiques, mais était-ce pour obtenir le vote des femmes ou pour s’y opposer, nul de ses amis ne pouvait s’en souvenir,
Voyant Archer de loin, elle le héla à sa manière sonore et résolue :
— Je vous cherchais ; ne croyez-vous pas qu’il faudrait répéter de nouveau cette scène ?
— Et moi aussi je vous cherchais, interrompit Murrel. Voici bien d’autres péripéties dans le monde dramatique ! Dites, connaîtriez-vous par hasard votre bibliothécaire de vue ?
— Qu’avons-nous à faire d’un bibliothécaire ? demanda Rosamund de son ton précis. Oui, naturellement, je le connais ; mais je ne crois pas que personne le connaisse très bien.
— Quelque rat de bibliothèque, je suppose, observa Archer, ou un ver rongeur...
— Quant à cela, nous sommes tous des vers, remarqua gaiement Murrel. Seulement un rongeur de livres fait preuve d’un goût raffiné et supérieur dans son alimentation. Or donc, j’ai bien envie de saisir ce ver, tel l’oiseau matinal... ou plutôt, Rosamund, soyez cet oiseau matinal et attrapez-le pour moi.
— Cela se trouve bien, je suis ce matin comme une vraie alouette !
— Et toute prête à persifler, n’est-ce pas ? mais je parle sérieusement, je vous assure ! Connaissez-vous la bibliothèque, et pourriez-vous m’apporter un vrai bibliothécaire vivant ?
— Je crois qu’il y est en ce moment. Vous n’avez qu’à entrer lui parler, quoique je ne devine guère ce que vous lui voulez.
— Laissez-moi m’expliquer. Archer, avec son infernal orgueil aristocratique, ne veut pas admettre que le garçon d’office joue le rôle du Troubadour, c’est pourquoi je me rejette sur le bibliothécaire. Je ne sais pas son nom, mais il nous faut absolument quelqu’un.
— Il s’appelle Herne, répondit la jeune fille en hésitant un peu ; n’y allez pas pour... je veux dire que c’est un homme du monde et tout ce qui s’ensuit. Je crois que c’est un vrai savant.
Mais Murrel s’était déjà élancé à sa manière impétueuse. Il disparut derrière l’angle de la maison, du côté des portes vitrées donnant accès à la bibliothèque.
Comme il tournait le coin, il s’arrêta brusquement pour regarder quelque chose au loin. Sur la crête du jardin supérieur, au point où s’enfonçaient les parterres, deux silhouettes se détachaient en noir sur le ciel clair, les dernières qu’il se fût attendu à voir rapprochées : l’une était John Braintree, ce déplorable démagogue ; l’autre était Olive Ashley. Tandis qu’il regardait, il est vrai, Olive se détourna avec un geste qui semblait de colère ou de reproche. Mais Murrel s’étonnait moins de leur séparation que de leur rencontre. Une expression intriguée apparut un moment sur son visage de singe mélancolique ; puis il se détourna et entra d’un pied léger dans la bibliothèque.
Le bibliothécaire de Seawood avait eu jadis les honneurs de la grande presse, bien que très probablement à son insu. C’était pendant la controverse de 1906, lorsque le Professeur Otto Elk, l'érudit hébraïsant, menait sa grande offensive contre le Deutéronome ; il s’était prévalu de l’intimité particulière de l’obscur bibliothécaire avec les Paléo-Hittites. — Que le lecteur soit bien averti qu’il ne s’agit pas des vulgaires Hittites, mais d’une race bien plus ancienne, désignée par le même vocable. Herne savait en réalité une quantité incommensurable de choses sur les Hittites, mais seulement, comme il avait bien soin de l’expliquer, à partir de l’unification du Royaume par Pan-el-Zaga (vulgairement, et bien à tort appelé : Pan-ul-Zaga), jusqu’à la désastreuse bataille d’Uli-Zamul, après laquelle on ne peut plus dire que la vraie civilisation paléo-hittite ait survécu. En tous cas, on peut affirmer sans hésitation que personne n’en savait autant que lui. Il n’avait écrit aucun livre sur ses Hittites, et s’il avait dit ce qu’il en savait, c’eût été toute une bibliothèque — mais il eût été le seul homme capable d’en faire le compte-rendu.
Ses entrées et ses sorties dans la controverse publique étaient également insolites. Il avait existé, paraît-il, un alphabet hiéroglyphique hittite différent de tous les autres, si bien qu’aux yeux profanes, ce qu’on en voyait ressemblait plutôt à la surface irrégulière de pierres effritées par le temps. La Bible disait quelque part que quelqu’un avait volé 47 chameaux ; le Professeur Elk fut en état de répandre la grande et heureuse nouvelle que, dans la version hittite du même incident, les investigations de l’érudit Herne avaient déjà déchiffré une allusion précise à 40 chameaux seulement, découverte qui affectait gravement les fondements de la cosmologie chrétienne, et semblait à plusieurs bons esprits ouvrir des vues alarmantes sur la question de l’institution du mariage. Le nom du bibliothécaire courut dans tous les journaux, et les persécutions infligées par les catholiques à Galilée, Giordano Bruno et Herne formèrent une agréable variation sur le cliché Galilée, Giordano Bruno et Darwin. Cependant le bibliothécaire de Seawood, continuant laborieusement à épeler ses hiéroglyphes, ne tarda pas à découvrir que les mots : « 40 chameaux » étaient suivis par ces mots : « et 7 ». Cette fois nul n’en parla, car ce détail ne pouvait pas détourner de sa course un monde avide de progrès.
Le bibliothécaire était certainement de l’espèce qui fuit la lumière, et destiné à rester une ombre parmi les ombres d’une grande bibliothèque. Sa taille était longue et souple ; il portait une épaule un peu plus haute que l’autre ; ses cheveux étaient d’un blond cendré, son visage maigre et allongé. Mais ses yeux bleu pâle étaient légèrement plus écartés que ceux des autres hommes et cela donnait une impression étrange, comme si un de ses yeux était quelque part ailleurs ; non pas occupé à regarder ailleurs, mais presque logé dans une autre tête que la sienne. Et c’était un peu vrai : il était dans la tête d’un Hittite d’il y a dix mille ans.
Car il y avait dans Michaël Herne un je ne sais quoi qui se trouve peut-être dans tout spécialiste enseveli sous une montagne de documents et qui l’empêche d’en être écrasé, un je ne sais quoi qui s’appelle Poésie. Herne se créait instinctivement des images des choses qu’il étudiait. Bien des gens judicieux, familiers de maints recoins de l’histoire, n’auraient vu en lui qu’un antiquaire poussiéreux farfouillant parmi des marmites et des terrines préhistoriques, sans oublier la sempiternelle hache de pierre. Mais ils auraient été injustes à son égard : tout informes qu’ils fussent, ces objets, pour lui, n’étaient pas des idoles, mais des instruments. Quand il regardait la hachette hittite, il se la figurait tuant quelque chose pour la marmite hittite ; quand il regardait la marmite, il la voyait bouillir pour cuire quelque proie tuée avec la hachette. Il était parfaitement capable de rédiger un menu hittite. À l’aide de quelques fragments, il avait reconstruit une cité et un état archaïques, éclipsant l’Assyrie dans leur énormité éléphantesque et informe. Son âme était au loin, errant sous des deux étranges de turquoise et d’or, parmi des coiffures semblables à de hauts sépulcres, et parmi des sépulcres plus hauts que des citadelles, et des barbes calamistrées comme dans les tapisseries à personnages. Quand, par les fenêtres ouvertes de la bibliothèque, il regardait les jardiniers balayant les allées bien entretenues de Seawood, il ne les voyait pas. Il voyait ces énormes animaux et ces oiseaux couronnés qui semblent taillés à même les montagnes. Il voyait ces figures grandioses et écrasantes, géométriques comme le plan d’une ville. Quelques signes même témoignaient qu’il avait laissé les Hittites dominer son esprit jusqu’à le déranger un peu. Le bruit courait qu’un professeur imprudent ayant colporté de vains commérages contre la moralité de la princesse Pal-Ul-Gazil, Herne lui avait travaillé les côtes avec la tête de loup destinée à épousseter les livres, et l’avait contraint à se réfugier au sommet de l’échelle de la bibliothèque. Mais l’opinion publique discutait si cette histoire reposait sur un fait, ou sur l’autorité de M. Douglas Murrel.
Quoi qu’il en soit, cette anecdote était au moins symbolique. Bien peu de gens soupçonnent combien de guerres et de tumultes peuvent couver sous une marotte obscure. L’esprit de combat a trouvé un refuge dans les recoins des théories scientifiques et abandonne sans vraie discussion les grandes questions d’intérêt général. Vous vous figurez que le Télégramme quotidien est une feuille cinglante et acerbe, la Revue des Fouilles Assyriennes un