Le voyage imprévu - Tristan Bernard - E-Book

Le voyage imprévu E-Book

Tristan Bernard

0,0
1,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Cette journée de fin juillet avait été toute pareille aux autres. Aucun signe, aucun pressentiment n’avait annoncé une aventure.
Georges était rentré du cercle deux heures après minuit ; la partie de bridge s’était prolongée un peu plus qu’à l’ordinaire : un des joueurs perdait beaucoup, il avait demandé un tour supplémentaire. Les gagnants s’étaient fait prier, avaient allégué une grande fatigue. Mais le perdant avait insisté en se fâchant un peu, en rappelant des prolongations que lui-même avait accordées en d’autres circonstances.
— D’ailleurs, je vous reconduirai tous, j’ai ma voiture à la porte du cercle.
Ils n’eurent pas l’air d’être touchés de cet argument. Mais au fond, bien qu’ils fussent tous assez riches, ils n’étaient pas insensibles à l’économie d’un taxi, surtout au tarif de nuit.
La voiture monta d’abord jusqu’à l’avenue du Bois pour mettre Frédéric à sa porte. Puis elle revint à la place Malesherbes où Georges Gassy habitait un rez-de-chaussée.
Ses camarades ne le laissèrent pas partir avant qu’il se fût engagé solennellement à les retrouver le soir pour la partie quotidienne.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



TRISTAN BERNARD

LE VOYAGE IMPRÉVU

ROMAN

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385747015

LE VOYAGE IMPRÉVU

CHAPITRE PREMIER

Cette journée de fin juillet avait été toute pareille aux autres. Aucun signe, aucun pressentiment n’avait annoncé une aventure.

Georges était rentré du cercle deux heures après minuit ; la partie de bridge s’était prolongée un peu plus qu’à l’ordinaire : un des joueurs perdait beaucoup, il avait demandé un tour supplémentaire. Les gagnants s’étaient fait prier, avaient allégué une grande fatigue. Mais le perdant avait insisté en se fâchant un peu, en rappelant des prolongations que lui-même avait accordées en d’autres circonstances.

— D’ailleurs, je vous reconduirai tous, j’ai ma voiture à la porte du cercle.

Ils n’eurent pas l’air d’être touchés de cet argument. Mais au fond, bien qu’ils fussent tous assez riches, ils n’étaient pas insensibles à l’économie d’un taxi, surtout au tarif de nuit.

La voiture monta d’abord jusqu’à l’avenue du Bois pour mettre Frédéric à sa porte. Puis elle revint à la place Malesherbes où Georges Gassy habitait un rez-de-chaussée.

Ses camarades ne le laissèrent pas partir avant qu’il se fût engagé solennellement à les retrouver le soir pour la partie quotidienne.

Cet engagement avait son importance, car on arrivait au début d’août et la plupart des bridgeurs du cercle, esclaves de traditions imbéciles, s’étaient dispersés dans des villes d’eaux, des campagnes ou sur des plages.

Le devoir de ne pas casser la partie n’en était que plus impérieux pour ceux qui restaient à Paris.

Georges était « sur son départ », mais il n’était pas à trois ou quatre jours près. Il irait retrouver des parents en Maine-et-Loire… ou des amis en Bretagne. Il n’était pas fixé.

Il n’avait pas de famille à Paris. Il avait perdu sa mère cinq ans auparavant et son père depuis deux ans. Il conservait de gros intérêts dans la maison Gassy frères, fabricants de chaudières, et il n’avait pas à s’en occuper. L’affaire avait été mise en société et travaillait toute seule, c’est-à-dire sans les patrons, avec un bon directeur et un personnel sérieux d’ouvriers.

Georges avait trente-quatre ans. Il ne faisait rien, mais il ne s’en rendait pas compte. Après avoir passé sa licence en droit, il était entré pendant deux ans comme clerc amateur dans une étude de notaire que son père voulait lui acheter, mais il eût fallu épouser la fille du notaire qui, heureusement, aimait quelqu’un d’autre. Il n’eut donc ni la jeune fille ni l’étude et se fût trouvé très en peine de dire laquelle il regrettait le moins.

Ayant donc pris congé de ses amis, il traversa son antichambre après avoir jeté un coup d’œil sur un plateau de cuivre où, d’ordinaire, son valet de chambre lui déposait son courrier. Par bonheur, le plateau était vide, mais, en arrivant dans sa chambre à coucher, bien en évidence sur sa table de chevet, il vit une longue enveloppe vert pâle qui n’avait heureusement pas l’aspect d’une lettre d’affaires. Il reconnut la petite écriture renversée. La lettre non signée ne contenait que ces quelques lignes :

« Confidentiel : Je viendrai vous prendre dans ma voiture demain matin exactement à six heures… »

Demain matin, c’est maintenant ce matin, se dit Georges.

« … Je pense que vous avez un passeport. Si vous n’en avez pas, je vous emmènerai quand même. On s’arrangera. Vous m’avez dit, l’autre soir, que vous me suivriez au bout du monde. Nous verrons si vous avez dit vrai. »

… Évidemment, pensait Georges en lisant la lettre, je lui ai dit cela…

Et même, en le lui disant, il avait été sincère. Dans le cas où il se déciderait à aimer de nouveau une femme, il n’hésiterait pas à choisir celle-là. Elle l’attirait. Il lui semblait qu’il y avait en elle de quoi compenser d’avance tous les ennuis qui escortent les passions.

Il se disait aussi qu’aucune affaire sentimentale ne pouvait se présenter dans des conditions meilleures. Ils étaient bien assortis. Elle n’avait certainement pas trente ans. Au point de vue matériel, ils étaient tous les deux mieux qu’à leur aise.

Il revit l’instant où il lui avait offert son cœur… Il revit l’image de la jeune femme l’écoutant en profil perdu. Elle avait une beauté bien personnelle, une grâce « signée ».

Évidemment, une fois sa déclaration faite, Georges avait été occupé par d’autres soucis… Cette lettre soudaine le prenait un peu au dépourvu. Il avait quatre heures environ, non pour se décider, car il savait bien qu’il s’y déciderait, mais pour arriver à se réjouir pleinement de ce bonheur un peu inopiné. Et encore, sur ces quatre heures, il fallait compter trois heures de sommeil…

« Dormons toujours », se dit-il.

Il plaça à côté de son lit une petite montre-réveil, après s’être assuré qu’il y avait dans l’armoire une mallette que Germain, son domestique, lui tenait toujours toute prête pour un week end à Deauville ou ailleurs. Ce serait peut-être un bagage un peu sommaire pour le voyage qu’il allait entreprendre et qui se ferait certainement hors des frontières : on avait parlé de passeport… Peut-être pas plus loin que la Belgique ?… En tout cas, il y a des magasins à l’étranger où il pourrait toujours, tant bien que mal, acheter ce qui lui manquait.

— Je vais dormir et, demain matin, en m’habillant, je penserai à toute cette histoire.

Il aurait ainsi une bonne heure, non de réflexion, mais d’accommodation. Il n’en faut pas davantage pour s’arranger avec les événements.

Un délai supplémentaire de quarante-huit heures ou de quinze jours ne vous fait pas réfléchir davantage.

Georges savait par expérience que la réflexion n’est jamais qu’un ajournement de la décision à prendre. Sur les quelques heures que César passa auprès du Rubicon, il ne consacra sans doute que peu de minutes à une délibération méthodique. Le reste du temps, il piétina.

Pour le moment, Georges n’était obsédé que de la crainte de ne pas s’endormir tout de suite. Elle lui donnait une tension d’esprit si forte qu’elle le mena bien vite à la détente et à l’anéantissement.

Quand le réveille-matin lui fit couler dans l’oreille sa froide petite sonnerie, Georges se trouvait bien loin de la réalité, sur une route de guerre où défilaient des camions, en discussion très vive avec un oncle décédé vingt ans auparavant et qui ne voulait pas convenir qu’il était mort.

Georges ouvrit résolument les yeux. Le jour fit table rase de la guerre, des camions, des affûts, des troupes en marche et de l’oncle défunt.

— Au fait, se dit Georges, je m’en vais tout à l’heure. Il faut prendre mon bain, il faut m’habiller.

Perspectives navrantes. Il s’accorda un sursis de deux minutes, en s’appliquant à garder les yeux grands ouverts.

— Pourquoi ne pas se lever ? Une fois ! deux fois ! Allons-y !

Son domestique ne descendrait qu’à huit heures. La sonnette du sixième ?… Il appuya sur le bouton sans nul espoir de réussite. Cette sonnette ne sonnait pas ou sonnait dans le désert. Il savait bien qu’il fallait préparer lui-même son bain.

C’est très ennuyeux de réfléchir et ce n’est pas amusant de se laver. Mais chacune de ces opérations facilite l’autre, en la rendant plus inconsciente.

 

II

Mme Olmey, qui lui avait écrit cette lettre, était la veuve du banquier Léopold Olmey. A la mort de son mari, elle était restée l’associée de son beau-frère Lucien. Lucien avait la réputation d’un homme intelligent et hardi, mais Mme Olmey estimait qu’il était loin de valoir Léopold. Léopold s’était montré, lui aussi, très entreprenant, mais avec plus de clairvoyance.

La Banque Olmey et Compagnie avait le renom d’une maison puissante, mais très « engagée ». Mme Olmey avait le goût du risque. Toutefois, elle n’aimait pas confier sa fortune à des risqueurs. Elle était un peu comme ces chauffeurs téméraires qui tremblent de peur quand un autre est au volant. Et puis elle en voulait à Lucien parce qu’on le comparait souvent à Léopold et parce que certaines gens, injustement selon elle, déclaraient qu’il était plus fort. Son mari, avec sa maison, lui avait légué sa vanité d’homme d’affaires.

On savait que Lucien et elle ne s’entendaient pas. Plusieurs fois par semaine, elle allait voir son beau-frère dans son cabinet. Elle restait plus d’une heure à discuter. A chaque fois que la porte à tambour s’ouvrait pour laisser passer un employé, il semblait que cette porte fût poussée par les éclats de voix qui emplissaient la pièce.

Georges connaissait très peu Lucien Olmey, qui assistait rarement aux dîners que donnait sa belle-sœur. Georges, lui, avait été invité trois ou quatre fois au cours de la saison.

Un soir, après le départ des autres convives, Mme Olmey l’avait retenu dans un petit salon. Ils avaient causé avec un peu d’abandon et il était resté au moins deux heures avec elle.

Ils constataient dans leurs idées, dans leurs caractères, les points communs que l’on ne manque pas de découvrir dans ces conversations d’approche. Le fait est que l’on s’y dirige instinctivement en laissant de côté, par un accord inconscient, tous les sujets qui ne permettraient pas de reconnaître et de proclamer de délicates affinités entre les deux interlocuteurs.

Mme Olmey était plutôt blonde… Mince, sans doute… Georges ne se souvenait que de ses yeux, sans savoir exactement s’ils étaient bleus, gris ou bruns. Mais il n’avait pas oublié le tendre bien-être qu’il avait éprouvé quand il s’était enveloppé de ce regard.

En somme, il avait été séduit au maximum de ce que peut l’être un habitant de Paris, qui n’est plus un gosse, pas encore un homme âgé et qui ne manque pas de distractions.

Cette lettre vert pâle lui annonçait une aventure, un vagabondage, une fuite dans des hôtels confortables, avec, dans sa poche, le bon chèque-dollar. Le palefroi de courte haleine était remplacé par une voiture rapide et bien suspendue. A ces conditions, on consent très volontiers au romanesque.

On y consent même avec impatience. Dès six heures moins dix, après avoir averti, par un mot, son domestique de son brusque départ, Georges Gassy, baigné et rasé de frais, se trouvait, sa mallette à ses pieds, devant la porte de sa maison. Seul, le choix de son costume de voyage l’avait un peu retardé. Il avait fini par laisser de côté un vêtement de sport à culotte courte et s’était habillé d’un complet de ville. La voiture de Mme Olmey était à conduite intérieure et ne nécessitait point, pour ses passagers, un équipement spécial.

Ces déterminations, nettement prises, lui avaient donné une grande sérénité.

A six heures moins une, la voix enchanteresse d’une trompe d’auto lui annonça la venue de sa belle, et, tout de suite après, une imposante six-cylindres tourna le coin de la rue… La place auprès du chauffeur était libre et il y avait deux dames dans le fond de la voiture. Après que l’auto se fut arrêtée, Georges identifia la compagne de voyage. C’était une amie de Mme Olmey, Laurence Murier, la femme du sculpteur. Georges ne regretta pas trop la présence de ce tiers. Il n’était pas assez intime avec Mme Olmey pour souhaiter un tête-à-tête trop précipité.

— Vous connaissez mon amie Laurence ?

— Si nous nous connaissons ! dit Georges, en s’inclinant.

— Vous voyez, dit Mme Murier, Béatrice nous enlève tous les deux.

— Ne perdons pas de temps et mettez-vous à côté du chauffeur.

— Et ne demandez aucune explication, dit Laurence. Surtout pas à moi, car je serais complètement incapable de vous en donner.

Il sembla à Georges — et peut-être à ce moment fut-il un peu déçu — que le mystère de l’aventure s’éclaircissait un peu. C’était tout simplement un caprice de jolie femme, une balade joyeuse, la possibilité aussi d’un tête-à-tête dont tout homme bien fait pouvait envisager sans crainte, sinon sans un trouble léger, les charmantes conséquences.

Pourtant, Georges eut cette impression que Béatrice paraissait un peu sérieuse, comme si l’équipée avait été de toute autre importance…

Elle n’avait rien dit à son chauffeur, qui s’en allait vers la porte d’Italie et s’engagea ensuite sur la route souvent pavée qui mène à Juvisy. C’est une des sorties de Paris les plus fréquemment employées. Ce chemin mène soit à Sens et à Dijon, soit à Nemours, Montargis, Nevers, Vichy. C’est le chemin de la Suisse, du Midi ou du Centre. Il ne fait aucune promesse d’imprévu.

Georges, d’ailleurs, ne pensait à rien, tout à la joie d’une promenade matinale. On quittait Juvisy et on roulait maintenant sur un billard. De grands écriteaux avertissaient les chauffeurs que la route était glissante en cas de pluie, mais le beau temps qu’il faisait lui laissait, ce jour-là, tous ses avantages.

On atteignit Ris-Orangis, puis Essonnes. Deux ou trois lieues plus loin, on pénètre dans la forêt. A un carrefour, on laisse Fontainebleau sur la gauche. Le chauffeur prit la direction de Sens. On ne s’en allait donc pas sur Montargis et sur Vichy.

Deux ou trois lieues après la bifurcation, on traverse, sous sa porte d’entrée, et tout de suite après sa porte de sortie, la petite ville de Moret-sur-Loing. C’est à ce moment que deux ou trois petits grondements suspects se firent entendre dans la voiture. Georges regarda le chauffeur, dont le visage s’était un peu assombri.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ?

— Je n’en sais rien, fit l’homme en hochant la tête. Si ça continue, on va être obligé de regarder.

Or, le bruit ne cessa point. Le chauffeur fit de la tête un geste de dépit, puis un autre de dénégation : il obliqua la voiture tout à fait sur la droite et stoppa.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Béatrice, qui sembla à Georges plus alarmée que de raison.