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Sir Arthur Conan Doyle nous livre une vision pleine d'humour et de charme des aventures d'un officier d'empire atypique mais tellement français.
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Seitenzahl: 293
Veröffentlichungsjahr: 2019
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AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
I COMMENT LE BRIGADIER PERDIT UNE OREILLE
II COMMENT LE BRIGADIER PRIT SARAGOSSE
III COMMENT LE BRIGADIER TUA LE RENARD
IV COMMENT LE BRIGADIER SAUVA UNE ARMÉE
V COMMENT LE BRIGADIER TRIOMPHA EN ANGLETERRE
VI COMMENT LE BRIGADIER SE RENDIT À MINSK
VII COMMENT LE BRIGADIER SE CONDUISIT À WATERLOO
I. – L’Auberge dans la forêt
II. – Les neuf cavaliers prussiens
VIII LA DERNIÈRE AVENTURE DU BRIGADIER
On a beaucoup lu en France Les Exploits du Colonel Gérard : c’est un des meilleurs livres de Conan Doyle. Mais il n’épuisait pas la matière. Les Aventures du Brigadier Gérard , dont il n’existait pas jusqu’ici de traduction française, complètent les mémoires parlés du jeune officier de l’Empire que la Restauration avait mis à la demi-solde et qui devait traîner longtemps le poids d’une vie inactive, car nous le voyons encore en 1854, au moment de la guerre de Crimée, évoquer, dans un café, devant le cercle habituel de ses auditeurs, les jours de son héroïque jeunesse. Il convient de se rappeler le personnage : Gascon, naïvement infatué de ses avantages, moins doué d’intelligence que d’initiative et de sens commun que de décision, embellissant volontiers une réalité déjà belle, cavalier infatigable, sabreur sans pareil, brave jusqu’à la folie, galant, gai, dévoué, fidèle, généreux etjusqu’en ses défauts, parfaitement aimable. On admirera ici, chez Conan Doyle, non seulement la connaissance approfondie des choses et des gens dont il parle, mais la sûreté avec laquelle il met à profit les matériaux que lui fournissait l’époque napoléonienne, si riche, comme il l’a dit lui-même, en documents humains et pittoresques.
C’est au café que le vieux brigadier contait ses histoires.
J’ai vu bien des cités, mes amis, je ne saurais vous dire toutes celles où j’entrai en vainqueur, suivi de mes huit cents petits bougres tintants et cliquetants. La cavalerie marchait en tête de la Grande Armée, les hussards de Conflans marchaient en tête de la cavalerie, je marchais en tête des hussards de Conflans. Des innombrables villes qui reçurent ma visite, Venise est la plus mal bâtie et la plus ridicule. Comment les gens de l’état-major imaginèrent-ils que la cavalerie y pourrait manœuvrer ? Murat ou Lasalle eux-mêmes eussent été bien empêchés d’y amener un escadron. Nous laissâmes donc à Padoue, qui est en terre ferme, la brigade lourde de Kellermann et ses hussards. Mais Suchet, avec l’infanterie, occupa Venise. Il m’avait choisi pour son aide de camp, étant fort satisfait de moi à propos de certaine affaire où j’avais heureusement soutenu contre un maître d’armes de Milan l’honneur de l’escrime française. L’homme, tireur habile, méritait une leçon ; car si l’on n’apprécie pas une cantatrice, on a toujours la ressource de se taire, et c’est une chose intolérable qu’un affront public infligé à une jolie femme. J’eus pour moi, dans la circonstance, toutes les sympathies ; de sorte que, l’affaire une fois étouffée et la veuve pourvue d’une pension, Suchet m’appela près de lui. C’est ainsi que je le suivis à Venise, où j’eus l’étrange aventure que je vais vous conter.
Vous ne connaissez pas Venise ? Non, sans doute, car les Français voyagent peu. Nous étions de grands voyageurs en ce temps-là. Nous avions couru partout, de Moscou au Caire, plus nombreux, il est vrai, que ne l’auraient souhaité ceux que nous visitions ; et nos canonniers portaient nos passeports dans leurs avant-trains. Ce sera pour l’Europe un mauvais jour que celui où les Français se remettront à voyager. Car ils n’abandonnent pas facilement leurs foyers, et, lorsqu’ils s’y décident, on ne sait jamais où ils iront, pour peu qu’ils aient un guide comme celui qui nous montrait la route. Hélas ! les grands hommes sont morts, et me voilà, moi, le dernier d’entre eux, buvant le vin de Suresnes dans un café, en ressassant de vieilles histoires.
Je vous disais donc que nous étions à Venise. Les gens vivent là comme des rats d’eau sur un banc de vase. Mais les maisons y sont très belles ; les églises, Saint-Marc en particulier, des plus imposantes ; quant aux tableaux et aux statues, l’Europe n’en a pas de plus célèbres, c’est de quoi surtout les Vénitiens s’enorgueillissent. Beaucoup de soldats se figurent qu’ayant pour métier de faire la guerre ils ne doivent rêver que combats et butin. Tel était, par exemple, le vieux Bouvet, qui fut tué par les Prussiens le jour où je reçus ma croix des mains de l’Empereur. Tiré de la tente ou de la cantine, si vous lui parliez de littérature ou d’art, il vous regardait d’un air ébahi. Le soldat supérieur est celui qui, comme moi, sait comprendre les choses de l’esprit et de l’âme. Sans doute j’étais fort jeune quand j’entrai dans l’armée, et le maréchal des logis fut mon seul maître d’école, mais on ne peut manquer de s’instruire quand on promène à travers le monde des yeux bien ouverts.
Ainsi j’admirai les peintures de Venise sans ignorer les noms du Titien et des autres grands artistes dont elles sont l’œuvre. On ne saurait nier que Napoléon les admirât lui aussi, car son premier soin, après l’occupation de la ville, fut de les envoyer à Paris. Chacun de nous prit tout ce qu’il put prendre, et j’eus pour ma part deux tableaux. Je gardai l’un, qui s’appelait Nymphes surprises ; l’autre était une SainteBarbara dont je fis présent à ma mère.
Il convient d’avouer toutefois qu’en ces questions de statues et de peintures certains des nôtres se comportèrent fort mal. Les Vénitiens avaient pour ces objets un attachement extrême, et ils chérissaient comme un père ses enfants les quatre chevaux de bronze qui surmontaient le portail de leur principale église. Je me tiens pour connaisseur en chevaux, j’avais attentivement regardé ceux-là, je ne vois pas qu’on dût en faire tant d’estime : trop massifs pour la cavalerie légère, ils ne l’étaient pas assez pour l’artillerie. Cependant c’étaient les quatre seuls chevaux, vivants ou morts, qu’il y eût dans toute la ville, et l’on ne pouvait s’y flatter d’en voir jamais de meilleurs. Leur départ fut pour les habitants un sujet d’amertume, et l’on repêcha, dans la nuit, dix cadavres de soldats français flottant sur les canaux. En manière de représailles on fit une nouvelle rafle de tableaux, sans compter que la troupe se mit à briser les statues et à tirer des coups de feu sur les vitraux des églises. La fureur du peuple ne connut plus de bornes, l’animosité contre nous gagna toute la ville. Un grand nombre d’officiers et d’hommes disparurent au cours de l’hiver, et jamais l’on ne retrouva leurs corps.
J’étais, quant à moi, trop occupé pour que le temps me durât. En règle générale, chaque fois que je me trouvais dans un pays nouveau, j’essayais d’en apprendre la langue. Je cherchais quelque dame qui eût la bonté de m’en instruire, après quoi nous la pratiquions ensemble. C’est le mode d’enseignement le plus intéressant, et je n’avais pas trente ans que je parlais déjà presque tous les idiomes de l’Europe. Je dois pourtant reconnaître que ce qu’on apprend ainsi n’est que de peu d’usage dans les circonstances ordinaires de l’existence. Moi, par exemple, j’avais surtout affaire aux soldats et aux paysans : que sert-il, je vous le demande, de savoir leur dire qu’on les aime et qu’on leur reviendra fidèlement sitôt la guerre finie ?
En aucun lieu je ne rencontrai une maîtresse de langue plus délicieuse qu’à Venise. De son prénom, elle s’appelait Lucie, et de son nom… Mais le nom d’une dame est chose qu’on oublie quand on est un galant homme. J’indiquerai simplement qu’elle appartenait à une des familles sénatoriales de Venise, son grand-père avait même exercé la charge de doge. Elle était d’une exquise beauté ; et quand je dis « exquise », moi, Étienne Gérard, je donne à ce mot tout son sens : j’ai du jugement, des souvenirs, des termes de comparaison.
Dans le nombre des femmes qui m’ont aimé, il n’y en a pas vingt à qui j’appliquerais une pareille épithète. Mais, je le répète, Lucie était exquise. Je ne me souviens pas d’une brune qui pût rivaliser avec elle, hormis Dolorès de Tolède. Cette Dolorès, dont le nom m’échappe, était une petite personne que j’aimai à Santarem, du temps où je servais sous Masséna. Elle était d’une beauté parfaite, mais n’avait ni la tournure ni la grâce de Lucie. Il y eut également Agnès, et je ne saurais donner le pas à l’une sur l’autre ; mais je ne commets point d’injustice en affirmant que Lucie allait de pair avec la plus belle.
C’est à propos de tableaux que je fis sa connaissance. Son père possédait, de l’autre côté du pont du Rialto, sur le grand canal, un palais si riche en peintures murales que Suchet envoya des sapeurs pour les enlever et les expédier à Paris. Je les accompagnai. Au moment où Lucie m’apparut tout en larmes, il me sembla que le plâtre allait se fendre si on le détachait du mur ; j’en fis l’observation et les sapeurs reçurent un contre-ordre. Après cela, devenu l’ami de la famille, combien de flacons de Chianti je débouchai avec le père ! Combien de douces leçons je pris avec la fille ! Quelques-uns de nos officiers se marièrent cet hiver-là à Venise. J’aurais pu faire comme eux, car j’aimais Lucie de toute mon âme. Mais j’avais mon épée, mon cheval, mon régiment, ma mère, mon empereur et ma carrière. Un brave hussard peut toujours être amoureux, il n’y a point de place dans son cœur pour une épouse. Du moins, c’est ainsi que je pensais, mes amis. Je ne songeais guère, alors, à ces futures années de solitude où je languirais du désir d’étreindre encore tant de mains évanouies, où je détournerais la tête au spectacle de vieux camarades entourés de leur jeune famille. Je prenais l’amour pour un jeu, une amusette ; aujourd’hui seulement je comprends que c’est lui qui façonne une vie, qu’il n’est rien de plus solennel et de plus sacré. Merci, mes amis, merci : ce vin est excellent et une seconde bouteille ne fera de mal à personne.
Comment mon amour pour Lucie fut-il cause de l’une des plus terribles aventures qui m’échurent jamais ? Comment me coûta-t-il le sommet de l’oreille droite ? Vous m’avez souvent demandé pourquoi il me manquait, je vais vous le dire.
Suchet, à ce moment, avait son quartier général au palais du doge Dandolo, sur la lagune, non loin de la place Saint-Marc. L’hiver touchait à sa fin lorsque, une nuit, revenant du Théâtre Gondini, je trouvai chez moi un billet de Lucie. Elle avait des ennuis et me demandait en toute hâte. Une gondole m’attendait. Pour un soldat et un Français, il n’y avait, à cet appel, qu’une réponse. Je sautai immédiatement dans le bateau et le batelier poussa sur l’eau noire. Je me souviens qu’en allant m’asseoir je fus frappé par l’aspect de cet homme. Ce n’était pas la taille qu’il avait de remarquable, mais la carrure, l’une des plus extraordinaires que j’eusse vues de ma vie. Ces gondoliers de Venise sont de forte race, les beaux hommes ne manquent point parmi eux. Le mien prit place derrière mon siège et commença de ramer.
Un bon soldat, en pays ennemi, devrait toujours être sur le qui-vive ; si j’ai vécu assez pour avoir les cheveux gris, c’est que j’ai su fidèlement observer cette règle. Pourtant, cette nuit-là, je montrai l’insouciance d’un conscrit qui n’a peur que de paraître avoir peur. J’avais, dans ma précipitation, négligé de prendre mes pistolets. Je portais bien mon sabre, mais c’est souvent l’arme la moins commode. Étendu dans la gondole, je me laissais bercer par les molles ondulations du flot et le bruit régulier de la rame.
Nous nous dirigions à travers un dédale de petits canaux que bordait une double rangée de hautes maisons. Au-dessus de nous se découpait une mince bande de ciel pailletée d’étoiles ; çà et là, sur les ponts qui enjambaient le canal, brillait faiblement la lueur de quelque lampe à huile : parfois un rayon de lumière tombait d’une niche devant laquelle un cierge éclairait l’image d’un saint. Mais, à cela près, tout était noir, et je ne distinguais l’eau qu’à la blancheur du sillage dont l’écume s’arrondissait autour de notre longue proue obscure. Quel lieu et quel instant pour le rêve ! Je songeais à ma vie passée, aux grandes actions où j’avais été mêlé, aux chevaux que j’avais montés, aux femmes que j’avais aimées. Je pensais aussi à ma chère mère, j’imaginais sa joie quand elle entendait les gens du village commenter la gloire de son fils. À quoi ne pensais-je pas ? À l’Empereur, à la France, à la douce patrie ensoleillée, féconde en jolies filles et en fils valeureux. J’avais chaud dans le cœur en me rappelant à combien de lieues de ses frontières nous avions promené ses drapeaux. Je jurai de lui vouer ma vie. Je portai ma main à ma poitrine tout en faisant ce serment. Et dans le même instant, le gondolier m’assaillit par derrière.
Quand je dis qu’il m’assaillit, je me fais mal entendre ; en réalité, il tomba sur moi de tout son poids. Un gondolier, pour mener sa barque, se tient non seulement derrière vous, mais au-dessus ; de sorte que vous ne pouvez ni le voir, ni prévenir une pareille attaque. Le moment d’avant, j’étais tranquillement sur mon siège, l’âme remplie de sublimes résolutions ; le moment d’après, je me trouvais couché à plat dans le fond du bateau, respirant à peine et maintenu par le monstre. Je sentais dans mon cou son souffle haletant et féroce.
Quelques secondes lui suffirent pour m’arracher mon sabre, me passer un sac autour de la tête et l’assujettir avec une corde. J’étais là, misérable comme une volaille troussée, réduit à l’état de paquet, incapable de pousser un cri ou de faire un mouvement. Bientôt après, j’entendis de nouveau le clapotis de l’eau et le grincement de la rame : son œuvre accomplie, l’homme se remettait en route, aussi calme, aussi indifférent que s’il avait eu l’habitude de mettre en sac un colonel de hussards chaque jour de la semaine.
Impossible d’exprimer mon humiliation, ma fureur, à me voir ainsi dans la position d’une bête qu’on va livrer à la boucherie. Moi, Étienne Gérard, champion des six brigades de cavalerie légère, première lame de la Grande Armée, être accommodé de cette façon par un homme seul et sans armes ! Néanmoins, je ne bougeai pas ; car, s’il est des moments où il faut savoir résister, il en est d’autres où il vaut mieux ménager ses forces. J’avais senti sur mon bras la poigne de l’homme, je savais qu’entre ses mains je ne pèserais pas plus qu’un enfant. Immobile, mais, au fond de moi, consumé de rage, j’attendis que mon tour vînt.
Combien de temps, je restai de la sorte, c’est ce que je ne puis dire ; il me sembla que c’était un très long temps. Les eaux continuaient de clapoter, la rame de gémir. Nous tournâmes plusieurs fois des coins, autant que j’en pus juger par ce cri lent et triste que poussent les gondoliers pour signaler leur approche. Enfin, après un trajet considérable, je sentis que nous accostions un débarcadère. L’homme frappa trois fois de sa rame contre du bois. En réponse à cet appel, j’entendis des barres gronder, puis des clefs tourner dans des serrures. Enfin une lourde porte gémit sur ses gonds.
— Vous l’avez ? demanda une voix, en italien. L’homme se mit à rire, et tapant sur le sac qui me contenait :
— Il est là, répondit-il.
— On attend, reprit la voix ; et des mots suivirent que je ne saisis point.
— Alors, je vous le passe, dit l’homme.
Il me souleva dans ses bras, monta des marches et me lança sur quelque chose de très dur. Un moment après, nouveau bruit de barres et de clefs ; j’étais prisonnier dans une maison.
Aux voix et aux pas que j’entendais, il me parut qu’il y avait autour de moi plusieurs personnes. Je comprends l’italien beaucoup mieux que je ne le parle ; je me rendais parfaitement compte de ce qu’on disait.
— Vous ne l’avez pas tué, Matteo ?
— Si je l’ai tué, qu’importe ?
— Sur ma foi, vous en répondrez devant le tribunal.
— Le tribunal ne le tuera-t-il pas ?
— Sans doute. Mais ce n’est ni à vous ni à moi de le soustraire à la justice.
— Baste ! je ne l’ai pas tué. Un cadavre ne mord pas, et le coquin a su trouver mon pouce avec ses dents pendant que je lui enfonçais mon sac sur la tête.
— Il est bien tranquille.
— Secouez-le, vous verrez qu’il est vivant.
On défit la corde qui m’enserrait, on me dégagea la tête ; je demeurai sur place, inerte et les yeux clos.
— Par les saints, Matteo, je vous dis que vous lui avez brisé le cou.
— Non. Il est seulement évanoui. Mieux vaudrait pour lui ne jamais reprendre connaissance.
Une main me tâta sous la tunique.
— Matteo a raison, le cœur bat très fort, dit une voix. Laissons le gaillard se remettre de lui-même, ce qui ne tardera guère.
J’attendis une minute ou deux, puis je risquai à travers mes cils un regard furtif. D’abord, je ne distinguai rien, car j’étais depuis longtemps dans l’obscurité, et il ne régnait autour de moi qu’une lumière assez vague. Bientôt, pourtant, je vis au-dessus de ma tête un haut plafond voûté, couvert de peintures qui représentaient des dieux et des déesses. Évidemment, on ne m’avait pas amené dans un coupe-gorge ; c’était là, plutôt, la grande salle d’un palais vénitien. Puis, toujours immobile, lentement, à la dérobée, je donnai un coup d’œil aux gens qui m’entouraient. Près du gondolier, sorte de ruffian au teint hâlé, à la mine d’assassin, se tenaient trois hommes, dont l’un, petit et recroquevillé, n’en avait pas moins un air de commandement et tenait à la main un trousseau de clefs, tandis que les deux autres étaient de grands diables de domestiques, jeunes et vêtus d’une riche livrée. En prêtant l’oreille à leurs propos, je sus que le petit homme était l’intendant de la maison et que les autres servaient sous ses ordres.
Donc, ils étaient quatre, bien qu’à vrai dire le petit majordome ne comptât guère ; et j’aurais eu seulement une épée qu’une aussi faible disproportion m’eût fait sourire. Mais, homme pour homme, je n’étais pas de force à lutter contre le gondolier, même s’il n’avait pas eu l’aide des trois autres, et la ruse devait, dans ces conditions, suppléer à la force. Je voulus promener les yeux autour de moi ; chercher un moyen de fuite ; je fis un mouvement de la tête presque imperceptible ; si léger qu’il fût, je ne sus pas le dérober à mes gardiens.
— Allons ! réveillez-vous, réveillez-vous ! me cria le majordome.
Le gondolier, pour la seconde fois, me poussa du pied.
— Debout, le Français ! commanda-t-il d’une voix bourrue ; debout ! vous dis-je.
Jamais ordre ne fut si promptement obéi. Je me dressai d’un bond, je pris ma course, de toute la vitesse de mes jambes, vers le fond de la pièce. Les quatre hommes s’élancèrent derrière moi, pareils à ces chiens anglais que j’ai vus poursuivre le renard. J’enfilai un long corridor. Il tournait à gauche, puis encore à gauche. Et voilà que je me retrouvai dans la salle. On me tenait presque, je n’avais pas le temps de la réflexion. Je me dirigeai vers l’escalier, mais deux hommes étaient en train de le descendre. Revenant sur mes pas, j’essayai d’ouvrir la porte par laquelle on m’avait introduit. Elle était maintenue par de lourdes barres que je n’arrivai pas à déplacer. Le gondolier m’avait rattrapé. Déjà il levait son couteau. Je lui décochai dans la poitrine une ruade qui l’étendit à la renverse, et son couteau alla tinter sur les dalles de marbre. Avant que j’eusse pu m’en saisir, une douzaine d’hommes abattaient leurs poings sur moi. Je me ruai au milieu d’eux. Le petit majordome, en avançant le pied, me fit tomber ; mais je me relevai à l’instant, je secouai l’étreinte de mes adversaires et me frayai un passage vers une porte située à l’extrémité opposée de la salle. Un cri de triomphe m’échappa quand, la poignée ayant tourné librement sous ma main, je vis que la porte donnait sur le dehors et que rien ne me fermait la route. J’avais oublié en quelle étrange ville je me trouvais. Chaque maison y est une île. Et comme, la porte ouverte, j’allais bondir dans la rue, la lumière de la salle me montra la nappe profonde, tranquille et noire, qui affleurait le sommet de l’escalier. Je reculai. La seconde d’après, mes poursuivants m’avaient rejoint. Mais je ne suis pas de ceux qu’on prend si aisément.
Je me dégageai de nouveau à coups de pieds, non sans laisser quelques cheveux entre les doigts qui cherchaient à me retenir. Le petit majordome eut beau me frapper avec l’une de ses clefs : battu, meurtri, je fis encore devant moi place nette. Je montai le grand escalier tout d’une haleine, j’ouvris d’une poussée les deux battants d’une porte ; alors seulement je compris que mes efforts étaient vains.
La pièce où je venais de faire irruption resplendissait de lumière. Avec ses corniches d’or, ses gros piliers, ses murs et ses plafonds peints, c’était évidemment le grand salon de quelque illustre palais vénitien. Des palais semblables, il y en a plusieurs centaines dans cette curieuse ville, et beaucoup ont des salons qui honoreraient le Louvre ou Versailles. Au centre de la pièce, sous un dais couronnant une estrade, se tenaient, rangés en demi-cercle, douze hommes, tous vêtus de robes noires comme celles des moines franciscains, et le visage recouvert d’un masque.
Un groupe de gens armés, chenapans à mines patibulaires, entouraient la porte. Au milieu d’eux, et faisant face au dais, était un jeune officier français portant l’uniforme de l’infanterie légère. Comme il tournait la tête, je le reconnus : c’était le capitaine Auret, du 7 e, un Basque avec qui j’avais, durant les derniers mois, vidé plus d’un verre. Mortellement pâle, il gardait cependant, le pauvre garçon, une attitude virile entre les mains des assassins. Jamais je n’oublierai la soudaine lueur d’espérance dont s’éclairèrent ses yeux sombres lorsqu’il vit un camarade apparaître inopinément dans la salle, ni le désespoir qui se peignit sur sa figure quand il comprit que je ne venais pas changer son destin, mais le partager.
Vous jugez de la surprise que causa le tumulte de mon arrivée. Mes poursuivants s’étaient rassemblés derrière moi ; ils obstruaient la porte ; je n’avais plus d’issue. C’est dans de pareils instants que ma nature s’affirme. Je m’avançai d’un pas digne vers le tribunal. Mon habit était en lambeaux, ma chevelure en désordre, ma tête en sang ; mais il y avait dans mon regard, dans mon maintien, quelque chose où ces gens-là connurent qu’ils n’avaient pas affaire à un homme ordinaire. Aucune main ne se leva pour m’arrêter avant que j’eusse fait halte devant un vieillard formidable, dont la barbe grise et l’air impérieux disaient suffisamment qu’il exerçait la double autorité de l’âge et du caractère.
— Monsieur, lui dis-je, peut-être voudrez-vous bien m’apprendre pourquoi l’on s’est permis d’user de violence envers moi et de me conduire dans cette maison. Je suis un homme loyal, un soldat, tout comme monsieur que voici ; j’exige qu’on nous remette immédiatement en liberté.
Un silence effrayant répondit seul à mes paroles. Ce n’est pas une chose agréable que d’avoir en face de soi douze figures masquées et de se sentir le point de mire de douze paires d’yeux italiens où brille le feu de la vengeance ; mais, campé dans ma fierté professionnelle, je songeais à l’honneur qui en rejaillissait sur les hussards de Conflans. Je ne crois pas que personne se fût mieux conduit en des circonstances si délicates. Je considérais sans crainte, l’un après l’autre, ces assassins, attendant une réponse.
Enfin, l’homme à la barbe grise rompit le silence.
— Qui est cet individu ? demanda-t-il.
— Son nom est Gérard, dit le petit majordome, de la porte.
— Le colonel Gérard, précisai-je. Je ne veux pas vous tromper : je suis Étienne Gérard, le colonel Gérard, cinq fois cité à l’ordre, proposé pour une épée d’honneur, présentement aide de camp du général Suchet. Et, je le répète, j’exige qu’on me remette tout de suite en liberté, avec mon camarade.
Le même silence pesa sur l’assemblée, les mêmes douze paires d’yeux implacables s’abaissèrent sur moi. Puis l’homme à la barbe grise reprit la parole.
— Ce n’est pas son tour. Je vois deux noms avant le sien sur notre liste.
— Il nous a échappé et s’est jeté dans cette salle.
— Qu’il attende. Mettez-le au cachot.
— S’il résiste, Votre Excellence ?
— Vous lui plongerez vos couteaux dans le corps, le tribunal vous justifiera. Emmenez-le jusqu’à ce que nous en ayons fini avec les autres.
Comme ils s’approchaient de moi, je pensai d’abord à me défendre. C’eût été chercher une mort héroïque, mais qui l’aurait vu ? qui l’aurait raconté ? Je ne pouvais que hâter un dénouement fatal ; et je m’étais déjà trouvé en tant de mauvais endroits, d’où j’étais sorti sain et sauf, que j’avais appris à croire toujours en mon étoile. Je permis à ces coquins de me saisir. On m’emmena hors de la salle, le gondolier marchant près de moi, un long couteau nu à la main. Je lisais dans ses yeux de brute la satisfaction que je lui donnerais en lui fournissant un prétexte pour s’en servir.
Elles sont extraordinaires, ces grandes maisons de Venise, palais, forteresses et prison tout ensemble. On me fit passer par un couloir, descendre par un escalier de pierre aboutissant à un petit corridor sur lequel s’ouvraient trois portes ; et, m’ayant poussé à travers l’une d’elles, on la referma d’un tour de clef derrière moi. Un soupçon de lumière me venait d’une fenêtre grillagée donnant sur le couloir. Écarquillant les yeux, tâtonnant des mains, j’inspectai avec soin ma prison. Je savais, par ce que j’avais entendu, que je ne tarderais pas à en ressortir pour comparaître devant le tribunal. Mais il n’est pas dans mon tempérament de sacrifier la moindre chance quand il m’en reste une.
Le pavé de la cellule était si humide, ses murs, hauts de quelques pieds étaient si gluants, si sales, qu’évidemment elle se trouvait en contre-bas de l’eau. Le jour et l’air n’y avaient accès que par un trou oblique ménagé près du plafond. La vue d’une étoile dans le ciel, à travers cette échappée, m’emplit de courage et d’espoir. Je n’ai jamais eu de sentiments religieux, bien que j’aie toujours respecté ceux des autres ; mais je me rappelle que cette étoile, dont la clarté descendait au fond de mon puits, me fit l’effet d’un œil immense ouvert sur le monde et sur moi-même ; et j’éprouvai le sentiment qu’un timide conscrit peut éprouver dans la bataille quand il voit tourné vers lui le calme regard de son colonel.
Trois des côtés de ma prison étaient des murs de pierre, le quatrième était une simple cloison de bois, récemment construite, à ce que je pus voir, et qui, sans doute, partageait une grande cellule en deux plus petites. Rien à espérer des vieux murs, ni de la petite fenêtre, ni de la porte massive ; donc, pas d’autre parti à prendre que d’examiner à fond la cloison de bois. La raison me disait bien que, si j’arrivais à la forcer, chose apparemment facile, je ne ferais que changer de cellule et pour me heurter aux mêmes obstacles. Mais j’ai toujours mieux aimé agir que de me croiser les bras, et je concentrai sur la cloison toute mon attention, toute mon énergie. Deux des planches étaient si mal jointes et si mal fixées que j’eus la certitude de les détacher sans peine. Je cherchai autour de moi un outil : un petit lit rangé dans un coin me livra l’un de ses pieds. Je venais de l’introduire entre deux planches quand des pas pressés se firent entendre. Je m’arrêtai et j’écoutai.
Que ne puis-je oublier ce que j’entendis ! J’ai vu mourir bien des hommes sur le champ de bataille ; moi-même, j’en ai tué plus que je n’aurais voulu ; du moins, tout cela était de bonne guerre et le soldat ne connaît que son devoir. Mais entendre se commettre un meurtre dans ce repaire de bandits ! Ils poussaient quelqu’un dans le couloir, quelqu’un qui résistait et qui, en passant, s’accrocha à ma porte. Ils durent le mener ainsi jusqu’à une troisième cellule, voisine non pas de celle que j’occupais, mais de la suivante. « Au secours ! au secours ! » cria une voix. Puis il y eut un coup violent, puis un hurlement « Au secours ! répéta la voix, au secours ! » Et mon nom m’arriva aux oreilles : « Gérard ! colonel Gérard ! » C’était mon pauvre capitaine d’infanterie que l’on égorgeait. « Assassins ! Assassins ! » vociférai-je. Je tapai du pied contre la porte. Les cris se renouvelèrent. Puis tout retomba dans le silence. Une minute après, la chute d’un corps dans l’eau m’informait que l’on ne reverrait plus jamais le capitaine Aubert. Il avait pris le même chemin que des centaines d’autres, dont les noms manquaient sur les listes d’appel depuis notre occupation de Venise.
On se mit à marcher dans le couloir, ce qui me fit croire que l’on venait me chercher. Au lieu de cela, on ouvrit la porte de la cellule contiguë à la mienne ; un prisonnier en fut extrait ; ensuite les pas remontèrent. J’attaquai de nouveau les planches, et travaillai si bien qu’au bout de quelques minutes je pouvais, à ma volonté, les enlever ou les remettre en place. Passant par l’ouverture, je me trouvai dans une deuxième cellule qui, en réalité, comme je m’y attendais, ne faisait qu’une avec celle où l’on m’avait mis. Je n’étais donc pas plus avancé que tout à l’heure dans mes projets de fuite ; il n’y avait là aucune cloison à démolir, et l’on avait eu soin de clore la porte. Je rentrai dans ma cellule, je rétablis sommairement les deux planches et j’attendis, avec tout le courage possible, un appel qui probablement serait mon glas de mort.
Il fut long à venir. Enfin des pas résonnèrent une fois de plus dans le couloir. Je raidis mes nerfs, pensant qu’un nouveau crime allait s’accomplir et que je ne tarderais pas à entendre crier la victime. Cependant il n’arriva rien de pareil ; on mit un prisonnier dans la cellule voisine, mais sans violence. Je n’eus pas même le loisir de risquer un regard à travers la cloison : presque aussitôt ma porte s’ouvrit et mon coquin de gondolier entra, escorté de sa bande.
— Venez, le Français, me dit-il.
Il tenait dans sa large main velue un couteau ensanglanté ; ses yeux féroces guettaient un mot, un geste qui lui permît de me l’enfoncer dans le cœur. Toute résistance eût été vaine. Je le suivis en silence. On me fit remonter l’escalier de pierre, pour me ramener dans la magnifique salle où j’avais laissé le tribunal secret. À ma grande surprise, loin d’attirer l’attention de mes juges, je la trouvai fixée sur l’un d’eux, grand jeune homme brun qui se tenait debout en face des autres, avec lesquels il discutait à voix basse, d’un ton passionné. Sa voix tremblait d’angoisse, il agitait les mains ou les joignait dans une étreinte suppliante.
— Vous ne pouvez faire cela, disait-il, vous ne pouvez faire cela ! Je conjure le tribunal de revenir sur sa décision.
— Frère, répondit le vieillard qui présidait, revenez à votre place. L’affaire est jugée, passons à une autre.
— Au nom du Ciel ! soyez cléments, dit le jeune homme.
— Cléments, nous le sommes, répliqua le vieillard. Pour un pareil forfait la mort n’est qu’un châtiment bien faible. Taisez-vous, et que la sentence suive son cours.
Je vis le jeune homme se rejeter avec désespoir sur son siège. Mais je n’eus pas le temps de me demander d’où lui venait son chagrin, car déjà ses onze collègues avaient abaissé sur moi leurs yeux sévères. Je touchais à l’instant décisif.
— Vous êtes le colonel Gérard ? dit le terrible vieillard.
— En personne.
— Aide de camp de ce voleur qui se nomme le général Suchet et qui, lui-même, représente ce chef de voleurs qu’on nomme Bonaparte ?
Je fus sur le point de lui dire qu’il mentait ; mais il faut, le cas échéant, savoir retenir sa langue.
— J’ai déjà protesté que je suis un soldat honorable, répondis-je. J’ai obéi aux ordres de mes supérieurs et fait mon devoir.
Le sang afflua aux joues du vieillard et ses yeux, par les trous du masque, lancèrent des flammes.
— Vous êtes tous, tant que vous êtes, des voleurs et des meurtriers ! s’écria-t-il. Que faites-vous ici ? Français, pourquoi n’êtes-vous pas en France ? Vous avons-nous invités à Venise ? De quel droit vous y trouvez-vous ? Où sont nos tableaux ? Où sont les chevaux de Saint-Marc ? À quel titre vous arrogez-vous des trésors que nos pères ont amassés au long des siècles ? Nous étions une grande cité quand la France n’était encore qu’un désert. Vos soldats, ces braillards ignorants, ces ivrognes, ont détruit l’œuvre des héros et des saints. Que répondrez-vous à cela ?
En vérité, c’était un homme effroyable que ce vieillard. Sa barbe se hérissait de colère, ses courtes phrases sonnaient comme les abois d’un chien de meute. J’aurais pu, certes, lui représenter que ses tableaux étaient en sûreté à Paris, que ses chevaux ne méritaient pas un scandale et qu’à défaut de saints il pouvait voir des héros sans remonter jusqu’à ses aïeux ou même sans bouger de sa chaise. Mais j’aurais aussi bien fait de causer religion avec un mameluk. Je haussai les épaules et demeurai bouche close.
— L’accusé renonce à se défendre, dit l’un des juges.
— Quelqu’un a-t-il une observation à présenter avant que le tribunal prononce ?
Et le vieillard consultait du regard ses assistants.
— Excellence, intervint l’un d’entre eux, je voudrais, au risque de rouvrir la blessure d’un de nos frères, rappeler que dans le cas de l’officier ici présent il y a lieu de rendre un arrêt exemplaire.
— Je ne l’avais pas oublié, dit le vieillard. Frère, si le tribunal a pu, dans un sens, vous faire de la peine, il vous satisfera pleinement dans un autre.
Le jeune homme que j’avais, au moment où j’entrais, surpris dans une si humble attitude, se leva tout chancelant.
— Je n’en peux plus ! s’écria-t-il. Que Votre Excellence me pardonne. Le tribunal n’a aucun besoin de moi. Je suis malade. Je suis fou.
Arrondissant les mains dans un geste furieux, il s’enfuit de la salle.
— Qu’on le laisse aller, dit le président. Vouloir qu’il reste ici, ce serait trop exiger d’une créature de chair et de sang. Ce n’en est pas moins un vrai Vénitien ; le premier désespoir passé, il saura comprendre que ce qui est devait être.
On m’avait oublié durant cet épisode ; et bien que je n’aie pas coutume de m’effacer, je n’aurais pas demandé mieux que de me laisser oublier davantage. Mais, enfin, le président me jeta le regard du tigre qui revient à sa proie.
— Vous paierez tout cela, me dit-il, et ce ne sera que justice. Étranger de malheur, aventurier, gueux que vous êtes, vous avez osé lever les yeux sur la petite fille d’un doge de Venise, fiancée à un héritier des Lorédan : de pareils avantages se payent cher.
— Pas plus cher qu’ils ne valent, répondis-je.
— Nous verrons si vous tiendrez toujours ce langage ; peut-être, quand il s’agira d’acquitter votre dette, montrerez-vous moins d’insolence. Matteo, vous allez reconduire le prisonnier dans sa cellule. C’est aujourd’hui lundi. Vous le laisserez sans manger et sans boire, et, mercredi soir, vous le ferez de nouveau comparaître. Nous déciderons alors de quelle mort il doit mourir.
La perspective que m’ouvraient ces paroles n’avait rien d’agréable ; mais j’obtenais un sursis, et l’on fait cas de la moindre faveur quand on a près de soi une espèce de sauvage hirsute, armé d’un couteau ensanglanté. Il m’entraîna hors de la salle, me poussa dans l’escalier, puis dans ma cellule, dont il referma la porte, m’abandonnant à mes réflexions.
Ma première pensée fut d’entrer en relations avec le camarade d’infortune qu’on m’avait donné pour voisin. Sitôt que je n’entendis plus aucun bruit de pas, j’écartai avec précaution les deux planches et glissai un œil au travers. La lumière était faible, si faible que je pus discerner tout juste une forme pelotonnée dans un coin. Il s’en échappait le murmure d’une voix, priant comme on prie sous l’empire d’une terreur mortelle. Les planches avaient dû craquer en bougeant, car la prière s’acheva dans une exclamation de surprise.
— Courage, ami, courage ! m’écriai-je. Tout n’est pas perdu. Espérez encore. Étienne Gérard est là, près de vous !
— Étienne !
C’était une voix de femme qui me répondait, une voix qui, pour mes oreilles, avait toujours été une musique. Et m’élançant par la brèche, enveloppant mon amie de mes bras :
— Lucie ! Lucie ! m’écriai-je.
« Lucie ! Étienne ! » nous ne trouvâmes pas autre chose à nous dire pendant plusieurs minutes : on ne fait point de discours en un pareil moment. Ce fut elle qui la première revint à la raison.
— Ah ! l’on vous tuera, Étienne ! Comment êtes-vous tombé entre leurs mains !
— En répondant à l’appel de votre lettre.
— Je ne vous ai pas écrit de lettre.
— Les monstres ! les perfides ! mais vous-même ?…
— J’avais reçu une lettre de vous.
— Lucie, je ne vous avais pas écrit.
— Ils nous ont pris tous les deux au même piège !
— Je ne tremble point pour moi, Lucie. D’ailleurs, aucun danger immédiat ne me menace. On m’a simplement renvoyé dans ma cellule.
— Étienne, Étienne, ils vous tueront. Lorenzo est là.
— Le vieux à barbe grise ?
— Non, non. Un jeune homme brun. Il m’aimait, et j’ai cru l’aimer… jusqu’au jour où j’ai su ce que c’est que l’amour, Étienne. Jamais il ne me pardonnera. Il a un cœur de pierre.
— Qu’ils me fassent ce qu’ils voudront, ils ne peuvent me dépouiller du passé, Lucie. Mais vous, que vous feront-ils, à vous ?
— Cela ne sera rien. Étienne, rien que l’angoisse d’une seconde, et tout sera fini. Cette marque d’infamie qu’ils prétendent m’infliger, je la porterai comme un insigne de gloire, en pensant que c’est à vous que je l’aurai due.
Ces mots me glacèrent : mes pires aventures n’étaient que peu de chose comparées à ce qu’ils me laissaient entrevoir.
— Lucie ! Lucie ! m’écriai-je, par pitié, dites-moi quel traitement vous réservent ces hommes sanguinaires. Parlez, Lucie, parlez !
— Non, Étienne, car cela vous ferait plus de mal qu’à moi-même. Eh bien ! oui, je vais vous le dire, pour que vous n’alliez pas vous imaginer quelque chose de plus horrible. Le président a ordonné qu’on me coupât une oreille, afin que je fusse marquée à jamais comme ayant aimé un Français.