Les Cousettes du Petit Écho - Guénolée Milleret - E-Book

Les Cousettes du Petit Écho E-Book

Guénolée Milleret

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Beschreibung

La mode circulaire nous engage aujourd’hui à préférer les articles de seconde main, à employer les stocks dormants, à réévaluer des vêtements démodés à ne surtout pas jeter. Le principe consiste à offrir une nouvelle et belle vie à un existant déchu, en privilégiant un mode de transformation ou de fabrication local.

Outre la qualification récente de la mode circulaire comme l’engrenage essentiel et vertueux pour contribuer à préserver notre planète, quand en observe-t-on les démarches pionnières ? Peut-être faut-il commencer par en chercher les traces dans les usages de nos grands-mères et arrière-grands-mères, ces oubliées de l’histoire de la mode… Les cousettes du XXe siècle sont les héritières d’une longue tradition d’élégance pragmatique, un principe qu’aiguillonne la presse de mode familiale, le Petit Écho de la mode en particulier, apprécié comme une bible de la mode circulaire… avant la lettre !

Alors plongeons dans le fantastique corpus de dessins publiés des décennies durant dans le Petit Écho de la mode… Laissons l’imaginaire se développer autour de ces vies minuscules, donnons à nos cousettes un visage, un quotidien et des projets. Incarnons cette approche historique des origines de la mode circulaire : ici, une garçonne des années 1920 en robe de sport, là, une sirène glamour de l’entre-deux-guerres, ailleurs enfin, une élégante sanglée dans un tailleur New Look.

Ces poupées de papier s’animent, s’échappent des colonnes de texte et nous accueillent spontanément dans leur monde d’ingéniosité…

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Guénolée Milleret

Les Cousettes du Petit Écho

Pionnières de la mode circulaire

Avant-propos

La mode circulaire nous engage aujourd’hui à préférer les articles de seconde main, à employer les stocks dormants de tissus, à réévaluer des vêtements démodés à partir desquels créer des modèles inédits, chargés d’une plus-value qualitative et singulière. Le principe consiste à offrir une nouvelle et belle vie à un existant déchu, en privilégiant un mode de transformation/fabrication local, ou encore, en développant des plateformes communautaires d’achat/vente en ligne. L’expression est utilisée pour la première fois en 2014 par Anne Brismar, propriétaire de Green Strategy, une société de conseil suédoise à propos d’un événement de mode à Stockholm présenté comme un « défilé de mode circulaire ».

Outre la qualification récente de la mode circulaire comme l’engrenage essentiel et vertueux pour contribuer à préserver notre planète, quand en observe-t-on les démarches pionnières ? Certes, le marché de la seconde main existe de longue date : au début du XIXe siècle, à Paris, les hangars du Carreau du Temple abritaient près de 2 000 échoppes de fripiers, aussi appelés les « brocanteurs d’habits ». On y trouvait toutes sortes de qualités, on y croisait des bourgeoises économes, des grisettes à la recherche d’un chapeau du dimanche, un retourneur de veste1 en quête de matière première et parfois même une grande dame ayant subi quelque revers de fortune...

En marge de ces marchés très fréquentés, à Paris comme en province, quid de ces pratiques de bon sens qui entendaient faire durer le vêtement à plus d’un titre ? Peut-être faut-il commencer par en chercher les traces dans les usages de nos aïeules, ces oubliées de l’histoire de la mode… Nos grands-mères, nos arrière-grands-mères, ces femmes du XXe siècle sont les héritières d’une longue tradition d’élégance pragmatique, avec les moyens du bord !

De tout temps, on observe cette constante esthétique que la Française moyenne – et même de condition plus modeste – cultive lorsqu’elle s’habille. Dans le Paris du XVIIIe siècle, une ouvrière du commerce des modes, par exemple, ne sacrifie pas l’élégance à la simplicité de sa condition. Certes, elle ne peut s’offrir une toilette de prix, mais elle sait accessoiriser sa tenue du parfait colifichet, à moindre coût, scellant ainsi un accord durable entre l’art de s’apprêter et l’identité nationale.

Principe qui prévaut encore des siècles plus tard… Cette volonté d’esthétiser l’allure jette un pont entre les époques, tisse une continuité, nourrit une quête perpétuelle de la dernière mode dont on se transmet les méthodes d’une génération à l’autre. C’est précisément cette faculté vernaculaire, cet instinct très sûr hérité du passé, transmis comme un relais de mère en fille, qu’aiguillonne et actionne la presse de mode familiale.

Un titre en particulier est resté célèbre pour l’engouement qu’il suscita auprès de millions de lectrices : fondé en 1880, le Petit Écho de la mode a paru cent ans durant, prenant acte du fait que toutes les femmes sont des dames en puissance… Partant de ce postulat, un tel journal semble être un bon terrain d’exploration pour notre étude.

Le Petit Écho de la mode ? Un magazine féminin avant tout ! Le périodique est prescripteur de la nouveauté s’agissant des modes vestimentaires, en priorité. Il en produit et diffuse les images, mettant en scène des figurines vêtues du dernier cri. Le Petit Écho de la mode prône la démocratisation des silhouettes imaginées par les grands couturiers parisiens. L’intention est belle : en fournir, et les clés de compréhension, et le mode d’emploi. Faute de pouvoir acquérir ces créations de prix, les lectrices les découvrent dans les pages du périodique pour s’en inspirer, mieux, se voient offrir la possibilité de les reproduire. La philosophie du faire-soi-même est la pierre angulaire du concept éditorial du Petit Échode la mode. Le journal propose des leçons de couture à partir de 1886 et moins de dix ans plus tard, le patron-modèle est fourni gratuitement, annexé à l’hebdomadaire. Il n’y a plus qu’à s’équiper d’une machine à coudre…

Un contrat tacite est établi entre le périodique – qui informe de la nouvelle mode – et ses lectrices – encouragées à fabriquer elles-mêmes leurs tenues au goût du jour : les modes passent, mais le vêtement, lui, ne sera pas jeté comme nous le faisons de nos jours. En marge de la nouveauté, le Petit Écho de la mode prodigue mille idées, autant d’astuces techniques pour transformer le modèle inutilisé ou passé de mode : par exemple, découdre le vieux costume du mari pour en réemployer le tissu en le retournant. Le plus souvent, nous disposons d’un véritable mode d’emploi pour conférer à tel vêtement, une esthétique nouvelle qui résiste aux humeurs de la mode, pour apporter cette valeur ajoutée à moindre coût grâce au réemploi.

Voilà ni plus ni moins, les premières démarches de recyclage textile et de surcyclage/upcycling. Chaque semaine ou presque, le journal y consacre une rubrique : Mes Transformations. Les lectrices en redemandent. Car, en effet, nous avons oublié qu’avant l’avènement du prêt-à-porter, un vêtement est un bien précieux, d’abord pour l’avoir fait soi-même, ensuite pour s’en servir durablement. Pour que ce vêtement gagne en valeur au lieu d’en perdre à mesure que le temps fait son office, il faut des idées, de bonnes idées, beaucoup de bonnes idées. Aussi, cet ouvrage ambitionne de recenser ces idées livrées, au gré du XXe siècle par le Petit Écho de la mode, apprécié comme une bible de la mode circulaire… avant la lettre !

Des « cousettes » ?Tant influenceur – en conscience – que guide éducatif et pratique, le journal contribue donc à transformer la maîtresse de maison en cousette aguerrie, et ceci, de Brest à Strasbourg, en passant par Lille pour finir à Marseille ! Le Petit Écho de la mode se porte garant de la rapidité de diffusion des nouvelles silhouettes qui s’observent à Paris : de quoi dissiper peu à peu le complexe de la Provinciale ! À ce titre, le périodique peut compter sur les relations directes qui existent, de longue date, entre les coutumes vestimentaires régionales et la mode parisienne : un costume d’Arlésienne, par exemple, est aussi fabuleux de grâce et de raffinement qu’une robe à la française du temps de Marie-Antoinette.

À l’origine, le terme « cousette » désigne les ouvrières de l’industrie de la couture, c’est-à-dire les fameuses petites mains comme on les appelle aussi, plus ou moins qualifiées, souvent spécialisées – jupière, corsagière... Jusqu’aux années 1950, apprendre à tirer l’aiguille est fortement recommandé aux jeunes filles, qu’elles en fassent ou non un métier ; leurs parents sont directement pris à parti : « Envoyez-la au centre d’apprentissage le plus proche. Qu’elle se marie et son art ne l’embarrassera pas, bien au contraire. (…) Mais si elle reste seule, sa profession embellira sa vie.2 » Un savoir-faire essentiel donc, prompt à renforcer l’estime de soi que le journal aiguillonne volontiers : « Je me fais une robe » lit-on en 1941, « Ma robe ? Elle aura un chic ! Bien sûr, tout le monde la regardera sans se douter que c’est un petit soi-même.3 » Arborer avec fierté une tenue faite-soi-même est une sensation inconnue de bon nombre d’entre nous à l’heure du prêt-à-porter…

Au fil des décennies, le lectorat du Petit Écho de la mode prend mille visages : la grisette industrieuse, économe et discrète, la ménagère courbée sur les lessives et ses fourneaux, la secrétaire si sérieuse, petit génie de l’organisation, la libraire rêveuse, le nez dans ses rayonnages, mais toujours souriante quand le client arrive… À Paris, Châtelaudren ou Biarritz, ces anonymes se transforment en créatrices ingénieuses lorsqu’il s’agit d’habiller toute la famille.

Aussi, plongeons dans le fantastique corpus de dessins publiés chaque semaine dans le Petit Écho de la mode et emparons-nous de ces images… Laissons l’imaginaire se développer autour de ces vies minuscules, donnons à nos cousettes un visage, un quotidien et des projets. Incarnons cette approche historique des origines de la mode circulaire : ici, une garçonne des années 1920 en robe de sport, là, une sirène glamour de l’entre-deux-guerres, ailleurs enfin, une élégante sanglée dans un tailleur New Look… Ces poupées de papier s’animent, s’échappent des colonnes de texte et nous accueillent spontanément dans leur monde d’ingéniosité.

Le Petit Écho de la mode du 27 mai1934

1 Tailleur populaire s’employant à utiliser l’envers du tissu d’un vieux costume pour en confectionner un nouveau ; cf. Étape 5, page 193.

2Le Petit Écho de la mode du 30 septembre 1951.

3Le Petit Écho de la mode du 2 mars 1941.

Carnet deroute

Étape1Première Guerre mondiale, entre Montpellier etParisChassé-croisé entre Manon, la grisette-cousette,et Troussepette, midinette de la couture…

Étape2Un « printemps américain » à Biarritz en1919Chez Maïalen, entrepreneuse visionnaireet cousette-pionnière de l’upcycling dans lamode…

Étape3De 1927 à 1929, les Années folles de ChâtelaudrenAuprès de Reine, plieuse de patrons au Petit Écho de lamodeet cousette-épilloteuse à la recherche de la Garçonne…

Étape4À Lourmarin en 1936, loin du Front populaireSur les tapis rouges imaginaires de Fanny, cousette cinéphileet génie des transformations vestimentaires…

Étape5Seconde Guerre mondiale, d’Épinal à Saint-ÉtienneÀ la rencontre de Sissi, une cousette en exil :quand l’élégance recyclée entre en résistance…

Étape6Au tournant des années 1950, dans le Paris de DoisneauChez Dolly, chroniqueuse au Petit Écho de lamodeet fervente cousette : non au prêt-à-porter !

Épilogue

Les cousettes du Petit Écho de la mode sont des personnages fictifs.

Au gré de chacune des étapes, cependant, sont invités des personnages réels, parfois célèbres, dans des circonstances historiquement avérées (cf. Note de l’auteure en page255).

ÉTAPE1 

Première Guerre mondiale, entre Montpellier etParis

Il existe des mythes, la grisette montpelliéraine en est un. Depuis la nuit des temps, la cité millénaire contribue au charme de l’Occitanie et ses habitantes, bien plus encore : à Montpellier, toutes les femmes sont des dames en puissance… Ceci tient sans doute à l’opulence de la ville, promue des siècles durant par son artisanat en lien direct avec les élégances féminines, la draperie et la teinturerie en particulier. Dès le début du XIe siècle, il est fait mention de la présence d’artisans drapiers à Montpellier. Quatre siècles plus tard, l’introduction de nouvelles techniques textiles importées par les tisserands catalans a favorisé l’essor de la draperie ici mieux qu’ailleurs, sans compter les innovations en matière de teinturerie, comme la draperie vermeille4 : un produit recherché et convoité au-delà des frontières.

Cette prédominance du tissu de belle facture alimente le mythe de la grisette montpelliéraine, dont la coquetterie tranche avec l’infortune de ses consœurs d’ailleurs. En effet, la grisette s’observe aussi bien à Lille, Marseille ou Bordeaux : un personnage issu de la classe populaire, vendeuse ou ouvrière modestement vêtue d’une robe d’étoffe grise, de peu de valeur.

Le glissement de sens – du tissu grossier à la jeune fille du peuple – est acté dans les textes au milieu du XVIIe siècle. Mais l’archétype montpelliérain n’a rien à voir avec cette pauvresse toute de gris vêtue : dans la cité des belles dames, les grisettes, aussi, en sont. Le marquis des X l’atteste en 1768 : « Ce qui charme les visiteurs, c’est la belle tenue des grisettes.5 » En dépit de leur extraction sociale fort modeste, ces jeunes filles sont – osons le terme ! – richement parées, leurs tenues coupées dans ces beaux tissus de qualité dont la ville, réputée pour son savoir-faire textile, regorge. Prospérité de la cité aidant, le mythe de la grisette montpelliéraine a pris de l’ampleur pour connaître un véritable âge d’or au début du siècle suivant.

À partir du XIXe siècle, à Montpellier comme ailleurs, la grisette désigne essentiellement l’employée du commerce des modes ou l’ouvrière qui tire l’aiguille : faiseuse (de robes) autrement dit couturière, mais aussi modiste, lingère, mercière, brodeuse ou fleuriste6. Son lieu de travail ? La boutique, l’atelier ou le domicile lorsqu’elle exerce en chambre, autant dire à moindre coût pour l’employeur. En contact permanent avec la clientèle puisqu’elle livre ses productions à demeure ou reçoit le chaland en boutique, la grisette montpelliéraine est en représentation. Aussi, elle se doit de s’habiller. Pour cela, elle dispose et de la matière première et du savoir-faire, sans compter un ingrédient supplémentaire : de l’ambition vestimentaire ! La recette fonctionne à merveille : porté avec grâce et non sans esprit, le vêtement de belle facture crée l’allure, cette alchimie gardée secrète dans les milieux autorisés ! Par mimétisme avec l’élite qu’elle fréquente, la grisette montpelliéraine en capte l’élégance, la distinction. Armée de cette prédisposition pour le bon goût, mais dénuée d’un état civil reluisant à faire valoir, elle occupe une place à part dans la société montpelliéraine : à la frontière entre le peuple et les puissants.

Manon est la digne héritière de son aïeule, la reine des grisettes qui, dans les années 1830, faisait tourner la tête de tant d’étudiants et de voyageurs… Mais en ce début de XXe siècle, fini le béguin en tulle brodé, oublié le bonnet de dentelle cher au Romantisme : en 1913, la grisette moderneopte pour le canotier d’allure masculine, a remisé le costume traditionnel pour la mode de Paris et c’est au dancing qu’on la croise le dimanche. La danse carnavalesque du chevalet, pierre angulaire de la tradition héraultaise ? Très peu pour Manon… Désormais, c’est le tango qui fait fureur ! Les esprits chagrins s’en indignent : c’est tout de même bien dommage de voir se transformer la grisette montpelliéraine, si gracieuse et fraîche, en une midinette légère et entreprenante comme celles de Paris. Non, vraiment… Montpellier vaut bien Montmartre ! Et puis dans une cité riche d’un patrimoine aussi prestigieux, la tradition locale doit l’emporter.

Les esprits chagrins peuvent bien penser ce qu’ils veulent, Manon n’en a cure. Alors que s’étire en longueur la Belle Époque, crépuscule mélancolique, elle reste indifférente au débat qui oppose les grisettes de province aux midinettes parisiennes. Alors que le monde ignore encore qu’il va plonger dans la nuit noire de la Grande Guerre, la jeune fille se dit que Montmartre vaut aussi bien Montpellier… Ses rêves sont parfumés de l’Heure Bleue de Guerlain et costumés par le génie de Poiret.

Hiver 1913. Manon a alors 19 ans, c’est décidé : elle travaillera pour la couture parisienne, dans les beaux quartiers de la capitale.

Pourquoi d’ailleurs, les midinettes de la capitale ont-elles mauvaise presse ? Ruches effervescentes en plein cœur de Paris, les maisons de grande couture7 emploient ces jeunes filles par milliers : des ouvrières minutieuses qui font leur miel des idées de la Patronne – reine dans le contexte comme Chanel ou Lanvin – et donnent corps aux rêves des élégantes. Particulièrement qualifiées, les abeilles du chic n’ont pourtant pas la vie facile. Faute de moyens, elles déjeunent dans les parcs – dînette sur le pouce à midi –, d’où ce sobriquet qui se charge d’une connotation frivole. Car, en effet, venues de leur province des rêves plein la tête, les midinettes n’accèdent qu’à un emploi saisonnier. Entre deux collections, les périodes de chômage sont de mise et l’eldorado parisien se transforme vite en cauchemar. Sans le sou et loin de leur famille, elles sont à la merci des proxénètes et autres prédateurs sans vergogne. Les midinettes, des filles de mauvaises mœurs ? Un cliché facile et récurrent qui pourtant, n’effraie pas Manon.

Tout comme Troussepette, la grisette n’en démord pas : c’est à Paris que l’avenir se joue ! Troussepette ? La cousine de Marseille – de deux ans son aînée –, pétillante et mutine, comme montée sur un ressort... La Canebière ? Un décor trop étroit pour les ambitions d’une cousette hors-concours. Il y a trois ans, bille en tête, la jeune fille faisait son baluchon et sautait dans le train, direction la capitale. En quelques mois d’apprentissage, elle passait petite main. Deux années plus tard, la détermination et le talent aidant, elle devenait première d’atelier8 chez Poiret… Désormais, on l’appelle Mademoiselle Troussepette !

Orchestrée par Paul Poiret et quelques autres, la grande couture confère à Paris, dès 1900, le titre de capitale de la mode et alimente en commandes l’industrie textile, plus florissante encore que celles du charbon ou de l’acier. Les soieries lyonnaises, les dentelles de Calais ou les velours d’Amiens deviennent, grâce aux midinettes, des jupons, des robes et des corsages. La réputation de la mode parisienne tient autant à la qualité des tissus qu’au savoir-faire couture. Si on ajoute aux mains des grandes maisons, les couturières de quartier, celles qui fabriquent des vêtements en petite série dans les ateliers de confection des grands magasins et celles qui œuvrent à domicile, payées à la pièce, on compte des dizaines de milliers de cousettes à Paris. Autant dire que la concurrence est rude !

Dans les lettres qu’elle adresse à sa cousine de Montpellier, Troussepette aborde le sujet sans détour : dans un atelier de grande couture, il n’y a pas de passe-droit, tout le monde commence au bas de l’échelle.

L’apprentissage réclame discipline, assiduité, sans compter la plus grande concentration. Sous l’autorité de la première d’atelier, inlassablement, il faut répéter les mêmes gestes ultra précis – couper, bâtir, coudre –, assimiler ces techniques d’orfèvre qui font la réputation de la mode parisienne. Pour les plus audacieuses et les plus talentueuses, il arrive que l’ascenseur social fonctionne sans tarder. La midinette l’a bien emprunté, elle... Manon accueille les conseils de sa cousine avec le plus vif intérêt pour peaufiner son projet : entrer dans une belle maison à son tour et en gravir les échelons coûte que coûte. Elle devra se sédentariser surtout, ne pas butiner d’une griffe à l’autre et subir le malheureux sort de bon nombre d’abeilles du chic, faute de ressources décentes et régulières.

Dans une enseigne de luxe, une première gagne 60 000 francs par an, de quoi vivre dans une certaine aisance. Mais ce n’est pas l’appât du gain qui motive la jeune Montpelliéraine. Recevoir un tel salaire, c’est pouvoir se hisser plus haut dans la société et accéder à un certain degré de culture, afin de comprendre les directions prises par le couturier, ses raffinements, la fantaisie de l’inventeur...

À travers le projet de Manon, s’exprime en réalité tout l’héritage de la grisette montpelliéraine : cette jeune fille qui ne se satisfait pas de sa condition et par son office, entend décrypter les rouages de la belle ouvrage, s’emploie à rendre le Beau intelligible, en bref, à accéder au style.

Cette ambition rejoint précisément les attentes de Paul Poiret à l’égard de ses employées, décrites par Troussepette dans la correspondance qu’elle entretient avec sa cousine. Certes, la technique importe au plus haut point : une griffe aussi prestigieuse exclut tout défaut, il serait impensable d’y trouver un col qui dégueule ou une manche qui godille… Connaître son métier à fond et faire preuve d’une patience angélique face à une cliente récalcitrante, c’est entendu. Mais Paul Poiret attend davantage d’une bonne première. À ce titre, la midinette rapporte les propos du couturier : « des employées dont les sens ne sont pas cultivés ne peuvent jouer qu’un rôle limité ». Si toutefois une collaboratrice semble incapable d’éprouver ce « charme sensuel qui est l’expression même d’une robe9 », il faut y remédier.

Comment ? Volontiers pince-sans-rire, la midinette confie que le patron a récemment conseillé à Mademoiselle Antoinette de prendre un amant ! Bien que travailleuse et fort adroite, la première main en question est une vieille fille trop vertueuse à son goût… Il lui faut coûte que coûte s’essayer à la vie parisienne, sensible et voluptueuse, pour développer cet instinct qui permet de juger de l’équilibre des lignes et des volumes, des couleurs et de leur valeur, en bref, de ressentir cette alchimie de la composition qui est la clé de l’esthétisme.

Mais trêve de rêveries, avant d’en arriver là, il convient de se poster au bas de l’échelle et le bas de l’échelle réclame d’emblée un certain prérequis. Dans ses lettres, Troussepette le répète sans cesse : pour sauter dans l’ascenseur social, il faut se démarquer ! Voilà pourquoi Manon ne saute pas immédiatement dans le train. Pour l’heure, elle est vendeuse de colifichets rue de la Loge, à Montpellier. Certes, elle croit dur comme fer qu’elle deviendra première main dans une enseigne parisienne de renom. Mais prudente et réfléchie comme elle est, la grisette ne se voile pas la face et se figure bien les embûches sur le parcours. Il ne s’agit pas de se jeter dans la gueule du loup, au dire de sa cousine, nombreuses y concèdent…

Dès la première étape – à savoir l’apprentissage –, elle veut être l’arpète la plus opérationnelle. Pour ce faire, elle prépare minutieusement son projet. Comme toutes les jeunes filles de son temps, Manon a des notions de couture. Mais c’est insuffisant. Il lui faut comprendre le vêtement, assimiler les intentions de celui qui l’a conçu. Or, notons qu’à l’époque, il n’existe pas d’école de couture ni de mode à proprement parler. Afin de parfaire un savoir-faire qu’elle juge approximatif, la grisette s’adjoint du seul outil dont elle dispose pour s’exercer : Le Petit Écho de la mode, un journal publié à partir de 1880, dont sa mère est une abonnée de la première heure. Elle n’a pas tardé à se munir d’une machine à coudre sur les conseils avisés du Petit Écho. Dès 1886, en effet, le périodique prodigue des cours de couture, une innovation de poids qui le distingue des autres titres de la presse de mode. Avec une telle littérature, on apprend vite, très vite !

Début juillet 1914. Voilà un an que Troussepette est première main chez Poiret et que Manon, de son côté, s’entraîne sans relâche à la couture… Dès qu’elle le peut, c’est-à-dire tard le soir et le dimanche, elle tire l’aiguille selon les préconisations techniques de son journal, pour être à la hauteur du défi qui l’attend à Paris. Au courrier, arrive bientôt la lettre tant attendue, celle de la cousine désormais parisienne… et une information de premier ordre :

« Le Patron revient d’Allemagne où il était en tournée commerciale. Il aurait dû rentrer un mois plus tôt, mais une fois à Cologne, il a reçu un ordre d’appel pour prendre part à une période d’instruction militaire. Tu imagines : le Patron, simple soldat… Ah ! Quelle histoire ! Sauf que maintenant, il doit repartir sur le champ pour rejoindre sa famille en vacances à Kerfany, en Bretagne. Figure-toi qu’il a loué trois villas pour y loger ses invités et même l’hôtel du coin pour éviter les importuns ! Bon, en coup de vent, il nous a laissé des instructions : il faut du renfort dans l’atelier de Mademoiselle Antoinette. Le recrutement de trois nouvelles apprenties se profile. Manon, bientôt, ça va être le moment de sauter dans le train. Attends mes instructions. »

31 juillet 1914. Jean Jaurès est assassiné. Depuis l’attentat de Sarajevo, fin juin, la mobilisation semble proche, les hommes se préparent. En Europe, la déflagration militaire est imminente et revient dans toutes les conversations. Postée dans sa tour d’ivoire, Manon reste insensible à la tension palpable, indifférente à cette crise internationale qui conduit inexorablement l’Europe à la guerre. Les préoccupations de la grisette sont ailleurs : elle n’a toujours pas reçu de nouvelles de Troussepette, encore moins son feu vert pour la rejoindre à Paris. Et dire que le baluchon est prêt depuis deux semaines déjà…

Et cela ne s’arrange pas. Le 1er août, partout en France, le tocsin résonne. Alors que la grisette enrage de rester clouée à Montpellier, Paul Poiret regrette de devoir quitter Kerfany sur-le-champ. Il fait faire ses valises à la hâte et rejoint Paris le soir même. Le temps d’enfiler son uniforme, le voilà sur le départ ; il fait ses adieux à sa maison de couture qu’il ferme pour une durée indéterminée. Un crève-cœur… Le couturier laisse tant d’employées sur le pavé… Beaucoup d’entre elles l’accompagnent à la gare en pleurant. Troussepette en est naturellement.

Il faut dire que toutes sont très attachées à ce patron hors normes, si prompt à montrer de la considération à leur égard et en toutes circonstances. Dans sa correspondance avec sa cousine, la première main fait souvent référence à l’histoire de cette comtesse belge, affreusement snob et acerbe… Au terme de moult essayages et d’infinies retouches, la cliente, à peu près satisfaite, se tourne vers Poiret et lance, perfide : « Je croyais que vous ne saviez habiller que des midinettes et des mademoiselles Troussepette, mais je ne savais pas que vous étiez capable de faire une robe pour une grande dame ! » La réplique du couturier agit comme un retour de bâton : « Votre robe a été précisément faite par ces midinettes. Aussi, les grandes dames de Belgique peuvent toujours s’en remettre au goût des midinettes de Paris, elles n’ont qu’à y gagner.10 » En plein dans le mille ! Mais voilà, ces histoires-là, aujourd’hui, c’est du passé. Ce patron si bienveillant s’en va à regret, mener une guerre qui prive des centaines d’ouvrières d’un bon emploi, stoppe net la carrière fulgurante de notre truculente midinette et brise au passage le rêve de Manon. Qu’allaient-elles devenir, toutes ?

Elles ne tarderaient pas à le savoir… En l’espace de quelques semaines, la mobilisation de millions d’hommes a des conséquences immédiates : certaines, logiques, d’autres, plus inattendues. Dès le mois d’août 1914, des milliers de couturières sont réquisitionnées pour confectionner les uniformes des soldats. L’année suivante, elles ont fort à faire : un nouvel uniforme moins voyant est adopté, coupé dans ce fameux drap bleu horizon, emblématique de ceux que l’on surnomme bientôt les Poilus. Mais ça ne s’arrête pas là. Les femmes vont aussi devoir remplacer les hommes partis au front et exercer des métiers, jusqu’ici, exclusivement masculins. Dans les usines d’armement, les cousettes et les ouvrières des manufactures textiles se reconvertissent en munitionnettes… Pour l’heure, Troussepette est assignée à la fabrication des uniformes, là encore elle dirige un atelier de confection. Elle s’y résout bien volontiers, il n’est pas question de rester les bras croisés. Armée d’un moral toujours au beau fixe, elle se console comme elle peut : plus de clientes acariâtres à supporter !

Pour Manon, en revanche, c’est le choc. La grisette peine à admettre que son plan de carrière a volé en éclat, comme sous l’effet d’une bombe. Le quai de la gare, le train pour Paris… ne sont plus que mirages dans le désert.

Dès les premières semaines de guerre, des milliers de réfugiés serbes, belges ou français convergent vers le sud de la France, fuyant les bombardements et l’avancée du front. Montpellier devient une ville-étape pour ces convois de malheureux, dont la vie se résume désormais au contenu d’une valise. Peu à peu, l’accueil s’organise. Il faut des logements, de la nourriture, des vêtements…

Des vêtements ? C’est dans les cordes de la cousette, quant à la matière première, comme chacun sait, elle ne manque pas à Montpellier. La production textile y est toujours très active au début du XXe siècle. Bien que la jeune fille reste imperméable aux soubresauts du monde et résolument accrochée à ses rêves, face à toute cette détresse, elle reconnaît que les conséquences de la guerre qui la prive d’un avenir peuvent être bien pires encore… Avec cette efficacité qui la caractérise, redoublée d’une colère enfouie, elle commence par confectionner des tenues pour les enfants des réfugiés que son immeuble abrite. Des vêtements pratiques et confortables ? Oui et non... Elle s’inspire surtout des modèles pour fillettes de la maison Lanvin : les mamans belges en raffolent ! Dès lors, la grisette acquiert une réputation de couturière, une excellente réputation de couturière experte.

Mais alors que le conflit s’enlise dans des tranchées boueuses et que la guerre, pour la première fois, devient mondiale11, à Montpellier comme ailleurs, le tissu se fait plus rare et coûteux. Aussi, la cousette cherche des idées dans les pages du Petit Écho de la mode. Elle découvre dans le dernier numéro du 2 janvier 1916 une nouvelle rubrique : Les Arrangements pratiques. Y sont détaillées les manières de transformer un ancien vêtement démodé en une tenue qui ne serait pas rafistolée, mais… remodelée, re-patronnée, recréée en somme. L’objectif est d’adjoindre à l’original revu et corrigé, une forme nouvelle et créative : un costume dernier genre, prêt à entrer dans le vestiaire contemporain. Première démarche de surcyclage avant la lettre...

Or, cette pratique inédite est loin d’être une évidence pour Manon. S’interdisant toute compromission, la cousette s’est toujours projetée exclusivement dans l’activité de grande couture. Autrement dit, le rapiéçage, le remmaillage et le reprisage ne sont pas intégrés à son logiciel. Ce qui l’intéresse au plus haut point, c’est la création, l’innovation même, portées par le tombé d’une matière et la perfection de la coupe, qui signent un modèle et créent le style... Voilà pourquoi elle regarde toujours vers Paris. Mais le contexte de pénurie aidant, cette nouvelle rubrique du Petit Écho tient un tout autre langage : « la mode se prête à de multiples combinaisons d’arrangements au moyen des vêtements des précédentes années12 ».

Faire du neuf avec du vieux ? Cela ne s’est jamais vu dans les ateliers de Paul Poiret… La manutention d’une telle maison commande des métrages et des métrages de tissus chez les soyeux lyonnais, sélectionne les dentelles des meilleurs ateliers calaisiens, se fournit chez les excellents rubaniers stéphanois… Aucun réemploi, que des matières neuves et haut de gamme, choisies parmi les dernières nouveautés. Forte d’un entraînement acharné, la cousette s’est surpassée, elle a acquis l’expertise requise pour travailler dans un atelier de grande couture… Son objectif reste inchangé. Même en attendant des jours meilleurs, faire du neuf avec du vieux est inconcevable.

Mais l’amère réalité s’impose à elle : faute de matière première, comment poursuivre l’activité qu’elle développe depuis le début de la guerre ? Le propriétaire de la boutique – où elle officie encore comme vendeuse – s’était laissé convaincre de lui ménager un peu d’espace pour son petit atelier. Elle y reçoit ses clientes réfugiées bientôt suivies des Montpelliéraines. L’homme s’en frotte les mains : la renommée croissante de Manon attire le chaland et par les temps qui courent, c’est du pain bénit ! La petite affaire fonctionne comme une dynamo de bicyclette : le summum en matière d’efficacité, grâce à une cousette toujours en mouvement ! Faudrait-il que tout cela cesse faute de matières premières ?

Au vu des circonstances, la jeune femme consent à mettre ses principes de côté, du moins pour un temps, et se penche à nouveau sur les Arrangements pratiques du Petit Écho du 2 janvier 1916… Une phrase l’interpelle : « Car tout est là : il ne faut pas que ces costumes fassent songer au raccommodage, au rafistolage. Le secret est de faire vraiment du neuf avec du vieux, du joli neuf que l’on porte avec plaisir, parce qu’il est élégant et seyant. Ce secret, depuis la guerre surtout, toutes les femmes de France le possèdent. » Toutes les femmes de France ? Pour une jeune fille animée par l’esprit de compétition, ces mots agissent comme un puissant aiguillon : si toutes les femmes de France s’y mettent, elle, mieux que les autres, doit exceller en la matière… Trêve de tergiversations : la guerre a chamboulé son plan de carrière ? Eh bien soit, ces arrangements pratiques s’imposent à elle comme un nouveau défi à relever.

À présent, il lui faut rassembler toutes les idées de ce type. Prévoyante et rationnelle, elle a archivé ses Petit Écho de la mode, parfaitement bien classés. Numéro après numéro, mois après mois, elle se met en quête d’articles relatifs à la transformation d’anciens vêtements ou à la récupération de vieux tissus. Dans les numéros des années 1910 ? Rien de ce genre et pas davantage dans ceux des trois années qui suivent. Ce constat porte à croire que l’idée même du recyclage13 est étrangère à la mode de la Belle Époque, âge d’or de la grande couture oblige…

Dans le numéro du 12 juillet 1914, la rubrique Couture pratique retient son attention… Elle s’intitule « Pour moderniser une toilette de serge » et commence ainsi :

« Bien souvent l’on hésite à faire les frais d’une nouvelle toilette si celle de la dernière saison est encore bien ; si nos lectrices veulent s’inspirer de nos conseils, elles pourront, en pareil cas s’éviter un nouvel achat et cependant moderniser la robe de la saison dernière, en serge, drap ou lainage. »

La suite de l’article détaille comment ne conserver que les côtés et les manches du corsage, pour ensuite l’enrichir d’empiècements croisés sur le devant, formant un gilet. Un grand col rabattu en dentelle et une haute ceinture apportent la touche finale. Le patron correspondant à ces transformations est fourni en complément des explications.

Après avoir marqué la page, Manon poursuit ses recherches : elle ne trouve plus aucun autre article du genre, jusqu’aux Arrangements pratiques du numéro de janvier 1916. Un peu plus d’une année de guerre suffit pour réveiller les consciences quant à l’intérêt d’une seconde vie, plus qualitative encore, pour un vêtement... Dès lors, le concept résumé en un simple Avant/Après ponctuera régulièrement les pages du périodique et ceci, dans une infinie variété de combinaisons… Nous sommes à Montpellier pendant la Première Guerre mondiale. Armée de son journal fétiche, une jeune cousette s’apprête à marcher dans les pas des pionnières de la mode circulaire.

Un matin de janvier 1916, une jeune mère de famille à l’allure un peu gauche ouvre la porte de la boutique où la cousette s’affaire. Son mari rentre bientôt du front pour trois jours de permission. Elle voudrait l’accueillir avec une robe habillée, à la mode de cette année, c’est-à-dire large et de coupe élégante. Décidément, cette mode en largeur se soucie bien peu des conditions économiques défavorables au gaspillage de tissus… Mais voyez-vous, il faut bien suivre la mode et dans son placard, il n’y a que de vieux modèles, des jupes étroites et longues comme on les portait en 1914… Pensez-bien, elle ne s’est rien acheté de neuf depuis le début de la guerre, les économies cachées dans le bas de laine servent avant tout à équiper les petits. Mais elle voudrait faire une exception pour une fois : son homme mérite d’être accueilli par une épouse coquette – en France, l’élégance est une vertu civique, une loi patriotique même ! La somme qu’elle peut régler est sans doute insuffisante, mais…

Impatiente, Manon coupe court à ces développements qu’elle juge superflus et demande à la jeune femme d’explorer plus avant son placard : qu’y trouve-t-on sinon des jupes démodées ? À tout le moins étonnée, celle-ci répond qu’il y a bien quelques manteaux, des blouses en pagaille et une cape d’étoffe légère, du coton noir… Oui, elle s’en souvient bien de cette cape, car elle l’avait achetée alors que retentissait le tocsin début août1914…

La cousette l’arrête tout net : « Il nous faut cette cape ! »

Dès lors, Manon se met à user de son Petit Écho comme d’un livre de recettes : l’ensemble des ingrédients et les opérations nécessaires pour réaliser la préparation, ou plutôt le modèle, y sont précisément détaillés. Prenons cette cape de l’été 1914, ainsi que le propose Lucy, l’auteure de la rubrique des Arrangements pratiques du 2 janvier 1916 :

« On trouve facilement une robe dans une cape, une robe habillée même, large comme l’exige la mode aujourd’hui. Décousez-en le col et posez la cape sur vos hanches. Au moyen de quelques coups de ciseaux, échancrez légèrement jusqu’à ce que le contour de la cape épouse le tour de votre ceinture. Votre jupe est ainsi esquissée avec fermeture par-derrière. Au bas de la cape, il devra bien rester une tombée de 50 centimètres. Vous y trouverez assez facilement, le corsage de base assorti à la jupe. Les empiècements et les manches du corsage pourront être faits en tissu écossais, à récupérer dans ces jupes à larges damiers que nous portâmes en grand nombre il y a deux ans. Vous serez surprise du résultat très élégant et très au goût du jour. »

La cousette s’exécute.

Arrive le moment de l’essayage, comme dans les salons des couturiers parisiens, sauf qu’ici l’espace est plutôt réduit et fort peu luxueux ! Une fois la robe enfilée avec précaution, comme par magie, la jeune mère de famille se métamorphose : une grande dame s’il en est... Quelle allure ! À faire pâlir d’envie la princesse belge et toutes les clientes acariâtres qui houspillaient Troussepette avant-guerre… Manon, elle-même, n’en revient pas, stupéfaite d’obtenir une coupe et un tombé si… couture et ceci en partant d’un vêtement insignifiant, oublié dans un placard. Une retouche ici et là par acquit de conscience et la robe sera prête. Non, pas encore. Comme les détails font la perfection, la cousette adjoint au modèle une note de raffinement supplémentaire : elle le complète d’une guimpe, d’un col et de poignets confectionnés dans un tulle plissé pris dans une chemise défraîchie. La voilà satisfaite !

Avant de se lancer, elle a bien hésité avec une version alternative proposée dans l’article : coupée dans une chute de velours noir, une ceinture corselet à bretelles compléterait le corsage et, s’il en restait encore, des bandes de velours viendraient rythmer en écho, le bas de la jupe. Mais un tel modèle aurait fait cérémonie d’enterrement