Les enquêtes d’Emerenz et Hansel - Tome 2 - Sylvie Rochowiak - E-Book

Les enquêtes d’Emerenz et Hansel - Tome 2 E-Book

Sylvie Rochowiak

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Beschreibung

La mystérieuse dame blanche est entourée de phénomènes surnaturels. Son apparition, annonciatrice de mort pour les membres de la famille Habsbourg, ajoute une aura sinistre à son histoire. Elle se retrouve au cœur d’une intrigue particulière qu’Hansel et Emerenz doivent démêler pour contrer les sombres desseins de l’assassin de la petite Alma.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Sylvie Rochowiak, spécialiste de la vie de l’impératrice Élisabeth, a voulu allier sa passion des romans policiers historiques à celle qu’elle éprouve pour l’époque de la célèbre souveraine. Elle présente, au travers de ces lignes saupoudrées de suspens et de mystère, l’histoire telle qu’elle l’imagine.

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Sylvie Rochowiak

Les enquêtes

d’Emerenz et Hansel

Tome II

Alma et la dame blanche des Habsbourg

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Rochowiak

ISBN : 979-10-422-3102-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon étoile là-haut

qui aimait tant cette belle Bavière qui m’inspire…

Chapitre I

Le somptueux poêle en céramique diffusait une douce chaleur dans le salon-bibliothèque du domaine von Absdorf. Au travers des portes vitrées, on pouvait admirer le parc dans sa blancheur immaculée. De gros flocons tombaient, silencieux, lourds, épais, offrant un luxueux écrin ouateux à la belle bâtisse claire qui y était plantée. Vu de la route, ce camaïeu mettait en évidence les ardoises grises des tourelles et, entre celles-ci, la grande toiture de tuiles rouges disposées en chapeau de gendarme. L’ensemble était élégant et harmonieux.

Le baron Johannes von Absdorf, botté, emmitouflé dans une cape de lainage vert, entra dans la pièce et se dirigea prestement vers ce poêle gigantesque, véritable œuvre d’art. Jetant sa cape sur un fauteuil, il s’installa sur l’assise de faïence afin de se remettre de la cavalcade qu’il venait de faire à travers son domaine. Le froid intense du dehors avait accentué le rouge de ses pommettes et faisait ressortir le bleu pétillant de son regard. Cet hiver était particulièrement rude en Basse-Bavière. Il se demandait s’il n’allait pas devoir faire venir un peu de main-d’œuvre pour soutenir les ouvriers qu’il était habitué à employer pour l’entretien de ses terres et dépendances. Il aimait lui-même se mêler à ses équipes et retrouver la simplicité et l’authenticité de la vie qu’il avait connues avant que le destin ne se soit chargé, par un fabuleux coup du sort, de le transformer en châtelain et de lui faire mener une existence d’aristocrate. Cependant, il se sentait bien plus à l’aise parmi les personnes de sa véritable condition. Cette ascension lui permettait surtout d’en faire profiter ses semblables, ceux qu’il n’oubliait pas, ceux qui étaient de sa trempe, de sa famille…

Cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus allé à Passau pour rendre visite à Obermaier. Ce dernier continuait de diriger le « Donau-Zeitung » d’une main de fer. Rien n’avait vraiment changé au journal en dehors de son poste qui était désormais occupé par un certain Félix. Il l’avait d’ailleurs brièvement croisé lors de la dernière entrevue qu’il avait eue avec son ancien chef. Cette évocation lui donna l’envie soudaine d’organiser au plus vite une petite expédition dans sa belle ville natale. Peut-être Obermaier aurait-il quelques personnes à lui recommander pour venir travailler sur ses terres ? Et puis son métier de journaliste lui manquait : l’odeur de l’encre, le bruit des machines, les rencontres, le bruissement du papier et par-dessus tout son bon vieux bureau… celui-là même où Emerenz était venue le retrouver un soir de septembre pour lui faire part d’une erreur qu’il avait commise. Il s’agissait d’une photo qu’il avait publiée pour commémorer le premier anniversaire de la mort de l’impératrice Elisabeth d’Autriche. Elle les avait subitement plongés au cœur d’une folle intrigue. Cette bévue avait eu toutefois une heureuse conséquence : celle de conduire à son anoblissement et c’était encore grâce à elle qu’il avait pu vivre des heures palpitantes auprès de celle qu’il aimait depuis longtemps sans oser le lui avouer… Enfin suite à cet enchaînement, Emerenz était aujourd’hui, à ses côtés, baronne von Absdorf… Une bouffée de nostalgie l’envahit… Oui, il lui fallait retourner dans la cité des trois fleuves, admirer quelques bateaux glisser lentement sur le Danube, écouter les cloches de la cathédrale et parcourir les ruelles pavées… Emerenz aurait peut-être envie de l’y accompagner ? Sa dernière visite à l’hôtel Wilder Mann remontait à quelques mois. Elle avait espéré convaincre son amie Victoria de donner son congé pour venir s’installer avec eux au château. Mais cette dernière avait décliné, bien trop attachée à l’établissement auquel elle avait consacré une grande partie de son existence. Emerenz semblait avoir compris et accepté sa décision. Cependant, tel qu’il connaissait l’opiniâtreté de sa femme, Hansel restait convaincu qu’elle n’avait pas encore dit son dernier mot et n’avait pas abandonné cette idée.

La porte du salon s’ouvrit dans un grincement qui l’extirpa de ses réflexions.

— Mon cher Papa ! Tu es ici !

Une jeune fille d’une douzaine d’années se précipita vers le poêle et embrassa Hansel en encerclant son cou de ses longs bras frêles. Ses longs cheveux blonds, bouclés, s’étalèrent sur la poitrine de ce dernier, lui formant une cape d’une tout autre nature que celle qu’il avait jetée quelques minutes auparavant sur le fauteuil.

— Hé Demoiselle ! Comment s’est passé cet après-midi ? As-tu bien travaillé ?

— C’est que…

— Que vous vous demandiez, Mademoiselle, l’interrompit Hansel, si votre cher père ne vous aiderait pas à nouveau à rédiger le texte demandé par votre précepteur… et… cette fois… je vous le dis fermement…

Sans le laisser terminer sa phrase, l’enfant, ayant compris qu’elle allait devoir se mettre seule à la tâche, s’empressa de répondre malicieusement :

— Oh merci ! Merci ! Et encore merci de bien vouloir m’aider ! Je t’aiderai en contrepartie à bouchonner ton cheval !

— Mademoiselle Féli ! Je vous somme de retourner à toute vitesse dans votre chambre et de vous mettre au travail, ajouta-t-il avec un air faussement sévère et le doigt pointé vers la porte du salon.

Hansel ne savait pas souvent résister aux demandes de Félicia et cette dernière le savait parfaitement. Elle en usait constamment et, la plupart du temps, elle arrivait à ses fins avec son père adoptif. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre toute l’indulgence et la compréhension qu’il lui manifesterait toujours et en presque toutes circonstances. L’instinct qu’ont les enfants déjà très éprouvés par la vie était particulièrement développé chez la jeune fille. Celui-ci lui permettait de détecter très rapidement si elle était sur le point d’obtenir ou non ce qu’elle souhaitait et le cas échéant de se rendre à la raison… Féli, de son surnom, était une enfant charmeuse, facétieuse, mais raisonnable. Elle savait ce qu’elle devait à Emerenz et Hansel. Son caractère était assez semblable à celui de son père adoptif dont elle se sentait proche au point qu’un lien très spécial s’était tissé entre eux. Ses premières années avaient vu défiler une succession de drames, mais la chance était arrivée lorsque son chemin ainsi que ceux de son jeune frère Korbinian et de la toute petite Clara avaient croisé celui d’Emerenz et Johannes von Absdorf.

Après la folle aventure qu’ils avaient vécue, en cherchant à résoudre l’énigme de la photo de l’impératrice Elisabeth et à arrêter la folie meurtrière qui avait jalonné cette toute première enquête, Emi et Hansel s’étaient inquiétés de savoir ce qu’étaient devenus les proches des malheureuses victimes. Ils s’étaient tout particulièrement émus de la situation épouvantable des trois enfants du pauvre cocher assassiné en pleine forêt, alors qu’il les conduisait du château de Possenhoffen vers leur hôtel de Feldafing.

La mort de ce pauvre homme était d’autant plus tragique qu’il était devenu récemment veuf. Ainsi donc Félicia, Korbinian et Clara étaient-ils désormais seuls au monde et avaient dû être placés dans un orphelinat. Cette nouvelle avait véritablement bouleversé Emerenz. Elle dont l’âge et le mariage tardif ne permettaient plus de songer à la maternité avait alors vu dans ces trois pauvres enfants la possibilité pour Hansel et elle de construire une famille tout en donnant amour, tendresse, éducation à ces trois êtres pour lesquels la vie n’avait pas été tendre malgré leur jeune âge. Emerenz avait elle-même connu cette douleur de perdre très jeune sa propre mère, ce qui avait contraint son père à la placer rapidement à l’hôtel Wilder Mann où elle avait commencé à travailler bien qu’à peine à la sortie de l’enfance. Aussi, comprenait-elle tout particulièrement la souffrance que pouvaient ressentir ces trois petits êtres. La question ne s’était donc pas posée très longtemps. Emerenz et Hansel avaient demandé à les adopter. Leur situation, bien que nouvelle, et surtout leurs appuis avaient fait le reste. Tout s’était passé relativement rapidement et sans la moindre difficulté. Quant aux enfants, ils s’étaient également instantanément adaptés à cette nouvelle vie. La petite Clara était d’ailleurs encore très jeune puisqu’à peine âgée de trois ans. Korbinian, le plus secret et effacé, le plus sombre, peut-être le plus affecté par le manque de sa mère avait huit ans et Felicia, l’aînée, dix ans quand ils arrivèrent par un beau jour de printemps 1900 au domaine von Absdorf qui était désormais devenu leur domicile… Cela allait faire deux ans…

Le caractère vif, enjoué et amusant de Félicia l’avait très rapidement attachée à Hansel tandis que les deux plus jeunes, ayant encore à ces âges besoin de l’image maternelle, s’étaient davantage tournés vers Emi. Par ailleurs, Féli ne leur avait pas vraiment laissé le choix, mais ainsi les équilibres avaient-ils été trouvés et tout le monde semblait heureux et épanoui.

Dans un premier temps, Emerenz et Hansel avaient longtemps débattu autour de la question de savoir si leurs enfants adoptifs devaient les appeler « Papa » et « Maman » et à vrai dire, ils ne trouvaient pas vraiment de réponse satisfaisante à cette interrogation. Il avait été toutefois plus aisé d’opter pour cette solution tout en perpétuant le souvenir de leurs véritables parents dans le plus grand respect. Tout se passait au mieux… Un équilibre avait été trouvé pour que ces trois orphelins puissent grandir dans un foyer aimant tout en n’oubliant pas ceux qui leur avaient donné la vie.

— Je t’en prie ! J’ai réellement besoin de ton aide !

La jeune fille tentait le tout pour le tout et se voulait aussi persuasive que possible.

— Mademoiselle Félicia, je crois que Madame votre mère ne va pas tarder à rentrer. Je parie gros sur le fait qu’elle se fâche si vos devoirs ne sont pas faits…

— Justement, si tu m’aidais juste un tout petit peu…

Des bruits de pas vifs venus du couloir les interrompirent. La porte du salon s’ouvrit promptement sur une Emerenz encore chapeautée et gantée. Ses joues à elle aussi étaient rosies par le froid.

— Que te disais-je, jeune fille ? Je dois avoir des talents de voyant !

— Dis plutôt que tu as vu Maman arriver en regardant par la fenêtre !

Hansel posa un regard gentiment ironique sur Félicia. Il avait effectivement remarqué la voiture remonter l’allée et s’arrêter devant le perron du château. En entendant ces mots, Emerenz s’arrêta net sur le seuil.

— J’ai comme l’impression qu’on parle de moi ici ! dit-elle d’un ton amusé tout en retirant ses gants.

— Félicia me faisait part de son intention d’aller rédiger son devoir de littérature et je lui disais que cela te ferait le plus grand plaisir de la savoir à la tâche lorsque tu rentrerais…

— Je vois… releva Emi sur un ton mi-ironique mi-amusé. En ce cas, Demoiselle, dépêche-toi donc d’y aller afin que ton travail soit achevé avant le dîner !

Félicia sortit d’un pas un peu traînant, non sans avoir, avant de sortir, embrassé sa mère et adressé une moue marquant sa contrariété à son père. Une fois l’enfant sortie, Emerenz vint se blottir contre son mari qui lui avait ouvert grand les bras.

— Qu’il est bon de se réchauffer contre toi ! Mon visage est tout engourdi par le froid et j’ai peine à articuler.

Après avoir ôté sa jolie toque de fourrure, elle avait posé son visage contre la poitrine de son mari, l’enserrant et se blottissant contre lui.

— Alors, belle dame, es-tu contente de cette visite ? As-tu trouvé cette bonne vieille Antonia en forme et toujours aussi pétulante ?

Antonia von Liebig était, après l’aventure d’Ischl, devenue l’une des plus proches amies du couple. Baronne très rustique, détestant les mondanités, elle avait contribué, plus ou moins malgré elle, et au péril de sa propre vie, à la résolution de la toute première enquête du couple. C’était d’ailleurs lors de cette même enquête que s’était scellé le destin d’Emerenz et Hansel.

— Oh oui, c’était vraiment bon de la revoir ! Elle ne change pas du tout. Fort heureusement ! Toujours aussi fantaisiste et rebelle. Je me sens tellement à l’aise en sa compagnie. Elle est si amusante ! Figure-toi qu’elle se passionne maintenant pour le spiritisme !

Hansel se figea dans une mine interrogatrice, le sourcil relevé, l’air dubitatif, ce qui provoqua un éclat de rire chez sa femme.

— Antonia, si rationnelle et terre à terre ? Spirite ? Vraiment ?

— Spirite… Je n’irais pas jusqu’à prétendre cela, mais elle se passionne, comme beaucoup de monde depuis quelques années, pour les phénomènes paranormaux et la communication avec les défunts. C’est bien plus courant que tu ne penses dans les milieux mondains, sais-tu, mon chéri !

Dans ses propos, Emerenz continuait à se dissocier du milieu aristocratique auquel elle appartenait pourtant désormais. Au plus profond d’elle-même, elle restait la jeune bavaroise simple, issue d’un milieu rural et ayant été au service d’une noblesse qui descendait à l’hôtel Wilder Mann où elle exerçait à Passau. Cela n’échappait pas à Hansel qui, au demeurant, avait adopté la même attitude que son épouse.

— Milieux mondains dont Madame ici présente fait partie ! la taquina-t-il.

— Oh si peu ! Il faudrait pour cela que nous donnions bals et soirées, mais cela ne me tente guère plus que toi et puis qui viendrait dans cette campagne pour danser la valse ? À moins d’organiser des parties de chasse… ce que nous ne souhaitons nullement ! répondit-elle en lui adressant un petit clin d’œil amusé.

— Tu as raison ! Nous pourrions nous adonner au spiritisme les longues soirées d’hiver, au milieu des bois ! Cela pourrait fortement impressionner comtes, duchesses et princesses de Munich ! Mais, dis-moi, Antonia a-t-elle juste évoqué cette nouvelle marotte ou t’a-t-elle fait profiter d’une séance ? demanda-t-il en imitant un fantôme dans un geste théâtral.

— Tu es bien sot de te moquer ainsi ! Moi, je me sens au contraire piquée par la curiosité et cela justement parce qu’Antonia est habituellement très logique, rationnelle avec la tête bien vissée aux épaules !

En disant ces mots, elle venait de se laisser tomber dans un fauteuil, encore parée de son chaud mantelet bordé de renard, et elle serrait, l’air pensif, un coussin attrapé au passage. Sa longue jupe de velours bleu canard ondulait en offrant des reflets qui se mariaient merveilleusement aux couleurs du tapis. Hansel l’observa quelques instants dans cette pose, sans mot dire, se disant que sa femme pourrait faire l’objet d’un superbe tableau tel qu’il la voyait là. Il se sentait heureux.

— Je suis tout aussi curieux que toi et je voudrais bien que tu m’en dises davantage à ce sujet !

Emerenz resta plongée quelques secondes dans ses pensées avant de relever la tête et de poursuivre.

— Après l’enlèvement qui a failli lui coûter la vie, Antonia dit être passée par des moments difficiles psychologiquement. Elle a vécu une période assez trouble. Elle s’est sentie particulièrement attirée par tout ce qui pouvait avoir trait à la mort. Les événements dramatiques que nous avons traversés l’ont laissée très marquée. Je ne t’en avais jamais vraiment parlé, mais j’avais noté lors de nos rencontres cette perpétuelle évocation de la mort, des défunts, mais elle ne m’avait jamais encore confié cette attirance pour le spiritisme et les sciences occultes.

— Mais comment cette attirance se manifeste-t-elle donc, ma Chérie ? Pardonne-moi. Je ne me moque vraiment pas. Je suis juste intrigué par ce que tu me rapportes. Tu sais bien que j’aime toujours autant te provoquer un peu…

Son ton narquois avait disparu pour faire place à une attitude plus sérieuse. Il semblait réellement intéressé et touché aussi, car il aimait beaucoup Antonia et se sentait un peu affecté par ce qu’évoquait sa femme. Il avait du mal à se représenter leur amie fragilisée et traversant des moments de découragement ou de peine. Elle semblait si solide, si inébranlable qu’il avait l’impression qu’Emi lui parlait d’une autre personne. Aurait-elle eu besoin d’une aide qu’ils n’avaient pas su lui apporter ?

— Elle fait partie de cercles de spirites et organise d’ailleurs elle-même des rencontres chez elle. Elle est persuadée que son défunt mari cherche à communiquer avec elle et croit avoir détecté des manifestations surnaturelles dans sa propre demeure avant même de s’être rapprochée de ces milieux. L’aventure d’Ischl l’a vraiment bouleversée et elle s’est de plus en plus fréquemment adonnée à cette pratique.

— Des manifestations surnaturelles ? De quel genre ?

— Elle ressent une présence… Enfin… des présences ! Lorsque son mari est mort, assez brutalement d’ailleurs, d’un arrêt du cœur, elle m’a avoué avoir combattu cette impression permanente qu’il habitait encore la maison par son esprit. Elle, justement si rationnelle, refusait de prêter foi à toute histoire de fantômes. Elle mettait donc toutes ces sensations étranges sur le compte de sa propre nervosité ou du deuil qu’elle n’arrivait pas à faire. Enfin, elle voulait croire que son imagination lui jouait de vilains tours.

— T’a-t-elle donné des exemples précis ?

— Oui, elle dit notamment l’avoir vu passer furtivement derrière elle, alors qu’elle était occupée à sa toilette et se regardait dans le miroir. Ou encore, elle a eu la sensation de l’entendre jouer du piano la nuit. Elle y a vu des signes et petit à petit s’est rapprochée de groupes cherchant à communiquer avec les morts.

— Cela me surprend vraiment d’elle ! C’est tout à fait étonnant ! Mais tu parles de présences… Il ne s’agirait pas uniquement de son mari ?

— Non, en effet… mais elle n’a pas voulu m’en dire davantage. Et c’est bien la raison pour laquelle je te disais que l’aventure que nous avons vécue ensemble a dû profondément la marquer. J’ai l’impression qu’elle a cherché à entrer en communication avec…

— Je vois ce que tu veux dire… Elle reste logiquement très affectée par ce drame qui, au fond, est encore très récent… Ma chérie, je ne souhaite pas que cela te fasse peur et te rappelle des choses douloureuses.

— Non Hansi ! Je suis au contraire très intriguée. Elle m’a proposé de participer à une de ces séances prochainement et même de l’accompagner à un congrès qui devrait avoir lieu à Genève d’ici quelques jours… ou semaines tout au plus…

— Allons bon, Emi ! Tu ne comptes tout de même pas te laisser influencer par ces histoires à dormir debout ? Que comptes-tu apprendre en te penchant sur de telles fadaises ?

— Je crois que nos aventures me manquent un peu… Antonia a piqué ma curiosité. Voilà tout !

— Mais Madame… Dois-je vous rappeler que trois jeunes enfants vous font vivre chaque jour de belles aventures ? rétorqua-t-il avec un nouveau clin d’œil.

— Justement, à ce sujet… J’ai eu comme l’impression en pénétrant dans ce salon que Mademoiselle Félicia tentait une fois de plus de t’attendrir en sollicitant tes talents littéraires pour son devoir… Est-ce que je me trompe, mon Hansel ?

Tout en parlant, elle s’était levée, approchée de son mari et avait enlacé ses bras autour de son cou en plongeant ses yeux bleus dans les siens. Elle lui souriait maintenant d’un air amusé. Elle savait qu’il avait toujours beaucoup de mal à être ferme avec leur fille aînée.

— On ne peut rien te cacher, ma belle ! Mais rassure-toi, comme tu l’as vu, elle a fini par entendre raison… Et tu sais bien qu’au final, je ne m’y laisse jamais prendre…

— Jamais… ? Jamais, jamais ? demanda Emi en faisant mine de le pincer avec une moue faussement sévère.

— Bon d’accord… Presque jamais ! Je l’avoue… mais il est difficile de toujours résister à un caractère aussi impétueux et tenace. Pour un peu, on croirait que vous l’avez mise au monde, Madame !

Elle éclata de rire et l’embrassa tendrement sur la joue.

— Et elle a l’art, tout comme toi, de changer de sujet ! Il faudra que tu me dises ce que tu comptes faire de ces invitations de notre bonne vieille Antonia… ajouta-t-il avec un large sourire… Ainsi donc, le goût de l’aventure et du mystère te reprend ? Mais faut-il réellement céder à l’appel des fantômes ?

— Je ne sais pas Hansi… Je suis particulièrement piquée par la curiosité et oui, je t’avoue que j’aimerais vraiment beaucoup voir une de ces séances… Mais de là à partir pour Genève… Je n’en suis pas là !

— Me voici rassuré ! Bien que vous connaissant, Madame, je suis persuadé qu’une petite séance bien menée ne vous suffira pas et vous poussera à vouloir en découvrir davantage sur ce sujet… Mais… admettons ! Pour ma part, je songeais tout à l’heure à te proposer une visite à Passau. J’aimerais aller rendre visite à Obermaier et tu pourrais peut-être de ton côté aller faire quelques achats et aller saluer tes amis du Wilder Mann ! Qu’en penses-tu ?

— Oui, bien volontiers ! Nous pouvons en reparler durant le dîner et nous mettre d’accord sur une date. Je crois qu’il ne va pas tarder à être servi et ensuite, j’aimerais m’occuper du coucher des enfants et surtout lire le devoir de notre Félicia.

Par les larges fenêtres, on pouvait voir de gros flocons qui continuaient de tomber en tourbillonnant. Les branches des arbres centenaires du parc commençaient à plier sous le poids de cette lourde neige qui était arrivée depuis quelques jours. Cette « danse » organisée par la Nature rappelait à Emerenz les bals et leurs valses joyeuses auxquels ils étaient désormais régulièrement invités à participer.

— Je pense qu’Anja a dû nous préparer un bouillon bien revigorant si je me fie à mes narines ! Les effluves parviennent jusqu’à nous et me creusent un peu plus l’appétit. Y allons-nous, ma chérie ? Je meurs de faim !

Ils quittèrent la pièce pour rejoindre la salle à manger où les enfants étaient déjà installés par les bons soins d’Anja…

***

Un cri strident et déchirant emplit soudain la pièce, venant rompre le silence absolu qui y régnait et faisant sursauter l’ensemble des personnes qui y étaient réunies. L’effroi et la stupéfaction se lisaient sur les visages des personnes en présence. L’espace d’une seconde, ce silence s’était alourdi avant que la jeune femme qui avait poussé ce hurlement de terreur ne s’écrie :

— Elle est parmi nous ! Oh non ! J’ai tant de peine ! Ce n’est pas normal ! C’est injuste !

Elle s’agitait frénétiquement sur sa chaise, se tenant les tempes, grimaçant, les yeux presque révulsés. Le reste de l’assistance semblait pétrifié. Antonia voulut se lever pour porter secours à Xenia Dorbdjev, mais la main de son voisin se posa fermement sur son avant-bras pour lui faire comprendre de ne surtout pas bouger.

— Restez assise, Madame von Liebig, lui chuchota le docteur Schermann en serrant les dents. Ne bougez surtout pas et ne dites rien !

— Mais… elle est au bord du malaise, docteur !

— Non, madame von Liebig. Je vous en prie ! Taisez-vous et laissez-la. Cette forme de manifestation peut avoir lieu avec certains esprits. Il ne faut surtout pas réagir ! ajouta-t-il d’un ton nerveux en se penchant vers son oreille afin de ne pas perturber davantage la séance.

Antonia se plia, à contrecœur, à la volonté de son voisin. En tant qu’éminent psychiatre très réputé en Suisse, sa patrie d’origine, elle espérait grandement qu’Ernst Schermann savait ce qu’il faisait en la dissuadant ainsi d’intervenir. Elle avait d’ailleurs appris par son hôte, Lavinia von Breitenberg, qu’il était non seulement très reconnu comme praticien, mais aussi comme spécialiste des sciences occultes. En outre, cette dernière lui avait raconté juste avant la séance qu’il était un disciple de Sigmund Freud dont il pratiquait les théories et dont il était proche par ailleurs. Elle n’osa donc pas insister. La jeune Xenia, avec laquelle il était venu, semblait d’ailleurs s’apaiser. Les yeux fermés, les mains à nouveau posées sur la table ronde autour de laquelle le groupe de huit personnes s’était installé, elle semblait paralysée, ses grands yeux bleus fixant le plafond, son visage ne marquant pas la moindre émotion.

Antonia fit du regard le tour de la petite assemblée afin de scruter les réactions des uns et des autres. Lavinia, qui avait tenu à organiser cette séance en sa demeure, semblait exsangue dans ses vêtements de deuil. Ses yeux, rivés sur la jeune spirite, s’étaient embués de larmes. Elle retenait son souffle, la fixant intensément, attendant une réaction, un geste, une parole. À sa droite, son mari, Karl von Breitenberg semblait prêt à bondir de sa chaise, la mâchoire serrée, le regard fixant le plafond. On ne savait définir ce que son visage exprimait exactement. Antonia y lisait autant l’incrédulité qu’une colère sourde et contenue. À moins que cet agacement affiché ne soit la marque d’un désespoir profond ? Sa femme venait de poser sa main sur la sienne comme pour l’apaiser. Sans le regarder, elle avait senti sa nervosité et tentait ainsi de le calmer. Probablement avait-elle dû insister pour le voir participer à cette réunion à laquelle il était venu par force et sans aucune conviction. À sa gauche, Cosima von Falkenberg, son amie la plus intime, avait l’air d’avoir été posée là. Son visage était inexpressif, comme absent. À l’exception de la couleur de ses cheveux, blonds et très clairs, alors que ceux de Lavinia étaient plus mordorés, tirant sur le roux, les deux amies se ressemblaient comme deux sœurs. Antonia se demandait si Cosima avait seulement même entendu les cris de la pauvre jeune fille tant elle était figée, sans la moindre réaction. Restait un certain Ignacio Montealti dont elle ne savait rien encore. Tout juste remarquait-elle l’excentricité du personnage qui ne pouvait passer inaperçu avec son fort accent italien, ses longues et fines moustaches lissées et son costume un peu trop coloré. Elle imagina une sorte de vieil aventurier qui dépareillait au milieu de cette assemblée très chic et surtout, pour la plupart, très noble. Une chose était certaine, la discrétion ne devait pas être la première de ses qualités. Bien qu’en cet instant, il ne manifestait à peine qu’un petit sourire narquois devant la scène qui était en train de se dérouler. Terminant son tour de table, son regard croisa celui de Gabriella Dietenbach, une femme rondelette, d’une bonne cinquantaine d’années. Elle plissa les yeux dans un petit sourire qui se voulait rassurant. En tant que chaperon de Xenia, elle l’accompagnait dans ses voyages avec le docteur Schermann. Elle devait être habituée à ce genre de scène et se voulait sereine. Son attitude ne révélait pas le moindre signe de nervosité. Antonia pensa que cette attitude, tout comme celle de Schermann, plaidait en faveur du sérieux de ce trio. Ils ne manifestaient ni l’un ni l’autre la volonté de théâtraliser l’instant ou de verser dans le sensationnel pour impressionner l’auditoire. Mais peut-être n’était-ce qu’une ruse ?

Xenia, qui était restée un moment figée dans cette sorte de paralysie, comme spectatrice d’un songe que nul autre qu’elle ne pouvait voir, commençait à sortir de sa torpeur et se mit à balbutier.

— Elle… elle est là… Elle me dit que plusieurs fois la dame se promenait dans les jardins et l’avait saluée…

— À qui parlez-vous donc, Xenia ? s’écria Lavinia, tremblante.

La tension était soudainement montée dans la pièce dont les lourds rideaux de velours étaient tirés. Les bougies qui avaient été allumées un peu partout faisaient danser des ombres sur les visages, certains inquiets, d’autres clairement effrayés ou, pour ce qui était de Montealti, amusés. Xenia ne bougeait plus et semblait replonger dans sa torpeur.

— Je vous en prie, Xenia ! Poursuivez ! La pressa-t-elle en se redressant, frappant ses deux poings sur la table, exaspérée.

On sentait Lavinia à bout de nerfs. Karl, le visage toujours aussi crispé, exerça une pression sur le bras de sa femme pour la forcer à se rasseoir, sans même la regarder.

— Elle jouait dans les jardins et la dame vêtue de blanc venait la saluer, précisa la jeune spirite.

Un frisson parcourut Antonia. Elle avait peur de comprendre… Le silence s’était alourdi. À peine pouvait-on deviner que Lavinia pleurait doucement, pendue aux lèvres de Xenia pour avoir la confirmation de ce qu’elle semblait avoir saisi…

— C’est Alma… Alma me parle… La dame venait la voir vêtue de blanc, mais elle portait des gants noirs…

À ces mots, Lavinia poussa un hurlement et s’évanouit. Cosima se précipita pour la retenir alors que Karl s’était levé, tremblant de fureur.

— Cessez cette mascarade ! Comment osez-vous ? Comment pouvez-vous avoir cette cruauté de jouer avec le deuil insupportable qui nous accable ? Alma était notre fille !

***

10 septembre 1898 – 4 années auparavant

En cette douce journée ensoleillée d’automne, Lavinia von Breitenberg venait de terminer l’essayage de la robe qu’elle se faisait confectionner pour le prochain bal auquel elle était conviée avec son époux, Karl. Elle était satisfaite du rendu moiré du tissu et, de plus, sa couturière avait particulièrement su mettre en valeur sa taille fine et son buste. La coupe était parfaite. Elle imaginait la jalousie qu’elle exercerait peut-être sur Cosima, sa meilleure amie, et cela l’amusait un peu. Elles avaient cette habitude de rivaliser d’élégance pour les soirées et sorties. Elles se ressemblaient un peu et leurs mensurations pouvaient faire pâlir d’envie beaucoup de ces dames de la noblesse munichoise autour desquelles gravitaient leurs existences respectives. Il arrivait qu’on les confonde de loin, leurs allures étant assez similaires. Cosima était cependant plus blonde alors que la chevelure bouclée de Lavinia tirait sur le roux.

On était en début d’après-midi. La petite Alma, sa cadette âgée de cinq ans, jouait sagement avec ses poupées dans le parc de leur grande demeure située dans les beaux quartiers de la capitale bavaroise. Elle décida de laisser la petite encore profiter du soleil et de se rendre dans la salle d’étude pour vérifier le travail de ses deux aînés. Madame Tegelmann, la gouvernante, devait de toute façon se charger de lui donner le goûter et de la faire rentrer dès que la fraîcheur du soir tomberait. Le précepteur des deux autres enfants était parti depuis environ deux heures et comme chaque jour, il leur avait laissé quelques devoirs à réaliser pour le lendemain. Lavinia accordait une grande importance au fait de prendre part aux apprentissages de ces derniers et de faire une relecture de leurs travaux quotidiens. Elle était une mère très aimante et protectrice, bien plus proche de ses enfants que la plupart des femmes de son milieu plus occupées à tenir des salons et courir les mondanités. Elle se réjouissait certes d’un bal ou d’une soirée de temps à autre ainsi que de moments passés en compagnie de Cosima, cependant sa famille primait sur tout le reste. Mathilda, l’aînée, âgée de douze ans et Otto, dix ans, étaient en pleine lecture lorsqu’elle pénétra dans la pièce.

— Me voici disponible pour vous, les enfants ! Avez-vous terminé vos devoirs ? Madame Tegelmann va bientôt préparer le goûter. Dépêchons-nous donc de regarder tout cela afin que vous puissiez encore profiter du parc avant que le soleil disparaisse.

Mathilda et Otto étaient en train de lire, toujours installés à leurs pupitres. Par la fenêtre ouverte, on pouvait voir les rayons du soleil jouer dans les branches des grands arbres qui bordaient le parc. On n’entendait rien d’autre que le ruissellement de la fontaine, le bruit des pas de Lavinia sur le parquet qui craquait et le bruissement de sa jupe alors qu’elle s’avançait vers eux.

— Otto, commençons-nous avec toi tandis que Mathilda poursuit un peu sa lecture ? Ainsi, tu pourras plus vite rejoindre ta petite sœur dans le jardin.

Lavinia savait que Mathilda aimait particulièrement la lecture et que cela ne la dérangerait pas. Otto se réjouirait davantage d’avoir un peu de temps pour s’amuser avec Alma dont il était particulièrement proche. Elle s’installa près de lui et se mit à lire attentivement son cahier alors qu’il la regardait d’un air inquiet. Elle n’était pourtant pas particulièrement dure avec eux, mais Otto avait un caractère perfectionniste et était très exigeant avec lui-même. Une quinzaine de minutes s’étaient écoulées lorsqu’un hurlement déchirant parvint par la fenêtre accompagné d’un fracas de verre et de vaisselle brisés.

Le temps s’arrêta l’espace d’une seconde durant laquelle les yeux de Lavinia croisèrent ceux effrayés de ses deux enfants. Ils se précipitèrent à la fenêtre, mais les feuillages les empêchaient de voir ce qui s’était produit à l’extérieur. Madame Tegelmann continuait de crier et elle s’était mise à sangloter. Terrifiée autant que paniquée, la jeune femme s’était mise à courir vers la porte puis avait longé le couloir qui menait aux escaliers qu’elle avait dévalés. Sa gorge était serrée par un terrible pressentiment. Elle avait peur pour sa fille. S’était-elle blessée ? Arrivée sur la terrasse, elle ne vit, au fond du parc, qu’une partie de la silhouette de la gouvernante qui lui tournait le dos, immobile, les bras ballants. Elle sentait son cœur battre dans ses tempes, ses yeux s’embuaient, elle trébucha et se remit à courir de plus belle dans sa direction. Entendant les pas des deux aînés derrière elle, elle stoppa et leur ordonna de rester sur place… puis elle se mit lentement à avancer, craignant ce qu’elle allait découvrir. Madame Tegelmann s’était retournée, et la fixait, hagarde, tremblante. Des larmes coulaient sans bruit désormais sur ses joues, elle fit « non » de la tête toujours en la fixant… Avant même d’avoir vu la scène, Lavinia avait compris qu’il était arrivé malheur à Alma et se remit à courir en pleurant dans de déchirants cris. Lorsqu’elle fut arrivée près de son enfant, elle tomba à genoux en criant de douleur tandis que Madame Tegelmann, reprenant un peu ses esprits, s’était jetée sur les deux aînés et les entraînait vers la demeure pour les empêcher de voir la terrible scène.

La petite Alma était assise dans le petit chariot de bois où elle avait l’habitude d’installer ses poupées pour les promener. Elle y était installée dans la même position que ces dernières, droite et bien assise, serrant sa préférée d’entre elles dans les bras, les yeux fixes, grands ouverts… Mais ils étaient éteints, ne montrant plus de signe de vie…

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Emerenz venait de s’occuper du coucher de Clara et Korbinian et se dirigeait vers la chambre de Félicia pour lire son devoir avant de lui souhaiter bonne nuit lorsqu’elle vit Anja marcher prestement vers elle.

— Madame est demandée au téléphone.

— Qui peut bien vouloir me parler maintenant ? Le savez-vous, Anja ?

— C’est Madame von Liebig. Elle dit avoir besoin de vous parler de toute urgence.

— C’est entendu. Demandez-lui de patienter un instant. Je vais souhaiter bonne nuit à Felicia et tant pis pour le devoir !

La toute jeune fille se réjouit de ne pas devoir interrompre son moment de lecture quotidienne pour se soumettre à la critique de sa mère adoptive. Elle marqua son contentement en la serrant et l’embrassant si fort qu’Emi dut se dégager un peu.

— Doucement princesse ! Voudrais-tu m’étouffer par hasard pour que je ne puisse plus jamais avoir à lire tes devoirs ?

L’enfant éclata de rire. On sentait chez elle un besoin de contact et de tendresse qui devait cruellement lui manquer depuis la disparition de sa mère et la mort violente et soudaine de son père. Cette enfant restait choquée et marquait cet état par un débordement permanent d’affection et une grande demande d’attention que ce soit avec Hansel comme avec Emerenz. Elle pouvait cependant parfois devenir sombre et se murait dans sa solitude, recluse dans sa chambre avec ses livres. Hansel et Emerenz comprenaient et respectaient ces moments. Ils prenaient Félicia comme elle était avec ses moments d’enthousiasme, ses débordements et ses peines.

— Bonne nuit, ma princesse Félicia. Je dois aller répondre à Antonia. Je ne veux pas la faire trop attendre…

Dès leur arrivée au domaine, Emerenz, fascinée par cet outil fantastique qu’était le téléphone, avait voulu le faire installer. C’était à Vienne, lors de leur première enquête, qu’il lui avait été donné de l’utiliser pour la première fois dans les locaux d’un journal où Hansel avait un collègue et ami. Cette expérience l’avait convaincue de la magie et surtout de l’utilité de ce nouveau moyen de communication. C’était à peu près la seule exigence qu’elle avait manifestée en s’installant dans leur nouvelle demeure. C’était aussi sans doute le seul luxe qui manquait à ce ravissant endroit.

Descendant le grand escalier du hall, elle se demanda ce que son amie pouvait bien avoir à lui dire de si urgent. Elles venaient juste de se voir dans la journée. Aurait-elle oublié quelque chose chez elle lors de sa visite ? Tout en réfléchissant à la question, elle se dirigea vers le guéridon où l’appareil trônait.

— Bonsoir, Antonia. Désolée de vous avoir fait attendre. Je m’occupais des enfants à l’étage. Que se passe-t-il ?

— Ma chère ! Je suis désolée de vous déranger à une heure si tardive, mais juste après votre visite, comme je vous l’avais dit, j’étais conviée chez les von Breitenberg grâce à la baronne Cosima von Falkenberg, une de mes connaissances, grande amie et voisine de Lavinia von Breitenberg. Il s’y passait une séance de spiritisme. Comme j’aurais voulu que vous soyez présente !

Emi était un peu déconcertée, se demandant où Antonia voulait en venir. Elle se rendait compte que cette « marotte », comme l’avait nommée son mari, commençait à prendre grande place dans la vie de leur amie. Fallait-il s’en inquiéter ? Antonia allait-elle vraiment aussi bien qu’elle le pensait ? Elle la sentait très nerveuse et excitée.

— Dites-m’en plus, ma chère Antonia ! Je doute que vous m’appeliez juste pour me relater une simple séance ! S’est-il passé quelque chose de grave ?

— Une jeune spirite d’origine russe, mais vivant en Suisse devait mener cette séance. Elle est actuellement en Bavière avec le docteur Schermann, un spécialiste de la question qui l’a prise sous son aile et son chaperon, Madame Dietenbach. C’est justement ce docteur qui organise ce congrès dont je vous ai parlé tout prochainement à Genève.

— Oh oui ! Je vois ! Antonia… Je sens que Johannes n’est pas vraiment enthousiasmé par l’idée que je vous y accompagne. J’ai commencé à aborder le sujet avec lui, mais…

Antonia ne la laissa pas poursuivre, comprenant qu’Emerenz se fourvoyait totalement.

— Chère Emi, permettez-moi de vous arrêter tout de suite. Il ne s’agit pas ce soir d’insister pour que vous veniez avec moi, mais il s’est passé un événement absolument terrible durant cette séance…

— Oh non ! Ne me dites pas qu’il serait arrivé malheur à l’un des participants !

— Pas exactement… Tout au moins pas durant la séance, mais avant celle-ci… Xenia, la médium, a eu contact avec l’âme… Mon Dieu, je n’ose vous le dire tant c’est horrible…

— Antonia, nous avons vécu des événements si terribles que je pense être prête à tout entendre…

— Il s’agissait d’une petite-fille, Emerenz… Une pauvre enfant de cinq ans, Alma von Breitenberg, retrouvée étranglée dans le parc de la résidence familiale des von Breitenberg à Munich…

— Seigneur ! C’est épouvantable ! s’écria Emi.

— Plus épouvantable encore est le fait que ce soit sa propre mère, Lavinia von Breitenberg, qui l’ait quasiment trouvée la première après avoir entendu les hurlements de la gouvernante. Le coupable n’a jamais été démasqué…

— J’ai le sang qui se glace de ce que vous me rapportez, Antonia. Quelle tragédie ! Vous devez être très secouée après avoir passé un tel moment. Je comprends que vous ayez besoin de parler.

— Chère Emerenz, oui, certes… mais il y a des éléments très troublants qui devraient vous faire comprendre davantage pourquoi je vous appelle dès ce soir. Je ne voulais pas vous importuner, mais je suis persuadée que ce que je vais vous relater maintenant vous fera comprendre les raisons de cet appel un peu tardif…

— Vous m’intriguez terriblement Antonia !

— Xenia Dorbdjev, cette jeune médium, rapportait les paroles de la petite Alma. L’enfant lui disait avoir vu une dame vêtue de blanc avec des gants noirs. Xenia a précisément dit La dame venait la voir vêtue de blanc, mais elle portait des gants noirs…

— L’enfant, si l’on en croit cette manifestation surnaturelle de la petite Alma, aurait donc eu plusieurs fois la visite d’une femme avant sa mort ?

— Emerenz, une femme vêtue de blanc et portant des gants noirs ? Cela ne vous rappelle rien ?

— Oh, mais bien sûr ! Je ne pensais pas à une apparition également surnaturelle, mais… oui… cela rappelle la dame blanche ! Celle notamment que l’impératrice Elisabeth avait vue quelques jours avant sa mort !

— En effet, chère amie, c’est là où je voulais en venir… mais ce n’est pas tout… Un autre fait très troublant devrait aussi vous intéresser… La petite Alma est morte, il y a quatre ans, le 10 septembre 1898, le même jour que l’impératrice…

***

Après avoir terminé la conversation avec son amie, Emerenz avait rejoint Hansel au salon. Elle se trouvait dans un grand état d’agitation. Ce qu’elle avait appris l’avait profondément remuée et émue. Elle se sentait bouleversée, tremblante… Une angoisse montait en elle.

En la voyant pénétrer dans la pièce, Hansel en fut immédiatement frappé. Visiblement, sa femme venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. Elle était pâle, son visage exprimait peur et consternation.

— Ma Chérie, tu me sembles totalement perturbée ! Que s’est-il donc passé ? Y a-t-il un problème avec les enfants ?

— Non… Non pas du tout… C’est un appel d’Antonia qui me bouleverse complètement…

Hansel, qui s’était confortablement installé dans un large fauteuil où il avait pour habitude de lire chaque soir après le repas, posa le journal qu’il était en train de consulter sur ses genoux, montrant ainsi à sa femme qu’il était tout disposé à l’écouter.

— Quelle farce nous joue donc encore cette bonne vieille Antonia ? Tu lui manques déjà ? essaya-t-il de plaisanter.

C’était une des choses qui avait le plus séduit Emi en son mari. Il avait ce caractère railleur et une manière de dédramatiser les situations les plus tragiques. Même si elle en montrait parfois un peu d’exaspération, elle aimait en lui ces taquineries et cette manière de toujours prendre les choses du bon côté. Mais, avec ce qu’elle s’apprêtait à lui relater, elle se doutait qu’Hansi ne garderait plus très longtemps ce ton amusé et humoristique.

Elle lui retraça toute la conversation qu’elle venait d’avoir avec la baronne. L’évocation de la mort de cette toute jeune enfant semblait tout autant le chambouler que son épouse. Il avait pâli. Puis il avait pris un air songeur, tirant sur sa cigarette, les yeux rivés sur le parc de leur propre résidence, se mettant sans doute à la place des parents de la pauvre petite Alma.

Durant un instant, le silence se fit lourd dans la pièce. Emerenz avait terminé son récit et en semblait éprouvée tandis qu’Hansel était plongé en pleine réflexion. L’émotion était palpable. C’est lui qui vint rompre cette pause.

— Mais une enquête est-elle toujours en cours ? On ne peut pas laisser un crime aussi odieux, impuni !

— Vraiment, je ne le sais pas. J’étais tellement sidérée de ce que me racontait Antonia que je n’ai pas pensé à lui poser la question. Mais, il serait facile de le savoir en s’adressant au commissaire Fuchs puisque le crime a eu lieu à Munich.

— C’est une très mauvaise idée, Emi. Fuchs risque fort de se froisser et de nous reprocher de nous mêler encore une fois de ce qui ne nous regarde pas !

— Oui, tu as raison… Aloïs aurait peut-être la possibilité de nous donner des informations ! s’exclama-t-elle soudain.

Aloïs était le rédacteur en chef du journal « Le Bavarois » quotidien de Munich. Il les avait assistés et soutenus dans la résolution de l’énigme des assassinats de journalistes, trois années plus tôt.

— Oui, il est probable que « Le Bavarois » ait couvert cette terrible histoire et qu’il puisse nous fournir des informations relatives à l’enquête. Sans aucun doute d’ailleurs de bien meilleure grâce que ne le ferait Fuchs… Surtout si ses investigations se sont révélées être un échec et que le criminel court toujours ! Le commissaire rechignera donc à nous fournir des éléments et il ne le peut d’ailleurs pas !

— Je parie que le comte von Griesbach a également dû entendre parler de ce drame terrible puisqu’il a eu lieu dans cette noblesse munichoise à laquelle il appartient, même s’il déteste la fréquenter. Il est d’ailleurs surprenant qu’Antonia n’en ait elle-même rien su…

— Il n’est pas sûr que Ferdinand von Griesbach soit au courant de quelque chose. Tu le connais. Il déteste les mondanités et vit plutôt reclus… Mais rien n’empêche de lui poser la question cependant.

— Oui, dès demain j’essaierai de le joindre. Pourrais-tu de ton côté demander des informations à Aloïs ?

— Dites-moi, très chère Madame von Absdorf, il semblerait que vous cherchiez à vous jeter tête baissée dans une enquête qui risque, je le crains, de bien trop vous affecter… Il a suffi de ce simple appel d’Antonia et vous voici prête à repartir traquer un criminel ?

— J’avoue que malgré l’effroi que je ressens devant cette histoire, je m’enflamme et nous vois déjà sur cette affaire… répondit-elle en faisant une petite moue d’excuse et en venant poser sa tête sur l’épaule d’Hansel. C’est si triste… ajouta-t-elle.

— C’est en effet très triste. Mais cette date funeste du 10 septembre 1898 n’ajoute-t-elle pas un tantinet de motivation à cette idée de reprendre tes chaussures d’apprentie détective ?

Il la serra par la taille d’un bras tout en caressant ses cheveux de l’autre main. On entendait toute la tendresse et la complicité qui l’unissait à sa femme dans le ton de cette question.

— Te souviens-tu des dangers encourus voici trois ans ? Te souviens-tu avoir frôlé la mort tout comme moi ? Emi, nous sommes depuis responsables de trois enfants… Nous ne pouvons plus nous permettre de vivre de tels dangers même si je comprends la curiosité qui te taraude… et qui me taraude autant que toi d’ailleurs…

Avant d’avoir été anobli pour services rendus aux couronnes d’Autriche et de Bavière, Hansel était journaliste. Il n’avait pas choisi ce métier par hasard, mais bel et bien par passion. Ce que venait de lui exposer sa femme l’intriguait terriblement et lui aussi se sentait émoustillé à l’idée de reprendre des investigations. Toutefois, il se souvenait aussi avoir failli mourir lors de leur première enquête… Tout comme Emerenz d’ailleurs ! Non seulement il ne supporterait pas qu’il arrive malheur à cette femme dont il était éperdument amoureux, mais il avait aussi conscience que Félicia, Korbinian et Clara ne pouvaient redevenir orphelins. C’eût été trop terrible pour ces pauvres enfants que la vie n’avait pas épargnés avant leur adoption.

— Oui… Je ne peux te cacher que la coïncidence doit probablement participer à cet enthousiasme, mais, je veux juste en savoir un peu plus… voilà tout ! Si Fuchs et ses équipes n’ont pas résolu l’affaire, ce n’est sûrement pas à nous de faire leur travail. La prudence est de mise, Hansi… Tu as raison… Je veux juste me renseigner… Juste comme ça…

Son ton se voulait convaincant, mais Hansel restait dubitatif et la considérait avec un léger sourire…

— Oui, oui, Madame…

— Promis ! rétorqua-t-elle, ses grands yeux bleus écarquillés. Et puis… cette histoire de dame blanche aux gants noirs me perturbe également… Cela me rappelle quelque chose que je dois vérifier…

***

Emerenz avait eu beaucoup de mal à trouver le sommeil. Elle avait beau essayer de chasser les images qu’Antonia lui avait décrites de son esprit, elle n’y parvenait pas. Cela provoquait en elle une certaine excitation. Les idées se succédaient à toute vitesse. Son cœur battait à tout rompre. Comment obtenir des informations ? Certes, par le biais de leur ami Aloïs, mais il y avait aussi sans doute d’autres voies à explorer…

Elle tournait et se retournait dans le grand lit où, auprès d’elle, Hansel dormait du sommeil du juste. Un tout léger ronflement, à peine perceptible, rythmait ses pensées désordonnées.

Par la fenêtre, elle voyait danser les branches des grands arbres du parc devant une lune pâle envoyant sa clarté au travers des fenêtres dans la grande chambre. Cela lui conférait une ambiance étrange, inconnue jusqu’alors. Les rideaux n’avaient pas été tirés. Tout à ses préoccupations, elle avait oublié de le faire en se couchant et n’avait ensuite pas voulu réveiller son mari qui s’était très rapidement endormi. Elle avait bien conscience que ce sentiment d’étrangeté émanait de ces histoires de fantômes et de spiritisme. Elle se sentait terriblement attirée par tout ce qu’Antonia lui avait relaté lors de sa visite puis au téléphone. Sa curiosité était maintenant si forte qu’elle réfléchissait aux moyens de convaincre Hansi de la laisser assister à l’une de ces séances. Elle se sentait incapable de partir à Munich voir Antonia en omettant de lui dire qu’elles prendraient part à ce genre d’événement… Cela eût été si facile au fond ! Mais il était hors de question de lui cacher la moindre chose. Elle avait ce besoin de tout lui partager. Y compris les choses les plus insignifiantes… Que dire alors d’une éventuelle communication avec des esprits ! Pourtant, elle savait qu’elle allait devoir sauter le pas et le faire ! Elle y participerait ! Elle trouverait les moyens de le persuader ! Elle s’endormit sur cette conviction qui l’avait un peu apaisée…

***

Le petit-déjeuner à peine terminé, Emerenz s’était empressée de prendre contact avec leurs amis, le comte Ferdinand von Griesbach et Aloïs Angerer. Le vieil aristocrate était malheureusement absent. Son majordome avait toutefois proposé à Emerenz de lui téléphoner à nouveau un peu plus tard dans la journée. Il serait alors revenu des serres où il était en train de soigner ses fleurs tant aimées. Quant à Aloïs, il avait immédiatement répondu à son appel. Oui, il connaissait la tragique histoire de la famille von Breitenberg. « Le Bavarois » avait d’ailleurs permis à ses lecteurs de suivre l’affaire aussi longtemps que l’enquête policière avait duré. Cependant, il n’avait plus tous les détails en tête. Entre-temps, beaucoup d’autres drames et énigmes avaient fait les choux gras du journal… Notamment la fameuse série de meurtres mystérieux qui les avaient menés de Munich à Ischl en passant par Vienne… Il ne se souvenait donc que des grandes lignes de l’horrible mort de la petite Alma, mais pour ce qui était des détails, il allait falloir qu’il se replonge un peu dans le dossier. D’autant plus, qu’il n’avait pas couvert ce triste événement lui-même. Il promit donc à Emi de consulter le dossier et de la rappeler dès que possible puis lui demanda s’il pouvait s’entretenir quelques instants avec Hansel.

Ce dernier se trouvait justement dans le bureau jouxtant le hall où se trouvait l’appareil téléphonique. Elle n’eut que quelques pas à faire pour lui demander de venir parler à son ami. Après avoir salué Aloïs, elle se dirigea vers le salon afin de les laisser discuter entre camarades.

Emerenz se sentait un peu frustrée. Ces deux appels s’étaient révélés peu fructueux. Elle n’en savait toujours pas davantage, et sa nature impatiente s’en trouvait irritée.

Quelques minutes s’étaient passées lorsqu’Hansel pénétra à son tour dans le salon. Il traversa la pièce sans mot dire et s’assit sur le rebord du poêle de faïence qu’il appréciait tant. Il arborait une mine contrariée.

— Que t’a donc raconté ton ami ? Tu sembles soucieux soudainement…

Hansel, les coudes appuyés sur les cuisses, les mains jointes et la tête baissée, semblait réfléchir. Emi le fixait avec un regard interrogateur…

— L’heure est grave, ma chérie…

Elle sentit son pouls s’accélérer devant l’air sombre de son mari. Tout à coup, il releva la tête, continuant de la fixer quelques instants très sérieusement… puis éclata de rire…

— Quoi ?

— Madame von Absdorf aimerait-elle retourner à Munich prochainement ? Aloïs a eu cette idée tout en me parlant. Il a pensé qu’il serait peut-être mieux que nous nous rencontrions une fois toutes les informations relatives à cette horrible mort réunies. Il me disait aussi qu’Héléna a très envie de nous revoir et de nous inviter à dîner… Qu’en penses-tu ?

— Oh, mais j’en pense que c’est une excellente idée !

— Nous pourrions peut-être en profiter pour aller voir Ferdinand von Griesbach et… tu aurais éventuellement la possibilité de faire coïncider tout cela avec ta fameuse séance de spiritisme chez Antonia… Il ne te reste plus qu’à organiser ce voyage !

Emerenz s’était jetée au cou de son mari, dans un élan de joie.

— Oh toi ! Tu ne changeras donc jamais et je crois que je me laisserai toujours avoir ! ajouta-t-elle en faisant mine de le pincer gentiment. Je m’y mets sur le champ !

Chapitre II

Lorsque leur fiacre s’arrêta devant la demeure de leurs amis, Aloïs et Héléna Angerer, située en plein cœur des jolis quartiers bourgeois de la capitale bavaroise, Emerenz ressentit une émotion toute particulière. Les souvenirs de leur toute première visite chez les Angerer se faisaient très vifs. Hansi et elle n’étaient encore qu’Emerenz Kellermann, femme de chambre à l’hôtel Wilder Mann de Passau et Hansel Weber, journaliste au « Donau-Zeitung » de la même petite ville de Basse-Bavière. Elle se revit arrivant chez les Angerer, dans sa tenue toute simple, et en ressortir parée comme une véritable princesse, grâce aux attentions d’Helena, alors qu’ils avaient été conviés à un bal de la Residenz par le comte Von Griesbach. C’était tout juste trois années plus tôt. Bien de l’eau avait coulé sous les ponts depuis ce jour… Comment aurait-elle pu s’imaginer ce que le destin lui réservait alors comme cadeaux ? C’était aussi chez eux qu’elle avait remarqué pour la première fois le regard admiratif d’Hansel lorsqu’elle était apparue dans le grand escalier, apprêtée pour la soirée.

Elle sentit ses yeux se mouiller d’émotion à cette évocation, mais inspira une grande bouffée d’air pour empêcher les larmes de poursuivre leur route sur ses joues. Puis, elle fit mine de réajuster son très joli chapeau pour se donner une contenance.

Hansel descendit en premier afin de lui prêter son bras. Héléna, impatiente de les revoir, attendait déjà sur le perron de sa demeure. Elle avait gardé sa bonhomie, son visage rond et ses yeux clairs, pétillants et pleins de bonté. Elle n’avait pas du tout changé.

— Quel plaisir de vous revoir ! Dieu que je suis heureuse que vous ayez accepté notre invitation ! dit-elle en descendant les marches pour s’avancer vers eux.