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10 septembre 1899. Voici tout juste une année que l’impératrice d’Autriche, dite Sissi, a été assassinée par un anarchiste sur les rives du lac Léman à Genève. Sans se douter alors qu’ils s’apprêtent à plonger au cœur d’une énigme complexe, Emerenz et Hansel vont tenter de mettre fin à la folie d’un criminel en série voulant nuire à la mémoire de Sissi, « la mouette ». Le secret d’Ischl ne sera révélé qu’au terme d’une enquête semée d’embûches et d’aventures se déroulant entre la Bavière et l’Autriche de François-Joseph.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Après treize années passées en Bavière, Sylvie Rochowiak s’est imprégnée de l’histoire autrichienne et plus principalement de celle de l’impératrice Elisabeth Amalie Eugenie von Wittelsbach. Elle présente, au travers de ses lignes saupoudrées de suspens et d’intrigues, l’histoire telle qu’elle l’aurait imaginée.
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Seitenzahl: 403
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Sylvie Rochowiak
Le secret d’Ischl
Les enquêtes d’Emerenz et Hansel
Roman
© Lys Bleu Éditions – Sylvie Rochowiak
ISBN : 979-10-377-3420-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Une fois les cinq enveloppes adressées et cachetées, la main apposa sur chacune d’elle un sceau. Le même dont elle venait de frapper les messages que ces dernières contenaient.
— Il est plus que temps… Rien ni personne ne sera épargné. L’heure de la vengeance a sonné… La vérité doit éclater…
Lentement, les doigts caressèrent les enveloppes sur lesquelles on pouvait lire les noms de cinq titres de la presse bavaroise ou autrichienne :
« L’Abendzeitung » de Munich ; le « Starnberger Presse », distribué aux alentours du château de Possenhoffen ; « Le Viennois », quotidien de la capitale impériale ; « La gazette d’Ischl », lieu de villégiature de l’empereur François-Joseph et des siens ; et enfin, « Die Donau-Zeitung », journal de la petite ville de Passau en Basse-Bavière…
La pendule en bronze doré ornant la grande salle, qui faisait office de réception, s’apprêtait à sonner vingt-deux heures. Emerenz, la quittant des yeux, enveloppa la salle d’un dernier regard afin de s’assurer que tout était bien en ordre pour y accueillir les futurs voyageurs et hôtes qui ne manquaient pas en cette saison. Cette institution qu’était l’hôtel Wilder Mann n’avait plus de secrets pour elle. Elle finissait même par avoir l’impression qu’il lui appartenait ou tout au moins qu’il était une partie d’elle-même. Toute sa vie de jeune fille puis de femme avait été consacrée à cet établissement renommé de la ville de Passau pour lequel elle s’était dévouée corps et âme. En retour, il lui avait permis de vivre des heures palpitantes alors qu’elle avait été amenée à servir des têtes couronnées ou des célébrités de l’époque… Au fond, son dévouement, son efficacité avaient toujours été récompensés et elle estimait qu’elle avait une vie bien plus excitante et originale, malgré son emploi de femme de chambre et de réceptionniste, que la plupart des femmes de son âge qui connaissaient une terne existence dans ce coin reculé de Basse-Bavière où les travaux des champs et la soumission au mari et à la famille étaient de mise. Oui, elle se sentait heureuse et épanouie, différente, avec d’autres aspirations. Cet emploi, même simple suffisait à la combler et elle avait le sentiment d’avoir déjà vécu des instants extraordinaires. Cependant, elle avait l’intime conviction que sa vie était encore en mouvement, en construction et que bien que n’étant plus si jeune, elle serait un jour en mesure d’ajouter encore du piquant à son destin. Sa saine curiosité, son sens de l’observation, son intérêt pour la nature humaine lui imposaient cette sorte de pressentiment.
Emerenz se sentait un peu fatiguée mais il fallait qu’elle reste encore une petite heure dans cette belle salle d’accueil. Victoria, sa collègue, viendrait alors la remplacer à la réception afin d’attendre les éventuels clients qui pourraient se présenter de nuit. Plutôt que de s’installer sur la chaise derrière le lourd comptoir de chêne foncé, peint de motifs typiques de l’art bavarois, elle s’assit confortablement dans un grand fauteuil de tapisserie aux tons clairs. Cette salle était assez vaste. Elle se sentait bien sous ses voûtes tout aussi typiques, comme protégée par cette ambiance à la fois raffinée et traditionnelle. Cela ne la gênait pas d’attendre, parfois en vain, pourvu que le journal « Die Donau-Zeitung » ait été livré et mis à la disposition des hôtes. Elle pouvait ainsi s’adonner tranquillement au plaisir de sa lecture. Ce qui allait être apparemment le cas, ce soir… Emerenz tendit la main pour le saisir et, comme à son habitude, se mit à le feuilleter intégralement avant d’opter pour quelques articles qu’elle lirait ensuite. Pourtant, cette fois, quelque chose vint rompre cette habitude… Dès la troisième page, son attention venait d’être captée par un article et plus particulièrement par la photo qui l’illustrait… Plus encore, c’était le titre qui l’avait interpellée. Totalement interdite, elle s’était ensuite arrêtée sur la photo… Sans cet intitulé, elle aurait peut-être tourné la page et ne s’y serait probablement pas arrêtée. Totalement éberluée, elle ne pouvait détacher les yeux de cette image. L’article s’intitulait : « En mémoire du premier anniversaire de la mort de SM impériale Élisabeth d’Autriche »… Pour commémorer cet événement, le journaliste revenait sur les nombreuses visites de l’impératrice en Bavière et tout particulièrement à Passau. Il avait illustré son article avec la dernière photo officielle pour laquelle elle avait bien voulu poser auprès d’une de ses dames de compagnie. C’est du moins ce que la légende qui était inscrite en tout petit sous cette photographie prétendait.
— Non ! Ce n’est pas elle ! Hansi a fait erreur en publiant cette image… À moins que cette erreur ne vienne de l’atelier d’impression ?
Emerenz réfléchissait à voix haute… Elle connaissait bien le visage de cette femme qu’elle avait pu approcher, ayant eu la chance de la servir lors de ses passages à l’hôtel. Une admiration sans bornes pour ce personnage hors du commun qu’elle avait côtoyé et servi était alors née. Tout ce qui la concernait s’était mis à la fasciner et elle avait commencé à collectionner ses portraits et toutes les reproductions qui étaient parus dans les moindres feuilles de chou de la région… Mais c’était surtout le souvenir intact et gravé à tout jamais dans sa mémoire qui lui avait immédiatement donné la conviction qu’il ne pouvait s’agir que d’une erreur. L’impératrice subjuguait par sa beauté et surtout sa grâce légendaire quiconque l’approchait. Emerenz n’avait pas échappé à la règle… Bien au contraire ! Une véritable admiration et une passion pour tout ce qui la touchait s’étaient mises à l’animer alors que, toute jeune, elle avait connu le bonheur de la croiser et de s’occuper des appartements qu’elle habitait à l’hôtel Wilder Mann.
Encore sidérée, elle se pencha une nouvelle fois sur le cliché. Dans une pièce cossue sans pour autant être luxueuse, aux portes vitrées ornées de tentures sombres qui laissaient voir qu’il avait été pris en plein jour, deux femmes d’un certain âge étaient assises. La pièce était visiblement un bureau. L’une aux cheveux blancs était installée dans un fauteuil, posant avec une lettre à la main. La table de travail était encombrée d’images, de portraits, d’une pendule et de tas de documents… On pouvait vaguement reconnaître quelques célèbres portraits de Sissi, dont celui peint par Winterhalter où son incroyable chevelure était détachée et croisée sur son buste. Ce portrait était le préféré de l’empereur François-Joseph dont une représentation ornait le mur, juste à côté de la porte-fenêtre. Cette photographie avait sûrement été prise en fin d’année car un sapin, sans la moindre décoration, était installé entre les deux portes, face à un grand miroir… Les tapis, les couvertures qui pendaient sur les canapés, le mobilier sombre conféraient au cliché une allure mystérieuse. On avait le sentiment que cette pièce devait regorger de souvenirs mais aussi de secrets…
Emerenz s’attarda à nouveau sur la femme en noir qui était installée à un petit pupitre de style gothique. Son regard éteint ne fixait pas l’objectif. Elle regardait droit devant elle, l’air absent. Sa compagne, au contraire, avait les yeux posés sur le photographe. Plus Emerenz observait le visage de la personne présentée comme l’impératrice d’Autriche et plus une sensation de malaise s’emparait d’elle… Cette femme au visage fermé, au regard éteint dont aucun des traits ne laissait présager qu’elle eut pu être un jour seulement même jolie, ne pouvait être l’impératrice Élisabeth. Par-dessus tout, cette bouche mince et serrée, ces yeux rapprochés et sans expression particulière, vides, sans la moindre beauté, presque déplaisants même, la mettaient mal à l’aise. Bien sûr, elle avait dû vieillir depuis qu’elle avait séjourné à Passau… Mais tout de même ! Généralement, on retrouvait toujours quelque chose de l’expression d’antan dans des traits vieillis : l’intensité du regard, la forme du visage, du nez, un sourire… Or, en ce cas, rien… strictement rien ne lui rappelait les traits de la souveraine. Le seul point commun était peut-être la couleur foncée des cheveux, bien que des mèches blanches apparaissaient sur les tempes. Et puis, qu’était-il donc advenu de la très lourde et abondante chevelure qui rendait Élisabeth reconnaissable entre toutes ? Pour Emerenz, cette personne n’était qu’une inconnue et personne ne pourrait l’en dissuader…
Cependant, même si elle n’avait encore jamais eu à la rencontrer, elle reconnaissait parfaitement en cette femme, aux cheveux blancs, la comtesse Ida Ferenczy, fidèle amie d’Élisabeth. Sachant qu’elle collectionnait tout ce qui avait trait à cette dernière, Hansi lui procurait souvent les coupures et articles à son sujet. Il lui montrait certains documents et lui avait toujours fait part en priorité des nouvelles et rumeurs qui touchaient la famille impériale et leurs proches. Elle avait donc eu l’occasion de voir des portraits des dames de compagnie et de la suite de la souveraine. C’était ce qui lui permettait en cet instant de reconnaître Ida sur le cliché.
Des souvenirs remontèrent en elle… Elle était encore une enfant lorsqu’elle était entrée au service des patrons de l’hôtel. Son père, un paysan veuf d’un village des alentours, avait dû la placer. Par chance, il comptait parmi ses amis un cocher de la ville de Passau. Ce dernier conduisait à l’occasion les clients de l’hôtel Wilder Mann. Par conséquent, il avait quelques accointances avec certains employés. Il l’avait donc tout naturellement aidé à y faire embaucher la petite Emerenz. Elle se souvint soudain de la vieille Maria, qui l’avait immédiatement prise sous son aile. Elle lui avait préparé un délicieux gâteau pour ses neuf ans… C’était d’ailleurs bien la première fois qu’on lui avait souhaité son anniversaire avec tant de gentillesse et d’attentions ! Neuf ans… On était alors le 10 septembre 1861… Trente-huit années jour pour jour s’étaient écoulées depuis ce premier gâteau d’anniversaire. Une année plus tard, par un beau jour d’été 1862, la maison Wilder Mann s’était animée et la vieille Maria lui avait annoncé, tout excitée, que l’impératrice d’Autriche allait descendre durant toute une semaine dans leur établissement… On était au début du mois de septembre lorsque l’hôtel s’était empli d’une partie de la cour… Comment oublier cette ambiance si folle, si spéciale ? Attendrie, elle se souvint alors avec nostalgie qu’elle avait vécu cette visite comme un cadeau personnel à l’occasion de ses dix ans. Son tempérament de petite-fille rêveuse s’était pris à imaginer qu’on lui faisait alors tout spécialement cet honneur. Décidément ! C’était une curieuse coïncidence que tous ces événements qui se produisaient exactement à la même époque de l’année… Emi, comme l’appelaient ses amis, frissonna un peu… Il y avait tout juste une année que toute l’Europe avait été secouée par l’annonce de la mort de l’impératrice, assassinée sur les bords du lac Léman, à Genève, par un anarchiste italien… En guise d’anniversaire, ce 10 septembre 1898 avait été pour elle une journée sinistre, un choc épouvantable. … Elle aurait tant voulu la recroiser encore une fois, la revoir. Or, désormais, cette sombre date ne signifiait plus pour elle que cette mort tragique et rien d’autre. Elle ne voudrait plus commémorer quoi que ce soit. Mais Dieu, que cela était curieux ! Elle était née un 10 septembre, le séjour de l’impératrice à Passau avait débuté le 8 septembre 1862, son assassinat ce 10 septembre 1898… Et voilà qu’un an plus tard précisément tombait cet article affichant une erreur grossière. Ne s’agissait-il que du fruit du hasard ?
— Emi ? Pardonne-moi, je suis un peu en retard !
Victoria entra vivement dans la réception, tirant sur son châle pour l’ôter promptement. À peine avait-elle fait quelques pas sous les voûtes de la pièce, qu’elle s’arrêta net et considéra Emi d’un air perplexe…
— Qu’y a-t-il donc ? Tu sembles à la fois songeuse et bouleversée… Mais non, voyons, que je ne t’ai pas oubliée ! Viens donc ici que je te serre dans mes bras !
Encore à moitié plongée dans ses songes, Emerenz lui sourit d’un air encore un peu distrait… Après quelques secondes, le temps pour elle de revenir à la réalité et de comprendre le scénario qui se déroulait dans la tête de son amie, elle éclata de rire… un petit rire indulgent accompagné d’un hochement de tête et d’un regard plein de bonté.
— Vickie ! dit-elle en se levant et en tendant les bras vers son amie. Je sais bien que tu ne m’oublies jamais ! Mais vois-tu, je ne crois pas qu’il y ait de quoi me réjouir de mon âge canonique ! 47 ans aujourd’hui… Me voici une vieille femme !
À vrai dire, Emerenz n’osait pas évoquer les raisons réelles de sa morosité et du fait qu’elle n’avait plus la moindre envie de se réjouir un 10 septembre… Victoria avait un côté bien plus terre à terre et moins romanesque qu’Emi, qui, quant à elle, avait tendance à voir énigmes et mystères à chaque détour de ruelle. Et là où Victoria mettait tout le monde sur un pied d’égalité, qu’il s’agisse de la noblesse, de la bourgeoisie ou de clients issus de milieux plus modestes, Emi avait quant à elle toujours et encore cette tendance à rêver à l’évocation d’une aristocratie dont elle aurait voulu faire partie. Victoria prenait toute chose avec un bon sens et une distance que rien ne semblait vraiment pouvoir ébranler. C’était une fille joyeuse, saine, mais à qui Emi trouvait un certain manque de sensibilité. Elle lui trouvait pourtant des circonstances atténuantes, ayant conscience que les gens de cette région étaient rudes et peu habitués à s’apitoyer sur le destin ou la cruauté de la vie. Cruauté qu’au fond, ils ne remarquaient et ne ressentaient même pas. Emerenz en resta donc à justifier ce refus de se voir souhaiter son anniversaire par son prétendu « grand âge »… Ce serait bien suffisant ! Elle en ressentait un certain amusement d’ailleurs parce ses 47 ans n’étaient nullement pour elle un sujet de préoccupation. Elle se sentait encore jeune et en pleine santé et, au fond, elle ne vieillissait pas trop mal…
— Que dis-tu, mon Emi ! Tu es encore fraîche et robuste ! Si tu ne t’étais vouée corps et âme au Wilder Mann, tu aurais un mari et des enfants pour t’ôter ces idées de la tête ! Tu verrais les choses tout à fait autrement ! Bon ! C’est pas tout ça mais je dois me mettre au travail et toi, il est temps que tu rentres chez toi !
Après avoir une nouvelle fois remercié Victoria de ses bons souhaits, Emerenz décrocha son châle accroché à l’une des patères. Il suffisait encore en cette saison, même si les nuits étaient froides et souvent humides. Pour rentrer chez elle, Emerenz n’avait pas besoin de longer le Danube. Elle devait simplement suivre un dédale de petites ruelles assez sombres qui la menaient à la « Große Messergasse » où elle vivait dans un petit logement tout simple qui avait surtout l’avantage d’être situé au plein cœur de la ville, entre le Danube et l’Inn. Le quartier était très vivant et rempli de petits magasins… Elle aimait par-dessus tout la proximité de la place de la résidence avec le palais de l’évêché et la superbe fontaine des Wittelsbach. Voilà encore un nom qui pour elle était tout à fait évocateur d’une dynastie étant au centre de ses intérêts personnels.
En sortant du Wilder Mann, Emi eut envie de faire quelques pas jusqu’à la place de l’hôtel de ville qui voisinait leur établissement. Le bâtiment était l’un des fleurons de Passau grâce à sa tour et son clocher assez récents et si particuliers qui semblaient accrochés au ciel. En réalité, elle n’y était pas encore tout à fait habituée… Il y avait tout juste 7 ans que la reconstruction de cette partie de la mairie, qui se trouvait face aux quais du Danube, avait été rebâtie. Elle réalisa que Sissi n’avait pas connu cette réalisation toute neuve qui changeait considérablement l’allure du quartier.
Décidément, cet article l’avait sacrément perturbée ! Il y avait tout de même longtemps que tous ces souvenirs n’étaient plus remontés en elle. Après le décès de l’impératrice, elle s’était un peu résignée…, contrainte même, à avoir des préoccupations plus réalistes et plus en adéquation avec la vie d’une femme de sa condition et de son âge. Après une période d’anéantissement et de grande tristesse de voir toute une époque s’effondrer avec la disparition de cette légende, elle avait pris le parti de faire son deuil et de poursuivre sa petite existence désormais privée de toute fantaisie. Mais voici que cet article et cette photo réanimaient en elle des envies de rêve, d’aventures…
Tout en marchant, Emerenz prit soudainement conscience qu’il fallait qu’elle agisse, sans quoi son esprit ne trouverait pas de paix avant longtemps. Sa curiosité avait été bien trop aiguisée et comme elle était plutôt du genre à faire face aux énigmes qui se dressaient devant elle ou que son imagination débordante voulait voir comme telles, elle décida sur le champ de passer à la rédaction du « Donau-Zeitung ». Les locaux où travaillait Hansi se trouvaient sur son chemin et elle savait qu’il y restait souvent bien tard pour traiter les événements qui s’étaient déroulés dans la journée et qui devaient paraître dès le lendemain. Avec un peu de chance, elle l’y trouverait encore et lui parlerait ainsi au plus vite de l’erreur qu’elle avait constatée. Peut-être même lui éviterait-elle des ennuis car une telle confusion pourrait éventuellement lui porter préjudice… Le patron d’Hansi n’était pas du genre à s’amuser des fautes qui pouvaient apparaître dans son journal et même s’il était plutôt brave, jovial et très sympathique, il pouvait entrer dans des colères noires voire prendre des mesures strictes afin de préserver la réputation, au demeurant impeccable, de sa gazette.
Hâtant le pas, elle se retrouva bientôt devant les locaux du journal. Cette petite marche rapide lui avait permis de ne pas ressentir la fraîcheur humide qui tombait à cette heure. Son Dirndl avait beau être fait d’une lourde étoffe noire, il était sans manche et laissait juste apparaître un petit chemisier blanc aux manches bouffantes… Le châle que portait Emi était à peine suffisant pour supporter la température de ce soir de fin d’été. Vite ! Il lui fallait sonner et qu’on vienne lui ouvrir le plus rapidement possible avant qu’elle ne se fige totalement. Elle était frigorifiée. Que lui avait-il pris de ne pas se couvrir davantage alors qu’elle savait parfaitement que les soirs de septembre pouvaient déjà être glacials ? Il ne manquerait plus qu’elle tombe malade…
Arrivant enfin sous le porche de « Die Donau-Zeitung », elle constata qu’elle grelottait et claquait des dents. Elle se jeta sur la cloche qu’elle agita violemment. Impatiente de voir la porte s’ouvrir, elle tendit immédiatement l’oreille pour tenter de discerner des bruits de pas dans le hall d’entrée du journal.
— Hansiiiii ! Je t’en prie ! Dépêche-toi donc de venir ouvrir ! marmonna-t-elle de ses lèvres tremblantes.
Une minute à peine s’était écoulée lorsqu’Emi entendit des pas lointains derrière la lourde porte en bois… Il lui semblait cependant qu’elle avait dû attendre bien plus longtemps. La serrure laissa entendre un déclic et la porte s’entrouvrit sur le visage avenant quoi qu’interrogateur d’Hansel. Reconnaissant immédiatement son amie, son regard s’éclaira un peu plus alors que, n’y tenant plus, cette dernière entreprenait de forcer le passage.
— Mais que diable faisais-tu donc ? J’ai bien cru que tu me retrouverais demain matin, morte de froid, sur le pas de cette maudite porte !
— Emi ! Quel plaisir de te trouver de si charmante humeur ! Voyons… Que faisais-je donc ? Si mes souvenirs sont exacts, je crois me rappeler que j’étais sur le chemin de la porte d’entrée afin d’ouvrir à la personne qui, par sa manière de sonner, m’avait laissé entendre qu’il y avait urgence…
Hansel agrémenta sa réponse d’un sourire tout à fait charmant bien que parfaitement taquin. L’amusement non dissimulé qu’il manifestait à l’instant donnait à son regard vert un éclat joyeux et attendri à la fois. L’ironie dont il usait souvent, et tout particulièrement à l’égard d’Emerenz, était l’expression d’une tendresse qu’elle-même percevait et qui la troublait souvent. Hansel semblait avoir le pouvoir de l’apaiser instantanément grâce à son humour et à ses taquineries. Bien qu’Hansel ait été du même âge qu’Emerenz, il avait conservé une physionomie juvénile. Quant à elle, toute à ses rêveries aristocratiques et dévouée à l’hôtel Wilder-Mann, elle n’avait jamais pris le temps de se demander ce qui la liait réellement à lui. Et puis, elle le connaissait depuis si longtemps qu’elle ne s’autorisait pas vraiment à poser un autre regard sur lui que celui de la sœur, de l’amie… Et puis comment pourrait-elle seulement lui plaire ? Avec son métier de journaliste, Hansel croisait chaque jour des femmes charmantes, aux bonnes manières, soucieuses de leur apparence et de la mode de l’époque, gantées et chapeautées, raffinées de la tête aux pieds. À cette évocation, Emerenz sentit soudain bizarrement son cœur se serrer. Elle se vit, grande fille toute simple, blonde et pâle aux yeux clairs… Elle ressemblait un peu à ces porcelaines représentant des bergères. Cependant, elle ne faisait nullement son âge et avait gardé, elle aussi, des traits jeunes et frais. C’était sans doute ce côté optimiste et vif qui la caractérisait qui avait épargné son physique. C’était peut-être aussi le fait de n’avoir pas eu d’enfants et de n’avoir pas eu à épuiser son corps à des tâches ardues et pénibles. Ses cheveux blonds masquaient naturellement et avantageusement les quelques cheveux gris qui commençaient à apparaître timidement sur ses tempes.
Un éclat de rire la tira de sa rêverie et elle réalisa qu’elle était figée dans le hall d’entrée du journal, toute à sa rêverie. Elle sentit le rouge lui brûler les joues et préféra penser que c’était le froid qui provoquait ce phénomène. Se ressaisissant, elle posa ses poings sur ses hanches et feignant un air de reproche qui acheva de lui donner un air tragi-comique, elle jeta promptement à Hansel :
— Plutôt que de te moquer de moi, tu ferais mieux de me remercier car je viens pour te tirer d’un mauvais pas et éviter que tu n’aies des problèmes avec ton directeur !
— Grand Dieu ! Monsieur Obermaier ne va pas me jeter dehors parce que je n’ai pas encore pris la peine de te souhaiter ton anniversaire ! Ton âge avancé te joue des tours !
Hansel maîtrisait bien l’ironie. Il était coutumier de ce genre de déclaration tout en sachant employer le ton le plus sérieux, ce qui désarçonnait bien souvent son amie qui ne savait alors plus comment elle devait interpréter ses propos. Sans doute cette propension naturelle avait-elle été accentuée par l’exercice de son métier de journaliste. Souvent confronté à des personnalités diverses, méfiantes, voire tortueuses, il s’était forgé cette sorte de carapace qui lui permettait d’aborder toute situation avec une attitude faussement désinvolte et détachée. Il aimait vraiment observer le moment où sa « victime » posait sur lui un regard étonné, perplexe, ne sachant ni comment lui répondre ni la manière la plus appropriée de réagir. On pouvait dire qu’il était une sorte d’artiste en la matière et ce talent particulier lui avait bien souvent rendu service pour réussir à extirper, sous l’effet de la surprise qu’il parvenait à provoquer, de précieuses informations.
Emerenz, quant à elle, s’était sentie piquée par cette dernière remarque qui lui avait serré le cœur bien qu’elle ait eu tout à fait conscience qu’Hansel aimer à la charrier. Mais c’était plus fort qu’elle… Dès qu’Hansel se mettait à la titiller sur son âge ou sur son apparence physique, elle ne savait comment recevoir son message et bien souvent, elle devait constater qu’elle en était chagrinée, voire contrariée. Cependant, jamais elle n’avait posé de mots sur ces impressions, pas plus qu’elle ne s’autorisait à y réfléchir d’ailleurs.
— Oublie mon anniversaire ! Je ne suis pas venue ici pour cela… J’ai constaté une terrible erreur en lisant ton article sur l’impératrice Élisabeth et j’ai pensé qu’il fallait que je te la signale avant que tu n’aies des problèmes avec la direction du journal. Quelle est donc cette photo que tu as publiée avec ton article ? N’as-tu pas remarqué qu’il ne s’agit pas du tout d’elle sur cette photographie ?
— Mais voyons, ma chère, tu délires ! Qu’est-ce qui te permet de penser qu’il s’agit d’une erreur ? Je n’utilise que les sources les plus sûres pour rédiger mes articles. Je peux te garantir qu’il s’agit bel et bien de ton Élisabeth sur la photo qui a été publiée. La qualité n’est peut-être pas la meilleure, je te l’accorde mais…
— Mais suffisamment pour que je puisse affirmer qu’il ne s’agit pas d’elle, Hansel ! Je l’ai vue en chair et en os, approchée, servie… Certes, elle a dû vieillir mais la personne qui est sur ce cliché n’a de près ou de loin rien en commun avec l’impératrice ! Crois-moi !
— Mais tu es encore toute tremblante ! Viens donc… Suis-moi…
Hansel prit la main d’Emerenz pour lui faire gravir les marches d’un imposant escalier en pierre qui menait à un large et long couloir. Il poussa la première porte et l’invita à entrer et à s’asseoir sur une petite chaise en bois qui faisait face à sa table de travail.
— Commençons par le problème le plus urgent… dit-il en se dirigeant vers une petite table qui était placée sous une grande fenêtre et sur laquelle était disposé un petit réchaud qu’il avait l’habitude d’utiliser lorsqu’il devait rester plus tard que prévu à la rédaction. Il l’alluma puis sortit de la pièce, muni d’une petite verseuse argentée.
Emerenz s’était laissé guider, puis asseoir sans la moindre réaction. Elle se sentait maintenant non seulement frigorifiée mais épuisée et se demandait pourquoi il lui avait fallu venir déranger Hansel alors qu’au fond, tout cela était bien inutile : il ne la croyait pas… Sa fatigue accentuait sa déception. Elle n’avait plus que l’envie de rentrer chez elle, de se réchauffer avec un bouillon et de se mettre au lit. Hansel venait de réapparaître. Il posa la verseuse sur le réchaud.
— Pour commencer, tu vas boire une bonne infusion ! Tu as besoin de te réchauffer avant toute chose et de reprendre des couleurs ! Tu verras ensuite les choses autrement !
Elle ne protesta pas et sans un mot, regarda Hansel s’affairer… Il ouvrit une grande armoire de bois qui était placée au fond de la pièce et revint vers elle avec une grande couverture en peau de bête qu’il posa sur ses épaules. Elle sentit alors que la sollicitude qu’il lui manifestait la touchait terriblement et dissipait peu à peu son épuisement. Quant à cette couverture, il était évident qu’elle aurait vite raison de son état par la douceur et la chaleur qui en émanait… L’infusion qu’il lui servit dans la foulée eut tôt fait de la revigorer pour de bon.
— Merci, Hansi ! Je me sens beaucoup mieux ! Je ne vais pas te déranger plus longtemps et je vais rejoindre mon logis.
— Pas question ! Il me semble que tu étais venue pour me faire part d’un problème qui te préoccupe et malgré ma réaction première, je suis tout de même bien intrigué… Et puis ne crois pas que tu vas t’en tirer ainsi ! C’est ton anniversaire et nous allons trinquer à ta santé !
Hansel fit claquer deux petits verres sur sa table de travail et sortit de la poche de sa culotte de cuir une petite fiole de schnaps. Emi pensa qu’Hansel était décidément plein de surprises. Il était bien rare qu’elle boive de l’alcool mais elle se sentait toute prête à faire exception… Après tout, elle pouvait bien le célébrer un peu cet anniversaire !
Après avoir trinqué et bu cul sec, Emerenz se sentit totalement rassérénée. Hansel, en fin limier, avait remarqué le changement d’humeur de son amie. Il sentit que le moment était venu de revenir sur le sujet qui l’avait conduite vers lui.
— Emi, je suis tout de même très curieux de connaître les motifs de ta présence ici… Tu sembles si affirmative que je me sens un peu troublé. Pourquoi es-tu si certaine qu’il s’agit d’une erreur ?
— Je reconnais parfaitement la dame de compagnie de l’impératrice alors que je ne l’ai jamais rencontrée. Explique-moi alors pourquoi je ne retrouve rien de commun entre la femme qui figure sur cette photographie et Sissi alors que je l’ai approchée à plusieurs reprises ? Hansel, je te garantis qu’il s’agit d’une erreur. Où t’es-tu procuré cette image ?
— Cet article nous a été officiellement commandé. Obermaier a reçu un courrier au sceau de la maison Wittelsbach. Il s’agit probablement du frère de l’impératrice, duc en Bavière, qui a voulu que les habitants de Passau se souviennent de sa sœur puisqu’elle a séjourné à plusieurs reprises dans notre ville. D’ailleurs… Attends ! J’ai justement ce courrier ici… Tu verras qu’il n’y a pas d’erreur possible.
Hansel se mit à fouiller dans le désordre et les paperasses qui recouvraient sa table de travail… Au bout de quelques minutes, il souleva triomphalement une enveloppe et la tendit à Emi.
— Lis par toi-même ! Tu verras bien que ce courrier et cette demande ont tout ce qu’il y a de plus sérieux et de plus officiel. Pas d’erreur possible !
À peine Emi eut-elle vu l’enveloppe qu’un détail la choqua et qu’elle s’en empara rapidement afin d’en avoir le cœur net… Stupéfaite, elle l’ouvrit et en sortit une lettre et la fameuse photo. Après avoir lu le courrier et scruté attentivement l’image, elle regarda Hansel bouche bée.
— Hansel, plus que jamais, il faut que tu me croies ! Ces armoiries ne sont pas celle des Wittelsbach, voyons ! N’as-tu pas veillé à ce détail ? Je suis sûre que tu les connais pourtant !
Hansel saisit fébrilement la lettre et l’enveloppe sur laquelle figuraient également les armoiries qu’il avait prises pour celles de la maison Wittelsbach. Il s’était laissé abusé car ces dernières étaient très semblables. Cependant, en lieu et place du lion se trouvait une mouette les ailes déployées… Il constata également que la signature de son auteur était illisible. Tout cela devenait, en effet, bien étrange…
Assise sur la banquette, côté fenêtre, Emerenz observait le paysage bucolique qui défilait lentement sous ses yeux. Les champs et prairies qui bordaient la voie ferrée s’étalaient à perte de vue jusqu’à rejoindre les collines et monts boisés de la forêt bavaroise. Le soleil déversait ses rayons sur la végétation qui commençait à prendre des couleurs automnales. Les clochers à oignon se profilaient régulièrement, annonçant la traversée d’une ville ou d’un village. Leurs abords étaient constitués la plupart du temps d’énormes corps de fermes aux façades de chaux blanches et aux balcons de bois sombre où l’on pouvait observer parfois les habitants s’affairer, conduire les animaux dans les prairies ou finir d’engranger les moissons. Puis quelques auberges signalaient le passage ou l’arrêt prochain dans une des gares où les voyageurs grouillaient dans un ballet animé et hétéroclite. Certains attendaient leur correspondance, attablés derrière un énorme verre contenant un litre de ce breuvage si typique dans un de ces « jardins de bière » ombragés que la Bavière et tout particulièrement son chef-lieu, Munich, avait rendus célèbres…
Munich ! Elle avait si souvent rêvé de s’y rendre et de visiter la célèbre capitale bavaroise, ses palais, ses universités, ses grandes avenues, la cathédrale Notre-Dame, la Marienplatz et son hôtel de ville. Plus que tout, elle rêvait d’entendre et de voir s’animer le célèbre carillon qui se trouvait tout en haut de sa tour. Et voici que le hasard, par le biais de cette étrange énigme, lui permettait enfin de partir à sa découverte. Plus curieux encore, il lui semblait que c’était grâce à l’Impératrice Elisabeth, qu’elle vénérait depuis toute jeune, que cette opportunité lui était offerte. L’excitation des derniers jours ne retombait pas depuis qu’elle avait lu cet article et qu’elle s’était précipitée pour en parler à Hansel à la rédaction du journal. Oui ! Il s’était passé un certain nombre de choses inattendues depuis le soir de son anniversaire. À peine trois jours s’étaient écoulés… pourtant quelques nouvelles informations surprenantes étaient venues bouleverser son morne quotidien et il lui semblait maintenant qu’elle vivait cette aventure depuis bien plus longtemps…
Le train stoppa à Freising dont elle reconnut immédiatement les tours blanches de la cathédrale… Elle avait encore un peu le temps de réfléchir et de rêvasser d’ici Munich…
Hansel, dont la curiosité avait été vivement excitée par la découverte de ces étranges armoiries « à la mouette » avait, dans un premier temps, effectué quelques recherches auprès des bibliothèques et archives de la ville de Passau afin de déterminer qui avait bien pu adresser cette requête au journal. Cependant, elles s’étaient avérées absolument infructueuses ce qui avait contribué à aiguiser encore un peu plus sa curiosité. Qui était donc ce mystérieux commanditaire ? Déterminé à découvrir qui était l’auteur de cette missive, il avait alors pris contact avec l’un de ses amis, Aloïs, qui faisait partie de la rédaction du « Bavarois », l’un des quotidiens les plus lus de Munich. Il s’était vu déçu lorsqu’Aloïs, après recherches et vérifications, lui avait annoncé que la rédaction de son propre journal n’avait quant à elle pas reçu ce genre de demande sous quelque forme que ce soit. Un article avait bel et bien été écrit pour commémorer la triste mort de cette enfant du pays mais à la propre initiative du journal… Toutefois, après la déception engendrée par ce premier échange, Hansel avait eu la surprise de recevoir un télégramme d’Aloïs lui disant qu’il avait finalement des informations à lui fournir concernant l’affaire qui le préoccupait et lui proposant de venir le voir à Munich dès que possible. Il n’en avait pas fallu davantage pour qu’Hansel décide de prendre le train pour Munich et, l’occasion étant trop belle, d’emmener avec lui Emerenz dont, il le savait bien, l’un des vœux les plus chers était de découvrir la capitale bavaroise. Et puis, il fallait bien le dire, c’était elle qui l’avait alerté sur cette étrange affaire… Il avait l’intuition que cette histoire pourrait peut-être lui permettre de faire sensation et de connaître davantage de célébrité alors, il pouvait bien montrer un peu de gratitude et en partager quelques avantages tels que cette petite escapade… Emerenz, qui ne prenait jamais de vacances, avait immédiatement accepté cette invitation, avec une joie et une excitation non contenues. Elle avait immédiatement obtenu quelques jours de repos de la part de son patron qui la tenait beaucoup en estime et qui par ailleurs lui proposait régulièrement de prendre quelques congés. Hansel s’était senti si heureux que tout puisse se passer tel qu’il l’avait imaginé qu’il s’en était senti troublé… avant de se ressaisir et de se dire que ce qui le mettait avant tout dans cet état était de pouvoir enfin travailler sur un sujet à la fois passionnant et regorgeant de mystère. Cela allait le changer des petits faits divers de la ville de Passau qui manquaient vraiment de prestige et de suspens ! Cependant, il devait bien le reconnaître, la présence de son amie à ses côtés le réjouissait vraiment et il se sentait même un peu fier d’être vu à ses côtés.
— Hansi ? Je crois que nous approchons du terminus, n’est-ce pas ? Nous entrons dans les faubourgs de la ville… Je brûle d’impatience !
— De découvrir Munich ou de savoir ce qu’Aloïs a à nous raconter ? Choisis bien ! Tu n’as droit qu’à une seule réponse !
Un sourire taquin éclairait le visage d’Hansel faisant ressortir trois charmantes petites rides sous ses yeux. Cette expression lui donnait un air de garnement. Il était difficile alors de lui donner un âge… Les traits juvéniles d’Hansel lui donnaient une allure d’éternel gamin.
— Tu es cruel ! Eh bien, soit ! Je dirais que j’ai hâte de rencontrer Aloïs puisque pour se rendre au « Bavarois », il faudra passer par la Marienplatz et que je pourrai déjà m’en mettre plein les yeux !
— Vous êtes très fine, madame ! Vous serez un parfait bras droit pour m’aider à régler cette curieuse affaire !
— Bras droit ? Et puis quoi encore ?
Elle leva son ombrelle en faisant mine de vouloir l’assommer et fut stoppée dans son élan par le train qui, dans un grand bruit, se mit à freiner pour entamer son entrée dans la gare principale. D’un bond, Hansel se leva, accrocha sa besace en travers de son torse et attrapa Emerenz par le bras.
— Viens vite ! Je préfère descendre avant que la foule ne se presse et ne nous freine. La journée sera courte et passera bien vite… Utilisons-la efficacement et sans perdre de temps !
Il l’attira vers la sortie. Lorsqu’il eut posé les pieds sur le quai, il fit volte-face et prit prestement Emerenz par la taille ce qui eut pour effet de lui faire pousser un petit cri de surprise et de la faire rougir violemment… Elle lissa sa jupe avec un petit air gêné, comme pour se donner une contenance alors qu’Hansel arborait un petit sourire railleur… Reprenant ses esprits, Emi saisit la manche de sa veste et prit à son tour l’initiative d’avancer d’un pas rapide pour rejoindre le hall de la gare Centrale.
— Hâtons-nous, une gare est une gare et je n’ai pas l’intention d’y passer la journée… Je brûle non seulement de découvrir Munich, mais aussi de savoir ce que ton collègue a de si important à te révéler concernant cette affaire.
Le soleil qui les avait suivis tout le long du trajet brillait aussi sur la ville. Il donnait à la Marienplatz une allure magistrale. La splendide façade dentelée de l’hôtel de ville et tout particulièrement sa tour centrale se détachait sur le ciel bleu. À la vue de l’édifice majestueux, Emerenz eut le souffle coupé. L’architecture de Passau et tout particulièrement son hôtel de ville, voisin de l’hôtel Wilder Mann, n’avait de cesse de l’émerveiller. Cependant, celui-ci avait une tout autre dimension. Le spectacle était tout simplement somptueux, grandiose. Emerenz sentait son cœur se gonfler de joie. Depuis quelques jours, elle avait le sentiment de vivre des heures peu banales qui allaient, elle en était certaine, en précéder d’autres. Elle en ressentait une forte curiosité mêlée à la joie de vivre ces instants auprès d’Hansel. Elle se rappela soudain que le but de leur voyage était non pas de faire une excursion dans Munich mais de venir rencontrer Aloïs puisqu’il avait apparemment des révélations importantes à leur faire au sujet de cette photo. Il était évident que les informations devaient être d’importance sans quoi, il ne leur aurait pas fait faire inutilement un aussi long voyage… Cette pensée raviva son envie violente de se replonger immédiatement dans ce qui était pour elle un profond mystère. Elle reprit Hansel par le bras.
— Allons ! Nous avons une mission à accomplir de toute urgence. Je crois que ton ami nous attend. Je brûle d’envie de savoir ce qu’il a à nous apprendre. Trêve de rêveries !
— Oui, tu as raison, j’aimerais bien savoir ce qui nous attend. Viens !
Après avoir marché une dizaine de minutes à vive allure, Hansel et Emerenz se trouvèrent dans le bureau de son collègue et néanmoins ami. Lorsqu’il les aperçut, Aloïs qui était occupé à taper un article sur une machine à écrire se leva d’un bond. Le rédacteur en chef du « Bavarois » était un homme grand et très corpulent auquel le visage très rond et jovial et les grosses moustaches donnaient un air d’ours sympathique. Emerenz ne put s’empêcher de penser qu’il avait tout de l’archétype bavarois tel que la plupart des gens aimaient à se le représenter. On le sentait réellement heureux de les voir. Un peu amusée et touchée aussi, Emi constata qu’il semblait la prendre pour la fiancée d’Hansi au travers de ses regards en coin et des petits sous-entendus qu’il distillait. Elle en ressentit une sorte de plaisir et plus encore lorsqu’elle constata qu’Hansi ne détrompait pas son camarade et qu’au contraire, il semblait lui-même amusé, voire flatté par le quiproquo. Balayant toutes ces considérations de son esprit, elle se concentra sur la suite de la conversation qui portait désormais sur l’affaire de la photo mystérieuse.
— Alors, mon ami, qu’as-tu donc de suffisamment important à nous dire qui peut justifier un tel déplacement ? commença Hansel.
— Ho ! Quant à moi, je ne vous aurais pas obligés à venir jusqu’à Munich pour une affaire qui me semble vraiment futile. Comme je te l’ai dit, nous n’avons pas reçu de demande de ce genre au « Bavarois » pas plus que de photo d’ailleurs… Seulement, peu de temps après avoir répondu à ton télégramme, j’ai découvert un article et la photo dont tu m’avais parlé dans les pages de « l’Abendzeitung » qui paraît chaque soir ici. J’ai immédiatement pris contact avec un certain Max Diettlmeier qui avait signé ce papier. Il m’a, dans un premier temps, confirmé avoir reçu cette « commande » tout comme toi. Il l’a honorée, sur demande de son rédacteur en chef. Il était lui aussi convaincu qu’il s’agissait d’un des membres de la branche bavaroise de la famille de l’impératrice qui avait exprimé ce souhait. Mais alors que je m’apprêtais à te faire part de ce fait auquel je ne trouvais moi-même vraiment rien d’extraordinaire, Max m’a rappelé. Il tient absolument à te rencontrer au plus vite et n’a pas voulu m’en dire davantage. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir. D’ailleurs, je me demande bien ce qu’il fabrique… Il devrait déjà être ici.
Aloïs sortit sa montre à gousset de son gilet brodé et ajouta…
— Hummmm, il se peut qu’il ait eu un empêchement de dernière minute. La rédaction de « l’Abendzeitung » est à deux pas… Je vous propose que nous nous y rendions. Nous le croiserons peut-être même en chemin. Je ne voudrais pas monopoliser tout votre temps pour rien et nous pourrions joindre l’utile à l’agréable en marchant un peu puisque ta fiancée n’est jamais venue à Munich !
Emerenz sentit brusquement les joues lui brûler et jeta un regard en direction d’Hansel qui arborait un air satisfait. Leurs yeux se croisèrent et elle remarqua que ceux de son compagnon avaient pris un aspect rieur qui donnait une lueur encore plus claire à leur couleur verte. Pour garder sa contenance et ne pas avoir à détourner le regard, ce qui lui aurait semblé ridicule et aurait pu apparaître comme une sorte d’aveu, Emi plissa les siens et secoua légèrement la tête dans un air de doux reproche qui pouvait vouloir dire : « Attends donc ! Tu ne perds rien pour attendre ! »
De l’autre côté, il était peut-être plus correct que les gens les considèrent comme tels. Elle n’aurait vraiment pas aimé qu’on juge comme inconvenant le fait de voyager avec un homme auquel rien ne la liait. Elle savait bien que cela ne se faisait pas aux yeux de la société, même si pour elle, tout était limpide.
— Nous serons à « l’Abendzeitung » dans cinq minutes, redit Aloïs une fois qu’ils se trouvèrent dans la rue.
Ils avançaient tous trois d’un pas vif. Emerenz sentait qu’Hansi était de plus en plus intrigué par cette histoire. Elle-même éprouvait une hâte folle d’entendre ce que ce Max avait à leur apprendre. Si elle avait imaginé un jour se trouver au cœur d’un mystère qui tournait autour de l’Impératrice Élisabeth ! Elle avait l’impression de vivre un rêve éveillé depuis quelques jours. Un rêve qui mêlait à la fois ce qui la passionnait depuis toujours lui permettait de voyager et de prendre enfin quelques jours de repos mérités.
Elle fut soudain extirpée de ses songes par une violente secousse qui la projeta presque au sol.
— Hé ! Vous ne pourriez pas faire attention, non ? s’écria Hansel qui avait attrapé par les épaules la bohémienne qui venait de bousculer brutalement son amie.
La femme se dégagea en balbutiant des excuses avec une voix grave et rauque assortie d’un léger accent. Elle repartit en courant après avoir, l’espace d’une seconde, croisé le regard d’Emerenz.
Hansel et Aloïs se précipitèrent sur la jeune femme qui semblait encore hébétée par la scène qui venait de se produire.
— Tout va bien, je vous assure ! Je n’ai rien du tout ! Je suis juste un peu sonnée car elle est arrivée sur moi à toute vitesse et je ne m’y attendais pas, ajouta-t-elle en réajustant un peu ses vêtements.
— Qui sait ? dit Aloïs. On sait bien que ces gens ont toutes les astuces pour commettre leurs larcins. Vous devriez vérifier que vous avez bien toutes vos affaires. Ils réussissent à vous voler sans que vous ne remarquiez quoi que ce soit !
Emi vérifia dans la petite bourse qui pendait joliment à son poignet mais tout y était. Il ne s’agissait bel et bien que d’un incident sans aucune conséquence. Pourtant, elle remarqua l’air contrarié qui avait soudain envahi le visage d’Hansel. La petite équipe de remise en chemin. D’ailleurs, Aloïs leur avait indiqué la façade de « l’Abendzeitung » que l’on pouvait apercevoir depuis le lieu de l’incident. Plus qu’impatiente d’apprendre ce que ce Max avait à leur dire de cette affaire, Emi hâta le pas, ce qui eut pour effet de provoquer des réactions amusées de la part de ses deux compagnons de route qui se sentaient rassurés de la voir aussi vive malgré le choc qu’elle venait de ressentir.
Aloïs, habitué à venir rendre visite à Max sur son lieu de travail, poussa la grosse porte en bois. Le vieux concierge qui se trouvait à l’entrée le salua chaleureusement :
— Grüßgott, monsieur Angerer ! Allez-y ! Monsieur Diettlmeier est dans son bureau. J’l’ai vu arriver bien tôt ce matin alors que je lessivais les marches !
La petite équipe entreprit de gravir l’escalier les menant dans un couloir qui ressemblait assez à celui menant au bureau d’Hansi. L’endroit était calme et même plutôt désertique. Hormis le vieux concierge, il n’y avait personne à croiser depuis qu’ils avaient pénétré dans le bâtiment. À Emi qui s’en étonnait, les deux collègues répondirent qu’à cette heure, il était normal que tout le personnel soit très affairé dans les bureaux puisqu’il fallait préparer d’arrache-pied l’édition prochaine. Ceci était encore plus valable pour « l’Abendzeitung » qui devait boucler ses sujets pour le soir même.
Aloïs Angerer frappa à la porte d’un bureau sur laquelle figurait une plaque indiquant « Maximilian Diettlmeier – reporter et rédacteur ». La lumière qui passait par dessous la porte laissait présager que Max avait en effet eu un empêchement de dernière minute et qu’ils allaient enfin pouvoir le rencontrer. Mais à leur grand étonnement, aucune réponse ne fit écho aux trois coups frappés par Aloïs.
— Il n’est pourtant pas si vieux pour avoir à la fois perdu la mémoire et être devenu sourd ! ironisa le rédacteur en chef du « Bavarois ».
Après avoir frappé une autre fois à la porte du bureau et en l’absence de réponse, Aloïs se hasarda à tourner la poignée. La porte s’ouvrit sur un spectacle effroyable qui fit pousser un hurlement de stupeur à Emerenz dont le sang se glaça. Max Diettlmeier, assis face à son bureau, avait les bras attachés à l’arrière. Sa tête, tournée vers la porte du bureau, pendait légèrement en arrière et ses yeux, grands ouverts semblaient les interroger comme s’il leur demandait ce qui lui arrivait. Sur sa grande liquette blanche au col officier, on pouvait voir une énorme tache de sang. Le poignard qui l’avait tué était encore planté à l’endroit du cœur. Une jambe était tendue sous le bureau alors que l’autre était repliée sous le siège ce qui donnait à son attitude un aspect convulsif. Tout d’abord pétrifiés par cette terrible et inattendue apparition, les deux hommes se précipitèrent dans la pièce alors qu’Emi, horrifiée éclata en sanglots, les mains devant la bouche, les yeux écarquillés.