Les Essais - Michel de Montaigne - E-Book

Les Essais E-Book

Michel De Montaigne

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Beschreibung

Les Essais de Michel de Montaigne se révèlent une œuvre littéraire intemporelle dont la pertinence résonne particulièrement dans notre époque. Le lecteur plonge dans l'esprit de l'un des penseurs les plus influents de la Renaissance, dont les observations sur la condition humaine restent d'une actualité saisissante. Montaigne explore avec une rare honnêteté ses pensées, ses doutes et ses convictions. Dans une prose vivante, il réfléchit sur des thèmes tels que l'amitié, la mort, la sagesse et la nature humaine. Les livres 1, 2 et 3 des Essais posent une question essentielle : comment vivre de manière authentique face aux incertitudes de la vie ? Montaigne examine ce conflit intérieur, confrontant le lecteur à des dilemmes existentiels toujours actuels. Cette édition intégrale en ebook offre une expérience de lecture unique. Les observations perspicaces de Montaigne apportent des éclairages précieux pour notre quête de sens dans ces temps troublés.

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Michel de Montaigne

Les Essais

Édition intégrale

Éditions Novelaris 2024

ISBN: 978-3-68931-026-4

Table des matières

Au Lecteur

LIVRE I

Chapitre 1 - Par divers moyens on arrive à pareille fin

Chapitre 2 - De la Tristesse

Chapitre 3 - Nos affections s'emportent au delà de nous

Chapitre 4 -Comme l'ame descharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais luy defaillent

Chapitre 5 - Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer

Chapitre 6 - L'heure des parlemens dangereuse

Chapitre 7 - Que l'intention juge nos actions

Chapitre 8 - De l'Oysiveté

Chapitre 9 - Des Menteurs

Chapitre 10 - Du parler prompt ou tardif

Chapitre 11 - Des Prognostications

Chapitre 12 - De la constance

Chapitre 13 - Ceremonie de l'entreveuë des Rois

Chapitre 14 - On est puny pour s'opiniastrer en une place sans raison

Chapitre 15 - De la punition de la couardise

Chapitre 16 - Un traict de quelques Ambassadeurs

Chapitre 17 - De la peur

Chapitre 18 - Qu'il ne faut juger de notre heur qu'apres la mort

Chapitre 19 - Que Philosopher, c'est apprendre a mourir

Chapitre 20 - De la force de l'imagination

Chapitre 21 - Le profit de l'un est dommage de l'autre

Chapitre 22 - De la coustume, et de ne changer aisément une loy receüe

Chapitre 23 - Divers evenemens de même Conseil

Chapitre 24 - Du pedantisme

Chapitre 25 - De l'institution des enfans

Chapitre 26 - C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance

Chapitre 27 - De l'Amitié

Chapitre 28 - Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie

Chapitre 29 - De la Moderation

Chapitre 30 - Des Cannibales

Chapitre 31 - Qu'il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines

Chapitre 32 - De fuir les voluptez au pris de la vie

Chapitre 33 - La fortune se rencontre souvent au train de la raison

Chapitre 34 - D'un defaut de nos polices

Chapitre 35 - De l'usage de se vestir

Chapitre 36 - Du jeune Caton

Chapitre 37 - Comme nous pleurons et rions d'une même chose

Chapitre 38 - De la solitude

Chapitre 39 - Consideration sur Ciceron

Chapitre 40 - Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l'opinion que nous en avons

Chapitre 41 - De ne communiquer sa gloire

Chapitre 42 - De l'inequalité qui est entre nous

Chapitre 43 - Des loix somptuaires

Chapitre 44 - Du dormir

Chapitre 45 - De la battaille de Dreux

Chapitre 46 - Des noms

Chapitre 47 - De l'incertitude de nostre jugement

Chapitre 48 - Des destries

Chapitre 49 - Des coustumes anciennes

Chapitre 50 - De Democritus et Heraclitus

Chapitre 51 - De la vanité des paroles

Chapitre 52 - De la parsimonie des anciens

Chapitre 53 - D'un mot de Cæsar

Chapitre 54 - Des vaines subtilitez

Chapitre 55 - Des Senteurs

Chapitre 56 - Des prieres

Chapitre 57 - De l'aage

LIVRE II

Chapitre 1 - De l'inconstance de nos actions

Chapitre 2 - De l'yvrongnerie

Chapitre 3 - Coustume de l'Isle de Cea

Chapitre 4 - A demain les affaires

Chapitre 5 - De la conscience

Chapitre 6 - De l'exercitation

Chapitre 7 - Des recompenses d'honneur

Chapitre 8 - De l'affection des peres aux enfans

Chapitre 9 - Des armes des Parthes

Chapitre 10 - Des livres

Chapitre 11 - De la cruauté

Chapitre 12 - Apologie de Raimond de Sebonde

Chapitre 13 - De juger de la mort d'autruy

Chapitre 14 - Comme nostre esprit s'empesche soy-mêmes

Chapitre 15 - Que nostre desir s'accroist par la malaisance

Chapitre 16 - De la gloire

Chapitre 17 - De la presumption

Chapitre 18 - Du desmentir

Chapitre 19 - De la liberté de conscience

Chapitre 20 - Nous ne goustons rien de pur

Chapitre 21 - Contre la faineantise

Chapitre 22 - Des postes

Chapitre 23 - Des mauvais moyens employez à bonne fin

Chapitre 24 - De la grandeur romaine

Chapitre 25 - De ne contrefaire le malade

Chapitre 26 - Des pouces

Chapitre 27 - New Chapter

Chapitre 28 - Toutes choses ont leur saison

Chapitre 29 - De la vertu

Chapitre 30 - D'un enfant monstrueux

Chapitre 31 - De la cholere

Chapitre 32 - Defence de Seneque et de Plutarque

Chapitre 33 - L'histoire de Spurina

Chapitre 34 - Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Cæsar

Chapitre 35 - De trois bonnes femmes

Chapitre 36 - Des plus excellens hommes

Chapitre 37 - De la ressemblance des enfans aux peres

Livre III

Chapitre 1 - De l'utile et de l'honeste

Chapitre 2 - Du repentir

Chapitre 3 - De trois commerces

Chapitre 4 - De la diversion

Chapitre 5 - Sur des vers de Virgile

Chapitre 6 - Des Coches

Chapitre 7 - De l'incommodité de la grandeur

Chapitre 8 - De l'art de conferer

Chapitre 9 - De la vanité

Chapitre 10 - De mesnager sa volonté

Chapitre 11 - Des boyteux

Chapitre 12 - De la Physionomie

Chapitre 13 - De l'experience

Cover

Table of Contents

Text

Au Lecteur

C’EST ici un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entree, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis : afin que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmi ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-même la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq.

De Montaigne, ce 12 de juin 1580.

LIVRE I

Chapitre 1 - Par divers moyens on arrive à pareille fin

LA plus commune façon d’amollir les coeurs de ceux qu’on a offencez, lors qu’ayans la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les esmouvoir par submission, à commiseration et à pitié : Toutesfois la braverie, la constance, et la resolution, moyens tous contraires, ont quelquesfois servy à ce même effect.

Edouard Prince de Galles, celuy qui regenta si long temps nostre Guienne : personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur ; ayant esté bien fort offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se jettans à ses pieds : jusqu’afin que passant toujours outre dans la ville, il apperçeut trois gentils-hommes François, qui d’une hardiesse incroyable soustenoient seuls l’effort de son armee victorieuse. La consideration et le respect d’une si notable vertu, reboucha premierement la pointe de sa cholere : et commença par ces trois, à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville.

Scanderberch, Prince de l’Epire, suyvant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espece d’humilité et de supplication de l’appaiser, se resolut à toute extremité de l’attendre l’espee au poing : cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui pour luy avoir veu prendre un si honorable party, le reçeut en grace. Cet exemple pourra souffrir autre interpretation de ceux, qui n’auront leu la prodigieuse force et vaillance de ce Prince là.

L’Empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe Duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu’on luy offrist, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui étaient assiegees avec le Duc, de sortir leur honneur sauve, à pied, avec ce qu’elles pourroient emporter sur elles. Elles d’un coeur magnanime, s’adviserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs enfans, et le Duc même. L’Empereur print si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale qu’il avait portee contre ce Duc : et dés lors en avant traita humainement luy et les siens. L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporteroit aysement : car j’ay une merveilleuse lascheté vers la miséricorde et mansuetude : Tant y a, qu’à mon advis, je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation. Si est la pitié passion vitieuse aux Stoiques : Ils veulent qu’on secoure les affligez, mais non pas qu’on flechisse et compatisse avec eux.

Or ces exemples me semblent plus à propos, d’autant qu’on voit ces ames assaillies et essayees par ces deux moyens, en soustenir l’un sans s’esbranler, et courber sous l’autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commiseration, c’est l’effet de la facilité, debonnaireté, et mollesse : d’où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire, y sont plus subjettes. Mais (ayant eu à desdaing les larmes et les pleurs) de se rendre à la seule reverence de la saincte image de la vertu, que c’est l’effect d’une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur masle, et obstinee. Toutesfois és ames moins genereuses, l’estonnement et l’admiration peuvent faire naistre un pareil effect : Tesmoin le peuple Thebain, lequel ayant mis en Justice d’accusation capitale, ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait esté prescript et preordonné, absolut à toute peine Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objetions, et n’employoit à se garantir que requestes et supplications : et au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites, et à les reprocher au peuple d’une façon fiere et arrogante, il n’eut pas le coeur de prendre seulement les balotes en main, et se departit : l’assemblee louant grandement la hautesse du courage de ce personnage.

Dionysius le vieil, apres des longueurs et difficultés extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinéement defendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il luy dit premierement, comment le jour avant, il avait fait noyer son fils, et tous ceux de sa parenté. A quoy Phyton respondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que luy. Apres il le fit despouiller, et saisir à des Bourreaux, et le trainer par la ville, en le fouëttant tres ignominieusement et cruellement : et en outre le chargeant de felonnes parolles et contumelieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre. Et d’un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haute voix, l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son païs entre les mains d’un tyran : le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armee, qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef, et de son triomphe : elle alloit s’amollissant par l’estonnement d’une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, et mêmes d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre : et à cachettes l’envoya noyer en la mer.

Certes c’est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l’homme : il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforrme. Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faute publique, et ne requeroit autre grace que d’en porter seul la peine. Et l’hoste de Sylla, ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n’y gaigna rien, ny pour soy, ny pour les autres.

Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gratieux aux vaincus Alexandre, forçant apres beaucoup de grandes difficultez la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avait, pendant ce siege, senty des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecees, tout couvert de sang et de playes, combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient de toutes parts : et luy dit, tout piqué d’une si chere victoire (car entre autres dommages, il avait receu deux fresches blessures sur sa personne) Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis : fais estat qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui se pourront inventer contre un captif. L’autre, d’une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant l’obstination à se taire : A il flechy un genouil ? luy est-il eschappé quelque voix suppliante ? Vrayement je vainqueray ce silence : et si je n’en puis arracher parole, j’en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa cholere en rage, commanda qu’on luy perçast les talons, et le fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d’une charrette.

Seroit-ce que la force de courage luy fût si naturelle et commune, que pour ne l’admirer point, il la respectast moins ? ou qu’il l’estimast si proprement sienne, qu’en cette hauteur il ne peust souffrir de la veoir en un autre, sans le despit d’une passion envieuse ? ou que l’impetuosité naturelle de sa cholere fût incapable d’opposition ?

De vray, si elle eust receu bride, il est à croire, qu’en la prinse et desolation de la ville de Thebes elle l’eust receue : à veoir cruellement mettre au fil de l’espee tant de vaillans hommes, perdus, et n’ayans plus moyen de defence publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut veu ny fuiant, ny demandant mercy. Au rebours cerchans, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux : les provoquans à les faire mourir d’une mort honorable. Nul ne fut veu, qui n’essaiast en son dernier souspir, de se venger encores : et à tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemy. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance. Ce carnage dura jusques à la derniere goute de sang espandable : et ne s’arresta qu’aux personnes desarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

Chapitre 2 - De la Tristesse

JE suis des plus exempts de cette passion, et ne l’ayme ny l’estime : quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle : et comme toujours couarde et basse, les Stoïciens en defendent le sentiment à leurs sages.

Mais le conte dit que Psammenitus Roy d’Ægypte, ayant esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu’on envoyoit puiser de l’eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre : et voyant encore tantost qu’on menoit son fils à la mort, se maintint en cette même contenance : mais qu’ayant apperçeu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme.

Cecy se pourroit apparier à ce qu’on vid dernierement d’un Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il était, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l’appuy et l’honneur de toute sa maison, et bien tost apres d’un puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours apres un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quitant sa resolution, s’abandonna au dueil et aux regrets ; en maniere qu’aucuns en prindrent argument, qu’il n’avait esté touché au vif que de cette derniere secousse : mais à la verité ce fut, qu’estant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. Il s’en pourroit (di-je) autant juger de nostre histoire, n’était qu’elle adjouste, que Cambyses s’enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s’estant esmeu au malheur de son filz et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy de ses amis : C’est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.

A l’aventure reviendroit à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente : ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce vint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voyla pourquoy les Poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept filz, et puis de suite autant de filles, sur-chargee de pertes, avoir esté en fin transmuee en rocher,

diriguisse malis,

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portee.

De vray, l’effort d’un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l’ame, et luy empescher la liberté de ses actions : Comme il nous advient à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transsis, et comme perclus de tous mouvemens : de façon que l’ame se relaschant apres aux larmes et aux plaintes, semble se desprendre, se desmeller, et se mettre plus au large, et à son aise,

Et via vix tandem voci laxata dolore est.

En la guerre que le Roy Ferdinand mena contre la veufve du Roy Jean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme fut particulierement remerqué de chacun, pour avoir excessivement bien fait de sa personne, en certaine meslee : et incognu, hautement loué, et plaint y estant demeuré. Mais de nul tant que de Raiscïac seigneur Allemand, esprins d’une si rare vertu : le corps estant rapporté, cetuici d’une commune curiosité, s’approcha pour voir qui c’était : et les armes ostees au trésor passé, il reconut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistans : luy seul, sans rien dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils : jusques afin que la vehemence de la tristesse, aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

Chi puo dir com’egli arde è in picciol fuoco,

disent les amoureux, qui veulent representer une passion insupportable :

misero quod omnes

Eripit sensus mihi. Nam simul te

Lesbia aspexi, nihil est super mi

Quod loquar amens.

Lingua sed torpet, tenuis sub artus

Flamma dimanat, sonitu suopte

Tinniunt aures, gemina teguntur

Lumina nocte.

Aussi n’est ce pas en la vive, et plus cuysante chaleur de l’accés, que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions : l’ame est lors aggravee de profondes pensees, et le corps abbatu et languissant d’amour.

Et de là s’engendre par fois la defaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison ; et cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron même de la jouïssance. Toutes passions qui se laissent gouster, et digerer, ne sont que mediocres,

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent.

La surprise d’un plaisir inesperé nous estonne de même,

Ut me conspexit venientem, Et Troïa circum

Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,

Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,

Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.

Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son fils revenu de la routte de Cannes : Sophocles et Denis le Tyran, qui trespasserent d’aise : et Talva qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le Senat de Rome luy avait decernez. Nous tenons en nostre siecle, que le Pape Leon dixiesme ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu’il avait extremement souhaittee, entra en tel excez de joye, que la fievre l’en print, et en mourut. Et pour un plus notable tesmoignage de l’imbecillité humaine, il a esté remerqué par les anciens, que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ, espris d’une extreme passion de honte, pour en son escole, et en public, ne se pouvoir desvelopper d’un argument qu’on luy avait fait.

Je suis peu en prise de ces violentes passions : J’ay l’apprehension naturellement dure ; et l’encrouste et espessis tous les jours par discours.

Chapitre 3 - Nos affections s'emportent au delà de nous

CEUX qui accusent les hommes d’aller toujours beant apres les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux-là : comme n’ayants aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s’ils osent appeller erreur, chose à quoy nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le desir, l’esperance, nous eslancent vers l’advenir : et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius.

Ce grand precepte est souvent allegué en Platon, « Fay ton fait, et te congnoy. » Chascun de ces deux membres enveloppe generallement tout nostre devoir : et semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son fait, verroit que sa premiere leçon, c’est cognoistre ce qu’il est, et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l’estranger fait pour le sien : s’ayme, et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues, et les pensees, et propositions inutiles. Comme la folie quand on luy octroyera ce qu’elle desire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait jamais de soy.

Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l’advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez, celle ici me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees apres leur mort : Ils sont compagnons, sinon maistres des loix : ce que la Justice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous preferons à la vie. C’est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu’on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devons la subjection et obeïssance egalement à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d’aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n’est pas raison de refuser à la justice, et à nostre liberté, l’expression de noz vrays ressentiments. Et nommément de refuser aux bons subjects, la gloire d’avoir reveremment et fidellement servi un maistre, les imperfections duquel leur étaient si bien cognues : frustrant la posterité d’un si utile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d’un Prince mesloüable, font justice particuliere aux despends de la justice publique. Titus Livius dit vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est toujours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages : chascun eslevant indifferemment son Roy, à l’extreme ligne de valeur et grandeur souveraine.

On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l’un enquis de luy, pourquoy il luy vouloit mal : Je t’aimoy quand tu le valois : mais despuis que tu és devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay, comme tu merites. L’autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Par ce que je ne trouve autre remede à tes continuels malefices. Mais les publics et universels tesmoignages, qui apres sa mort ont esté rendus, et le seront à tout jamais, à luy, et à tous meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peut reprouver ?

Il me desplaist, qu’en une si saincte police que la Lacedemonienne, se fût meslée une si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descoupoient le front, pour tesmoignage de deuil : et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy la, quel qu’il eust esté, était le meilleur Roy de tous les leurs : attribuants au reng, le los qui appartenoit au merite ; et, qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon, Que nul avant mourir ne peut estre dit heureux, Si celuy la même, qui a vescu, et qui est mort à souhait, peut estre dit heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puis qu’il ne l’est qu’apres qu’il n’est plus.

Quisquam

Vix radicitus è vita se tollit, et ejicit :

Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,

Nec removet satis à projecto corpore sese, et

Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, pres du Puy en Auvergne : les assiegez s’estans rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trésor passé.

Barthelemy d’Alviane, General de l’armee des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie la pluspart de ceux de l’armee étaient d’advis, qu’on demandast sauf-conduit pour le passage à ceux de Veronne : mais Theodore Trivulce y contredit ; et choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat : n’estant convenable, disait-il, que celuy qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre.

De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l’ennemy un corps pour l’inhumer, renonçoit à la victoire, et ne luy était plus loisible d’en dresser trophee : à celuy qui en était requis, c’était tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gaigné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy était bien doubteusement acquis sur les Bæotiens.

Ces traits se pourroient trouver estranges, s’il n’était receu de tout temps, non seulement d’estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nostres, qu’il n’est besoing que je m’y estende. Edouard premier Roy d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre luy et Robert Roy d’Escosse, combien sa presence donnoit d’avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu’il entreprenoit en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu’estant trésor passé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d’avec les os, laquelle il fit enterrer : et quant aux os, qu’il les reservast pour les porter avec luy, et en son armee, toutes les fois qu’il luy adviendroit d’avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avait fatalement attaché la victoire à ses membres.

Jean Vischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de VViclef, voulut qu’on l’escorchast apres sa mort, et de sa peau qu’on fist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela ayderoit à continuer les avantages qu’il avait eux aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens portoient ainsi au combat contre les Espagnols ; les ossemens d’un de leurs Capitaines, en consideration de l’heur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples en ce même monde, trainent à la guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement.

Les premiers exemples ne reservent au tombeau, que la reputation acquise par leurs actions passees : mais ceux-cy y veulent encore mesler la puissance d’agir. Le fait du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d’une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu’il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemy : et ayant combatu autant qu’il eut de force, se sentant defaillir, et eschapper du cheval, commanda à son maistre d’hostel, de le coucher au pied d’un arbre : mais que ce fût en façon qu’il mourust le visage tourné vers l’ennemy : comme il fit.

Il me faut adjouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration, que nul des precedens. L’Empereur Maximilian bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, était Prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d’une beauté de corps singuliere : mais parmi ces humeurs, il avait ceste cy bien contraire à celle des Princes, qui pour despescher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percee : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre, si privé, à qui il permist de le voir en sa garderobbe : Il se desroboit pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne descouvrir ny à Medecin ny à qui que ce fût les parties qu’on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte : Si ce n’est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique gueres aux yeux de personne, les membres et actions, que nostre coustume ordonne estre couvertes : J’y souffre plus de contrainte que je n’estime bien seant à un homme, et sur tout à un homme de ma profession : Mais luy en vint à telle superstition, qu’il ordonna par parolles expresses de son testament, qu’on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il devoit adjouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les yeux bandez. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, apres que l’ame en sera separee : je l’attribue à quelque siene devotion : Car et son Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie, un singulier soin et reverence à la religion.

Ce conte me despleut, qu’un grand me fit d’un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres avec un soing vehement, à disposer l’honneur et la ceremonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d’assister à son convoy. A ce Prince même, qui le vid sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fût commandee de s’y trouver ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouver que c’était chose qui appartenoit à un homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Je n’ay guere veu de vanité si perseverante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ay point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à ceste-cy : d’aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct, à regler son convoy, à quelque particuliere et inusitee parsimonie, à un serviteur et une lanterne. Je voy louer cett’humeur, et l’ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d’employer pour luy les ceremonies qu’on avait accoustumé en telles choses. Est-ce encore temperance et frugalité, d’eviter la despence et la volupté, desquelles l’usage et la cognoissance nous est imperceptible ? Voila une aisee reformation et de peu de coust. S’il était besoin d’en ordonner, je seroy d’advis, qu’en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux : et quant aux funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques. Je lairrois purement la coustume ordonner de cette ceremonie, et m’en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est sainctement dit à un sainct : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt vivorum solatia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l’heure de sa fin luy demande, comment il veut estre enterré : Comme vous voudrez, respond-il. Si j’avois à m’en empescher plus avant, je trouverois plus galand, d’imiter ceux qui entreprennent vivans et respirans, jouyr de l’ordre et honneur de leur sepulture : et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent resjouyr et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort !

A peu, que je n’entre en haine irreconciliable contre toute domination populaire : quoy qu’elle me semble la plus naturelle et equitable : quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athenien : de faire mourir sans remission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs defenses, ces braves capitaines, venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille navalle pres les Isles Arginenses : la plus contestee, la plus forte bataille, que les Grecs aient onques donnee en mer de leurs forces : par ce qu’apres la victoire, ils avoient suivy les occasions que la loy de la guerre leur presentoit, plustost que de s’arrester à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse, le fait de Diomedon. Cettuy cy est l’un des condamnez, homme de notable vertu, et militaire et politique : lequel se tirant avant pour parler, apres avoir ouy l’arrest de leur condemnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause, et à descouvrir l’evidente iniquité d’une si cruelle conclusion, ne representa qu’un soin de la conservation de ses juges : priant les Dieux de tourner ce jugement à leur bien, et à fin que, par faute de rendre les voeux que luy et ses compagnons avoient voué, en recognoissance d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des Dieux sur eux : les advertissant quels voeux c’étaient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques annees apres les punit de même pain souppe. Car Chabrias capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l’isle de Naxe, perdit le fruict tout net et content de sa victoire, tres-important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple, et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoyent en mer ; laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur feirent bien acheter cette importune superstition.

Quoeris, quo jaceas, post obitum, loco ?

Quo non nata jacent.

Cet autre redonne le sentiment du repos, à un corps sans ame,

Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis :

Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis.

Tout ainsi que nature nous fait voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s’altere aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la chair vive, à ce qu’on dit.

Chapitre 4 -Comme l'ame descharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais luy defaillent

UN gentilhomme des nostres merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l’usage des viandes salees, avait accoustumé de respondre plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit avoir à qui s’en prendre ; et que s’escriant et maudissant tantost le cervelat, tantost la langue de boeuf et le jambon, il s’en sentoit d’autant allegé. Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre, et qu’il aille au vent : aussi que pour rendre une veuë plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perduë et escartee dans le vague de l’air, ains qu’elle ayt butte pour la soustenir à raisonnable distance,

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ

Occurrant silvæ spatio diffusus inani,

de même il semble que l’ame esbranlee et esmeuë se perde en soy-même, si on ne luy donne prinse : et faut toujours luy fournir d’objet où elle s’abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que de demeurer en vain, s’en forge ainsin une faulce et frivole. Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle même, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose.

Ainsin emporte les bestes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessees : et à se venger à belles dents sur soy-mêmes du mal qu’elles sentent,

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa

Cui jaculum parva Lybis amentavit habena,

Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum

Impetit, Et secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n’inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir ou nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que dépitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frere bien aymé : prens t’en ailleurs. Livius parlant de l’armee Romaine en Espaigne, apres la perte des deux freres ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita. C’est un usage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s’arrachoit le poil, fut plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil ? Qui n’a veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d’une bale de dez, pour avoir ou se venger de la perte de son argent ? Xerxes foita la mer, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armee plusieurs jours à se venger de la riviere de Gyndus, pour la peur qu’il avait eu en la passant : et Caligula ruina une tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y avait eu.

Le peuple disait en ma jeunesse, qu’un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu’il était en son auctorité, qu’on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy était le compte. Ce sont vices toujours conjoincts : mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encore d’outrecuidance, que de bestise.

Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que les precedens, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s’escriant, Varus rens moy mes soldats : car ceux la surpassent toute follie, d’autant que l’impieté y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mêmes, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles subjectes à nostre batterie. A l’exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance Titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de fleche. Or, comme dit cet ancien Poëte chez Plutarque,

Point ne se faut courroucer aux affaires.

Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au desreglement de nostre esprit.

Chapitre 5 - Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer

LUCIUS MARCIUS Legat des Romains, en la guerre contre Perseus, Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu’il luy falloit encore à mettre en point son armee, sema des entregets d’accord, desquels le Roy endormy accorda trefve pour quelques jours fournissant par ce moyen son ennemy d’opportunité et loisir pour s’armer : d’où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est-ce, que les vieux du Senat, memoratifs des moeurs de leurs peres, accuserent cette prattique, comme ennemie de leur stile ancien : qui fut, disoient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees : n’entreprenans guerre, qu’apres l’avoir denoncee, et souvent apres avoir assigné l’heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renvoierent à Pyrrhus son traistre Medecin, et aux Phalisques leur desloyal maistre d’escole. C’étaient les formes vrayement Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, ou le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup : mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait l’avoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et juste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gents, qu’ils n’avoient encore receu cette belle sentence :

dolus an virtus quis in hoste requirat ?

Les Achaïens, dit Polybe, detétaient toute voye de tromperie en leurs guerres, n’estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salva fide, et integra dignitate parabitur, dit un autre :

Vos ne velit, an me regnare hera : quidve ferat fors

Virtute experiamur.

Au Royaume de Ternate, parmi ces nations que si à pleine bouche nous appelons Barbares, la coustume porte, qu’ils n’entreprennent guerre sans l’avoir denoncee : y adjoustans ample declaration des moiens qu’ils ont à y emploier, quels, combien d’hommes, quelles munitions, quelles armes, offensives et defensives. Mais aussi cela fait, ils se donnent loy de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre.

Les anciens Florentins étaient si esloignés de vouloir gaigner avantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les advertissoient un mois avant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu’ils nommoient, Martinella.

Quant à nous moins superstitieux, qui tenons celuy avoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres Lysander, disons que, où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette praticque : et n’est heure, disons nous, où un chef doive avoir plus l’oeil au guet, que celle des parlemens et traités d’accord. Et pour cette cause, c’est une regle en la bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu’il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiegee sorte luy mêmes pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché aux seigneurs de Montmord et de l’Assigni, deffendans Mouson contre le Conte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la seroit excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l’avantage demeurast de son côté : Comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s’il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut luy mêmes) lors que le Seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer : car il abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l’Escut et sa trouppe, qui était approchee avec luy, se trouva le plus foible, de façon qu’Alexandre Trivulce y fut tué, mais luy même fut contrainct, pour le plus seur, de suivre le Comte, et se jetter sur sa foy à l’abri des coups dans la ville.

Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l’assiegeoit, de sortir pour luy parler, alleguant que c’était raison qu’il vinst devers luy, attendu qu’il était le plus grand et le plus fort : apres avoir fait cette noble responce : Je n’estimeray jamais homme plus grand que moy, tant que j’auray mon espee en ma puissance, n’y consentit, qu’Antigonus ne luy eust donné Ptolomæus son propre nepveu ostage, comme il demandoit.

Si est-ce qu’encores en y a-il, qui se sont tresbien trouvez de sortir sur la parole de l’aissaillant : Tesmoing Henry de Vaux, Chevalier Champenois, lequel estant assiegé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors fait sapper la plus part du Chasteau, si qu’il ne rétait que le feu pour accabler les assiegez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme ; et son evidente ruyne luy ayant esté montree à l’oeil, il s’en sentit singulierement obligé à l’ennemy : à la discretion duquel, apres qu’il se fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble.

Je me fie aysement à la foy d’autruy : mais mal-aysement le feroi-je, lors que je donrois à juger l’avoir plustost fait par desespoir et faute de coeur, que par franchise et fiance de sa loyauté.

Chapitre 6 - L'heure des parlemens dangereuse

TOUTES-FOIS je vis dernierement en mon voysinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traicté se continuant encores, on les avait surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l’avanture apparence en autre siecle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entierement esloignées de ces regles : et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier seau d’obligation n’y soit passé : encores y a il lors assés affaire.

Et a toujours esté conseil hazardeux, de fier à la licence d’une armee victorieuse l’observation de la foy, qu’on a donnee à une ville, qui vient de se rendre par douce et favorable composition, et d’en laisser sur la chaude, l’entree libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force, pour la singuliere proüesse des habitants à se bien defendre, feit pache avec eux, de les recevoir pour amis du peuple Romain, et d’y entrer comme en ville confederee : leur ostant toute crainte d’action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee, pour s’y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y employast, de tenir la bride à ses gents : et veit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville : les droicts de l’avarice et de la vengeance, suppeditant ceux de son autorité et de la discipline militaire.

Cleomenes disait, que quelque mal qu’on peust faire aux ennemis en guerre, cela était par dessus la justice, et non subject à icelle, tant envers les dieux, qu’envers les hommes : et ayant fait treve avec les Argiens pour sept jours, la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis, et les défict, alleguant qu’en sa treve il n’avait pas esté parlé des nuicts : Mais les dieux vengerent ceste perfide subtilité.

Pendant le Parlement, et qu’ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum fût saisie par surprinse. Et cela pourtant au siecle et des plus justes Capitaines et de la plus parfaite milice Romaine : Car il n’est pas dit, qu’en temps et lieu il ne soit permis de nous prevaloir de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privileges raisonnables au prejudice de la raison. Et ici faut la reigle, neminem id agere, ut ex alterius prædetur inscitia.

Mais je m’estonne de l’estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par divers exploicts de son parfait Empereur : autheur de merveilleux poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des premiers disciples de Socrates, et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et par tout.

Monsieur d’Aubigny assiegeant Cappoüe, et apres y avoir fait une furieuse baterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisants plus molle garde, les nostres s’en emparerent, et mirent tout en pieces. Et de plus fresche memoire à Yvoy, le seigneur Julian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connestable, trouva au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le Marquis de Pesquaire assiegeant Genes, ou le Duc Octavian Fregose commandoit sous nostre protection, et l’accord entre eux ayant esté poussé si avant, qu’on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s’estans coullés dedans, en userent comme en une victoire planiere : et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandoit, l’Empereur l’ayant assiegé en personne, et Bertheuille Lieutenant dudit Comte estant sorty pour parlementer, pendant le parlement la ville se trouva saisie.

Fu il vincer sempre mai laudabil cosa,

Vincasi o per fortuna o per ingegno,

disent-ils : Mais le Philosophe Chrysippus n’eust pas esté de cet advis : et moy aussi peu. Car il disait que ceux qui courent à l’envy, doivent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrester : ny de luy tendre la jambe, pour le faire cheoir.

Et plus genereusement encore ce grand Alexandre, à Polypercon, qui luy suadoit de se servir de l’avantage que l’obscurité de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius. Point, dit-il, ce n’est pas à moy de chercher des victoires desrobees : malo me fortunæ poeniteat, quam victoriæ pudeat.

Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem

Sternere, nec jacta cæcum dare cuspide vulnus :

Obvius, adversoque occurrit, seque viro vir

Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.

Chapitre 7 - Que l'intention juge nos actions

LA mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. J’en sais qui l’ont prins en diverse façon. Henry septiesme Roy d’Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l’Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de l’Empereur Charles cinquiesme, que ledit Philippe remettoit entre ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel s’en était fuy et retiré au pays bas, moyennant qu’il promettoit de n’attenter rien sur la vie dudit Duc : toutesfois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain apres qu’il seroit decedé.

Dernierement en cette tragedie que le Duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d’Aiguemond, il y eut tout plein de choses remerquables : et entre autres que ledit Comte d’Aiguemond, sous la foy et asseurance duquel le Comte de Horne s’était venu rendre au Duc d’Albe, requit avec grande instance, qu’on le fist mourir le premier : affin que sa mort l’affranchist de l’obligation qu’il avait audit Comte de Horne. Il semble que la mort n’ayt point deschargé le premier de sa foy donnee, et que le second en était quitte, mêmes sans mourir. Nous ne pouvons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu’il n’y a rien en bon escient en nostre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par necessité et s’establissent toutes les reigles du devoir de l’homme. Par ainsi le Comte d’Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à sa promesse, bien que la puissance de l’effectuer ne fût pas en ses mains, était sans doute absous de son devoir, quand il eust survescu le Comte de Horne. Mais le Roy d’Angleterre faillant à sa parolle par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques apres sa mort l’execution de sa desloyauté : Non plus que le masson de Herodote, lequel ayant loyallement conservé durant sa vie le secret des thresors du Roy d’Egypte son maistre, mourant les descouvrit à ses enfans.

J’ay veu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l’autruy, se disposer à y satisfaire par leur testament et apres leur decés. Ils ne font rien qui vaille. Ny de prendre terme à chose si presante, ny de vouloir restablir une injure avec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doivent du plus leur. Et d’autant qu’ils payent plus poisamment, et incommodéement : d’autant en est leur satisfaction plus juste et meritoire. La penitence demande à charger.

Ceux la font encore pis, qui reservent la declaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur derniere volonté, l’ayants cachee pendant la vie. Et monstrent avoir peu de soin du propre honneur, irritans l’offencé à l’encontre de leur memoire : et moins de leur conscience, n’ayants pour le respect de la mort même, sceu faire mourir leur maltalent : et en estendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus cognoissance de cause.

Je me garderay, si je puis, que ma mort die chose, que ma vie n’ayt premierement dit et apertement.

Chapitre 8 - De l'Oysiveté

COMME nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations.

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis

Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,

Omnia pervolitat latè loca, jamque sub auras

Erigitur, summique ferit laquearia tecti.

Et n’est folie ny réverie, qu’ils ne produisent en cette agitation,

velut ægri somnia, vanæ

Finguntur species.

L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mêmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem,

qu’au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mêmes, qu’il ne prenoit pour autruy : et m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mêmes.

Chapitre 9 - Des Menteurs

IL n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car je n’en recognoy quasi trace en moy : et ne pense qu’il y en ayt au monde, une autre si merveilleuse en defaillance. J’ay toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là je pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner nom et reputation.

Outre l’inconvenient naturel que j’en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m’accusois d’estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sais rien si bien faire qu’estre amy, que les mêmes paroles qui accusent ma maladie, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d’un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dit-on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amys : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnee, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur.