Les Femmes d'Artistes - Alphonse Daudet - E-Book

Les Femmes d'Artistes E-Book

Alphonse Daudet

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Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux amis-un poëte et un peintre-causaient un soir après dîner.

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Seitenzahl: 114

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Les Femmes d'Artistes

Pages de titrePROLOGUEMADAME HEURTEBISEII – LE CREDO DE L’AMOURIII – LA TRANSTÉVÉRINEIV – UN MÉNAGE DE CHANTEURSV – UN MALENTENDUVI – LES VOIES DE FAITVII – LA BOHÈME EN FAMILLEFEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPSX – LA MENTEUSEXI – LA COMTESSE IRMAPALMES VERTESPage de copyright

1

Les Femmes d'Artistes

Alphonse Daudet

2

PROLOGUE

Étendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d’atelier, deux

amis-un poëte et un peintre-causaient un soir après dîner.

C’était l’heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait

doucement sous l’abat-jour, limitant son cercle de flamme à

l’intimité de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux

des vastes murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures,

et terminées tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel

pénétrait librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché

en avant comme pour écouter, sortait à moitié de l’ombre, jeune, les

yeux intelligents, la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel

qui semblait défendre le chevalet du mari contre les sots et les

décourageux. Une chaise basse écartée du feu, deux petits souliers

bleus traînant sur le tapis indiquaient aussi la présence d’un enfant

dans la maison ; et, en effet, de la chambre à côté, où la mère et le

bébé venaient de disparaître, sortaient par bouffées des rires doux,

des gazouillements, le joli train d’un nid qui s’endort. Tout cela

répandait dans cet intérieur artistique un vague parfum de bonheur

familial que le poëte aspirait avec délices :

« Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c’est toi qui as eu

raison. Il n’y a pas plusieurs façons d’être heureux. Le bonheur est là,

rien que là… Il faut que tu me maries. »

LE PEINTRE

Ma foi ! non, par exemple… Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi

je ne m’en mêle pas.

3

LE POËTE

Et pourquoi ?

LE PEINTRE

Parce que… parce que les artistes ne doivent pas se marier.

LE POËTE

Voilà qui est trop fort… Tu oses dire cela ici, et la lampe ne

s’éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête…

Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant

deux heures le spectacle et l’envie de ce bonheur que tu me défends.

Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur

bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de

leur feu en songeant qu’il pleut dehors et qu’il y a de pauvres diables

sans abri ?…

LE PEINTRE

Pense de moi ce que tu voudras. Je t’aime trop pour t’aider à faire

une sottise, une sottise irréparable.

LE POËTE

Voyons. Qu’y a-t-il ? Tu n’es donc pas content ?… Il me semble

pourtant qu’on respire le bonheur ici aussi largement que l’air du ciel

à une fenêtre de campagne.

LE PEINTRE

Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J’aime ma

femme à plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de

plaisir. Le mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres,

non pas celui où l’on s’accroche d’un anneau à la rive au risque de

s’y rouiller éternellement, mais une de ces anses bleues où l’on

répare les voiles et les mâts pour des excursions nouvelles aux pays

inconnus. Je n’ai jamais si bien travaillé que depuis mon mariage, et

mes meilleurs tableaux datent de là.

LE POËTE

4

Eh bien, alors !

LE PEINTRE

Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde

mon bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d’anormal

et d’exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c’est que le mariage, plus

je suis épouvanté de la chance que j’ai eue. Je ressemble à ces

ignorants du danger qui l’ont traversé sans s’en apercevoir, et qui

pâlissent après coup, stupéfaits de leur propre audace.

LE POËTE

Mais quels sont donc ces dangers si terribles ?…

LE PEINTRE

Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de

l’amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste… Car remarque

bien qu’en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la

vie. Je conviens qu’en général le mariage est une chose excellente et

que la plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la

famille les complète ou les agrandit. Souvent même, c’est une

exigence de profession. Un notaire garçon ne s’imagine pas. Ça

n’aurait pas l’air posé, étoffé… Mais pour nous tous, peintres, poëtes,

sculpteurs, musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés

seulement à l’étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu

loin d’elle, comme on se recule d’un tableau pour mieux le voir, je

dis que le mariage ne peut être qu’une exception. À cet être nerveux,

exigeant, impressionnable, à cet homme-enfant qu’on appelle un

artiste, il faut un type de femme spécial, presque introuvable, et le

plus sûr est encore de ne pas le chercher… Ah ! comme il avait bien

compris cela, ce grand Delacroix que tu admires tant ! Quelle belle

existence que la sienne, bornée au mur de l’atelier, exclusivement

vouée à l’art ! Je regardais l’autre jour sa maisonnette de

Champrosay et ce petit jardin de curé, rempli de roses, où il s’est

promené tout seul pendant vingt ans ! Cela a le calme et l’étroitesse

du célibat… Eh bien, figure-toi Delacroix marié, père de famille,

avec toutes les préoccupations des enfants à élever, de l’argent, des

5

maladies ; crois-tu que son œuvre serait la même ?

LE POËTE

Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo… Crois-tu que

le mariage l’a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables ?…

LE PEINTRE

Je pense, en effet, que le mariage ne l’a gêné pour rien du tout…

Mais tous les maris n’ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un

grand soleil de gloire pour sécher les larmes qu’ils font répandre…

Avec cela que ce doit être amusant d’être la femme d’un homme de

génie. Il y a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.

LE POËTE

Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage

fait par un homme marié et heureux de l’être.

LE PEINTRE

Je te répète que je ne parle pas d’après moi. Mon opinion est faite

de toutes les tristesses que j’ai vues ailleurs, de tous ces malentendus

si fréquents dans les ménages d’artistes et causés justement par notre

vie anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d’âge et

de talent, vient de s’expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.

L’opinion l’a condamné, et certes je ne l’excuserai pas. Et

pourtant comme je m’explique qu’il en soit arrivé là ! Voilà un

garçon qui adorait son art, avait le monde et les relations en horreur.

La femme, bonne pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux

milieux qui lui déplaisaient, l’a condamné pendant dix ans à toutes

sortes d’obligations mondaines.

C’est ainsi qu’elle lui faisait faire un tas de bustes officiels,

d’affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes fagotées et

sans grâce, qu’elle le dérangeait dix fois par jour pour des visites

importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des gants clairs,

et le traînait de salon en salon… Tu me diras qu’il aurait pu se

révolter, répondre carrément : « Non ! » Mais ne sais-tu pas que le

fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les autres

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hommes dépendants du foyer ? L’air de la maison nous enveloppe, et,

s’il ne s’y mêle un grain d’idéal, nous alourdit et nous fatigue vite.

D’ailleurs l’artiste met en général tout ce qu’il a de force et d’énergie

dans son œuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, se trouve

sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les tyrannies

féminines ont beau jeu. Nul n’est plus facilement dompté, conquis.

Seulement, gare ! Il ne faut pas qu’il sente trop le joug. Si un jour ces

bandelettes invisibles dont on l’enveloppe sournoisement serrent un

peu trop fort, arrivent à empêcher l’effort artistique, d’un seul coup il

les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se sauve comme

notre sculpteur par-delà les monts…

La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La

malheureuse en est encore à se demander : « Qu’est-ce que je lui ai

fait ? » Rien. Elle ne l’avait pas compris… Car il ne suffit pas d’être

bonne et intelligente pour être la vraie compagne d’un artiste. Il faut

encore avoir un tact infini, une abnégation souriante, et c’est cela

qu’il est miraculeux de trouver chez une femme jeune, ignorante et

curieuse de la vie… On est jolie, on a épousé un homme connu, reçu

partout. Dame ! on aime aussi à se montrer un peu à son bras.

N’est-ce pas tout naturel ? Le mari, au contraire, devenu plus

sauvage depuis qu’il travaille mieux, trouvant l’heure courte, le

métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les voilà malheureux tous

deux, et que l’homme cède ou qu’il résiste, sa vie est désormais

dérangée de son courant, de sa tranquillité… Ah ! Que j’en ai connu

de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt bourreau, tantôt

victime, plus souvent bourreau que victime, et presque toujours sans

s’en douter ! Tiens, l’autre soir j’étais chez le musicien Dargenty. Il y

avait quelques personnes. On le prie de se mettre au piano. À peine

a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs qui en

font l’héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas d’abord,

puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux

conversations. Au bout d’un moment, j’étais seul à écouter. Alors il a

fermé le piano et m’a dit en souriant, d’un air navré : « C’est toujours

comme cela ici… ma femme n’aime pas la musique. » Connais-tu

rien de plus terrible ? Épouser une femme qui n’aime pas votre art…

Va, crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre.

7

Garde précieusement ta solitude et ta liberté.

LE POËTE

Parbleu ! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l’heure,

quand je serai parti, s’il te vient des idées de travail, auprès de ton feu

qui s’éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi

cette atmosphère d’isolement si vaste, si vide que l’inspiration s’y

disperse, s’y évapore… Et puis passe encore d’être seul aux heures

de travail ; mais il y a les moments d’ennui, de découragement, où on

doute de soi, de son art.

C’est alors qu’on doit être heureux de trouver là, toujours prêt et

fidèle, un cœur aimant où l’on peut épancher son chagrin, sans

crainte de troubler une confiance, un enthousiasme inaltérables… Et

l’enfant… Ce sourire du bébé, qui s’épanouit toujours et sans cause,

n’est-il pas le meilleur rajeunissement moral qu’on puisse avoir ?

Ah ! j’ai souvent pensé à cela. Pour nous autres artistes, vaniteux

comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime de surface,

capricieuse et flottante, qu’on appelle la vogue ; pour nous autres

surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous

consoler de vieillir… Tout ce que nous perdons, c’est l’enfant qui le

gagne. Le succès qu’on n’a pas eu, on se dit : « C’est lui qui l’aura »,

et à mesure que les cheveux s’en vont, on a la joie de les voir

repousser, frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté

de soi.

LE PEINTRE

Ah ! poëte, poëte… as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu’il

faut mettre au bout d’une plume ou d’un pinceau pour nourrir une

couvée ?…

LE POËTE

Enfin, tu auras beau dire, l’artiste est fait pour vivre en famille, et

cela est si vrai que ceux d’entre nous qui ne se marient pas

s’acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs

qui, las d’être toujours sans logis, s’installent à la fin dans une

chambre d’hôtel et passent toute leur vie sous l’étiquette banale de

8

l’enseigne : « Ici on loge au mois et à la nuit. »

LE PEINTRE

Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et

n’en connaîtront jamais les joies.

LE POËTE

Tu avoues donc qu’il y en a quelques-unes ?… »

Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des

dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son

compagnon :

« Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous

convaincre… Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à

tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t’engage à lire. C’est

écrit-remarque bien-par un homme marié, très-épris de sa femme,

très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au

milieu des artistes, s’est amusé à croquer quelques-uns de ces

ménages dont je te parlais tout à l’heure. De la première à la dernière

ligne de ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l’auteur n’a jamais

voulu l’imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l’auras lu.

Je crois que tu auras changé d’idée :… »

Le poëte prit le cahier et l’emporta chez lui ; mais il n’en eut pas

le soin désirable, car j’ai pu détacher quelques feuillets de ce petit

livre, et je les offre au public effrontément.

* * *

9

MADAME HEURTEBISE

Celle-là, certes, n’était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce

terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s’en allait dans

la vie le nez en l’air, la moustache hérissée, portant avec crânerie

comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés

bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par

quel miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de

bijoutier, derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues

enfilées, trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte ?

Imaginez les grâces d’une dame de comptoir, des traits indécis,

des yeux froids toujours souriants, une physionomie complaisante et

placide, pas de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du

clinquant, qu’elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et

qui lui faisait rechercher les nœuds de satin assorti, les ceintures, les

boucles ; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de

cosmétique, au-dessus d’un petit front têtu, étroit, où l’absence de

rides marquait moins la jeunesse qu’une nullité complète d’idées.

Ainsi faite, Heurtebise l’aima, la demanda et, comme il avait quelque

fortune, n’eut pas de peine à l’obtenir.

Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c’était l’idée d’épouser un

auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle

autant qu’elle voudrait. Quant à lui, je crois qu’en définitive cette

fausse élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée,