Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux amis-un poëte et un peintre-causaient un soir après dîner.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 114
Veröffentlichungsjahr: 2019
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
1
Alphonse Daudet
2
Étendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d’atelier, deux
amis-un poëte et un peintre-causaient un soir après dîner.
C’était l’heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait
doucement sous l’abat-jour, limitant son cercle de flamme à
l’intimité de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux
des vastes murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures,
et terminées tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel
pénétrait librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché
en avant comme pour écouter, sortait à moitié de l’ombre, jeune, les
yeux intelligents, la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel
qui semblait défendre le chevalet du mari contre les sots et les
décourageux. Une chaise basse écartée du feu, deux petits souliers
bleus traînant sur le tapis indiquaient aussi la présence d’un enfant
dans la maison ; et, en effet, de la chambre à côté, où la mère et le
bébé venaient de disparaître, sortaient par bouffées des rires doux,
des gazouillements, le joli train d’un nid qui s’endort. Tout cela
répandait dans cet intérieur artistique un vague parfum de bonheur
familial que le poëte aspirait avec délices :
« Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c’est toi qui as eu
raison. Il n’y a pas plusieurs façons d’être heureux. Le bonheur est là,
rien que là… Il faut que tu me maries. »
LE PEINTRE
Ma foi ! non, par exemple… Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi
je ne m’en mêle pas.
3
LE POËTE
Et pourquoi ?
LE PEINTRE
Parce que… parce que les artistes ne doivent pas se marier.
LE POËTE
Voilà qui est trop fort… Tu oses dire cela ici, et la lampe ne
s’éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête…
Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant
deux heures le spectacle et l’envie de ce bonheur que tu me défends.
Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur
bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de
leur feu en songeant qu’il pleut dehors et qu’il y a de pauvres diables
sans abri ?…
LE PEINTRE
Pense de moi ce que tu voudras. Je t’aime trop pour t’aider à faire
une sottise, une sottise irréparable.
LE POËTE
Voyons. Qu’y a-t-il ? Tu n’es donc pas content ?… Il me semble
pourtant qu’on respire le bonheur ici aussi largement que l’air du ciel
à une fenêtre de campagne.
LE PEINTRE
Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J’aime ma
femme à plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de
plaisir. Le mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres,
non pas celui où l’on s’accroche d’un anneau à la rive au risque de
s’y rouiller éternellement, mais une de ces anses bleues où l’on
répare les voiles et les mâts pour des excursions nouvelles aux pays
inconnus. Je n’ai jamais si bien travaillé que depuis mon mariage, et
mes meilleurs tableaux datent de là.
LE POËTE
4
Eh bien, alors !
LE PEINTRE
Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde
mon bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d’anormal
et d’exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c’est que le mariage, plus
je suis épouvanté de la chance que j’ai eue. Je ressemble à ces
ignorants du danger qui l’ont traversé sans s’en apercevoir, et qui
pâlissent après coup, stupéfaits de leur propre audace.
LE POËTE
Mais quels sont donc ces dangers si terribles ?…
LE PEINTRE
Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de
l’amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste… Car remarque
bien qu’en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la
vie. Je conviens qu’en général le mariage est une chose excellente et
que la plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la
famille les complète ou les agrandit. Souvent même, c’est une
exigence de profession. Un notaire garçon ne s’imagine pas. Ça
n’aurait pas l’air posé, étoffé… Mais pour nous tous, peintres, poëtes,
sculpteurs, musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés
seulement à l’étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu
loin d’elle, comme on se recule d’un tableau pour mieux le voir, je
dis que le mariage ne peut être qu’une exception. À cet être nerveux,
exigeant, impressionnable, à cet homme-enfant qu’on appelle un
artiste, il faut un type de femme spécial, presque introuvable, et le
plus sûr est encore de ne pas le chercher… Ah ! comme il avait bien
compris cela, ce grand Delacroix que tu admires tant ! Quelle belle
existence que la sienne, bornée au mur de l’atelier, exclusivement
vouée à l’art ! Je regardais l’autre jour sa maisonnette de
Champrosay et ce petit jardin de curé, rempli de roses, où il s’est
promené tout seul pendant vingt ans ! Cela a le calme et l’étroitesse
du célibat… Eh bien, figure-toi Delacroix marié, père de famille,
avec toutes les préoccupations des enfants à élever, de l’argent, des
5
maladies ; crois-tu que son œuvre serait la même ?
LE POËTE
Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo… Crois-tu que
le mariage l’a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables ?…
LE PEINTRE
Je pense, en effet, que le mariage ne l’a gêné pour rien du tout…
Mais tous les maris n’ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un
grand soleil de gloire pour sécher les larmes qu’ils font répandre…
Avec cela que ce doit être amusant d’être la femme d’un homme de
génie. Il y a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.
LE POËTE
Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage
fait par un homme marié et heureux de l’être.
LE PEINTRE
Je te répète que je ne parle pas d’après moi. Mon opinion est faite
de toutes les tristesses que j’ai vues ailleurs, de tous ces malentendus
si fréquents dans les ménages d’artistes et causés justement par notre
vie anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d’âge et
de talent, vient de s’expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.
L’opinion l’a condamné, et certes je ne l’excuserai pas. Et
pourtant comme je m’explique qu’il en soit arrivé là ! Voilà un
garçon qui adorait son art, avait le monde et les relations en horreur.
La femme, bonne pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux
milieux qui lui déplaisaient, l’a condamné pendant dix ans à toutes
sortes d’obligations mondaines.
C’est ainsi qu’elle lui faisait faire un tas de bustes officiels,
d’affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes fagotées et
sans grâce, qu’elle le dérangeait dix fois par jour pour des visites
importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des gants clairs,
et le traînait de salon en salon… Tu me diras qu’il aurait pu se
révolter, répondre carrément : « Non ! » Mais ne sais-tu pas que le
fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les autres
6
hommes dépendants du foyer ? L’air de la maison nous enveloppe, et,
s’il ne s’y mêle un grain d’idéal, nous alourdit et nous fatigue vite.
D’ailleurs l’artiste met en général tout ce qu’il a de force et d’énergie
dans son œuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, se trouve
sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les tyrannies
féminines ont beau jeu. Nul n’est plus facilement dompté, conquis.
Seulement, gare ! Il ne faut pas qu’il sente trop le joug. Si un jour ces
bandelettes invisibles dont on l’enveloppe sournoisement serrent un
peu trop fort, arrivent à empêcher l’effort artistique, d’un seul coup il
les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se sauve comme
notre sculpteur par-delà les monts…
La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La
malheureuse en est encore à se demander : « Qu’est-ce que je lui ai
fait ? » Rien. Elle ne l’avait pas compris… Car il ne suffit pas d’être
bonne et intelligente pour être la vraie compagne d’un artiste. Il faut
encore avoir un tact infini, une abnégation souriante, et c’est cela
qu’il est miraculeux de trouver chez une femme jeune, ignorante et
curieuse de la vie… On est jolie, on a épousé un homme connu, reçu
partout. Dame ! on aime aussi à se montrer un peu à son bras.
N’est-ce pas tout naturel ? Le mari, au contraire, devenu plus
sauvage depuis qu’il travaille mieux, trouvant l’heure courte, le
métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les voilà malheureux tous
deux, et que l’homme cède ou qu’il résiste, sa vie est désormais
dérangée de son courant, de sa tranquillité… Ah ! Que j’en ai connu
de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt bourreau, tantôt
victime, plus souvent bourreau que victime, et presque toujours sans
s’en douter ! Tiens, l’autre soir j’étais chez le musicien Dargenty. Il y
avait quelques personnes. On le prie de se mettre au piano. À peine
a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs qui en
font l’héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas d’abord,
puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux
conversations. Au bout d’un moment, j’étais seul à écouter. Alors il a
fermé le piano et m’a dit en souriant, d’un air navré : « C’est toujours
comme cela ici… ma femme n’aime pas la musique. » Connais-tu
rien de plus terrible ? Épouser une femme qui n’aime pas votre art…
Va, crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre.
7
Garde précieusement ta solitude et ta liberté.
LE POËTE
Parbleu ! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l’heure,
quand je serai parti, s’il te vient des idées de travail, auprès de ton feu
qui s’éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi
cette atmosphère d’isolement si vaste, si vide que l’inspiration s’y
disperse, s’y évapore… Et puis passe encore d’être seul aux heures
de travail ; mais il y a les moments d’ennui, de découragement, où on
doute de soi, de son art.
C’est alors qu’on doit être heureux de trouver là, toujours prêt et
fidèle, un cœur aimant où l’on peut épancher son chagrin, sans
crainte de troubler une confiance, un enthousiasme inaltérables… Et
l’enfant… Ce sourire du bébé, qui s’épanouit toujours et sans cause,
n’est-il pas le meilleur rajeunissement moral qu’on puisse avoir ?
Ah ! j’ai souvent pensé à cela. Pour nous autres artistes, vaniteux
comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime de surface,
capricieuse et flottante, qu’on appelle la vogue ; pour nous autres
surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous
consoler de vieillir… Tout ce que nous perdons, c’est l’enfant qui le
gagne. Le succès qu’on n’a pas eu, on se dit : « C’est lui qui l’aura »,
et à mesure que les cheveux s’en vont, on a la joie de les voir
repousser, frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté
de soi.
LE PEINTRE
Ah ! poëte, poëte… as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu’il
faut mettre au bout d’une plume ou d’un pinceau pour nourrir une
couvée ?…
LE POËTE
Enfin, tu auras beau dire, l’artiste est fait pour vivre en famille, et
cela est si vrai que ceux d’entre nous qui ne se marient pas
s’acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs
qui, las d’être toujours sans logis, s’installent à la fin dans une
chambre d’hôtel et passent toute leur vie sous l’étiquette banale de
8
l’enseigne : « Ici on loge au mois et à la nuit. »
LE PEINTRE
Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et
n’en connaîtront jamais les joies.
LE POËTE
Tu avoues donc qu’il y en a quelques-unes ?… »
Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des
dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son
compagnon :
« Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous
convaincre… Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à
tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t’engage à lire. C’est
écrit-remarque bien-par un homme marié, très-épris de sa femme,
très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au
milieu des artistes, s’est amusé à croquer quelques-uns de ces
ménages dont je te parlais tout à l’heure. De la première à la dernière
ligne de ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l’auteur n’a jamais
voulu l’imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l’auras lu.
Je crois que tu auras changé d’idée :… »
Le poëte prit le cahier et l’emporta chez lui ; mais il n’en eut pas
le soin désirable, car j’ai pu détacher quelques feuillets de ce petit
livre, et je les offre au public effrontément.
* * *
9
Celle-là, certes, n’était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce
terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s’en allait dans
la vie le nez en l’air, la moustache hérissée, portant avec crânerie
comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés
bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par
quel miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de
bijoutier, derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues
enfilées, trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte ?
Imaginez les grâces d’une dame de comptoir, des traits indécis,
des yeux froids toujours souriants, une physionomie complaisante et
placide, pas de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du
clinquant, qu’elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et
qui lui faisait rechercher les nœuds de satin assorti, les ceintures, les
boucles ; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de
cosmétique, au-dessus d’un petit front têtu, étroit, où l’absence de
rides marquait moins la jeunesse qu’une nullité complète d’idées.
Ainsi faite, Heurtebise l’aima, la demanda et, comme il avait quelque
fortune, n’eut pas de peine à l’obtenir.
Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c’était l’idée d’épouser un
auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle
autant qu’elle voudrait. Quant à lui, je crois qu’en définitive cette
fausse élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée,