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«Les Feux de l'automne» nous conte l'histoire d'un couple issu de la petite bourgeoisie parisienne à la veille de la Grande Guerre. Thérèse, belle et sage jeune femme attachée à ses principes, et Bernard, l'ami d'enfance, rebelle et un peu voyou, idéaliste et patriote. Engagé volontaire à dix-huit ans, il revient du front, avide de vivre cette jeunesse qui lui a échappé, cédant par cynisme au tourbillon des Années folles, dans une société où l'argent, devenu la valeur suprême, a remplacé la morale.
Parue en 1948, six ans après la disparition d'Irène Némirovsky, cette fresque romanesque, habitée par le climat fiévreux et délétère de l'entre-deux-guerres, est tout autant une peinture cruelle de la bourgeoisie conventionnelle et hypocrite que le portrait plus intime d'êtres en quête d'une impossible liberté.
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Veröffentlichungsjahr: 2019
Irène Némirovsky
LES FEUX DE L’AUTOMNE
© 2019 Éditions Synapses
David Golder
Jézabel
Les feux de l’automne
Les mouches d’automne
Les vierges et autres nouvelles
« 1912-1918 »
Il y avait un bouquet de violettes fraîches sur la table – un pichet jaune à bec de canard qui s’ouvrait avec un bref claquement pour laisser couler l’eau – une salière de verre rose décorée de l’inscription : « Souvenir de l’Exposition universelle. 1900. » (En douze années, les lettres qui la composaient avaient pâli et s’étaient effacées à demi.) Il y avait un énorme pain d’or, du vin et le plat de résistance – une blanquette de veau admirable, chaque tendre morceau blotti pudiquement sous la sauce crémeuse, les jeunes champignons parfumés et les pommes de terre blondes. Pas de hors-d’œuvre, rien pour amuser la gueule : la nourriture est une chose sérieuse. Chez les Brun, on attaquait dès le début du repas la pièce principale ; on ne dédaignait pas les rôtis dont l’exécution, par ses règles simples et sévères, s’apparente à l’art classique, mais la ménagère donnait tous ses soins et tout son amour à la confection de quelque savant mijotage ; chez les Brun, la belle-mère, la vieille Mme Pain, faisait la cuisine.
Les Brun étaient de petits rentiers parisiens. Sa femme étant morte, c’était Adolphe Brun qui présidait la table et servait à chacun sa part. Il était bel homme encore ; il avait un grand front chauve, un petit nez retroussé, de bonnes joues, de longues moustaches rousses qu’il tordait et étirait entre ses doigts jusqu’à ce que la pointe effilée lui entrât presque dans l’œil. En face de lui, sa belle-mère, ronde, petite, vermeille, couronnée de cheveux blancs légers et voltigeants comme l’écume de la mer, montrait dans un sourire ses dents intactes et d’un geste de sa petite main potelée repoussait les hommages (« Exquis… vous n’avez jamais rien fait de mieux, belle maman… C’est délicieux, madame Pain ! ») Elle faisait une petite moue faussement modeste et, comme une prima donna feint d’offrir à son partenaire les fleurs qu’on lui porte sur la scène, elle murmurait :
– Oui, le boucher m’a bien servie aujourd’hui. C’était un beau tendron.
Adolphe Brun avait à sa droite ses invités – les trois Jacquelain – à sa gauche, son neveu Martial et sa fille, la petite Thérèse. Comme Thérèse avait quinze ans depuis quelques jours, elle relevait ses boucles en chignon, mais les mèches soyeuses n’avaient pas encore pris le pli que les épingles voulaient leur donner et elles s’ébouriffaient en tous sens, ce qui rendait Thérèse malheureuse, malgré le compliment que son timide cousin Martial lui avait fait à mi-voix, en rougissant beaucoup :
– C’est très joli, Thérèse. Votre coiffure… c’est comme un brouillard d’or.
– La petite a mes cheveux, dit Mme Pain qui, née à Nice, et quoiqu’elle l’eût quittée à seize ans pour épouser un marchand de rubans et voilettes établi à Paris, gardait l’accent de son pays natal, sonore et doux comme un chant. Elle avait de très beaux yeux noirs, au gai regard. Son mari l’avait ruinée ; elle avait perdu une enfant de vingt ans – la mère de Thérèse ; elle vivait aux frais de son gendre ; mais rien n’avait altéré sa bonne humeur. Au dessert, elle buvait volontiers un petit verre de liqueur sucrée et fredonnait :
Joyeux tambourins, menez la danse…
Les Brun et leurs invités se tenaient dans une salle à manger toute petite et pleine de soleil. Les meubles – un buffet Henri II, des chaises cannées à colonnettes, une chaise longue tapissée d’étoffe foncée, fleurie de bouquets roses sur fond noir, un piano droit – se serraient comme ils pouvaient dans un espace restreint. Les murs étaient ornés de dessins achetés aux grands magasins du Louvre et qui représentaient des jeunes filles jouant avec des petits chats, des pâtres napolitains (avec une vue du Vésuve à l’arrière-plan) et une copie de L’Abandonnée, œuvre émouvante où l’on voit une personne ostensiblement enceinte pleurant sur un banc de marbre, en automne, tandis qu’un hussard de la Grande Armée s’éloigne parmi les feuilles mortes.
Les Brun habitaient au cœur d’un quartier populeux, près de la gare de Lyon. Les longs sifflements nostalgiques des trains parvenaient jusqu’à eux, pleins d’appels qu’ils n’entendaient pas. Mais ils étaient sensibles à la vibration argentine, aérienne, musicale qui, à certaines heures du jour, s’échappait du grand pont métallique où passait le métro, lorsque, en émergeant des profondeurs souterraines, il apparaissait un instant à la face du ciel et s’enfuyait avec de sourds grondements. À son passage, les vitres tremblaient.
Sur le balcon chantaient des serins dans une cage, et, dans une autre, roucoulaient des tourterelles. D’en bas montait un bruit dominical : des tintements de verres, d’assiettes à tous les étages, à travers les fenêtres ouvertes, et des cris joyeux d’enfants dans la rue. La pierre grise des maisons, trempée de clarté, paraissait rose. Jusqu’aux vitres de l’appartement d’en face, crasseuses et sombres tout l’hiver, qui, fraîchement lavées, ruisselaient de lumière comme d’une eau lustrale. Voici l’antre où le marchand de marrons s’est tenu au chaud depuis octobre ; mais il a disparu et à sa place a surgi une fille rousse qui vend des violettes. Ce réduit obscur est lui-même pénétré d’une fumée blonde : soleil éclairant la poussière, cette poussière de Paris au printemps, aux temps heureux, qui semblait être faite de poudre de riz et du pollen des fleurs (jusqu’à ce qu’on s’aperçût qu’elle sentait le crottin).
C’était un beau dimanche. Martial Brun avait apporté le dessert, un moka qui fit briller joyeusement les yeux du jeune Bernard Jacquelain. On mangea le gâteau en silence ; on n’entendait que le cliquetis des petites cuillers heurtant les assiettes et le craquement, sous les dents des convives, des grains de café cachés dans la crème et pleins de liqueur parfumée. Puis, après cet instant de recueillement, la conversation reprit, aussi paisible, aussi dénuée de passion que le ronronnement d’une bouilloire. Martial Brun, qui était étudiant en médecine, un garçon de vingt-sept ans au long nez pointu, toujours un peu rouge du bout, au long cou comiquement incliné de côté comme s’il écoutait une confidence, aux beaux yeux de biche, parla des examens qui approchaient.
– Les messieurs doivent beaucoup travailler, dit Blanche Jacquelain avec un soupir, et elle regarda son fils. Elle l’aimait tant qu’elle rapportait tout à lui ; elle ne pouvait lire qu’une épidémie de typhoïde avait éclaté à Paris sans le voir en esprit malade, mort peut-être, ni entendre la musique d’un régiment sans l’imaginer soldat. Elle fixa sur Martial Brun un regard triste et profond, dessinant au lieu de ses traits sans prestige ceux de son fils, adorables à ses yeux, et pensant au jour où il sortirait d’une grande école, chargé de lauriers.
Avec une certaine complaisance, Martial décrivit ses études, ses veilles. Il était modeste à l’excès, mais un doigt de vin lui donnait tout à coup l’envie de bavarder, de se faire valoir. En pérorant, il passait son index dans son col haut qui le gênait et il se rengorgeait comme un coq, jusqu’au moment où le timbre de la porte d’entrée retentit. Thérèse voulut se lever pour aller ouvrir, mais le petit Bernard la devança et revint bientôt, accompagné par un jeune homme barbu, assez gras, un ami de Martial, étudiant en droit : Raymond Détang. Ce Raymond Détang, par sa vivacité, son éloquence, sa belle voix de baryton et ses faciles succès féminins inspirait à Martial des sentiments d’envie et de mélancolique admiration. En l’apercevant il se tut aussitôt et, d’un geste nerveux, ramassa autour de son assiette des miettes de pain éparses.
– Nous parlions de vos études, jeunes gens, dit Adolphe Brun. Vois ce qui te pend au nez, ajouta-t-il en se tournant vers Bernard.
Bernard ne répondit rien, parce qu’à quinze ans la société des grandes personnes l’intimidait encore. Il portait des culottes courtes. (« Mais c’est la dernière année… Bientôt il sera trop grand », disait sa mère avec un accent d’orgueil et de regret.) Après ce bon repas, ses joues étaient en feu et sa cravate tournait sans cesse. Il lui donnait une énergique secousse et rejetait en arrière les cheveux bouclés qui lui tombaient sur le front.
Son père dit d’une voix caverneuse :
– Il faut qu’il sorte de Polytechnique dans les premiers. J’aurai fait des folies pour son instruction : les meilleurs répétiteurs, et tout ; mais il sait ce qu’il me doit : il faut qu’il sorte de Polytechnique dans les premiers rangs. D’ailleurs, c’est un bûcheur. Il est le premier de sa classe.
Tout le monde regarda Bernard ; un flot de fierté monta dans son cœur. C’était un sentiment d’une suavité presque intolérable. Il devint encore plus rouge et dit enfin de sa voix qui muait, tantôt aiguë et presque déchirante, tantôt douce et basse :
– Oh, ça, ce n’est rien…
Il fit du menton un mouvement de défi, comme s’il voulait dire :
– On verra ce qu’on verra ! et tira le nœud de sa cravate à la rompre. Une rêverie confuse où il se voyait grand ingénieur, mathématicien, inventeur, ou peut-être explorateur et soldat, sur sa route un cortège de femmes brillantes, autour de lui des amis fervents et des disciples, l’agita. En même temps il louchait vers un bout de gâteau demeuré sur son assiette et il se demandait comment il ferait pour le manger avec tous ces yeux fixés sur lui ; heureusement son père, en s’adressant à Martial, détourna de lui l’attention et le rejeta dans son obscurité. Il en profita pour ne faire qu’une bouchée du quartier de moka.
– Dans quelle branche de la médecine comptez-vous vous spécialiser ? demanda M. Jacquelain à Martial. M. Jacquelain souffrait d’une cruelle maladie d’estomac ; il avait une moustache jaune, pâle comme du foin, et une figure qui semblait faite de sable gris ; la peau était parcourue de rides ainsi que la surface des dunes au vent de la mer. Il regardait Martial d’un air avide et triste, comme si le fait seul de parler à un futur médecin eût recelé quelque vertu curative, mais dont il ne pouvait jouir. Il répéta plusieurs fois, en portant machinalement la main à cet endroit du corps où le mal le mordait, juste au-dessous de sa poitrine creuse :
– Dommage que vous n’ayez pas encore vos diplômes en poche, mon jeune ami. Dommage. J’aurais consulté. Dommage…
Il demeura plongé dans une méditation amère.
– Dans deux ans, dit timidement Martial.
Pressé de questions, il avoua qu’il avait un appartement en vue, rue Monge. Un médecin qu’il connaissait et qui désirait prendre sa retraite le lui céderait. En parlant, il voyait se dérouler devant lui cette suite de jours paisibles…
– Il faudra te marier, Martial, dit la vieille Mme Pain avec un malicieux sourire.
Nerveusement Martial frotta entre ses mains une boulette de mie, l’étira, lui donna la forme d’un bonhomme, la transperça farouchement de sa fourchette à dessert et, levant ses yeux de biche vers Thérèse, dit d’une voix étranglée :
– Mais j’y songe. Croyez bien que j’y songe.
Thérèse eut alors la pensée fugitive que cela s’adressait à elle ; elle eut envie de rire et, en même temps, elle était honteuse comme si on l’eût déshabillée en public. C’était donc vrai, ce que lui disaient son père, sa grand-mère et ses compagnes de pensionnat : depuis qu’elle avait relevé ses cheveux, elle avait tout à fait l’apparence d’une femme ? Mais épouser ce bon Martial… Elle l’observa curieusement sous ses cils baissés. Elle le connaissait depuis son enfance ; elle l’aimait bien ; elle vivrait avec lui comme son père et sa mère avaient dû vivre jusqu’au jour où la jeune femme était morte. « Pauvre garçon, pensa-t-elle tout à coup, il est orphelin. » Son cœur avait déjà une tendresse, une sollicitude presque maternelles. « Mais il n’est pas beau, pensa-t-elle encore : il ressemble au lama du Jardin des Plantes. Il a un air tendre et offensé. »
Dans l’effort qu’elle fit pour retenir son rire moqueur, deux fossettes creusèrent ses joues un peu pâles d’enfant de Paris. C’était une fillette élancée, gracieuse, au visage sérieux et doux, aux yeux gris, aux cheveux légers comme une fumée. « Qu’est-ce que j’aimerais avoir comme mari ? » se demanda-t-elle. Ses songeries devinrent douces et imprécises, peuplées de beaux jeunes gens qui ressemblaient au hussard de la Grande Armée sur la gravure en face d’elle. Un beau hussard d’or, un soldat couvert de poudre et de sang, traînant son sabre parmi les feuilles mortes… Elle se leva d’un bond pour aider sa grand-mère à desservir. Il se faisait en elle comme un ajustement entre le rêve et la réalité ; c’était une opération singulière et un peu douloureuse : quelqu’un semblait lui ouvrir de force les yeux et faire passer devant elle le feu d’une lumière trop vive.
« C’est ennuyeux de grandir, pensa-t-elle. Si je pouvais toujours rester comme ça… » Elle soupira avec un peu d’hypocrisie : il était flatteur d’inspirer de l’admiration à un jeune homme, fût-ce ce brave Martial. Bernard Jacquelain était sorti sur le balcon et elle le rejoignit entre la cage des serins et celle des tourterelles. Le pont métallique vibra : le métro venait de passer. Au bout de quelques instants, Adolphe Brun, qui s’était approché des enfants, dit :
– Voici ces dames Humbert.
C’étaient des amies de la famille Brun, une veuve et sa fille Renée, âgée de quinze ans.
Mme Humbert avait perdu de bonne heure un mari brillant et charmant. C’était une triste histoire, mais un bon enseignement pour la jeunesse, disait-on. Le pauvre Me Humbert (avocat de talent), était mort à vingt-neuf ans pour avoir trop aimé le travail et le plaisir, qui ne vont pas ensemble, comme le faisait observer Adolphe Brun : « C’était un don Juan », disait-il, en hochant la tête d’un air d’admiration, de blâme, relevé d’une pointe de très légère concupiscence. Frisant sa moustache, avec un regard pensif, il poursuivait : « Il était devenu coquet. Il avait trente-six cravates (le nombre trente-six était pris dans le sens symbolique d’un chiffre exagéré). Il avait pris des habitudes de luxe : un bain toutes les semaines. C’est en sortant d’un établissement de douches qu’il a attrapé un chaud et froid dont il est mort. »
Sa veuve, restée sans fortune, avait dû, pour vivre, ouvrir un atelier de modiste ; dans l’avenue des Gobelins, une boutique peinte en bleu ciel, portait à son faîte : « GERMAINE, MODES », avec un paraphe d’or. Mme Humbert lançait sur sa propre tête et sur celle de sa fille ses créations. C’était une belle brune ; elle s’avançait avec majesté, offrant aux rayons du soleil un des premiers chapeaux de paille sortis ce printemps et où s’épanouissait une floraison de pavots artificiels. Sa fille portait une virginale coiffure de tulle et de rubans : une charlotte raide et légère comme un abat-jour.
On n’attendait que ces dames pour sortir et achever en plein air la journée du dimanche. On se mit donc en marche vers le métro de la gare de Lyon. Les enfants allaient en avant, Bernard entre les deux fillettes. Bernard était douloureusement conscient de ses culottes courtes et regardait avec inquiétude et honte le poil d’or qui brillait sur ses jambes vigoureuses, mais il se consolait en pensant : « C’est la dernière année… » De plus, sa mère, qui le gâtait, lui avait acheté une badine, un jonc au pommeau doré dont il jouait nonchalamment. Par malheur, Adolphe l’aperçut et fredonna : « Comme un gandin, la canne en main… », ce qui gâta tout son plaisir. Vif, maigre et remuant, de beaux yeux, il semblait à sa mère la personnification de la beauté masculine et elle pensait, avec, au cœur, un pincement jaloux : « Ce qu’il en fera, des conquêtes, à vingt ans », car jusque-là elle comptait bien le tenir.
Les jeunes filles portaient des costumes tailleur qui couvraient pudiquement leurs genoux dans des bas de coton noir. Mme Humbert avait fait pour Thérèse un chapeau pareil à celui de Renée, un imposant édifice orné de mousseline et de petits nœuds de ruban ; elle disait : « Vous avez l’air de deux sœurs », mais elle songeait : « Ma fille, ma Renée est la plus jolie. C’est une poupée, une chatte avec ses cheveux blonds et ses yeux verts. Déjà, les vieux la regardent », se disait-elle encore, car elle était une mère ambitieuse et qui prévoyait l’avenir.
Émergeant des profondeurs de la terre, le petit groupe sortit du métro Concorde et descendit l’avenue des Champs-Élysées ; les dames soulevaient délicatement le bas de leurs jupes et on voyait dépasser un honnête volant de popeline grise sous la robe de Mme Jacquelain, de satinette puce sous celle de la vieille Mme Pain, tandis que Mme Humbert, à la poitrine opulente, jouant de ses yeux noirs « à l’Italienne », laissait apparaître par mégarde un taffetas gorge-de-pigeon au doux murmure soyeux. Ces dames parlaient d’amour. Mme Humbert laissait entendre qu’elle avait désespéré un homme par ses rigueurs ; afin de l’oublier, il avait dû fuir jusqu’aux colonies et de là il lui écrivait qu’il avait dressé un petit nègre à venir tous les soirs dans sa tente à l’heure du sommeil pour lui dire : « Germaine t’aime et pense à toi. »
– Les hommes, soupirait Mme Humbert, ont souvent plus de délicatesse de cœur que nous.
– Oh, croyez-vous ? s’exclama Blanche Jacquelain qui l’avait écoutée de cet air prude et aigre avec lequel une chatte surveille le lait bouillant dans une casserole (elle avance la patte et la retire avec un bref miaulement offensé) : croyez-vous ? Nous seules savons nous dévouer sans arrière-pensée.
– Qu’entendez-vous par arrière-pensée ? demanda Mme Humbert et, levant la tête et gonflant les narines, elle semblait prête à hennir comme une cavale.
– Ma chère, vous le savez bien, répondit Mme Jacquelain avec dégoût.
– Mais, ma chère, c’est la nature…
– Oui, oui, disait cependant la vieille Mme Pain, opinant de son toquet de jais couvert de violettes artificielles, mais elle n’entendait pas. Elle pensait au morceau de veau (reste de la blanquette), qu’elle servirait le soir. Tel quel ou avec de la sauce tomate ?
Par derrière venaient les hommes qui péroraient avec de grands gestes.
La foule paisible des dimanches marchait sur l’avenue des Champs-Élysées. Elle avançait lentement, alourdie sans doute par le poids de la digestion, par la précoce chaleur, par le sentiment du loisir. C’était une foule douce, gaie, discrète de petite bourgeoisie ; le peuple ne s’aventurait pas là ; les grands de ce monde n’envoyaient aux Champs-Élysées que les plus jeunes membres de leurs familles, gardés par des nounous aux beaux rubans. On voyait sur l’avenue des Saint-Cyriens donnant le bras à leurs bonnes grand-mères, des Polytechniciens, pâles, à lorgnon, couvés du regard par des familles inquiètes, des collégiens à vareuse croisée et à casquette d’uniforme, des messieurs moustachus, des petites filles en robes blanches descendant vers l’Arc de Triomphe entre une double rangée de chaises où étaient assis d’autres Saint-Cyriens, d’autres Polytechniciens, des messieurs, des dames et des enfants identiques aux premiers par le costume, le regard, le sourire, l’air à la fois cordial, curieux et bienveillant, si bien que chaque passant semblait voir à ses côtés son propre frère. Tous ces visages se ressemblaient : teint pâle, yeux sans éclat, nez en l’air.
On descendait plus bas encore, jusqu’au terre-plein de l’Arc de Triomphe, jusqu’à l’avenue du Bois de Boulogne, jusqu’à l’hôtel de Boni de Castellane, dont les rideaux de soie lilas flottaient aux balcons dans la brise légère. Enfin, enfin, dans une poussière glorieuse les équipages apparaissaient, revenant des courses.
Les familles étaient assises sur leurs petites chaises de fer. Elles contemplaient les princes étrangers, les millionnaires, les grandes courtisanes. Mme Humbert croquait fébrilement des chapeaux sur un carnet qu’elle sortait de son sac. Les enfants regardaient, admiraient. Les grandes personnes se sentaient placides, satisfaites, sans envie, mais pleines de fierté : « Pour les deux sous de nos chaises et le prix du métro, nous voyons tout ça, pensaient les Parisiens, nous en jouissons. Nous sommes non seulement spectateurs de la pièce, mais aussi acteurs (de la plus humble figuration), avec nos filles joliment parées, leurs frais chapeaux, notre bagout, notre gaîté légendaire. Nous aurions pu naître ailleurs, après tout, songeaient les Parisiens, dans ces pays où de voir seulement les Champs-Élysées sur carte postale tous les cœurs bien nés battent plus fort ! »
Et les gens se carraient sur leurs chaises, disaient d’un petit air critique de propriétaire :
– Vous avez vu l’ombrelle rose avec des médaillons de Chantilly ? Ça fait trop riche, je n’aime pas ça.
Ils reconnaissaient les célébrités au passage :
– Tiens, Mona Delza. Avec qui est-elle ?
Les pères retrouvaient pour leurs enfants des souvenirs historiques ; ils montraient les vitres d’un restaurant :
– Ici j’ai vu déjeuner, il y a cinq ans, la Cavalieri avec Caruso. Les gens faisaient cercle autour d’eux et les regardaient comme des bêtes curieuses, mais ça ne leur coupait pas l’appétit.
– Qui c’est, la Cavalieri, papa ?
– Une actrice.
Vers le soir, les petits commençaient à traîner la jambe. Le sucre poudré des gaufres volait dans l’air. La poussière montait lentement dans le ciel, une poussière dorée qui craquait sous la dent ; elle voilait l’Obélisque jusqu’à mi-hauteur, elle corrodait les fleurs roses des marronniers ; le vent l’emportait vers la Seine et elle retombait peu à peu tandis que s’éloignaient les derniers équipages et que les Parisiens rentraient chez eux.
Les Brun, les Jacquelain, les Humbert et Raymond Détang s’asseyaient pour goûter à la terrasse d’un café. Ils commandaient :
– Deux grenadines et neuf verres.
Ils buvaient en silence, un peu fatigués, un peu étourdis, contents de leur journée. Raymond Détang frisait entre deux doigts sa barbe légère et poitrinait pour la voisine. Il faisait chaud. On allumait les premiers réverbères et l’air devenait mauve, sucré aurait-on dit, comme un bonbon à la violette. On avait envie de le sucer. Les femmes soupiraient : « Ah, qu’il fait bon… » et : « On ne voudrait pas rentrer, pas, Eugène ? » Mais Eugène, ou Émile (le mari) hochait la tête, regardait sa montre et répondait simplement : « À la soupe. » Bientôt sept heures et tous les petits ménages parisiens s’attableraient sous la lampe. L’arôme du pot-au-feu et du pain frais lutterait pendant quelques instants contre cette odeur de poussière parfumée que les femmes chères avaient laissée sur leur passage, lutterait contre elle et, finalement, la submergerait.
Les Brun et leurs amis se séparèrent au métro de l’Etoile. On acheva les comptes – « Et je vous dois encore deux sous pour le pourboire du garçon… Si, si, qui paie ses dettes s’enrichit… » – Puis chacun rentra chez soi.
En 1914, Martial Brun commanda, pour la porte de son futur logement, rue Monge, une plaque de cuivre où étaient gravés ces mots :
DOCTEUR MARTIAL BRUN
Nez. Gorge. Oreilles.
L’appartement ne serait vacant qu’au terme d’octobre ; on était au 14 juillet. Martial rendit visite à son ami, le médecin qui l’occupait encore. Après l’avoir quitté, dans l’escalier, il sortit la plaque de sa poche, la fit miroiter ; remontant à pas de loup, il l’apposa un instant contre le bois de la porte, inclina davantage son long cou, pensa : « Ça fait bien » et se mit à méditer profondément. Il y avait un banc de chêne ciré placé sur le palier ; des vitraux de couleur répandaient dans la cage de l’escalier une lumière diaphane d’église. Martial imagina une théorie de patients venant consulter le docteur Brun. À voix basse, il dit : « L’excellent docteur Brun… Martial Brun, le médecin réputé… Connaissez-vous le docteur Brun ? Il a guéri ma femme. Il a opéré ma fille de ses végétations. » Il lui sembla sentir déjà cette odeur d’antiseptique et de linoléum frais qui s’échapperait de son cabinet de consultation. Terme des études ! Obtention des diplômes ! Moment béni où le Français peut se dire : « J’ai bien semé. Je récolterai maintenant. » Et, en esprit, il ordonne l’avenir. Il assigne à chaque événement sa date précise dans la suite des années : « Je m’installerai en octobre. Je me marierai. J’aurai un fils. La seconde année, je pourrai aller à la mer… » Sa vie est faite d’avance, tracée jusqu’à la réussite, jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la mort. Car, naturellement, il y a la mort. Elle a sa place dans les calculs domestiques. Mais ce n’est pas une bête sauvage, tapie, à l’affût, prête à bondir. On est en 1914, que diable ! Le siècle de la science, du progrès. La mort elle-même se fait petite devant ces lumières. Elle attendra sur le paillasson le moment convenable, le moment où, ayant accompli sa destinée, vécu une longue existence bien remplie, fait des enfants et acheté une petite maison à la campagne, le docteur Brun, à cheveux blancs, s’endormira dans la paix. L’accompagnant dans cette carrière, le docteur Brun voit en esprit Thérèse. Il l’a toujours… il s’arrête devant le mot « aimée » qui lui semble, on ne sait pourquoi, friser l’inconvenance. Il a toujours souhaité en faire sa femme et la mère de ses enfants. Elle a dix-huit ans, et lui, trente. Ces âges sont bien assortis. Elle n’est pas riche, mais elle a une petite dot, constituée par des fonds de tout repos : des valeurs russes. Ainsi, tout est prêt : la maison, l’argent, la femme. Sa femme… Mais il n’a pas encore fait sa demande. Il s’est contenté d’allusions, de soupirs, de compliments, de furtifs serrements de main, mais c’est assez. « Elles sont si malignes… »
Une fois de plus Martial se dit avec fermeté à lui-même :
– La journée ne se passera pas avant que je lui aie demandé si elle veut m’épouser. Ce serait plus simple de s’adresser directement à l’oncle Adolphe, mais il faut être moderne. C’est à elle de décider.
Il devait la voir le soir même, car ils sortaient ensemble. C’était le 14 juillet et ils iraient regarder les bals, place de la République. Adolphe Brun était très sévère pour tout ce que voyait ou lisait Thérèse : il ne lui permettait pas les feuilletons ; il épluchait les romans et n’autorisait que les matinées classiques au Français, mais la rue parisienne, à ses yeux, ne présentait aucun danger. Ses spectacles, son air, sa gaîté, sa fièvre, il les permettait à Thérèse comme un vieil Indien laisse jouer ses petits dans la prairie : pour d’autres, contrée sauvage et pleine de périls, – pour lui, la plus paisible des campagnes.
Au son des orchestres, devant le manège des chevaux de bois, ou peut-être dans la rue obscure qu’ils longeraient pour rentrer – les jeunes gens devant, les parents derrière – il lui dirait… Que lui dirait-il ? « Thérèse, depuis longtemps je vous aime… » ou « Thérèse, il ne tient qu’à vous de me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des hommes. » Peut-être dirait-elle : « Moi aussi, Martial, je vous aime. »
À cette pensée, Martial sentit battre son cœur ; il sortit une petite glace de sa poche et se regarda avec inquiétude, penchant le cou plus que jamais et balayant presque le miroir de ses longs cils, car il était myope. Il avait enlevé ses lorgnons pour se mirer : « Il faut qu’elle voie mes yeux », songea-t-il, « les yeux, c’est vraiment ce que j’ai de mieux… » Il contempla une seconde ses yeux effrayés, son nez rouge et pointu et la barbe noire qui lui mangeait les joues. Puis il soupira tristement, remit le miroir dans sa poche et descendit lentement l’escalier.
– C’est une fille sérieuse. Les honnêtes femmes ne recherchent pas la beauté. Nous fondons une famille… Il faut que les goûts s’accordent…
Puis il faiblit :
– Je l’aimerai tant, songea-t-il.
Il dînait chez les Brun. Rien n’avait changé chez eux. Rien ne changerait jamais. Le père en bras de chemise lisait son journal à sa place accoutumée, à la tête de la table, la même table, le même fauteuil, le même journal, le même oncle Adolphe que Martial avait l’habitude de voir, avec son crâne nu, ses gros yeux bleus, sa longue moustache rousse. La grand-mère était à la cuisine ; Thérèse mettait le couvert. Dans cette salle à manger il viendrait plus tard avec sa femme et ses enfants. Il se sentit très heureux. Il prit la main de Thérèse qui la retira doucement, mais qui lui sourit, et ce sourire confiant, un peu moqueur et amical lui remplit l’âme d’espérance. Bien sûr, elle avait tout deviné.
Après le dîner, Thérèse alla mettre son chapeau.
– Vous venez avec nous, maman ? demanda Adolphe et il fit un clin d’œil malicieux à son neveu pour l’inviter à écouter la suite : vous ne craignez pas que ça vous fatigue ?
– Me fatiguer ? protesta la vieille dame avec indignation. Parlez pour vous, avec vos varices ! J’ai les jambes solides, moi, Dieu merci ! Puis, il faut bien quelqu’un pour surveiller Thérèse.
– Eh bien, et moi donc ? Et Martial ? Vous nous comptez pour rien, non ?
– Vous, vous… Quand vous voyez les lampions, vous êtes là comme un enfant, la bouche ouverte. Et Martial est trop jeune pour qu’on lui confie une fille.
– Oh, trop jeune, protesta Martial ravi. Pour se donner une contenance, il ramassa le journal que son oncle venait de laisser tomber ; il n’y a rien de nouveau ?
– Le procès Caillaux s’ouvre lundi.
Martial feuilleta distraitement le Petit Parisien, lut à mi-voix : « M. Maurice Barrès a été élu président de la Ligue des Patriotes », « À Sarajevo, après l’attentat, agitation antiserbe… »
Il replia le journal, le lissa soigneusement du plat de sa main. Il fit un petit mouvement des épaules comme s’il avait froid. Il pensa même : « Tiens, qu’est-ce que j’ai ? J’ai un frisson. J’ai quitté de trop bonne heure, cette année, ma ceinture de flanelle… » Il se faisait une règle de la garder jusqu’au 15 août, car l’été, dans ses commencements, n’est pas une saison sûre. Sûre… le petit mot illumina tout à coup son esprit. Ce qui l’avait fait tressaillir, ce n’était pas le début d’un rhume, mais quelque chose d’intérieur, qui n’avait aucun rapport avec le physique… Une inquiétude. Non, le mot était trop gros. Une tristesse… Voilà, tout à coup il était triste. Il avait été rayonnant tout le jour, et tout à coup… De l’orage qui secouait en ce moment toutes les chancelleries d’Europe le simple mortel ne savait rien, mais il percevait dans ces hautes sphères une sorte d’agitation, de fièvre, un choc d’électricités contraires qui l’affectaient par moments, comme on voit les moutons, bien à l’abri dans leurs étables, lever la tête avec angoisse quand la tempête souffle au loin. L’assassinat de ce prince autrichien… La foule, l’avant-veille, manifestant devant la statue de Strasbourg… Des mots, des rumeurs, des bavardages, des mots… un mot… Mais un mot qui n’était pas de notre siècle, heureusement.
– Ça sent la poudre, dit-il tout haut, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre plaisant, en montrant le journal à Adolphe : ça sent la guerre…
– Eh bien, si c’est la guerre, on se battra, dit Adolphe en frisant ses moustaches et en bombant le torse : on mangera des rats, comme pendant le siège. Allons, vous venez ? ajouta-t-il avec impatience en se tournant vers les femmes : nous allons manquer le feu d’artifice.
– Ce soir, sans faute, je ferai ma demande, se dit Martial et, chose étrange, il comprit que cette fois-ci il la ferait, qu’il ne reculerait pas. La tristesse demeurait dans son cœur, et non seulement la tristesse, mais une sorte d’attention extrême de tout l’être, comme s’il était seul dans une chambre et qu’il écoutait au dehors un pas.
Thérèse le trouva debout dans le petit vestibule. Il regardait la porte, le cou tendu en avant, l’œil fixe, le nez rouge et le front mouillé de sueur. Elle se mit à rire :
– Vous m’avez fait peur. Qu’est-ce que vous faites là ? Allons, venez, papa est dans l’escalier. Fermez la porte. Ne marchez pas sur ma jupe, maladroit ! Vous déchirez mon volant.
Ils sortirent tous quatre dans la rue déjà animée par le bruit de la fête. Aux carrefours, on accordait les violons. Devant les petits cafés, la place était tracée pour les bals, un rectangle de trottoir éclairé par des lanternes vénitiennes et la lune. On voyait remuer sur le sol l’ombre des arbres. La nuit avait quelque chose de doux, d’enveloppant, de lascif qui enivrait la jeunesse. Des fillettes en canotier et en blouses blanches passaient en courant, relevant très haut leurs jupes sur leurs mollets. Des soldats dansaient avec de petites bonnes. Dans l’avenue de la République, c’était la foire, les baraques, une odeur d’huile chaude, de pain d’épice, de poudre, de ménagerie, du bruit, des cris, des coups de fusil et des pétards.
Martial saisit le bras de Thérèse :
– Ici, maintenant, tout de suite, pensa-t-il.
Il cria à son oreille et, plus tard, elle devait se souvenir de l’accent rauque, angoissé de sa voix, mêlé à des rugissements de lions captifs, à des mesures de la Marseillaise et au ronflement des manèges :
– Thérèse, je vous aime. Voulez-vous être ma femme ?
Elle avait mal entendu. Elle lui fit signe de se taire, lui montra en souriant les gens autour d’eux. Il la regardait avec des yeux effrayés et haletait d’angoisse. Elle eut pitié de lui et lui serra doucement la main.
– C’est oui ? s’écria-t-il. Oh, Thérèse…
Il ne put rien dire de plus. Il lui avait pris le coude et il la soutenait avec un respect, un soin infini, comme s’il portait un vase précieux dans une grande foule. Elle était touchée par ce geste. Elle pensait : « Il veut me faire comprendre qu’il me protégera, qu’il m’aimera toujours. » Il n’était pas beau, pas éloquent, mais c’était un brave garçon et elle avait de l’affection pour lui. Elle avait toujours su qu’elle finirait par être sa femme. Oui, quand elle était une toute petite fille encore, quand il la promenait sur son dos… Un jour, elle avait neuf ans : il l’avait portée jusqu’au haut de la colonne de Juillet. Elle se sentait bien dans ses bras, et parfois elle ouvrait un œil pour regarder la place, très loin au-dessous d’elle… Oui, ce jour-là, elle avait pensé : « Quand je serai grande, je me marierai avec Martial. »
Ils avaient quitté maintenant l’avenue. Ils suivaient des rues plus tranquilles, plus sombres. Ils traversèrent la Seine. Les parents venaient derrière et disaient :
– Il fait sa demande. Il parle avec chaleur, il ouvre les bras. Elle écoute sans rien dire. Voilà, c’est fait. Ça devait arriver. C’est un brave garçon.
– Vous danserez bien encore à la noce, maman ? dit Adolphe à sa belle-mère en tendant le jarret.
Mme Pain essuya ses yeux. Elle se rappelait sa propre fille. Mais ce ne fut qu’une bouffée de mélancolie. Elle était trop vieille pour penser longtemps aux morts. Dans la vieillesse, les morts sont si proches de soi qu’on les oublie. On ne voit bien en esprit que ce qui est lointain. Elle imaginait le mariage de Thérèse, la noce, le bon repas… l’enfant qui naîtrait.
Elle hocha la tête et, la voix chevrotante, les yeux encore pleins de larmes, elle fredonna machinalement :
Joyeux tambourins, menez la danse !…
Ils étaient arrivés sur le pont de la Tournelle. Ils contemplèrent le feu d’artifice sur la Seine, Notre-Dame illuminée, l’eau, le ciel. Une eau noire, un ciel tout rouge, menaçant, en feu.
Martial se tenait près de sa fiancée. Ils étaient fiancés. Il se disait confusément : « Je tourne la page. Je commence une nouvelle vie. Avant, qu’est-ce que j’étais ? Un homme seul. Un malheureux. Désormais, quoi qu’il arrive, nous serons ensemble. Rien ne nous séparera. » Tout était bien, tout était accompli.
Un enfant de dix-sept ans – Bernard Jacquelain – vêtu d’habits courts et étriqués, car il avait grandi trop vite, sans chapeau, les cheveux rejetés en arrière, serrant les dents, serrant les poings pour retenir les sanglots qui montaient à sa gorge, suivait dans la rue un régiment en marche. C’était le 31 juillet 1914, à Paris.
Par moments Bernard jetait autour de lui des regards curieux, avides, effrayés, comme un petit garçon que l’on conduit pour la première fois au théâtre. Quel spectacle, cette veille de guerre, car il n’y avait que des ramollis, des ganaches comme Adolphe Brun, ou des… (il mâchonna entre ses lèvres un juron bref et énergique qui avait toute la saveur de la nouveauté, car on ne le lui avait enseigné que peu de temps auparavant, au lycée), des… comme Martial Brun pour prétendre qu’il n’y aurait pas la guerre, qu’au dernier instant les gouvernements reculeraient devant la responsabilité d’une tuerie européenne… Ils ne comprennent donc pas qu’il y a là quelque chose de sublime, se disait Bernard. Savoir qu’un mot, un geste va déclencher la guerre, une aventure héroïque, quelque chose comme tout le chambard de Napoléon, le savoir et reculer ! Il faudrait ne pas avoir de sang dans les veines. Une seconde il s’imagina qu’il était le tsar, le président de la République, un grand chef militaire. Il fit un geste et murmura, les yeux baignés de larmes :