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Je ne suis point né d’hier, disait, en 1828, le père Étienne. Je suis venu en ce monde, autant que je peux croire, l’année 54 ou 55 du siècle passé. Mais, n’ayant pas grande souvenance de mes premiers ans, je ne vous parlerai de moi qu’à partir du temps de ma première communion, qui eut lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors desservie par M. l’abbé Montpérou, lequel est aujourd’hui bien sourd et bien cassé.
Ce n’est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée dans ce temps-là ; mais notre curé étant mort, il y eut, pour un bout de temps, réunion des deux églises sous la conduite du prêtre de Saint-Chartier, et nous allions tous les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine, un gars appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon oncle, et une douzaine d’autres enfants de chez nous.
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Les maîtres sonneurs
George Sand
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782385744304
À M. Eugène Lambert
Mon cher enfant, puisque tu aimes à m’entendre raconter ce que racontaient les paysans à la veillée, dans ma jeunesse, quand j’avais le temps de les écouter, je vais tâcher de me rappeler l’histoire d’Étienne Depardieu et d’en recoudre les fragments épars dans ma mémoire. Elle me fut dite par lui-même, en plusieurs soirées de breyage ; c’est ainsi, tu le sais, qu’on appelle les heures assez avancées de la nuit où l’on broie le chanvre, et où chacun alors apportait sa chronique. Il y a déjà longtemps que le père Depardieu dort du sommeil des justes, et il était assez vieux quand il me fit le récit des naïves aventures de sa jeunesse. C’est pourquoi je le ferai parler lui-même, en imitant sa manière autant qu’il me sera possible. Tu ne me reprocheras pas d’y mettre de l’obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu’on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d’art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venue te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m’aurais accusée d’y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu’ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d’introduire, dans l’expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire, pour qu’on se sente porté à révoquer en doute l’idée même émise par eux ; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s’ils n’ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu’ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n’est donc pas, comme on me l’a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît de reste, que je vais m’astreindre au petit travail de conserver au récit d’Étienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C’est parce qu’il m’est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s’expliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d’être compris.
Si, malgré l’attention et la conscience que j’y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu’il aborde, ne t’en prends qu’à l’impuissance de ma traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j’essayerai de n’en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d’aujourd’hui, ne se piquait pas d’employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour lui-même.
Je te dédie ce roman, non pour te donner une marque d’amitié maternelle, dont tu n’as pas besoin pour te sentir de ma famille, mais pour te laisser, après moi, un point de repère dans tes souvenirs de ce Berry qui est presque devenu ton pays d’adoption. Tu te rappelleras qu’à l’époque où je l’écrivais, tu disais : « À propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe à m’en aller. » Et comme je n’en voyais pas la raison, tu m’as représenté que tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour rendre ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu’il te devenait nécessaire d’aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de l’expérience des autres. Je t’ai laissé partir, mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Dès à présent, n’oublie pas cela non plus. Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.
George Sand,
Nohant, le 17 avril 1853.
Je ne suis point né d’hier, disait, en 1828, le père Étienne. Je suis venu en ce monde, autant que je peux croire, l’année 54 ou 55 du siècle passé. Mais, n’ayant pas grande souvenance de mes premiers ans, je ne vous parlerai de moi qu’à partir du temps de ma première communion, qui eut lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors desservie par M. l’abbé Montpérou, lequel est aujourd’hui bien sourd et bien cassé.
Ce n’est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée dans ce temps-là ; mais notre curé étant mort, il y eut, pour un bout de temps, réunion des deux églises sous la conduite du prêtre de Saint-Chartier, et nous allions tous les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine, un gars appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon oncle, et une douzaine d’autres enfants de chez nous.
Je dis mon oncle pour abréger, car il était mon grand-oncle, frère de ma grand-mère, et avait nom Brulet, d’où sa petite-fille, étant seule héritière de son lignage, était appelée Brulette, sans qu’on fit jamais mention de son nom de baptême, qui était Catherine.
Et pour vous dire tout de suite les choses comme elles étaient, je me sentais déjà d’aimer Brulette plus que je n’y étais obligé comme cousin, et j’étais jaloux de ce que Joseph demeurait avec elle dans un petit logis distant d’une portée de fusil des dernières maisons du bourg, et du mien d’un quart de lieue de pays : de manière qu’il la voyait à toute heure, et qu’avant le temps qui nous rassembla au catéchisme, je ne la voyais pas tous les jours.
Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à Joseph demeuraient sous même chaume. La maison appartenait au vieux, et il en avait loué la plus petite moitié à cette femme veuve qui n’avait pas d’autre enfant. Elle s’appelait Marie Picot, et était encore mariable, car elle n’avait pas dépassé de grand-chose la trentaine, et se ressouvenait bien, dans son visage et dans sa taille, d’avoir été une très jolie femme. On la traitait encore, par-ci, par-là, de la belle Mariton, ce qui ne lui déplaisait point, car elle eût souhaité se rétablir en ménage ; mais n’ayant rien que son œil vif et son parler clair, elle s’estimait heureuse de ne pas payer gros pour sa locature, et d’avoir pour propriétaire et pour voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne la tourmentait guère et l’assistait souvent.
Le père Brulet et la veuve Picot, dite Mariton, vivaient ainsi en bonne estime l’un de l’autre depuis une douzaine d’années, c’est-à-dire depuis le jour où, la mère à Brulette étant morte en la mettant au monde, cette Mariton avait soigné et élevé l’enfant avec autant d’amour et d’égard que le sien propre.
Joseph, qui avait trois ans de plus que Brulette, s’était vu bercer dans la même crèche, et la pouponne avait été le premier fardeau qu’on eût confié à ses petits bras. Plus tard, le père Brulet, voyant sa voisine gênée d’avoir ces deux enfants déjà forts à surveiller, avait pris chez lui le garçon, si bien que la petite dormait auprès de la veuve et le petit auprès du vieux.
Tous quatre, d’ailleurs, mangeaient ensemble, la Mariton apprêtant les repas, gardant la maison et rhabillant1 les nippes, tandis que le vieux, qui était encore solide au travail, allait en journée, et fournissait au plus gros de la dépense.
Ce n’est pas qu’il fût bien riche et que le vivre fût bien conséquent ; mais cette veuve aimable et de bon cœur lui faisait honnête compagnie, et Brulette la regardait si bien comme sa mère, que mon oncle s’était accoutumé à la regarder comme sa fille ou tout au moins comme sa bru.
Il n’y avait rien au monde de si gentil et de si mignon que la petite fille ainsi élevée par Mariton. Comme cette femme aimait la propreté et se tenait toujours aussi brave2 que son moyen le lui permettait, elle avait, de bonne heure, accoutumé Brulette à se tenir de même, et, à l’âge où les enfants se traînent et se roulent volontiers comme de petits animaux, celle-ci était si sage, si ragoûtante et si coquette dans toute son habitude, que chacun la voulait embrasser : mais déjà elle se montrait chiche de ses caresses et ne se familiarisait qu’à bonnes enseignes.
Quand elle eut douze ans, c’était déjà comme une petite femme, par moments ; et, si elle s’oubliait à gaminer au catéchisme, emportée par la force de son jeune âge, elle se reprenait vitement, comme poussée au respect d’elle-même encore plus que de la religion.
Je ne sais pas si nous aurions pu dire pourquoi, mais tous tant que nous étions de gars assez diversieux au catéchisme, nous sentions la différence qu’il y avait entre elle et les autres fillettes.
Parmi nous, il faut bien vous confesser qu’il y en avait d’un peu grands : mêmement, Joseph avait quinze ans et j’en avais seize, ce qui était une honte pour nous deux, au dire de monsieur le curé et de nos parents. Ce retard provenait de ce que Joseph était trop paresseux pour se mettre l’instruction dans la tête, et moi trop bandit pour y donner attention ; si bien que, depuis trois ans, nous étions renvoyés de classe, et, sans l’abbé Montpérou, qui se montra moins exigeant que notre vieux curé, je crois que nous y serions encore.
Et puis, il est juste de confesser aussi que les garçonnets sont toujours plus jeunes en esprit que les fillettes : aussi, dans toute bande d’apprentis chrétiens, on a vu de tout temps la différence des deux espèces, les mâles étant tous grands et forts déjà, et les femelles toutes petites et commençant à peine à porter coiffe.
Au reste, nous arrivions là aussi savants les uns comme les autres, ne sachant point lire, écrire encore moins, et ne pouvant retenir que de la manière dont les petits des oiseaux apprennent à chanter, sans connaître ni plain-chant, ni latin, et à fine force d’écouter de leurs oreilles. Tout de même, monsieur le curé connaissait bien, dans le troupeau, ceux qui avaient l’entendement plus subtil, et qui mieux retenaient sa parole. De ces cervelles fines, la plus fine était la petite Brulette, emmi3 les filles, et des plus épaisses, la plus épaisse paraissait celle de Joseph, emmi les garçons.
Encore qu’il ne raisonnât pas plus sottement qu’un autre, il était si peu capable d’écouter et de se payer des choses qu’il n’entendait guère, il marquait si peu de goût pour les enseignements, que je m’en étonnais, moi qui y mordais assez franchement quand je venais à bout de tenir mon corps tranquille et de rasseoir mes esprits grouillants.
Brulette l’en grondait quelquefois, mais n’en tirait rien que des larmes de dépit :
– Je n’en suis pas plus mécréant qu’un autre, disait-il, et je ne songe point à offenser Dieu ; mais les mots ne se mettent point en ordre dans ma souvenance ; je n’y peux rien.
– Si fait, disait la petite, qui, déjà, avait avec lui le ton et l’usage du commandement : si tu voulais bien ! Tu peux ce que tu veux ; mais tu laisses courir ton idée sur toute autre chose, et monsieur l’abbé a bien raison de t’appeler Joseph le distrait.
– Qu’il m’appelle comme il voudra, répondait Joseph, c’est un mot que je n’entends point.
Mais nous l’entendions bien, nous autres, et l’expliquions en notre langage d’enfants, en l’appelant Joset l’ébervigé4, d’où le nom lui resta, à son grand déplaisir.
Joseph était un enfant triste, d’une chétive corporence et d’un caractère tourné en dedans. Il ne quittait jamais Brulette et lui était fort soumis : elle le disait, nonobstant, têtu comme un mouton et le réprimandait à chaque moment. Mais encore qu’elle ne me fit pas grand reproche de ma fainéantise, j’aurais souhaité qu’elle s’occupât de moi aussi souvent que de lui.
Malgré cette jalousie qu’il me donnait, j’avais pour lui plus d’égards que pour mes autres camarades, parce qu’il était des plus faibles et moi des plus forts. D’ailleurs, si je ne l’avais soutenu, Brulette m’en aurait beaucoup blâmé ; et quand je lui disais qu’elle l’aimait plus que moi qui étais son parent :
– Ce n’est point à cause de lui, disait-elle, c’est à cause de sa mère que j’aime plus que vous deux. S’il prenait du mal, je n’oserais point rentrer à la maison ; et comme il ne pense jamais à ce qu’il fait, elle m’a tant enchargée de penser pour deux, que je tâche de n’y point manquer.
J’entends souvent dire aux bourgeois : J’ai fait mes études avec un tel ; c’est mon camarade de collège. Nous autres paysans, qui n’allions pas même à l’école dans mon jeune temps, nous disons : J’ai été au catéchisme avec un tel, c’est mon camarade de communion. C’est de là que commencent les grandes amitiés de jeunesse, et quelquefois aussi des haïtions qui durent toute la vie. Aux champs, au travail, dans les fêtes, on se voit, on se parle, on se prend, on se quitte ; mais, au catéchisme, qui dure un an et souvent deux, faut se supporter ou s’entraider cinq ou six heures par jour. Nous partions en bande, le matin, à travers les prés et les pâtureaux, par les traquettes5, par les échaliers, par les traînes6, et nous revenions, le soir, par où il plaisait à Dieu ; car nous profitions de la liberté pour courir de tous côtés comme des oiseaux folâtres. Ceux qui se plaisaient ensemble ne se quittaient guère, ceux qui n’étaient point gentils allaient seuls ou s’entendaient ensemble pour faire des malices et des peurs aux autres.
Joseph avait sa manière, qui n’était ni terrible ni sournoise, mais qui n’était pas non plus bien aimable. Jene me souviens point de l’avoir jamais vu bien réjoui, ni bien épeuré, ni bien content, ni bien fâché d’aucune chose qui nous arrivait. Dans les batailles, il ne se mettait point de côté et recevait les coups sans savoir les rendre, mais sans faire aucune plainte. On eût dit qu’il ne les sentait pas.
Quand on s’arrêtait pour quelque amusette, il s’en allait seoir ou coucher à trois ou quatre pas des autres, et ne disant mot, répondant hors de propos, il avait l’air d’écouter ou de regarder quelque chose que les autres ne saisissaient point : c’est pourquoi il passait pour être de ceux qui voient le vent. Brulette, qui connaissait sa lubie et qui ne voulait pas s’expliquer là-dessus, l’appelait quelquefois sans qu’il lui répondît. Alors elle se mettait à chanter, et c’était la manière certaine de le réveiller, comme quand on siffle pour dérouter ceux qui ronflent.
Vous dire pourquoi je me pris d’attache pour un camarade si peu jovial, je ne saurais, car j’étais tout son contraire. Jene me pouvais point passer de compagnie et j’allais toujours écoutant et observant les autres, me plaisant à discourir et à questionner, m’ennuyant seul et cherchant la gaieté et l’amitié. C’est peut-être à cause de ça que, plaignant ce garçon sérieux et renfermé, je m’accoutumais à imiter Brulette, qui toujours le secouait et, par là, lui rendait plus d’office qu’elle n’en recevait, et supportait son humeur plus qu’elle ne la gouvernait. En paroles, elle était bien la maîtresse avec lui, mais comme il ne savait suivre aucun commandement, c’était elle, et c’était moi par contrecoup, qui étions à la suite et patientions avec lui.
Enfin, le jour de la première communion arriva, et, en revenant de la messe, j’avais fait si ferme propos de ne me point laisser aller à mes vacarmes, que je suivis Brulette chez son grand-père, comme le plus raisonnable exemple qui me pût retenir.
Tandis qu’elle allait, par commandement de la Mariton, tirer le lait de sa chèvre, nous étions restés, Joseph et moi, dans la chambre où mon vieux oncle causait avec sa voisine.
Nous étions occupés à regarder les images de dévotion que le curé nous avait données en souvenir du sacrement, ou, pour mieux dire, je les regardais seul, car Joseph songeait d’autre chose, et les maniait sans les voir. Or, on ne faisait plus attention à nous, et la Mariton disait à son vieux voisin, à propos de notre première communion :
– Voilà une grande affaire gagnée, et, à cette heure, je pourrai louer mon gars. C’est ce qui me décide à faire ce que je vous ai dit.
Et comme mon oncle secouait la tête tristement, elle reprit :
– Écoutez une chose, voisin. Mon Joset n’a point d’esprit. Oh ça, tant pis, je le sais bien ; il tient de défunt son pauvre cher homme de père, qui n’avait pas deux idées par chaque semaine, et qui n’en a pas moins été un homme de bien et de conduite. Mais c’est tout de même une infirmité que d’avoir si peu de suite dans le raisonnement, et quand, par malheur avec ça, on tombe dans le mariage avec une tête folle, tout va au plus mal en peu de temps. C’est pourquoi je m’avise, à mesure que mon garçon grandit par les jambes, que ce n’est point sa cervelle qui le nourrira, et que, si je lui laissais quelques écus, je mourrais plus tranquille. Vous savez le bien que fait une petite épargne. Dans nos pauvres ménages, ça sauve tout. Je n’ai jamais pu rien mettre de côté, et il faut croire que je ne suis plus assez jeune pour plaire, puisque je ne trouve point à me remarier. Eh bien, s’il en est ainsi, la volonté de Dieu se fasse ! Je suis toujours assez jeune pour travailler, et puisque m’y voilà, apprenez, mon voisin, que l’aubergiste de Saint-Chartier cherche une servante ; il paye un bon gage, trente écus par an ! et il y a les profits, qui montent environ à la moitié. Avec ça, forte et réveillée comme je me sens d’être, en dix années, j’aurai fait fortune, je me serai donné de l’aise pour mes vieux jours, et j’en pourrai laisser à mon pauvre enfant. Qu’est-ce que vous en dites ?
Le père Brulet pensa un peu et répondit :
– Vous avez tort, ma voisine ; vrai, vous avez tort !
La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien l’idée du vieux :
– Sans doute, sans doute, dit-elle. Une femme, dans une auberge de campagne, est exposée au blâme ; et quand même elle se comporte sagement, on n’y croit point. Pas vrai, voilà ce que vous dites ? Eh bien, que voulez-vous ? Ça m’ôtera tout à fait la chance de me remarier ; mais ce qu’on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et mêmement on se réjouit quasiment des peines.
– C’est qu’il y a pis que des peines, dit mon oncle, il y a des hontes, et ça retombe sur les enfants.
La Mariton soupira :
– Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des affronts dans ces maisons-là ; il faut toujours se garer, se défendre... Si on se fâche trop et que ça repousse la pratique, les maîtres ne sont point contents.
– Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des femmes de bonne mine et de belle humeur comme vous pour achalander leur cave, et il ne faut quelquefois qu’une servante bien hardie pour qu’un aubergiste fasse de meilleures affaires que son voisin.
– Savoir ! reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et preste à servir le monde, sans se laisser offenser...
– On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le père Brulet, et ça doit coûter gros à une honnête femme de s’habituer à ces manières-là. Songez donc comme votre fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il entendra sur quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec sa mère !
– Par bonheur qu’il est si simple !... répondit la Mariton en regardant Joseph.
Je le regardai aussi, et m’étonnai qu’il n’entendît rien du discours que sa mère ne tenait point à voix si basse que je n’eusse ramassé le tout ; et j’en augurai qu’il écoutait gros, comme nous disions dans ce temps-là, pour signifier une personne dure de ses oreilles.
Il se leva bientôt et s’en fut joindre Brulette en sa petite bergerie, qui n’était qu’un pauvre hangar en planches rembourrées de paille, où elle tenait un lot d’une douzaine de bêtes.
Il s’y jeta sur les bourrées, et comme je l’avais suivi, par crainte d’être jugé curieux si je restais sans lui à la maison, je vis qu’il pleurait en dedans, encore que ses yeux n’eussent point de larmes.
– Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulette, que te voilà couché comme une ouaille malade ? Allons, donne-moi ces fagots où te voilà étendu, que je fasse manger la feuille à mes moutons.
Et ce faisant, elle se prit à chanter ; mais tout doucettement, car il ne convient guère de brailler un jour de première communion.
Il me parut que son chant faisait sur Joseph l’effet accoutumé de le retirer de ses songes ; il se leva et s’en fut, et Brulette me dit :
– Qu’est-ce qu’il a ? je le trouve plus sot que d’accoutumance.
– Je crois bien, lui répondis-je, qu’il a fini par entendre qu’il va être loué et quitter sa mère.
– Il s’y attendait bien, reprit Brulette. N’est-ce pas dans l’ordre, qu’il entre en condition, sitôt le sacrement reçu ? Si je n’avais le bonheur d’être seule enfant à mon grand-père, il me faudrait bien aussi quitter la maison et gagner ma vie chez les autres.
Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer de Joseph ; mais quand je lui eus dit que la Mariton allait se louer aussi et demeurer loin d’elle, elle se prit à sangloter et, courant la trouver, elle lui dit en lui jetant ses bras au cou :
– Est-ce vrai, ma mignonne, que vous me voulez quitter ?
– Qui t’a dit cela ? répondit la Mariton : ce n’est point encore décidé.
– Si fait, s’écria Brulette, vous l’avez dit et me le voulez tenir caché.
– Puisqu’il y a des gars curieux qui ne savent point retenir leur langue, dit la voisine en me regardant, il faut donc que je te le confesse. Oui, ma fille, il faut que tu t’y soumettes comme un enfant courageux et raisonnable qui a donné aujourd’hui son âme au bon Dieu.
– Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père, vous êtes consentant de la laisser partir ? qui est-ce qui aura donc soin de vous ?
– Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande pour suivre ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon voisin, car voilà lachose que je ne vous ai point dite...
Et, prenant la petite sur ses genoux, tandis que j’étais dans les jambes de mon oncle (son air chagrin m’ayant attiré à lui), la Mariton continua à raisonner pour l’un et pour l’autre.
– Ily a longtemps, dit-elle, que, sans l’amitié que je vous devais, j’aurais eu tout profit à vous payer pension pour mon Joseph, que vous m’auriez gardé, tandis que j’aurais amassé, en surplus, quelque chose au service des autres. Mais je me suis sentie engagée à t’élever, jusqu’à ce jour, ma Brulette, parce que tu étais la plus jeune, et parce qu’une fille a besoin plus longtemps d’une mère qu’un garçon. Je n’aurais point eu le cœur de te laisser avant le temps où tu te pouvais passer de moi. Mais voilà que le temps est venu, et si quelque chose te doit reconsoler de me perdre, c’est que tu vas te sentir utile à ton grand-père. Je t’ai appris le ménagement d’une famille et tout ce qu’une bonne fille doit savoir pour le service de ses parents et de sa maison. Tu t’y emploieras pour l’amour de moi et pour faire honneur à l’instruction que je t’ai donnée. Ce sera ma consolation et ma fierté d’entendre dire à tout le monde que ma Brulette soigne dévotieusement son grand-père et gouverne son avoir comme ferait une petite femme. Allons, prends courage et ne me retire pas le peu qui m’en reste, car si tu as de la peine pour cette départie, j’en ai encore plus que toi. Songe que je quitte aussi le père Brulet, qui était pour moi le meilleur des amis, et mon pauvre Joset, qui va trouver sa mère et votre maison bien à dire. Mais puisque c’est par le commandement de mon devoir, tu ne m’en voudrais point détourner.
Brulette pleura encore jusqu’au soir, et fut hors d’état d’aider la Mariton en quoi que ce soit ; mais, quand elle la vit cacher ses larmes tout en préparant le souper, elle se jeta encore à son cou, lui jura d’observer ses paroles, et se mit à travailler aussi d’un grand courage.
On m’envoya quérir Joseph qui oubliait, non pour la première fois ni pour la dernière, l’heure de rentrer et de faire comme les autres.
Je le trouvai en un coin, songeant tout seul et regardant la terre, comme si ses yeux y eussent voulu prendre racine. Contre sa coutume, il se laissa arracher quelques paroles où je vis plus de mécontentement que de regret. Il ne s’étonnait point d’entrer en service, sachant bien qu’il était en âge et ne pouvait faire autrement ; mais, sans marquer qu’il eût entendu les desseins de sa mère, il se plaignit de n’être aimé de personne, et de n’être estimé capable d’aucun bon travail.
Je ne le pus faire expliquer davantage, et, durant la veillée, où je fus retenu pour faire mes prières avec Brulette et lui, il parut bouder, tandis que Brulette redoublait de soins et de caresses pour tout son monde.
Joseph fut loué au domaine de l’Aulnières, chez le père Michel, en office de bouaron7.
La Mariton entra comme servante à l’auberge du Bœuf couronné, chez Benoît, de Saint-Chartier.
Brulette resta auprès de son grand-père, et moi chez mes parents qui, ayant un peu de bien, ne me trouvèrent pas de trop pour les aider à le cultiver.
Mon jour de première communion m’avait beaucoup secoué les esprits. J’y avais fait de gros efforts pour me ranger à la raison qui convenait à mon âge, et le temps du catéchisme avec Brulette m’avait changé aussi. Son idée se trouvait toujours mêlée, je ne sais comment, avec celle que je voulais donner au bon Dieu, et, tout en mûrissant à la sagesse dans ma conduite, je sentais ma tête s’en aller en des folletés d’amour, qui n’étaient point encore de l’âge de ma cousine, et qui, mêmement pour le mien, devançaient un peu trop la bonne saison.
Dans ce temps-là, mon père m’emmena à la foire d’Orval, du côté de Saint-Amand, pour vendre une jument poulinière, et, pour la première fois de ma vie, je fus trois jours absent de la maison. Ma mère avait observé que je n’avais pas tant de sommeil et d’appétit qu’il m’en fallait pour soutenir mon croît, lequel était plus hâtif qu’il n’est d’habitude en nos pays, et mon père pensait qu’un peu d’amusement me serait bon. Mais je n’en pris pas tant, à voir du monde et des endroits nouveaux, comme j’en aurais eu six mois auparavant. J’avais comme une languition sotte qui me faisait regarder toutes les filles sans oser leur dire un mot ; et puis, je songeais à Brulette, que je m’imaginais pouvoir épouser, par la seule raison que c’était la seule qui ne me fit point peur, et je ruminais le compte de ses années et des miennes, ce qui ne faisait pas marcher le temps plus vite que le bon Dieu ne l’avait réglé à son horloge.
Comme je revenais en croupe derrière mon père sur une autre jument que nous avions achetée à la foire, nous fîmes rencontre, en un chemin creux, d’un homme entre les deux âges qui conduisait une petite charrette, très chargée de mobilier, laquelle n’étant traînée que d’un âne, restait embourbée et ne pouvait faire un pas de plus. L’homme était en train d’allégir le poids, en posant sur le chemin une partie de son chargement, ce que voyant mon père :
– Descends, me dit-il, et secourons le prochain dans l’embarras.
L’homme nous remercia de notre offre, et comme parlant à sa charrette :
– Allons, petite, éveille-toi, dit-il ; j’aime autant que tu ne risques point de verser.
Alors, je vis se lever, de dessus un matelas, une jolie fille qui me parut avoir quinze ou seize ans, à première vue, et qui demanda, en se frottant les yeux, ce qu’il y avait de nouveau.
– Il y a que le chemin est mauvais, ma fille, dit le père en la prenant dans ses bras ; viens, et ne te mets point les pieds dans l’eau ; car vous saurez, dit-il à mon père, qu’elle est malade de fièvre pour avoir poussé trop vite en hauteur ; voyez quelle grande vigne folle, pour une enfant d’onze ans et demi !
– Vrai Dieu, dit mon père, voilà un beau brin de fille, et jolie comme un jour, encore que la fièvre l’ait blêmie. Mais ça passera, et avec un peu de nourriture, ça ne sera pas d’une mauvaise défaite.
Mon père, parlant ainsi, avait la tête encore remplie du langage des maquignons en foire. Mais, voyant que la jeune fille avait laissé ses sabots sur la charrette, et qu’il n’était point aisé de les y retrouver, il m’appela, disant :
– Tiens, toi ! tu es bien assez fort pour tenir cette petite un moment.
Et, la mettant dans mes bras, il attela notre jument à la place de l’âne bourdi8, et sortit la charrette de ce mauvais pas. Mais il y en avait un second, que mon père connaissait pour avoir suivi plusieurs fois le chemin, et, me faisant appel de continuer, il marcha en avant avec l’autre paysan qui tirait son âne par les oreilles.
Je portais donc cette grande fillette et la regardais avec étonnement, car si elle avait la tête de plus que Brulette, on voyait bien, à sa figure, qu’elle n’était pas plus vieille.
Elle était blanche et menue comme un flambeau de cire vierge, et ses cheveux noirs, débordant d’un petit bonnet en mode étrangère, qui s’était dérangé dans son sommeil, me tombaient sur la poitrine et me pendaient quasiment jusqu’aux genoux. Je n’avais jamais rien vu de si bien achevé que son visage pâle, ses yeux bleu clair, bordés de soies très épaisses, son air doux et fatigué, et mêmement un signe tout à fait noir qu’elle avait au coin de la bouche et qui rendait sa beauté très étrange et difficile à oublier.
Elle semblait si jeune que mon cœur ne me disait rien à côté du sien, et ce n’était peut-être pas tant son manque d’années que la langueur de sa maladie qui me la faisait paraître si enfant. Je ne lui parlais point, et marchais toujours sans la trouver lourde, mais ayant du plaisir à la regarder, comme on en sent devant toute chose belle, que ce soit fille ou femme, fleur ou fruit.
Comme nous approchions de la seconde gâne9, où son père et le mien recommençaient, l’un à tirer son cheval, l’autre à pousser sa roue, la fillette me parla en un langage qui me fit rire, vu que je n’en comprenais pas un mot. Elle s’étonna de mon étonnement, et, me parlant alors comme nous parlons :
– Ne vous ruinez pas le corps à me porter, dit-elle, je marcherai bien sans sabots : j’y suis aussi habituée que les autres.
– Oui, mais vous êtes malade, que je lui répondis, et j’en porterais bien quatre comme vous. Mais de quel pays êtes-vous donc, que vous parliez si drôlement tout à l’heure ?
– De quel pays ! dit-elle. Je ne suis pas d’un pays. Je suis des bois, voilà tout. Et vous, de quel pays que vous êtes donc ?
– Oh ! ma fine, si vous êtes des bois, je suis des blés, que je lui répondis en riant.
J’allais cependant la questionner davantage quand son père vint me la reprendre.
– Allons, fit-il, après avoir donné une poignée de main à mon père, en vous remerciant, mes braves gens. Et toi, petite, embrasse donc ce bon garçon qui t’a portée comme une châsse.
La fillette ne se fit point prier ; elle n’était pas encore dans l’âge de la honte, et, n’y entendant pas malice, elle n’y faisait point de façons. Elle m’embrassa sur les deux joues, en me disant :
– Merci à vous, mon beau serviteur.
Et, passant aux bras de son père, elle fut remise sur son matelas et parut pressée de reprendre son somme, sans aucun souci des cahots et des aventures du chemin.
– Encore adieu ! nous dit son père, qui me prit le genou pour me replacer en croupe sur la jument. Un beau garçon ! fit-il à mon père, en me regardant, et aussi avancé dans l’âge que vous dites qu’il a, que ma petite dans le sien.
– Ilse sent bien aussi un peu d’en être malade, répondit mon père ; mais, le bon Dieu aidant, le travail guérira tout. Excusez-nous si nous prenons les devants, nous allons loin et voulons arriver chez nous devant la nuit.
Là-dessus, mon père talonna notre monture, qui prit le trot, et moi, me retournant, je vis que l’homme à la charrette coupait sur la droite et s’en allait à l’encontre de nous.
Je pensai bientôt à autre chose, mais Brulette m’étant revenue dans la tête, je songeai aux francs baisers que m’avait donnés cette petite fille étrangère, et me demandai pourquoi Brulette répondait par des tapes à ceux que je lui voulais prendre ; et, comme la route était longue et que je m’étais levé avant jour, je m’endormais derrière mon père, mêlant, je ne sais comment, les figures de ces deux fillettes dans ma tête embrouillée de fatigue.
Mon père me pinçait pour me réveiller, car il me sentait lui peser sur les épaules et craignait de me voir tomber. Je lui demandai qui étaient ces gens que nous avions rencontrés.
– Qui ? fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis ; nous avons rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce matin.
– Cet âne et cette charrette ?
– Ah bon ! dit-il. Ma foi, je n’en sais rien, je n’ai pas songé à m’en enquérir. Ça doit être des Marchois ou des Champenois, car ça a un accent étranger ; mais j’étais si occupé de voir si cette jument a un bon coup de collier, que je ne me suis point intéressé à autre chose. De vrai, elle tire bien et n’est point rétive à la peine ; je crois qu’elle fera un bon service et que décidément je ne l’ai point surpayée.
Depuis ce temps-là (le voyage m’avait sans doute été bon), je pris le dessus et commençai à avoir goût au travail ; mon père m’ayant donné le soin de la jument, et puis celui du jardin, enfin celui du pré, je trouvai, petit à petit, de l’agrément à bêcher, planter et récolter.
Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait désireux de me mettre en jouissance de l’héritage que ma mère m’avait laissé. Il m’intéressait donc à tous nos petits profits et ne souhaitait rien tant que de me voir devenir bon cultivateur.
Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais à belles dents dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin d’un grand courage pour se priver de plaisir au profit des autres, il ne lui en faut guère pour se ranger à ses propres intérêts, surtout quand ils sont mis en commun avec une bonne famille, bien honnête dans les partages et bien d’accord dans le travail.
Je restai bien un peu curieux de causette et d’amusement le dimanche ; mais on ne me le reprochait point à la maison, parce que j’étais bon ouvrier tout à fait le long de la semaine ; et, à ce métier-là, je pris belle santé et belle humeur, avec un peu plus de raison dans la tête que je n’en avais annoncé au commencement. J’oubliai les fumées d’amour, car rien ne rend si tranquille comme de suer sous la pioche, du lever au coucher du soleil ; et quand vient la nuit, ceux qui ont eu affaire à la terre grasse et lourde de chez nous, qui est la plus rude maîtresse qu’il y ait, ne s’amusent pas tant à penser qu’à dormir pour recommencer le lendemain.
C’est de cette manière que j’attrapai tout doucement l’âge où il m’était permis de songer, non plus aux petites filles, mais aux grandes ; et, de même qu’aux premiers éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine Brulette plantée dans mon inclination avant toutes les autres.
Restée seule avec son grand-père, Brulette avait fait de son mieux pour devancer les années par sa raison et son courage. Mais il y a des enfants qui naissent avec le don ou le destin d’être toujours gâtés.
Le logement de la Mariton avait été loué à la mère Lamouche, de Vieilleville, qui n’était point à son aise et qui se dépêcha de servir les Brulet comme si elle eût été à leurs gages, espérant par là être écoutée quand elle remontrerait ne pouvoir payer les dix écus de sa locature. C’est ce qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et flattée en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l’aise de pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l’âme ni le corps.
La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était déjà grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d’homme, on n’avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille, des cheveux d’un or plus doux avec une joue plus rose ; la main comme un satin, et le pied mignon comme celui d’une demoiselle.
Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s’ombrager du soleil, ne lavait guère de lessives et ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fatigue.
Vous croiriez peut-être qu’elle était paresseuse ? Point. Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand-père comme elle le devait. D’ailleurs, elle aimait trop la braverie pour n’avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains : mais d’ouvrage fatigant, elle n’en avait jamais ouï parler. L’occasion n’y était point, et on ne saurait dire qu’il y eût de sa faute.
Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu’il n’est pas tant question de s’amuser en ce bas monde, que de gagner son pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n’y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n’avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très adroit pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans nos pays), fidèle à l’ouvrage et vivement requis d’un chacun, il gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu’il était veuf et sans autre charge que sa petite-fille, il pouvait faire un peu d’épargne pour le cas où il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur voulut qu’il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.
Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la bienaiseté, voulant faire entendre par là qu’elle aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l’heure de s’établir. Il convenait avec moi qu’elle était aussi aimable et gentille en son parler qu’en sa personne ; mais il ne m’encourageait point du tout à faire brigue de mariage autour d’elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et répétait souvent qu’il fallait, en ménage, ou une fille très riche, ou une fille très courageuse.
– J’aimerais autant l’une que l’autre à première vue, disait-il, et peut-être qu’à la seconde vue, je me déciderais pour le courage encore plus que pour l’argent. Mais Brulette n’a pas assez de l’un ni de l’autre pour tenter un homme sage.
Je voyais bien que mon père avait raison ; mais les beaux yeux et les douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient : car vous pensez bien que je n’étais pas le seul, et que, dès l’âge de quinze ans, elle se vit entourée de marjolets10 de ma sorte, qu’elle savait retenir et gouverner comme son esprit l’y avait portée de bonne heure. On peut dire qu’elle était née fière et connaissait son prix, avant que les compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu’on fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu’on y fût craintif, et j’étais, comme bien d’autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en même temps que dépité de m’y trouver en trop grande compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d’un peu plus près, de lui donner du toi, et de la suivre jusqu’en sa maison quand elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C’était Joseph Picot et moi ; mais nous n’en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l’un à l’autre.
Joseph était toujours à la métairie de l’Aulnières, à une demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans son apparence. Il n’était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son corps, et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quelque chose que j’ai toujours observé être contraire à la faiblesse. On le jugeait malade parce qu’il se mouvait lentement et n’avait aucune gaieté de jeunesse ; mais, le voyant très souvent, je savais qu’il était ainsi de sa nature et ne souffrait d’aucun mal.
C’était pourtant un ouvrier très médiocre à la terre, pas très soigneux aux bestiaux, et d’un caractère qui n’avait rien d’aimable.
Son gage était le plus bas qu’on puisse payer dans un domaine à un valet de charrue, et encore s’étonnait-on que son maître le voulût bien garder si longtemps, car il ne savait rien faire prospérer aux champs ni à l’étable. Mêmement, quand on l’en reprenait, il avait un air de dépit si farouche qu’on ne savait que penser. Mais le père Michel assurait qu’il n’avait jamais fait aucune mauvaise réponse, et il aimait mieux ceux qui se soumettent sans rien dire, même en faisant la grimace, que ceux qui flattent et qui trompent en caressant.
Sa grande fidélité et le mépris qu’en toutes choses il marquait pour les actions injustes, le faisaient donc estimer de son maître, lequel disait encore de lui que c’était grand dommage de voir un garçon si honnête et si sage avoir les bras si mols et le cœur si indifférent à son ouvrage. Mais tel qu’il était, il le gardait par habitude, et aussi par considération pour le père Brulet qui était un de ses amis très ancien.
Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez point qu’il dût plaire aux filles. Aussi ne le regardaient-elles que pour s’étonner seulement de ne jamais rencontrer ses yeux, qui étaient grands et clairs comme ceux d’une chouette et semblaient ne lui servir de rien.
Et cependant, j’étais toujours jaloux de lui, parce que Brulette lui marquait toujours une attention qu’elle n’avait pour personne et qu’elle m’obligeait d’avoir aussi. Elle ne le taboulait11 plus et marquait de vouloir accepter son humeur telle que Dieu l’avait tournée, sans se fâcher ni s’inquiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de galanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait tant de la part des autres. Il pouvait faire mille sottises, comme de s’asseoir sur la chaise qu’elle quittait et de la laisser en chercher une autre ; de ne point lui ramasser ses pelotes de laine ou de fil quand elles venaient à choir ; de lui couper la parole, ou de casser quelque épelette12 ou ustensile à son usage : et jamais elle ne lui disait un mot d’impatience, tandis qu’elle me grondait et me plaisantait s’il m’arrivait d’en faire seulement le quart.
Et puis, elle prenait soin de lui comme s’il eût été son frère. Elle avait toujours un morceau de viande en réserve, quand il venait la voir, et, soit qu’il eût faim ou non, le lui faisait manger, disant qu’il avait besoin de se nourrir le sang et de se renforcer l’estomac. Elle avait l’œil à ses hardes ni plus ni moins que la Mariton, et mêmement s’enchargeait de les renouveler, disant que la mère n’avait point le temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait souvent pâturer ses bêtes du côté où il travaillait, et causait avec lui, encore qu’il causât bien peu et bien mal quand il s’y essayait.
Et en outre, elle ne souffrait point qu’on fit mépris ou moquerie de son air triste ou de sa figure ébervigée. Elle répondait à toutes les critiques qu’on en voulait faire, en disant qu’il n’avait pas une bonne santé, qu’il n’était pas plus sot que les autres, que s’il ne parlait mie, il n’en pensait pas moins ; enfin qu’il valait mieux se taire que de parler pour ne rien dire.
J’avais quelquefois bonne envie de la contrecarrer, mais elle m’arrêtait vite, en disant :
– Il faut, Tiennet, que tu aies bien mauvais cœur d’abandonner ce pauvre gars à la risée des autres, au lieu de le défendre quand on lui fait de la peine. Je t’aurais cru meilleur parent pour moi.
Alors, je faisais sa volonté et défendais Joseph, ne voyant cependant pas quelle maladie ou quelle affliction il pouvait avoir, à moins que la défiance et la paresse ne fussent infirmités de nature, comme possible était, encore qu’il me parût au pouvoir de l’homme de s’en guérir.
De son côté, Joseph, sans me marquer d’aversion, me regardait aussi froidement que le reste du monde, et ne me témoignait point tenir compte de l’assistance qu’il recevait de moi en toute rencontre ; et, soit qu’il fût épris de Brulette comme les autres, soit qu’il ne le fût que de lui-même, souriait d’une étrange manière et prenait quasiment un air de mépris pour moi quand elle me donnait la plus petite marque d’amitié.
Un jour qu’il avait poussé la chose jusqu’à lever les épaules, je résolus d’en avoir explication avec lui, aussi doucement que possible, pour ne point fâcher ma cousine, mais assez franchement pour lui faire sentir qu’étant souffert par moi auprès d’elle avec tant de patience, il devait m’y souffrir avec le même égard ; mais, comme il y avait d’autres amoureux de Brulette autour de nous, je remis mon dessein à la première occasion où je le trouverais seul, et, à cette fin, j’allai, au lendemain, le joindre en un champ où il travaillait.
Je fus étonné de l’y trouver justement en compagnie de Brulette, qui était assise sur les racines d’un gros arbre, au revers du fossé où il était censé couper de l’épine pour faire des bouchures. Mais il ne coupait rien du tout, et, pour tout travail, chapusait13 quelque chose qu’il mit vitement dans sa poche dès qu’il me vit, fermant son couteau et s’accotant de causer, comme si j’eusse été son maître le prenant en faute, ou comme s’il était en train de dire à ma cousine des choses bien secrètes où je le venais déranger.
J’en fus si troublé et fâché que j’allais me retirer sans rien dire, quand Brulette m’arrêta, et, se remettant à filer, car elle aussi avait mis de côté son ouvrage en causant avec lui, me dit de m’asseoir auprès d’elle.
Il me parut que c’était une avance pour endormir mon dépit et je m’y refusai, disant que le temps n’engageait guère à s’arrêter dans les fossés. De vrai, il faisait, sinon froid, du moins très humide ; le dégel rendait les eaux troubles et les herbes fangeuses. Il y avait encore de la neige dans les sillons, et le vent était désagréable. Il fallait, à mon sens, que Brulette trouvât Joseph bien intéressant pour mener ses ouailles dehors ce jour-là, elle qui les faisait si souvent et si volontiers garder par sa voisine.
– Joset, dit Brulette, voilà notre ami Tiennet qui boude, parce qu’il voit que nous avons un secret tous les deux. Ne veux-tu point que je lui en fasse part ? Son conseil n’y gâterait rien, et il te dirait ce qu’il pense de ton idée.
– Lui ? dit Joseph, qui recommença à lever les épaules comme il avait fait la veille.
– Est-ce que le dos te démange quand tu me vois ? lui dis-je un peu émalicé. Je te pourrais bien gratter d’une manière qui t’en guérirait une bonne fois.
Il me regarda en dessous, comme prêt à mordre ; mais Brulette lui toucha doucement l’épaule du bout de sa quenouille, et, l’appelant ainsi à elle, lui parla dans l’oreille :
– Non, non, répondit-il, sans prendre la peine de me cacher sa réponse. Tiennet n’est bon à rien pour me conseiller ; il n’y connaît pas plus que ta chèvre ; et si tu lui dis la moindre chose, je ne te dirai plus rien.
Là-dessus, il ramassa sa tranche et sa serpe et s’en alla travailler plus loin.
– Allons, dit Brulette en se levant pour rassembler ses ouailles, le voilà encore mécontent ; mais va, Tiennet, ça n’est rien de sérieux, je connais sa fantaisie, il n’y a rien à y faire, et le mieux, c’est de ne pas le tourmenter. C’est un garçon qui a une petite folleté dans la tête depuis qu’il est au monde. Il ne sait ni ne peut s’en expliquer, et le mieux est de le laisser tranquille ; car si on l’assassine de questions, il se prend à pleurer et on lui fait de la peine pour rien.
– M’est avis pourtant, cousine, dis-je à Brulette, que tu sais bien le confesser.
– J’ai eu tort, répondit-elle. Je pensais qu’il avait une plus grosse peine. Celle qu’il a te ferait rire si je pouvais te la raconter ; mais puisqu’il ne veut la dire qu’à moi, n’y pensons plus.
– Si c’est peu de chose, lui dis-je encore, tu n’en prendras peut-être plus tant de souci.
– Tu trouves donc que j’en prends trop ? dit-elle. Est-ce que je ne dois pas ça à la femme qui l’a mis au monde et qui m’a élevée avec plus de soins et de caresses que son propre enfant ?
– Voilà une bonne raison, Brulette. Si c’est la Mariton que tu aimes dans son fils, à la bonne heure ; mais, alors, je souhaiterais d’avoir la Mariton pour ma mère : ça me vaudrait encore mieux que d’être ton cousin.
– Laisse donc dire des sottises comme ça à mes autres galants, répondit Brulette en rougissant un peu ; car aucun compliment ne l’avait jamais fâchée, encore qu’elle se donnât l’air d’en rire.
Et, comme nous sortions du champ, vis-à-vis de ma maison, elle y entra avec moi pour dire bonjour à ma sœur.
Mais ma sœur était sortie et, à cause de ses moutons qui étaient sur le chemin, Brulette ne la voulut pas attendre. Pour la retenir un peu, j’inventai de lui retirer ses sabots pour en ôter les galoches de neige et les embraiser ; et, la tenant ainsi par les pattes, puisqu’elle fut obligée de s’asseoir en m’attendant, j’essayai de lui dire, mieux que je n’avais encore osé le faire, l’ennui que l’amour d’elle m’avait amassé sur le cœur.
Mais voyez le diable ! jamais je ne pus trouver le fin mot de ce discours-là. J’aurais bien lâché le second et le troisième, mais le premier ne put sortir. J’en avais la sueur au front. La fillette aurait bien pu m’aider, si elle l’eût voulu, car elle connaissait l’air de ma chanson ; d’autres le lui avaient déjà seriné ; mais, avec elle, il fallait de la patience et du ménagement, et encore que je ne fusse point tout à fait nouveau dans les discours de galanterie, ce que j’en avais échangé avec d’autres moins difficiles que Brulette, à seules fins de m’enhardir, ne m’avait rien enseigné de bon à dire à une jeunesse de grand prix comme était ma cousine.
Tout ce que je sus faire fut de revenir sur la critique de son favori Joset. Elle en rit d’abord, et peu à peu, voyant que j’en voulais faire un blâme sérieux, elle prit un air plus sérieux encore.
– Laissons ce pauvre malheureux tranquille, dit-elle : il est assez à plaindre.
– Mais en quoi, et pourquoi ? Est-il poitrinaire ou enragé, que tu crains qu’on y touche ?
– Il est pis que ça, répondit Brulette, il est égoïste.
Égoïste était un mot de monsieur le curé, que Brulette avait retenu et qui n’était point usité chez nous de mon temps. Comme Brulette avait une grande mémoire, elle disait comme cela quelquefois des paroles que j’aurais pu retenir aussi, mais que je ne retenais point, et partant, n’entendais point.
J’eus la mauvaise honte de ne pas oser lui en demander l’explication et d’avoir l’air de m’en payer. Je m’imaginai d’ailleurs que c’était une maladie mortelle que Joseph avait, et qu’une si grande disgrâce condamnait toutes mes injustices. Je demandai pardon à Brulette de l’avoir tourmentée, ajoutant :
– Si j’avais su plus tôt ce que tu me dis, je n’aurais eu ni fiel ni rancune contre ce pauvre garçon.
– Comment ne t’en es-tu jamais aperçu ? reprit-elle. Ne vois-tu pas comme il se laisse prévenir et obliger, sans avoir jamais l’idée d’en faire un remerciement ; comme le moindre oubli l’offense, comme la moindre plaisanterie le choque, comme il boude et souffre à toute chose qui ne serait point remarquée d’un autre, et comme il faut toujours mettre du sien dans l’amitié qu’on a pour lui, sans qu’il comprenne que ce n’est point son dû, mais le rendu qu’on fait à Dieu, pour l’amour du prochain ?
– C’est donc l’effet de sa maladie ? dis-je, un peu intrigué des explications de Brulette.
– N’est-ce point la pire qu’on puisse avoir dans le cœur ? répondit-elle.
– Et sa mère sait-elle qu’il a comme ça dans le cœur une maladie sans remède ?
– Elle s’en doute bien, mais tu comprends que je ne lui en parle point, de crainte de l’affliger.
– Et n’a-t-on point tenté quelque chose pour sa guérison ?
– J’y ai fait et j’y ferai encore mon possible, répondit-elle, continuant un propos où l’on ne s’entendait pas du tout ; mais je crois que mes ménagements augmentent son mal.
– Il est bien vrai, ajoutai-je, après avoir réfléchi, que ce garçon a toujours eu, dans son air, quelque chose de singulier. Ma grand-mère, qui est morte, et tu sais qu’elle se piquait de connaissances sur l’avenir, disait qu’il avait le malheur écrit sur la figure, et qu’il était condamné à vivre dans les peines, ou à mourir dans la fleur de ses ans, à cause d’une ligne qu’il avait dans le front ; et, depuis ce temps-là, je te confesse que quand Joset se chagrine, je crois voir cette ligne de disgrâce, encore que je ne sache point où ma grand-mère la voyait. Alors, j’ai comme peur de lui, ou plutôt de son destin, et je me sens porté à lui épargner tout reproche et tout malaise, comme à quelqu’un qui n’a pas longtemps à jouir de la vie.
– Bah ! répondit Brulette en riant, voilà les rêveries de ma grand-tante ; je me les rappelle bien. Ne t’a-t-elle point dit aussi que les yeux clairs, comme sont ceux de Joseph, voient les esprits et toutes choses cachées ? Mais moi, je n’en crois rien, non plus qu’au danger de mort pour lui. On vit longtemps avec l’esprit fait comme il l’a ; on se soulage en tourmentant les autres, et on peut bien les enterrer tous, en les menaçant à toute heure de se laisser mourir.
Je n’y comprenais plus rien, et j’allais questionner encore, quand Brulette me redemanda ses chaussures où elle fourra lestement ses pieds, bien que les sabots fussent si petits que je n’avais pas pu y fourrer ma main. Alors, rappelant son chien et retroussant sa jupe, elle me laissa tout soucieux et tout ébahi de ce qu’elle m’avait conté, et aussi peu avancé avec elle que le premier jour.
Le dimanche ensuivant, comme elle partait pour la messe de Saint-Chartier, où elle allait plus volontiers qu’à celle de notre paroisse, à cause que l’on dansait sur la place entre la messe et les vêpres, je lui demandai de l’accompagner.
– Non, me dit-elle, j’y vas avec mon grand-père, et il n’aime pas à me voir suivie sur les chemins par un tas de galants.
– Je ne suis point un tas de galants, lui dis-je, je suis ton cousin, et jamais mon oncle ne m’a ôté de son chemin.
– Eh bien, reprit-elle, ôte-toi du mien, pour aujourd’hui seulement ; mon père et moi nous voulons causer avec Joset, qui est là dans la maison et qui doit nous suivre à la messe.
– C’est donc qu’il vient vous demander en mariage, et que vous êtes bien aise de l’écouter ?
– Est-ce que tu es fou, Tiennet ? Après ce que je t’ai dit de Joset ?
– Tu m’as dit qu’il avait une maladie qui le ferait vivre plus longtemps qu’un autre, et je ne vois pas en quoi ça peut me tranquilliser.
– Te tranquilliser de quoi ? fit Brulette étonnée. Quelle maladie ? Où as-tu égaré tes esprits ? Allons, je crois que tous les hommes sont fous !
Et, prenant le bras de son grand-père qui venait à elle avec Joseph, elle partit légère comme un duvet et gaie comme une fauvette, tandis que mon brave homme d’oncle, qui ne voyait rien au-dessus d’elle, souriait aux passants et avait l’air de leur dire : « Ce n’est pas vous qui avez une fille pareille à montrer ! »
Je les suivis de loin pour voir si Joseph se familiariserait avec elle en chemin, s’il lui prendrait le bras, si le vieux les laisserait aller ensemble. Il n’en fut rien. Joseph marcha tout le temps à la gauche de mon oncle, tandis que Brulette marchait à droite, et ils avaient l’air de causer sérieusement.
À la sortie de la messe, je demandai à Brulette de danser avec moi.
– Oh ! tu t’y prends bien tard, me dit-elle, j’ai promis au moins quinze bourrées, et il faudra que tu reviennes vers l’heure de vêpres.
Ce n’était pas Joseph qui, dans cette affaire-là, pouvait me donner du dépit, car il ne dansait jamais, et, pour m’ôter celui de voir Brulette entourée de ses autres amoureux, je suivis Joseph à l’auberge du Bœuf couronné, où il allait voir sa mère et où je voulais tuer le temps avec quelques amis.
J’étais un peu fréquentier du cabaret, comme je vous ai dit : non à cause de la bouteille, qui ne m’a jamais mis hors de sens, mais pour l’amour de la compagnie, de la causette et de la chanson. J’y trouvai plusieurs garçons et filles de connaissance avec lesquels je m’attablai, tandis que Joseph s’assit dans un coin, ne buvant goutte, ne disant mot, et se tenant là pour contenter sa mère, qui, tout en allant et venant, était bien aise de le voir et de lui dire un mot par-ci, par-là. Je ne sais point si Joseph eût pensé à l’aider dans la peine qu’elle avait à servir tant de monde ; mais Benoît n’eût point souffert qu’un garçon si distrait tournât et virât dans ses écuelles et dans ses bouteilles.