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Pendant les vingt premières années de son parcours d’étude et d’enseignement du droit, l’auteur a côtoyé le pluralisme juridique sans l’identifier, fidèle en cela aux enseignements dispensés au cours de son cursus ; cette rencontre s’est faite essentiellement à travers la fréquentation de l’anthropologie, de la comparaison et de l’histoire. Au début des années 1970, donc vingt ans plus tard, il s’est trouvé devant l’obligation de s’aventurer sur la voie périlleuse d’un « essai de définition » du phénomène. Sa proposition a connu une certaine fortune dans le monde scientifique francophone.
En 1992, de manière impromptue, il reprend le sujet, estime non fondée sa proposition de 1972 et la renverse de fond en comble à l’occasion de deux colloques scientifiques se tenant à Leiden et Aix-en Provence. Ainsi naît ce qui devient au fil des ans le pluralisme juridique radical, qui rejoint celui développé en parallèle, mais sans que les auteurs se connaissent, par Roderick Macdonald au Canada. Pendant près de vingt ans, les échanges avec ce dernier permettent à l’auteur d’affiner sa perception du pluralisme radical, jusqu’à s’interroger en 2012 sur la validité de l’association de l’adjectif juridique avec le substantif droit. Il clôt ainsi une réflexion qui est en germe dès les origines mêmes de son parcours à la rencontre du droit et dans laquelle il se remet en cause tous les vingt ans, … en attendant 2032.
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Éditions Bruylant
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ISBN : 978-2-8027-4128-2
La collection « Penser le Droit »
La collection « Penser le Droit » a pour objet la publication d’ouvrages originaux de philosophie et de théorie du droit. Elle accueille également des traductions d’ouvrages étrangers.
La qualité scientifique des manuscrits soumis à publication est évaluée de manière anonyme par le comité de lecture de la collection. Les manuscrits sont envoyés au Centre Perelman de Philosophie du Droit, Université Libre de Bruxelles, CP-132, 50 av. F.D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles.
Organisation de la collection
Directeur : Prof. Benoît Frydman
Secrétaires : Prof. Gregory Lewkowicz et Arnaud Van Waeyenberge
Comité de lecture
Olivier Corten Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Mireille Delmas-Marty Professeur au Collège de France
Edouard Delruelle Professeur à l’Université de Liège
Alfred Dufour Professeur à l’Université de Genève
Jean-Marc Ferry Professeur à Nancy
Marie-Anne Frison-Roche Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris
Antoine Garapon Secrétaire général de l’Institut Des Hautes Études sur la Justice
Serge Gutwirth Professeur à la Vrije Universiteit Brussel
Peter Haggenmacher Professeur à l’Institut Universitaire des Hautes Études Internationales de Genève
Jean-François Kervégan Professeur à l’Université Paris-I Sorbonne
Françoise Michaut Directrice de Recherche au C.N.R.S.
François Ost Professeur à l’Université de Saint-Louis
Diego Quaglioni Professeur à l’Université de Trente
Michael Stolleis Professeur à l’Université de Francfort-sur-le-Main
Françoise Tulkens Vice-Président honoraire à la Cour Européenne des Droits de l’homme
PARUS DANS LA MÊME COLLECTION
1. Classer les droits de l’homme, sous la direction de Emmanuelle Bribosia et Ludovic Hennebel, 2004.
2. La société civile et ses droits, sous la direction de Benoît Frydman, 2004.
3. L’auditoire universel dans l’argumentation juridique, par George C. Christie. Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Guy Haarscher, 2005.
4. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.
5. Philosophie de l’impôt, sous la direction de Thomas Berns, Jean-Claude Dupont, Mikhaïl Xifaras, 2006.
6. Responsabilités des entreprises et corégulation, par Thomas Berns, Pierre-François Docquir, Benoît Frydman, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, 2006.
7. Dire le droit, faire justice, par François Ost, 2007.
8. Généalogie des savoirs juridiques contemporains. Le carrefour des lumières, sous la direction de Mikhaël Xifaras, 2007.
9. La vertu souveraine, par R. Dworkin. Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Jean-Fabien Spitz.
10. Juger les droits de l’homme. Europe et États-Unis face à face, par Ludovic Hennebel, Gregory Lewkowicz, Guy Haarscher et Julie Allard, 2007.
11. La prohibition de l’engagement à vie, de la condamnation du servage à la refondation du licenciement. Généalogie d’une transmutation, par Alain Renard, 2008.
12. L’Europe des cours. Loyautés et résistances, par Emmanuelle Bribosia, Laurent Scheek, Amaya Ubeda de Torres, 2010.
13. L’imaginaire en droit, sous la direction de Mathieu Doat et Gilles Darcy, 2011.
14. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.
15. La science du droit dans la globalisation, sous la direction de Jean-Yves Chérot et Benoît Frydman, 2012.
16. Théorie bidimensionnelle de l’argumentation juridique. Présentation et argument a fortiori, par Stefan Goltzberg, 2012.
17. Dire le droit, faire justice, 2e édition par François Ost, 2012.
18. Droit et dissimulation, sous la direction d’Agnès Cerf-Hollander, 2013.
19. La proscription en droit, sous la direction Catherine-Amélie Chassin, 2013.
20. Le droit, entre autonomie et ouverture. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Bergel, sous la coordination de Jean-Yves Chérot, Sylvie Cimamonti, Laetitia Tranchant et Jérôme Trémeau, 2013.
21. Droit, morale et marché, par Xavier Dieux, 2013.
À Rod Macdonald,
complice et Mentor,
critical as much as radical,
amico amicus dat.
Au lecteur
En guise d’introduction. Deux décennies d’ignorance (1950-1969)
Partie ILe premier pas (1972-1988)
I. Le pluralisme juridique, essai de synthèse
(Études sur le pluralisme juridique, Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, 1972, 19-56)
Partie IILe long temps du reniement « radical » (1989-2011)
II. Return to Legal Pluralism – Twenty Years Later
(Journal of Legal Pluralism, 1989 (28) 149-157)
III. Vers une conception nouvelle du pluralisme juridique
(Revue de la Recherche juridique – Droit prospectif, 1993, 573-583)
IV. Les Amérindiens du Nord à l’heure du pluralisme juridique ?
(Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 1995, 299-317)
V. L’utopie pluraliste, solution de demain au problème de certaines minorités ?
(Minorités et organisation de l’État, Bruxelles, Bruylant, 1998, 665-675)
VI. Dialogue d’un ingénu et d’un promeneur solitaire En guise de synthèse générale d’un colloque de théorie du droit
(Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Montréal-Bruxelles, Thémis-Bruylant, 1998, 201-266)
VII. Villes africaines et pluralisme juridique
(Journal of Legal Pluralism, 1998 (42) 245-274)
VIII. Les droits africains entre positivisme et pluralisme
(Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 2000, 279-292)
IX. Production pluraliste du droit et reconstruction de l’État africain
(Afrique contemporaine, 2001 (211) 78-84)
X. Réseaux, pyramide et pluralisme ou Regards sur la rencontre de deux aspirants-paradigmes de la science juridique
(Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2002 (49) 11-36)
XI. Trente ans de longue marche sur la voie du pluralisme juridique
(Cahiers d’anthropologie du droit, 2003, 21-34)
XII. À la rencontre de quelques conceptions du pluralisme juridique
(Revue de la common law en français,2005, 7, 303-386)
XIII. Une lecture du système normatif de l’Église catholique par un pluraliste comparatiste aux personnalités multiples
(McGill Law Review, Tracer le transsystémique, 2005, 50, 809-838)
XIV. Les pluralismes juridiques
(Anthropologies et droit – État des savoirs et orientations contemporaines, Paris, Dalloz, 2009, 25-76)
XV. À propos des effectivités et des pluralismes juridiques dans le contexte des droits économiques
(Pluralisme juridique et effectivité du droit économique, Bruxelles, Larcier, 2011, 39-73)
Partie IIIEn guise de conclusion non conclusive – La permanence du doute (au-delà de 2012)
XVI. D’une notion l’autre, mes pluralismes juridiques parmi d’autres entre 1972 et 2012 : témoignage
(Le pluralisme juridique à l’épreuve de l’histoire, Paris, Classiques Garnier, 2013, pagination non disponible)
Bibliographie
Table des matières
Lorsque Benoit Frydman m’a suggéréde réunirles éléments constitutifs de ce volume, j’ai longuement hésité. La principale raison n’en était pas leur sujet commun, mais bien plus la manière dont je les avais abordés pendant quarante ans. Une jeune collègue, trop tôt disparue, a en effet un jour écrit que j’étais « un papillon dans la constellation » des droits. Elle ne visait bien sûr pas mon apparence physique ; aurait-ce été le cas, que la comparaison aurait été mieux fondée avec l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Régine Beauthier – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – me connaissait à ce moment depuis plus de vingt ans. Je l’avais connue étudiante en droit et en sciences criminologiques, aspirant au Fonds national de la recherche scientifique, thésarde et enfin occupant mon bureau à l’Université libre de Bruxelles lorsque je cessai d’y enseigner. Je la voyais régulièrement lors de mes passages au modeste mais agréable point de chute que l’Université m’avait permis de conserver à l’étage au-dessus de mon ancien repaire. La comparaison qu’elle faisait avec le lépidoptère était à l’évidence intellectuelle. Comme me l’apprends mon Grand Robert de la langue française sur la toile, ne me suis-je en effet pas contenté souvent de « passer d’un sujet à l’autre, d’une question à une autre sans rien approfondir » ?
Tel est certainement le cas pour le pluralisme juridique. Ce constat ne constitue en rien une excuse ; il est le fruit d’une vie trop riche en butinages, ceux-ci étant le fruit de hasards et de nécessités au sujet desquels la place n’est pas ici de me confesser. En outre, les textes qui suivent constituent un ensemble désorganisé, dont j’ai parfois peine moi-même à discerner le présent du passé dans l’évolution de ma réflexion. Cet état est aggravé par une immense difficulté que j’ai à me relire. Même si je reviens sur mes pas, c’est le plus souvent après avoir changé de souliers et être sorti dans des conditions atmosphériques totalement différentes. Il m’arrive donc fréquemment de manquer de continuité dans le fil de la pensée, voire de le rompre en me contredisant ou – c’est pire pour le lecteur attentif – en introduisant involontairement des distinctions approximatives, voire des erreurs, dans des textes successifs.
Si j’ai finalement accepté de laisser revenir dans l’actualité cette « longue marche », c’est parce que je crois qu’elle pouvait constituer, parmi bien d’autres, un témoignage. Il porte sur ce que pouvait être, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’élaboration par touches successives d’un certain « savoir », modeste fruit d’une quête intellectuelle se prolongeant pendant quarante ans. Sa première étape fut marquée pendant vingt ans d’un illusoire succès. Elle fut également confortée, même après un complet reniement, par l’accueil de certains « pairs » comme on dit aujourd’hui dès qu’il est question d’évaluation des qualités de chercheur ou d’enseignant. Après que le coq ait chanté trois fois, une autre conception de l’objet de la recherche prit la place de la première. Sa maturation dura deux autres décennies tandis que le papillon butinait des fleurs nouvelles, le monde de la common law, les rapports de la langue et du droit, l’histoire juridique de l’Acadie française, les sources du droit, l’histoire de la colonisation belge, sans oublier le paradis originel de la comparaison et de l’histoire des droits et quelques autres fleurs sources d’enivrements occasionnels. Aujourd’hui, ce parcours s’achève et le doute saisit le papillon au sujet de l’existence du syntagme « pluralisme juridique ». Ne fut-il pas qu’un fantasme dans lequel il eut le tort de s’engouffrer à la demande d’un tiers qui estimait pouvoir se décharger sur lui de la synthèse d’un colloque ? Après quarante ans, n’a-t-il pas échoué dans cet exercice vain consistant à pénétrer le sens de certains mots ? Ou certaines pensées de l’homo juridicus ? Et n’est-il pas tenté comme P’tit Gibus, de conclure : « Si j’aurais su… ».
Ce volume contient seize textes ou extraits de textes. L’ensemble constitue ce que je considère comme les écrits dans lesquels je me penche sur le phénomène de la vie du droit que j’ai choisi de décrire sous l’étiquette « pluralisme juridique ». Ils ont été écrits sur une période de 40 ans, alors que j’étudiais le droit depuis vingt et l’apprenais depuis vingt-deux1. En outre, cette période se divise en deux parties dont la première, de vingt ans à peu près, est caractérisée par un texte, l’« Essai de synthèse », consacré à la notion et datant de 19722. Il faut attendre 1989 et 1993, pour que je m’y intéresse à nouveau dans deux textes d’esprit semblable, mais de forme différente. À partir de ce moment, douze textes issus de circonstances fort variables s’enchaînent jusqu’à l’avant-dernier datant de 2011. Ma fréquentation du pluralisme juridique s’arrête en 2012, dans un texte qui exprime mon doute quant à la validité de l’usage que je pourrais faire du syntagme.
Le plus souvent, les contextes dans lesquels je suis amené à m’exprimer au sujet du pluralisme juridique, et particulièrement l’environnement dans lequel j’en constate l’existence ou m’interroge à son sujet, m’imposent de rappeler au lecteur la conception que je m’en fais à partir de la période 1989-1993, laquelle est mal connue alors que celle de 1972 connaît une popularité certaine ; celle-ci est due en partie à son insertion dans un dictionnaire spécialisé, celui consacré à la théorie du droit et à la sociologie juridique et dirigé par André-Jean Arnaud. Ce rappel au caractère biographique a été généralement omis dans les textes qui suivent, dans la mesure où il n’apportait rien de neuf à mes présentations de 1989 et 1993.
Il en va de même pour les diverses versions des étapes de mon cheminement sur la voie de la notion même de pluralisme juridique que j’ai été souvent invité à (ou éprouvé le besoin de) décrire. Comme j’ai, en principe, l’habitude de ne pas me relire, je ne suis jamais certain de la conformité de la version du jour avec celles qui l’ont précédée, même si je renvoie à leur titre. Afin d’éviter la répétition des données relatives à ce cheminement et en admettant d’emblée certaines contradictions entre ces données, j’ai choisi de renvoyer à la version la plus complète de celui-ci apparaissant dans ce volume. Dans les cas où, au fil du temps, des variantes existent entre mes différents textes, je m’efforcerai de préciser celle qui me paraît aujourd’hui la plus correcte.
Les données relatives à l’élaboration de chaque texte sont présentées avant chacun d’eux sous le sous-titre « Genèse », tandis que chacun d’eux est suivi des considérations qu’il m’inspire, parfois dès sa publication, mais aussi jusqu’à aujourd’hui. Elles sont de deux ordres : les premières, sous le titre « Corrigenda » peuvent être considérées comme étant négatives ; les secondes, intitulées « Memoranda », comme étant positives.
Enfin, les textes sont reproduits en principe tels qu’ils ont été publiés. Je n’y ai apporté que des modifications minimes, le plus souvent de style ou de ponctuation, voire occasionnellement de rigueur dans l’emploi de certains termes, mais toujours sans que le sens du texte soit altéré.
1. Sur la distinction entre apprendre et étudier, voy. p. 5.
2. L’année attribuée à un texte est toujours celle de sa publication ; on verra plus avant dans ce volume que cette date peut parfois suivre de plusieurs années celle de l’achèvement de la rédaction du texte ou encore que l’ordre de publication ne coïncide pas avec celui de leur élaboration, de leur présentation ou de leur remise à l’éditeur.
Entre 1952, année où j’aborde pour la première fois le droit à l’Université libre de Bruxelles1 et 1969, année où, dans la même institution je suis professeur extraordinaire, le syntagme « pluralisme juridique » n’évoque strictement rien pour moi. Égaré dans une faculté de droit par nécessité2 – ma seule vocation était d’enseigner l’histoire – je me traîne d’abord pendant quatre ans – de la deuxième candidature préparatoire au droit au troisième doctorat (sans thèse) – ne faisant qu’y « apprendre » – ce qui pour moi n’est pas « étudier », mais seulement mémoriser afin de reproduire le plus fidèlement possible – diverses matières dont l’écrasante majorité ne parvient pas à susciter mon intérêt. De ce parcours, je conserve précieusement le souvenir de l’estime de quatre professeurs. J’ai en effet l’occasion de montrer l’intérêt que je porte à l’objet de leur enseignement à travers des travaux personnels qui sollicitent ma capacité d’étude : ce sont, dans l’ordre chronologique de ma rencontre avec eux, René Dekkers, John Gilissen, Walter-Jean Ganshof van der Meersch et Alfred Bernard. Les autres, tantôt se bornent à constater ma médiocrité, tantôt la commentent, quitte à me dire, par exemple, que je ne serai jamais Papinien ; dans ces cas, leur ton en dit long quant à leurs sentiments à mon égard. Certains enfin s’étonnent qu’un maître – je pèse le mot – de la réputation de René Dekkers3 s’intéresse à moi.
Ce dernier accepte dès 1953, lorsque j’aborde la première des trois années conduisant au premier diplôme en droit, de me préparer à la défense d’une thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur en droit, le plus haut diplôme que puisse conférer une faculté belge à l’époque. Celui-ci devrait me permettre de satisfaire ma vocation d’enseignant dans l’impasse où je me suis fourvoyé, celle des études juridiques. Dès cette année, alors qu’il me reste trois années à franchir, je me lance donc dans une étude comparative et historique de la codification. J’y découvre les horizons sans limites des droits du monde. Parallèlement, les systèmes juridiques de l’Afrique centrale m’intéressent particulièrement : ne sont-ils pas ceux d’un continent sur lequel je suis né, où j’ai passé mon enfance et vécu l’essentiel de mon adolescence ? C’est dans le cadre du cours de droit public du Congo belge, enseigné sous forme de travaux individuels, que Walter-Jean Ganshof van der Meersch – dont l’enseignement du droit public m’avait séduit tant dans sa forme que son contenu – me permet d’étudier l’organisation judiciaire de l’Afrique orientale britannique ; le résultat en est un bref article qui est mis sous presse dans les semaines suivant l’obtention de mon diplôme final en droit et publié au début de 1957 dans le Journal des tribunaux d’outre-mer ; Antoine Sohier, futur premier président de la Cour de cassation, en préside le comité de rédaction. À sa suggestion, j’enchaîne – sans oublier ma thèse d’agrégation qui progresse en parallèle – avec une étude des juridictions coutumières dans les territoires d’Afrique centrale limitrophes du Congo belge. Cette étude devient ma première monographie ; elle est publiée par l’Académie royale des sciences d’outre-mer en 1959. Elle me vaut d’être diplômé du Centre René Marcq, « Centre d’études de la Faculté de droit »4. Enfin, il y a, à la veille de l’obtention de mon diplôme, au printemps 1956, la découverte de la sociologie juridique à travers une conférence de Jean Carbonnier.
Puis viennent, en 1958, après mon service militaire, une charge à temps partiel d’assistant en histoire du droit et un mandat de recherche à l’Institut de sociologie de l’U.L.B. ; en 1959, une nomination d’aspirant au Fonds national de la recherche scientifique et, antérieurement à celle-ci, une mission d’étude du droit dit coutumier dans le nord-est du Congo belge ; au début 1960, une invitation à un colloque de l’Institut international africain consacré aux droits fonciers ; en 1962 et 1963, le secrétariat général de la Chambre de commerce et d’industrie de Léopoldville, couplé à la mise sur pied d’un enseignement de droit coutumier, étalé sur trois années d’études à l’université Lovanium ; en 1964, une première nomination à l’U.L.B. en qualité de suppléant à temps partiel pour le cours à option de droits coutumiers ; à partir de 1965 enfin, cinq ans passés au rythme de cinq mois en Belgique et sept mois en Éthiopie jusqu’au début 1970. Ajoutons qu’en 1966 et 1967, je suis en avril et mai, dix jours sur quatorze à Édimbourg pour y enseigner le droit comparé et participer aux travaux de la Law Commission écossaise et quatre jours à Bruxelles pour y assurer ma suppléance. En 1967, je défends enfin ma thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur, intitulée Le concept de code en Europe occidentale du XIIIe au XIXe siècle ; je suis proclamé à l’unanimité du jury agrégé en histoire du droit et en droit comparé. Dans la foulée, je suis nommé, en quelques semaines, chargé de cours pour les enseignements – dans l’ordre alphabétique – de droit privé, puis public, du Congo, du Rwanda et du Burundi, d’ethnologie juridique, d’histoire du droit public, d’institutions politiques des États africains et de questions approfondies du même, d’introduction aux droits africains, et enfin, last but not least, à celui d’introduction historique aux institutions des principaux États modernes, soit quelque 300 heures de cours. Pendant ces quelque vingt ans, je publie environ un millier de pages de monographies et près de 500 pages d’articles ; mais jamais, au grand jamais, dans la préparation de mes enseignements ou dans mes travaux aux contenus aussi divers que multiples, je ne rencontre le syntagme « pluralisme juridique ».
1. Apparaissant également sous son acronyme, U.L.B., dans ce texte.
2. Au sujet de cette période formative de ma vie, voy. mon « Hasard ou nécessité ? », Étudier et enseigner le droit : hier, aujourd’hui et demain, Bruxelles-Cowansville, Éditions Yvon Blais-Bruylant, 2006, pp. 431-486, aux pp. 452-463.
3. À son sujet, voy. Hommage à - Hulde aan - Tribute to René Dekkers, Bruxelles, Bruylant, 1982, 610 pp.
4. Créé en 1946 par René Marcq et aujourd’hui disparu, ce Centre a « pour but de compléter la formation scientifique des docteurs en droit en les faisant participer à des travaux et à des recherches sur des sujets d’ordre juridique ».
(Études sur le pluralisme juridique, Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, 1972, 19-56)
Je ne suis pas tombé dans le pluralisme juridique comme Obélix dans la potion magique. Il est venu à moi dans un contexte particulier qui m’oblige moralement à m’y intéresser, puisque celui qui me met en sa présence m’a permis de pousser la porte du monde académique bruxellois.
C’est pendant notre séjour en Éthiopie, en 1968, que John Gilissen, directeur du Centre d’histoire et d’ethnologie juridiques, auquel je suis rattaché au sein de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, a l’idée d’organiser un colloque consacré au pluralisme juridique. Je ne sais plus quelle mouche l’a piqué, mais toujours est-il qu’il réunit une douzaine de collègues et que, comme dans le cas d’un colloque précédent consacré à la justice en Afrique noire, il me déclare, péremptoire : « Et, bien entendu, Vanderlinden, vous faites la synthèse ». Pareille déclaration ne se discute pas. Le maître de recherches obéit au directeur de recherche, même s’il ne sait pas dans quelle galère il s’embarque ; le syntagme m’est en effet totalement inconnu. John Gilissen, par contre, en a une perception beaucoup plus claire que celle à laquelle me conduit ma totale ignorance ; je n’en prends toutefois connaissance qu’après la publication du volume. J’aborde donc en toute innocence une nouvelle voie que je vais d’ailleurs rapidement quitter.
Pour être complet, il faut ajouter que le colloque n’a jamais eu lieu, mai 68 oblige. L’occupation de la Faculté de droit, le déménagement (nocturne) de son secrétariat dans une période critique – celle des examens – et, bien entendu, le climat ambiant ne se prêtent guère à l’organisation d’une réunion dans les locaux de l’université. C’est donc un volume d’actes « sans colloque » qui voit le jour en 1972.
C’est alors que nous décidons, ma femme et moi, que le calme requis pour travailler à ce redoutable défi justifie des « vacances romaines » ; celles-ci nous permettraient également de renouer avec une ville qui nous avait enchantés quelques années auparavant. J’y suis d’autant plus enclin que, à cette occasion, Santi Romano et son Ordinamento giuridico, petit livre magique, sont entrés dans ma vie. J’obtiens donc un financement pour aller passer un mois sur le toit – pendant les journées au moins – de l’Academia belgica, étendu dans une chaise longue, l’Ordinamento à ma gauche et les contributions des participants au colloque à ma droite ; en résulte – indépendamment des coups de soleil pour lesquels ma femme me gourmande chaque soir – « Le pluralisme juridique - Essai de synthèse » ; ce texte ouvre l’ouvrage contenant les actes du colloque immédiatement après l’introduction de l’organisateur, John Gilissen.
Avant d’examiner le résultat de mes coups de soleil romains, je voudrais souligner sans que ceci constitue en quoi que ce soit la justification de mes reniements ultérieurs, que la tâche qui m’est impartie par John Gilissen n’est pas de produire une thèse sur le pluralisme juridique, mais plutôt de synthétiser les interventions préparées pour le colloque avorté à l’image de ce qu’il fait en tant que secrétaire général de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions à l’issue de chaque congrès de la Société2. Pour le reste, il me laisse la bride sur le cou dès lors qu’à sa « décharge » j’accepte de rédiger cette synthèse. Ce n’est en tout cas pas mon premier – ni mon dernier – exercice d’un genre qu’il affectionne particulièrement. J’ai déjà rédigé pour lui celle de L’organisation judiciaire en Afrique noire au sujet de laquelle je préfère ne pas m’appesantir sur la justification de notre signature conjointe.
Le matériau qui m’est soumis est fort divers et ce n’est pas la moindre de mes inquiétudes en m’installant sur le toit de l’Academia belgica. Qu’on en juge :
1) deux études théoriques relatives au pluralisme dans l’œuvre, d’une part des philosophes du droit, d’autre part d’Eugène Dupréel ;
2) des rapports au sujet du droit romain et du droit européen couvrant le premier cité, les droits disciplinaires et la justice populaire ;
3) cinq travaux consacrés respectivement au droit musulman en général, à celui de l’Éthiopie, au droit positif éthiopien et aux droits du Mali et de l’Afrique du Sud ;
4) deux textes enfin, relatifs l’un à l’U.R.S.S., l’autre à la Chine.
À ce matériau, j’ai évidemment la liberté, à l’instar de John Gilissen dans ses synthèses finales des congrès de la Société Jean Bodin, d’ajouter tout apport de mon cru que je crois pertinent. Mon ignorance totale du phénomène, combinée avec mes contraintes de temps, réduit considérablement le risque que je me permette d’avoir en l’occurrence une quelconque pensée originale, si ce n’est l’essai de définition clôturant mon labeur. J’insiste en conclusion de mon texte sur le fait qu’il n’est qu’une ébauche tout en soulignant le fait que le pluralisme me paraît être « l’une des constantes majeures de la vie du droit et de la sociologie juridique ».
*
* *
Avant de considérer les origines, les objets, les modalités et la fin du phénomène qu’est le pluralisme juridique, il convient de définir l’hypothèse sur laquelle se fonde ma synthèse. Je dis bien l’hypothèse, car il n’existe guère de définition généralement acceptée du pluralisme juridique : j’en suis donc réduit à en proposer une qui permette à la fois de grouper un nombre suffisamment grand de phénomènes juridiques bien caractérisés et de distinguer ces phénomènes d’autres phénomènes de la vie du droit.
Je poserai comme hypothèse de départ que le pluralisme juridique est « l’existence, au sein d’une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques ».
Le pluralisme est d’abord l’existence au sein d’une société déterminée de mécanismes juridiques. Il n’y a là rien de bien particulier ; tous les mécanismes juridiques, quels qu’ils soient, existent dans le cadre d’une société déterminée et se définissent par rapport à celle-ci. Certains ont même pu écrire qu’ils étaient, à cet égard, des phénomènes sociaux par excellence, puisqu’il était inconcevable que le droit existât sans société. Il semble cependant, s’il faut en croire les analyses de certains ethnologues, que la réciproque ne soit pas nécessairement vraie et qu’il puisse exister des sociétés sans droit ; si on admet cette hypothèse, il va de soi que ces sociétés ne pourront connaître de pluralisme juridique.
Je voudrais toutefois insister sur le fait que le pluralisme implique des mécanismes juridiques et non pas nécessairement, comme pourraient le faire croire certains textes du présent recueil (voir notamment celui relatif aux philosophes du droit dans son premier paragraphe), des systèmes juridiques. L’utilisation du mot système semble en effet impliquer que ce sont nécessairement des ensembles structurés et relativement complets qui font l’objet du phénomène pluraliste, alors que l’expérience montre que celui-ci peut tout aussi bien se manifester au niveau d’une règle juridique isolée, voire de quelques-unes d’entre elles, sans qu’il soit pour autant possible de parler de système. Nous avons enfin préféré le terme mécanismes juridiques à celui de règles de droit, par exemple, pour la raison que, de nouveau, le pluralisme peut apparaître sans qu’il soit nécessairement question de règles (avec tout ce que ce mot implique de permanence et de généralité) ; c’est notamment le cas pour le pluralisme jurisprudentiel résultant des interprétations diverses des tribunaux.
Le pluralisme est ensuite l’existence de mécanismes juridiques différents. Ceci peut paraître un truisme, puisque la diversité des situations sociales auxquelles le droit doit faire face est telle qu’il est inimaginable qu’un mécanisme unique soit à même d’y pourvoir ; la diversification du droit en fonction du donné social est donc un deuxième élément de la définition qui semble aller de soi et ne pas nécessiter de commentaires particulièrement élaborés. En s’arrêtant ici on pourrait même considérer que droit et pluralisme juridique sont une et même chose ; cependant il n’en est rien.
En cela je me sépare de nouveau des conceptions qui apparaissent clairement dans l’étude consacrée aux philosophes du droit ; celle-ci se borne en effet à constater la coexistence de plusieurs systèmes juridiques sur le même territoire, sans exiger qu’il y ait entre eux une certaine différence. Or c’est précisément cette différence entre systèmes (ou plutôt mécanismes) qui est au départ du pluralisme. Si les systèmes, ou les mécanismes, sont identiques, on voit mal l’intérêt du phénomène pluraliste ; la différenciation du droit est donc essentielle au pluralisme.
Le trait caractéristique du pluralisme juridique est l’existence de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques. En effet, si les mécanismes juridiques sont différents en fonction des diverses situations qu’ils doivent contribuer à organiser, il importe précisément de distinguer les mécanismes différents s’appliquant à des situations différentes des mécanismes différents s’appliquant à des situations identiques. C’est dans cette distinction que gît la différence essentielle entre ce que nous convenons d’appeler le pluralisme juridique et ce qu’on pourrait appeler la pluralité du droit. La pluralité implique qu’il n’y a pas une règle unique servant de base à la solution des conflits juridiques ; le pluralisme y ajoute l’idée que la diversité des règles a pour objet de résoudre des conflits de nature identique en fonction de certaines données propres à la société en cause. Ainsi le commerçant qui vend sera soumis à un autre mécanisme contractuel que le simple citoyen accomplissant la même opération ; ainsi, au Moyen Âge, le clerc qui commettait un délit était passible d’autres mécanismes que le laïc coupable du même délit ; ainsi, à Rome, le patricien qui désirait se marier était lié par d’autres mécanismes « connubiaux » que le plébéien qui se serait trouvé dans la même situation ; ainsi, en Afrique, pendant la période coloniale, l’Africain voyait l’essentiel de son statut privé gouverné par un droit dit « coutumier », alors que le statut privé de l’Européen installé dans le pays l’était par un droit dit « écrit » ; ainsi le diplomate, sous le couvert de son « immunité », bénéficie de mécanismes juridiques qui ne sont pas ceux qui s’appliquent aux habitants du pays dans lequel il exerce ses fonctions lorsque ceux-ci sont placés dans une situation identique ; ainsi, les souverains sont-ils soumis à de nombreuses règles de droit qui les distinguent de leurs sujets, encore que les actes de la vie sociale qu’ils doivent accomplir soient en tous points identiques à ceux qu’accomplissent journellement ceux-ci.
Ma distinction entre pluralisme et pluralité est en ce sens différente de celle de philosophes du droit comme del Vecchio. Celui-ci semble limiter la notion de pluralité aux groupes sociaux et ne pas l’appliquer au domaine juridique auquel il réserve le pluralisme. Il ne s’agit évidemment là que d’un problème de définition de termes au contenu imprécis et par conséquent sans importance pour le fond du débat ; il importait cependant de mentionner cette différence dans l’utilisation de termes identiques, ne serait-ce que pour éviter des confusions.
Cependant, il faut souligner qu’il est exceptionnel, au sein d’une société déterminée, que des individus soient soumis à des mécanismes juridiques entièrement différents de ceux auxquels sont soumis les autres membres du groupe social. L’un des rares exemples en serait sans doute le clerc au Moyen Âge, lequel échappait à tous égards au droit de la société qui l’entourait pour dépendre exclusivement du droit de l’Église. Dans pareil cas, il est même permis de se demander s’il y a encore pluralisme juridique. En effet, peut-on encore considérer que, sur le plan du droit, le clerc se mouvait dans la même société que le laïc, puisque, aussi bien, il échappait totalement aux mécanismes qui gouvernaient l’activité sociale de ce dernier. Il n’y avait entre eux, sur le plan du droit, aucun point de contact. On aboutirait ainsi à un pluralisme social qui ne s’accompagnerait pas d’un pluralisme juridique. C’est cependant là une situation exceptionnelle dont on connaît peu d’équivalents et l’observation des sociétés laisse apparaître, au contraire, une multitude d’exemples dans lesquels le pluralisme n’est que partiel. Nous pouvons donc conserver notre hypothèse de départ et nous pencher sur l’origine, l’objet, les modalités et la fin du pluralisme juridique ; ceux-ci révéleront une grande diversité au sein du phénomène, mais nous serons toujours ramenés à l’idée essentielle de la différence des mécanismes appliqués à une situation identique. Enfin, en raison même de la diversité du phénomène, il n’est évidemment pas possible dans cet essai de synthèse d’envisager tous les aspects du pluralisme ; il faut en conséquence se borner, au départ de certains exemples caractéristiques, à en examiner quelques-uns qui pourront servir de base à une typologie future.
Toutes les causes du pluralisme semblent pouvoir se ramener à un phénomène fondamental, savoir le caractère inadéquat, à des degrés divers, de l’unité du droit. Celle-ci se justifie le plus souvent par des considérations relevant d’un idéal égalitaire d’une part ou d’un désir d’efficacité du droit de l’autre ; mais, dans la pratique, cette double aspiration se heurte à des obstacles multiples qui sont à l’origine de la diversification qui caractérise le phénomène pluraliste. Ajoutons enfin qu’il est exceptionnel qu’une cause unique soit à l’origine du pluralisme ; le plus souvent, les facteurs se combinent diversement pour en provoquer la naissance. Il est toutefois indispensable de les envisager séparément pour la clarté de l’analyse.
Les causes du pluralisme peuvent se répartir en deux catégories principales : celles relevant du caractère injuste de l’unité du droit et celles relevant de son caractère inefficace. Il faut y ajouter, à titre accessoire, l’apparition du pluralisme à la suite de l’extension de ses causes principales à des phénomènes qui en sont connexes sans toutefois se rattacher directement au phénomène pluraliste.
Le caractère injuste de l’unité du droit apparaît à travers de nombreux exemples. On constate en effet que l’unité est incapable de tenir compte : de certaines infériorités propres à des groupes sociaux particuliers ; de conceptions particulières à certains groupes dans le domaine de la « justice ».
L’existence du pluralisme peut s’expliquer par l’existence d’un état d’infériorité caractérisant un groupe social par rapport à un autre. Cette infériorité peut trouver elle-même sa source dans une différence naturelle de développement physique ou intellectuel, dans la superposition soudaine de cultures se trouvant à des degrés divers de développement politique, économique et social ou dans l’inclusion, au sein d’un ensemble, de groupes minoritaires soucieux de conserver certaines de leurs caractéristiques face à l’influence dominante de la majorité constituant l’ensemble. C’est ainsi que trois exemples s’imposent à l’attention : celui des mineurs d’âges (sur le plan du droit privé), celui des systèmes juridiques traditionnels de l’Afrique contemporaine (sur le plan des systèmes juridiques) et celui des minorités (sur le plan du droit public).
Quelle que soit l’époque que l’on envisage ou quel que soit le domaine géographique où l’on se place, on rencontre des mécanismes juridiques particuliers s’appliquant aux mineurs d’âge. Certes, la notion même de minorité est variable, de même que les critères qui permettent d’en déterminer l’existence ; il n’empêche qu’elle confère à ceux qui sont considérés comme mineurs un statut particulier de protection qui les distingue des autres personnes juridiques membres du même groupe social. Le mineur ne peut, en raison de son développement, accomplir en toute liberté de nombreux actes juridiques que l’adulte peut poser sans limitations. Au contraire, le mineur est soumis à un contrôle de l’adulte dont le caractère général est fréquemment souligné par l’adoption de principes comme celui qui veut que le mineur soit incapable, sauf dans les cas où la loi lui confère explicitement certains pouvoirs. Cette limitation de capacité dans le domaine du droit privé se traduit également dans le plan pénal (puisque, pour ne prendre qu’un exemple, il existe des juridictions spécialisées à leur intention et des régimes de peines qui leur sont adaptés) et sur le plan constitutionnel (puisque les mineurs ne sont ni électeurs ni éligibles), sans d’ailleurs que des critères identiques soient adoptés dans chaque cas pour déterminer les limites de la minorité ; ainsi la majorité civile est parfois différente de la majorité pénale ou constitutionnelle. Il n’empêche que des mécanismes juridiques distincts existent qui séparent le mineur de l’adulte placé dans une situation identique ; il y a donc pluralisme.
Un autre exemple de l’existence de cette cause particulière du pluralisme nous est fourni par l’histoire de la colonisation africaine. En effet, dans un souci égalitaire dont il ne semble pas que la motivation profonde puisse être suspectée, la République portugaise, au cours du XIXe siècle, avait conféré à tous les ressortissants de ses colonies, africaines et autres, les droits civils et politiques qui étaient ceux des Portugais de la métropole ; assimilation complète et immédiate donc. On doit cependant vite déchanter, cette assimilation se révélant très défavorable aux Africains. Ceux-ci, en effet, n’étant guère familiarisés (c’est le moins qu’on puisse dire) avec le nouveau droit qui régissait désormais leur vie, se trouvaient placés dans une situation d’infériorité manifeste dès qu’ils entretenaient un commerce juridique avec des Portugais de souche métropolitaine. Ceux-ci, rompus à leur droit national, ne manquaient pas d’en exploiter toutes les ressources au détriment de leurs concitoyens de fraîche date. Ces abus devinrent rapidement tellement importants que le gouvernement portugais s’en émut et estima devoir rétablir l’application du droit traditionnel, dès 1894, créant ainsi un pluralisme juridique dans ses provinces d’Afrique. L’introduction de mécanismes distincts en lieu et place de l’unité résultait clairement de la nécessité de protéger une fraction importante de la population dont le développement économique, politique et social était totalement différent de celui qui justifiait l’existence du droit portugais métropolitain.
Le statut particulier conféré aux minorités par le droit public offre un troisième exemple de pluralisme trouvant son origine dans l’infériorité d’un groupe social par rapport à un autre : il a d’ailleurs, au cours des dernières années, largement débordé le problème du droit interne pour devenir un problème de droit international public auquel les Nations unies ont eu fréquemment l’occasion de s’intéresser. Au sein de la Commission des droits de l’homme de l’Organisation internationale, une sous-commission a même été constituée qui a reçu pour tâche de prévenir les discriminations et de protéger les minorités. Quelle que soit leur origine (elles peuvent soit préexister par rapport à l’État moderne, soit y avoir été incorporées à la suite de la conquête, confirmée ou non par un acte de droit international, soit enfin s’être formées au sein de l’État à la suite d’une migration, forcée ou non), leur importance (celle-ci peut être quantitativement ou qualitativement appréciée selon que l’on place le critère de minorisation dans le nombre des personnes minorisées par rapport au chiffre global de la population ou dans le rôle dévolu dans l’État à certaines personnes par rapport à d’autres), ou leur objet propre (on parle souvent dans les documents juridiques internationaux de minorisation raciale, religieuse ou linguistique), il est toujours question dans ces cas de « protéger » un groupe social en lui conférant des garanties juridiques diverses ; l’emploi du terme « protéger », ou de l’un de ses dérivés, montre à suffisance que le pluralisme naît ici, comme dans les deux exemples précédents, de l’infériorité d’un groupe social par rapport à un autre.
Nous tournant maintenant vers les études qui font l’objet du présent volume, nous trouvons d’autres exemples de cette cause particulière du pluralisme. C’est ainsi que le rapport consacré aux juridictions consulaires en Éthiopie décrit des efforts en vue de protéger d’un droit national fort différent du leur les étrangers installés dans le pays (sans doute il y a-t-il aussi dans ce phénomène une bonne part d’affirmation de la supériorité des institutions européennes par rapport aux institutions africaines). Quant au phénomène des minorités, la contribution relative à l’islam nous en révèle l’existence au sein du monde arabe.
Tout système juridique aspire, dans une mesure plus ou moins grande, à rencontrer la conception particulière de la justice qui prévaut au sein de la société qu’il régit ; certes tout ce qui est juridique n’est pas nécessairement juste, mais il n’empêche qu’un effort, conscient ou inconscient, soit souvent accompli dans cette direction. Le sentiment de la justice est cependant loin d’être universel en ce qu’il reflète étroitement les données éthiques sur lesquelles sont établies les sociétés particulières ; il ne faut donc pas s’étonner si, dans certains domaines où le droit ne correspond pas au sentiment de justice d’un groupe déterminé, on voit naître un droit différent de celui de l’État et destiné précisément à rencontrer le sens de la justice propre à un groupe particulier, voire à la société tout entière lorsque la classe des juristes s’éloigne trop de celle-ci.
Ainsi, dans l’Angleterre médiévale, voit-on apparaître le concept d’équité à un moment où les cours royales administrant la common law sont attaquées de toute part pour leur lenteur, leur coût, leur inefficacité, leur technicité, l’usage abusif qu’en font les puissants, et leurs méthodes dépassées en matière de preuves. Face à ces inconvénients, la notion d’un droit qui soit « juste » ou « équitable » non seulement s’impose à l’attention, mais encore commence à être appliquée par diverses juridictions qui, dans de nombreux cas, se constituent spontanément à côté des juridictions appliquant la common law ; que ce soit à l’échelon local, dans les seigneuries, ou à l’échelle nationale, au sein de l’Échiquier ou de la Chancellerie, apparaît un mécanisme juridique qui, pendant longtemps, applique des solutions différentes de celles du droit commun à des situations identiques. À ce moment, il existe un véritable pluralisme au sein du droit anglais, l’Equity ne s’étant pas encore constituée en branche distincte du droit ayant son domaine propre. Ce pluralisme va se perpétuer dans la mesure où l’Equity, en évolution constante, continuera à régler des situations pour lesquelles la common law offre également un remède ; toutefois lorsque l’Equity comblera les lacunes du droit commun et développera des mécanismes qui lui sont exclusifs, on ne pourra plus parler de pluralisme, puisqu’il n’y aura plus de mécanismes différents pour des situations identiques, mais bien des mécanismes différents pour des situations différentes. Ce n’est donc que pendant le moment où la solution d’équité se superpose à la solution de la common law et résout différemment une situation identique, que le phénomène pluraliste apparaît dans toute sa clarté.
Un autre exemple de pluralisme résultant de la relativité de l’idée de justice nous est fourni par les nombreuses situations où une minorité décide de s’opposer par les armes à une majorité ; de nouveau la minorité peut être quantitative (comme dans le cas des séparatistes basques) ou qualitative (comme dans le cas des mouvements de résistance pendant la guerre). Dans les deux cas, deux conceptions de ce qui est juste s’affrontent : celle du groupe dominant pour lequel toute activité clandestine doit être réprimée et celle du groupe dominé pour lequel toute activité clandestine constitue la seule action moralement possible. Dans cet affrontement chaque groupe a son droit et il est inutile de dire qu’ils seront le plus souvent en opposition radicale. Ainsi, le collaborateur de l’occupant a-t-il droit dans le système juridique de ce dernier au soutien entier et à la protection du régime avec lequel il collabore, tandis que le droit de la minorité prévoit pour ce même individu, dans la même situation, les sanctions les plus sévères pouvant aller jusqu’à la peine de mort. Il y a clairement pluralisme et celui-ci dépasse largement le cadre des situations de conflits militaires ; ainsi peut-on rapprocher de ce pluralisme celui opposant le droit du Ku Klux Klan à celui de l’État fédéral après la guerre de Sécession ou celui opposant la « loi du milieu » à celle des États modernes combattant le banditisme. Dans tous ces exemples, un citoyen déterminé posant un acte précis pourra être soumis à deux ordres juridiques différents et même directement antagonistes.
L’évolution de la justice dans l’Afrique coloniale nous offre enfin un troisième exemple de ce type de pluralisme. Au nom de principes propres au colonisateur, qu’il s’agisse de l’ordre public dit « universel », de la morale, ou des bonnes mœurs, diverses affaires ont été systématiquement soustraites à la compétence des juridictions traditionnelles, bien que celles-ci soient, en principe, demeurées compétentes pour décider des affaires propres aux sociétés traditionnelles. Un excellent exemple de cette action sur les juridictions de droit local est l’action entreprise en vue de leur interdire d’encore allouer des dommages-intérêts aux victimes d’actes de sorcellerie. Cette action eut pour effet direct de faire trancher ces affaires par des juridictions parallèles (souvent constituées de la même façon que les juridictions officielles, mais fonctionnant à l’abri du contrôle propre à la hiérarchie dans laquelle celles-ci étaient insérées) possédant le soutien entier de la population et la reconnaissance des autorités locales traditionnelles. Ainsi le sentiment d’injustice, né du refus du colonisateur de considérer la sorcellerie comme une source potentielle de dommages-intérêts pour ceux qui en étaient les victimes, disparaissait grâce à l’action des juridictions parallèles. Alors que les juridictions officielles se bornaient à appliquer des sanctions pénales aux coupables du délit de sorcellerie, un mécanisme juridique différent fonctionnait en matière civile de manière à satisfaire la conception autochtone de la justice.
De cette relativité de l’idée de justice comme source du pluralisme, les études du présent volume ne parlent guère si on excepte la très intéressante contribution relative aux charivaris dans certaines localités des Pays-Bas. Comme l’indique très clairement l’auteur, il s’agit là d’une « justice populaire », donc d’une manifestation spontanée de la population qui estime que son sens du juste n’est pas satisfait par les mécanismes juridiques que fournit le droit national dans une situation déterminée, en l’occurrence, et pour ne prendre qu’un exemple, la rupture de fiançailles. Celle-ci, aux termes du droit moderne, n’est susceptible d’action devant les tribunaux que si elle se produit dans des circonstances dommageables pour l’une des parties ; il s’agit dès lors plus de responsabilité extracontractuelle que de droit des fiançailles. Mais le sentiment populaire ne s’estime pas satisfait par cette limitation née il y a à peu près cent cinquante ans ; il crée en conséquence un mécanisme juridique parallèle, destiné à satisfaire son sens de la justice : le charivari.
Si l’unité du droit est susceptible d’être injuste en ne prenant pas en considération les infériorités ou les variations du sentiment de justice inhérentes à certaines sociétés, elle peut également déboucher sur l’inefficacité du droit. Face à cette inefficacité, le pluralisme se développe pour des raisons plus spécifiques parmi lesquelles on peut considérer la nécessité :
– d’affirmer la supériorité d’un groupe dominant ;
– d’assurer un équilibre entre groupes égaux ;
– de réaliser la spécificité des institutions ;
– de réaliser l’indépendance des institutions ;
– de réaliser la décentralisation juridique.
Le pluralisme naît fréquemment d’un désir du groupe dominant au sein d’une société de s’assurer plus complètement le pouvoir en établissant des règles qui lui sont propres et le distinguant de ceux sur lesquels il entend conserver sa domination. Dans ces cas, l’unité du droit se révélerait inefficace en ce sens qu’elle contribuerait à un égalitarisme que le groupe dominant se doit d’éviter s’il désire conserver sa position privilégiée.
Un premier exemple de ce type de pluralisme est celui des règles d’endogamie qui se rencontraient aussi bien en très ancien droit romain que dans certaines sociétés africaines contemporaines avant qu’elles ne soient frappées par le contact avec leurs colonisateurs. Dans ces sociétés, on constatait l’existence de règles, selon lesquelles les membres d’un groupe déterminé ne pouvaient épouser que des membres de leur groupe ; tel était le cas à Rome parmi ceux que nous appelions les patriciens, au Rwanda, parmi les Tutsis et en pays zande, parmi les Vungaras. Dans les trois cas, un groupe s’était assuré sur d’autres (à Rome, il s’agit des « plébéiens » ; au Rwanda, des Hutus et des Twas ; en pays zande, des groupes ethniques divers installés dans le pays avant la conquête vungara) une domination politique, détenait un quasi-monopole des fonctions publiques et sauvegardait son pouvoir en interdisant les mariages mixtes qui risquaient de placer progressivement dans le circuit dominant des membres des sociétés dominées. Une règle de droit privé était ainsi utilisée à des fins politiques et s’inscrivait dans un cadre plus général dont le principe était la supériorité d’un groupe sur un ou plusieurs autres groupes sociaux.
Cette même idée de supériorité d’un ordre social sur ceux qui l’environnent se retrouve, mais dans des proportions beaucoup plus importantes cette fois, pendant tout le Moyen Âge européen si on considère la situation juridique de l’Église romaine. Celle-ci fonde son statut sur un ordre divin qui dépasse tous les ordres terrestres indistinctement et fait donc bénéficier aussi bien les personnes que les lieux qui y sont rattachés d’un statut propre, totalement indépendant, en raison même de sa supériorité, des autres systèmes juridiques. Qu’il s’agisse des clercs, qui échappent à la juridiction seigneuriale ou royale, ou des églises, qui sont des lieux d’asile inviolables, l’ordre juridique de l’Église affirme sa supériorité sur l’ordre juridique temporel qui l’entoure ; la vocation universelle de l’Église fait en outre qu’elle se trouve confrontée ainsi avec une multitude d’ordres temporels en face desquels elle s’affirme dans son unité. Entre les deux statuts, la coexistence pacifique est possible, surtout dans les premiers temps, alors que le pouvoir temporel est faiblement assuré pendant le haut Moyen Âge ; mais dès que les souverains des grands États ont l’occasion d’affirmer leur indépendance, ils ne manquent pas de le faire. Le soufflet d’Agnani annonce le grand schisme d’Occident, qui fait oublier aux monarchies temporelles l’humiliation de Canossa.
Enfin, si nous considérons des périodes plus récentes, nous retrouvons, dans certains mécanismes juridiques différenciés, des traces de ce désir d’affirmer la supériorité propre à un groupe dominant ; ainsi les conditions de cens ou de capacité mises à l’électorat dans les démocraties bourgeoises du XIXe siècle. Dans ces régimes, qui ont aboli l’autocratisme monarchique, les citoyens sont censés gouverner leurs destinées à travers l’institution parlementaire représentative de la nation. Mais, quand on parle de citoyens, en principe tous égaux devant la loi, il est clair qu’il y a des limites à cette égalité et que l’une d’entre elles est le caractère intangible de la domination des classes bourgeoises sur la société politique du temps. Les mécanismes juridiques de désignation des assemblées sont prévus en conséquence et ils écartent de celles-ci, notamment par la condition relative au cens ou à la capacité, l’écrasante majorité des gouvernés. De nouveau l’égalité, et l’unité qu’elle entraîne, fait place au pluralisme qui permet l’affirmation de la supériorité d’un groupe déterminé au sein, cette fois, de sociétés étatiques presque contemporaines. Cette supériorité politique est d’ailleurs, à ce moment, souvent le reflet d’une supériorité économique qui se révèle de manière éclatante dans le mécanisme utilisé : le cens.
Ainsi, que la supériorité, ou plutôt le sentiment de supériorité, dérive de l’ordre politique, d’un ordre supranaturel ou de causes économiques, elle est cause de pluralisme juridique et celui-ci à son tour contribue au renforcement de cette supériorité.
Cette idée du pluralisme trouvant son origine dans le désir d’un groupe d’assurer et de consolider sa supériorité sur un autre est remarquablement exprimée dans la contribution du présent volume relative au droit sud-africain. L’auteur montre en effet clairement dans son analyse minutieuse du processus colonial comment les règles juridiques différentes établies à l’intention des autochtones n’ont d’autre but que de mieux assurer la domination du colon sur un groupe dont l’infériorité politique, économique et sociale est reflétée dans le régime juridique qui lui est propre. Nous avons là un des plus clairs exemples du pluralisme en tant qu’instrument juridique efficace de domination d’un groupe sur un autre. De même, on peut considérer qu’une idée identique anime le système juridique chinois contemporain tel qu’il est décrit dans l’étude relative à ce pays. D’une part, un régime souple de compromis destiné à la nouvelle classe dominante (ce système se rapprochant du li traditionnel), de l’autre, un appareil répressif impitoyable destiné à éliminer toute opposition au régime nouveau (dans le même esprit que celui qui animait le fa d’autrefois). L’exemple chinois doit d’ailleurs être rapproché de celui de la Russie, également étudié dans une contribution particulière. Malgré les similitudes d’inspiration doctrinale entre les deux régimes, l’analyse de l’exemple russe révèle un autre pluralisme engendré par le désir d’un groupe dominant de s’assurer le contrôle du pouvoir. Il s’agirait ici, des membres du parti et plus particulièrement de ses dirigeants qui se trouveraient placés au-dessus de la loi et par conséquent dans une position privilégiée par rapport à la masse des citoyens. Aux premiers nommés le droit ne s’appliquerait pas, tandis que les seconds y seraient soumis ; si on accepte l’interprétation du régime politique soviétique qui nous est ainsi proposée, on mesure immédiatement dans quelle mesure un véritable pluralisme est susceptible d’exister en U.R.S.S., en tant que reflet de la domination d’un groupe sur un autre.
L’existence du pluralisme peut s’expliquer également par l’existence d’un équilibre entre plusieurs groupes sociaux appelés à coexister ; les origines de cet équilibre sont, quant à elles, variables en fonction des circonstances propres à chaque cas.
Ainsi, au lendemain des grandes invasions, l’écroulement de la puissance romaine en Occident met face à face, et bientôt côte à côte, dans de nombreuses régions de l’Europe, les envahisseurs germains et les populations romanisées par quelques siècles de paix romaine. Il existe certes, dans ces régions, une prédominance militaire et même politique de l’envahisseur ; mais la puissance de la culture romaine est telle qu’elle ne permet pas que s’établisse cette domination totale que nous avons rencontrée précédemment dans le cas, par exemple, des Tutsis et des Vungaras, sur les peuples qu’ils ont soumis. En Occident, entre le Ve et le Xe siècle, la domination politique n’entraîne pas l’assimilation culturelle, si ce n’est que c’est le vaincu qui assimilera progressivement le vainqueur, lui donnant sa langue et sa culture. Or, d’emblée, cette situation d’équilibre entre la puissance des armes et celle de la culture se traduit, dans certaines régions, par l’adoption de régimes juridiques distincts s’appliquant respectivement aux envahisseurs et à la population romanisée ; ce sont les célèbres leges barbarorum dont on connaît deux versions, l’une d’entre elles étant qualifiée de romana, parce que s’appliquant au vieux fond de population installé avant les invasions.
Au milieu du XVIIIe et dans les premières années du XIXe siècle, le mouvement de codification atteint son point culminant en France ; c’est l’époque des grandes ordonnances du chancelier d’Aguesseau, des projets de Code civil de la Révolution et enfin du Code civil des Français de 1804. Or, dans un domaine bien particulier du droit civil, les codificateurs se trouvent confrontés avec un dualisme qui apparaît rapidement comme irréductible ; il s’agit des dispositions relatives aux régimes matrimoniaux. Pays de droit écrit et de droit coutumier s’opposent dans ce domaine comme en d’autres, mais cette fois avec un équilibre suffisant pour que la vocation égalitaire, unificatrice, voire centralisatrice, de l’État nouveau, doive admettre dans le Code civil l’option des régimes selon la volonté des individus. Pluralisme donc, dans un monument dont l’un des principes directeurs est pourtant l’unité du droit. Certes, au cas où les parties ne se prononceraient pas, la loi donne la préférence à un régime ; mais c’est là souci de sécurité qui ne prévaut qu’en cas de silence des futurs époux.
Enfin, tournons-nous vers l’Afrique contemporaine et les manifestations de l’équilibre politique que sont, sur le plan constitutionnel, certaines fédérations comme, par exemple, le Nigeria. La nécessité, ou plutôt la volonté de conserver intact un ensemble créé artificiellement par le colonisateur britannique il y a un peu plus d’un demi-siècle, est cause de pluralisme qui se manifeste notamment sur le plan de l’organisation des pouvoirs dans les États membres de la Fédération. Il n’est en effet pas possible sous peine de faire éclater celle-ci, de soumettre à un modèle unique l’organisation des assemblées législatives dans le Nord et dans l’Est du pays. Le Nord, musulman, berceau de l’indirect rule chère à Lugard, se doit de conserver une chambre haute formée de chefs traditionnels dont la puissance est encore considérable ; alors que l’Est christianisé, où le concept du chef politique a dû être créé par les Anglais (pour s’effacer d’ailleurs rapidement devant le développement politique du pays) n’imagine pas d’autre assemblée que celle résultant de la volonté populaire exprimée à travers une consultation électorale. Nous nous limitons d’ailleurs ici à un trait essentiel de ce pluralisme qui fait que les citoyens du Nigeria sont soumis à des mécanismes juridiques distincts selon les régions de la Fédération dont ils sont les ressortissants ; les différences de statut dépassent ce cadre général de l’existence ou de l’absence d’une assemblée de chefs pour se répercuter dans toute la structure du pouvoir politique de chaque région.
Ainsi, que l’équilibre tienne à la rencontre d’un pouvoir militaire triomphant avec une civilisation plus avancée, à la coexistence d’institutions de droit privé divisant véritablement un pays en deux parties égales ou à la réunion artificielle par un colonisateur de civilisations radicalement différentes dans leurs conceptions politiques, le pluralisme apparaît comme un facteur d’équilibre dans des sociétés qui risqueraient, s’il n’existait pas, de se diviser profondément.
L’idée du pluralisme trouvant sa justification dans un nécessaire équilibre des forces sociales, politiques et économiques qui coexistent au sein d’une société déterminée apparaît clairement dans l’étude du présent ouvrage consacrée à l’Éthiopie. Si l’auteur met particulièrement en évidence deux causes de ce besoin d’équilibre (l’importance numérique de la population musulmane et le fait qu’il s’agit d’une religion dans un pays déjà religieux), il existe certainement aussi d’autres causes, extérieures celles-ci, au pluralisme éthiopien ; parmi celles-ci il faut mentionner la vocation africaine de l’Empire et la nécessité de tenir compte du fait musulman dans l’Afrique contemporaine. Dans ce cas, la tolérance que reflète le pluralisme sert l’unité de l’Afrique comme elle sert celle de l’Éthiopie.
Soumettre l’ensemble des sujets de droit à un régime juridique unique suppose que l’on décide d’ignorer les besoins de certaines classes ou de certains groupes de posséder, dans certaines circonstances, un droit qui leur soit propre parce qu’il permet de mieux résoudre les problèmes spécifiques qui se posent à ces classes ou à ces groupes.
L’exemple le plus classique de cette nécessaire spécificité des mécanismes juridiques est sans doute celui du droit commercial ou « droit marchand » comme il était fréquemment appelé en Europe occidentale pendant le Moyen Âge et les Temps modernes ; l’existence d’un droit propre aux commerçants n’est d’ailleurs pas limitée aux pays de l’Europe occidentale et on peut presque dire que, aussi loin que remontent nos connaissances précises dans le domaine juridique, cette différenciation se retrouve. Elle est née, très vraisemblablement, d’un double besoin : celui de dépasser les limites étroites du droit propre à un groupe social ou politique déterminé (entre l’organisation des premiers marchés où venaient s’approvisionner les habitants de villages différents et le commerce international contemporain, il n’y a, tout compte fait, qu’une différence d’échelle) et celui de disposer de mécanismes informels permettant aux transactions commerciales de se dérouler efficacement sans être alourdies par un formalisme trop rigoureux (le droit commercial se distingue par là du droit privé ordinaire dont le système de preuves est sans conteste plus élaboré et moins susceptible de faciliter les transactions juridiques). Ce qui est vrai du commerce terrestre l’est également, depuis la plus haute antiquité, du commerce maritime dont on connaît le développement considérable dans le bassin méditerranéen d’abord, dans la mer du Nord et dans la Baltique ensuite. On voit ainsi se développer progressivement un droit commercial de la vente, de la preuve, et même de l’administration de la justice par la création de juridictions spécialisées. Le pluralisme devient donc de plus en plus complexe afin de satisfaire le besoin de spécificité des mécanismes juridiques propres à la communauté marchande.