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Cet essai philosophique d’Ernest Renan, publié en 1851 dans le Revue des Deux Mondes, analyse les sources de l’islam et la vie de son prophète Mahomet. Si la position d’Ernest Renan à l’égard du monde arabe fut dans certaines circonstances quelque peu ambigüe, partagée entre la fascination et le rejet, il convient avant toute chose de préciser que le terme «islamisme» utilisé dans le titre fait ici référence à l’Islam dans son acception générale et non, comme c’est souvent le cas dans les usages modernes de cette expression, aux «excès» de cette religion. Lecture utile à contextualiser dans l’époque en raison des débats toujours enflammés sur cette religion.
Cette édition comporte en sus la conférence donnée par l’auteur à la Sorbonne, le 29 mars 1883, intitulée
L’islamisme et la science.
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Ernest Renan
Mahomet et les origines de l’islamisme
I.
II.
L’islamisme et la science
Écrivain, Historien,
Professeur au Collège de France (1823-1892)
Ernest Renan photographié par A. Salomon
Le texte qui suit fut initialement publié dans la Revue des deux Mondes, en 1851. Si la position d’Ernest Renan à l’égard du monde arabe fut dans certaines circonstances quelque peu ambigüe, partagée entre la fascination et le rejet, il convient avant toute chose de préciser que le terme «islamisme» utilisé dans le titre fait ici référence à l’Islam dans son acception générale et non, comme c’est souvent le cas dans les usages modernes de cette expression, aux «excès» de cette religion. L’intérêt de cet écrit, outre les renseignements précieux fournis par l’auteur sur le sujet, réside d’ailleurs dans le fait qu’il s’agit aussi d’un document relatant le point de vue obligatoirement relatif d’un illustre intellectuel dont les opinions comptèrent beaucoup en son temps, les lignes qui suivent demandant ainsi au lecteur contemporain qui désire en apprécier pleinement le contenu un certain effort de contextualisation historique.
Alicia Éditions
Revue des Deux Mondes, Nouvelle période,
tome 12, 1851 (pp. 1063-1101).
Toutes les origines sont obscures, les origines religieuses encore plus que les autres. Produits des instincts les plus spontanés de la nature humaine, les religions ne se rappellent pas plus leur enfance que l’adulte ne se rappelle l’histoire de son premier âge et les phases successives du développement de sa conscience : chrysalides mystérieuses, elles n’apparaissent au grand jour que dans la parfaite maturité de leurs formes. Il en est de l’origine des religions comme de l’origine de l’humanité. La science démontre qu’à un certain jour, en vertu des lois naturelles qui jusque-là avaient présidé au développement des choses, sans exception ni intervention extérieure, l’être pensant est apparu doué de toutes ses facultés et parfait quant à ses éléments essentiels, — et pourtant vouloir expliquer l’apparition de l’homme sur la terre par les lois qui régissent les phénomènes de notre globe depuis que la nature a cessé de créer, ce serait ouvrir la porte à de si extravagantes imaginations, que pas un esprit sérieux ne voudrait s’y arrêter un instant. Il est indubitable encore qu’à un certain jour, par l’expansion naturelle et spontanée de ses facultés, l’homme a improvisé le langage, — et pourtant aucune image empruntée à l’état actuel de l’esprit humain ne peut nous aider à concevoir ce fait étrange, devenu entièrement impossible dans notre milieu réfléchi. Il faut de même renoncer à expliquer par les procédés vulgaires accessibles à notre expérience les faits primitifs des religions, faits qui n’ont plus d’analogues depuis que l’humanité a perdu sa fécondité religieuse. En face de l’impuissance de la raison réfléchie à fonder la croyance et à la discipliner, comment ne reconnaîtrions-nous pas la force cachée qui à certains moments pénètre et vivifie les entrailles de l’humanité ? L’hypothèse supernaturaliste offre peut-être moins de difficultés que les solutions superficielles de ceux qui abordent ces redoutables problèmes sans avoir pénétré les mystères de la conscience spontanée ; et si, pour rejeter cette hypothèse, il fallait être arrivé à une opinion rationnelle sur ces faits vraiment divins, bien peu d’hommes auraient le droit de ne pas croire au surnaturel.
Serait-il vrai pourtant que la science dût renoncer à expliquer la formation du globe, parce que les phénomènes qui l’ont amené à l’état où nous le voyons ne se reproduisent plus de nos jours sur une grande échelle ? qu’elle dût renoncer à expliquer l’apparition de la vie et des espèces vivantes, parce que la période contemporaine a cessé d’être créatrice ? à expliquer l’origine du langage, parce qu’il ne se crée plus de langues ? l’origine des religions, parce qu’il ne se crée plus de religions ? Non, certes. C’est l’œuvre infiniment délicate de la science et de la critique de deviner le primitif par les faibles traces qu’il a laissées de lui-même. La réflexion ne nous a pas tellement éloignés de l’âge créateur que l’on ne puisse, à force de finesse, reproduire en soi le sentiment de la vie spontanée. L’histoire, si avare qu’elle soit pour les époques non conscientes, n’est pourtant pas entièrement muette ; elle nous permet, sinon d’aborder directement le problème, au moins de le resserrer par le dehors. Puis, comme rien n’est absolu dans les choses humaines et qu’il n’est pas deux faits dans le passé qui rentrent à la rigueur dans la même catégorie, nous avons des nuances intermédiaires et plus rapprochées de nous pour nous représenter les phénomènes inaccessibles à l’étude immédiate. Le géologue trouve dans les lentes dégradations de l’état actuel du globe des données pour expliquer les révolutions antérieures. Le linguiste, en assistant au phénomène incessamment continué du développement des langues, est amené à concevoir les lois qui en ont réglé la formation. L’historien, à défaut des faits primitifs qui ont signalé les apparitions religieuses, peut atteindre des dégénérescences, des tentatives avortées, des demi-religions, si j’ose le dire, montrant à découvert, quoique dans des proportions plus réduites, les procédés par lesquels se sont formées les grandes créations des époques irréfléchies.
La naissance de l’islamisme est, sous ce rapport, un fait unique et véritablement inappréciable. L’islamisme a été la dernière création religieuse de l’humanité et, à beaucoup d’égards, la moins originale. Au lieu de ce mystère sous lequel les autres religions enveloppent leurs origines, celle-ci naît en pleine histoire ; ses racines sont à fleur de sol. La vie de son fondateur nous est aussi bien connue que celle de tel réformateur du XVIe siècle. Nous pouvons suivre année par année les fluctuations de sa pensée, ses contradictions, ses faiblesses. Ailleurs, les origines religieuses se perdent dans le rêve ; le travail de la critique la plus déliée suffit à peine pour discerner le réel sous les apparences trompeuses du mythe et de la légende. L’islamisme au contraire, né au milieu d’une réflexion très avancée, manque absolument de surnaturel. Mahomet, Omar, Ali ne sont ni des voyants ni des illuminés, ni des thaumaturges. Chacun d’eux sait très bien ce qu’il fait, nul n’est dupe de lui-même ; chacun s’offre à l’analyse à nu et avec toutes les faiblesses de l’humanité.
Grace aux excellents travaux de MM. Weil et Caussin de Perceval, on peut dire sans exagération que le problème des origines de l’islamisme est définitivement arrivé de nos jours à une solution complète et sans mystère. M. Caussin de Perceval surtout a introduit dans la question un élément capital par les vues nouvelles qu’il a ouvertes sur les antécédents et les précurseurs de Mahomet, sujet délicat qui n’avait point été aperçu avant lui. Son excellent ouvrage restera comme un modèle de cette érudition forte et sobre, qui pourrait s’appeler école française, si le bon sens, l’exactitude, la solidité suffisaient pour faire une école. La finesse et la pénétration de M. Weil sont dignes d’un compatriote de Creuzer et de Strauss. Sous le rapport du choix et de la richesse des sources, son ouvrage est pourtant inférieur à celui de notre savant compatriote, et on pourrait peut-être lui reprocher d’accorder trop de confiance à des autorités turques et persanes, qui n’ont dans cette question que bien peu de valeur. L’Amérique et l’Angleterre se sont aussi beaucoup occupées de Mahomet. Un romancier fort connu, M. Washington Irving, a raconté sa vie avec intérêt, mais sans faire preuve d’une critique fort élevée. Son livre atteste pourtant sous ce rapport un véritable progrès, quand on songe qu’en 1829 M. Charles Forster publiait deux gros volumes fort goûtés des révérends, pour établir que Mahomet n’était autre chose que « la petite corne du bouc qui figure au chapitre viii de Daniel, et que le pape était la grande corne. » M. Forster fondait sur cet ingénieux parallèle toute une philosophie de l’histoire : le pape représente la corruption occidentale du christianisme, et Mahomet la corruption orientale ; de là les ressemblances frappantes du mahométisme et du papisme !