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Le chemin difficile de sa préparation à la prêtrise jusqu'a la perte de la foi…
"Mais, la foi disparue, la morale reste ; pendant longtemps, mon programme fut d’abandonner le moins possible du christianisme et d’en garder tout ce qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel."
" L’ordre naturel de ce livre, qui n’est autre que l’ordre même des périodes diverses de ma vie, amène une sorte de, contraste entre les récits de Bretagne et ceux du séminaire, ces derniers étant tout entiers remplis par une lutte sombre, pleine de raisonnements et d’âpre scolastique, tandis que les souvenirs de mes premières années ne présentent guère que des impressions de sensibilité enfantine, de candeur, d’innocence et d’amour. "
Extraits de la préface.
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Préface
1. Le broyeur de lin
2. Prière sur l’Acropole - Saint Renan — mon oncle Pierre - le bonhomme système et la petite Noémi
3. Le Petit Séminaire Saint-Nicolas
4. Le Séminaire d'Issy
5. Le Séminaire Saint-Sulpice
6. Premiers pas hors de Saint-Sulpice
Appendice
Couverture
Notes
Une des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d’une prétendue ville d’Is, qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte l’emplacement de cette cité fabuleuse, et les pécheurs vous en font d’étranges récits. Les jours de tempête, assurent-ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises ; les jours de calme, on entend monter de l’abime le son de ses cloches, modulant l’hymne du jour. Il me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus. Parfois je m’arrête pour prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d’un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j’ai pris plaisir, pendant le repos de l’été, à recueillir ces bruits lointains d’une Atlantide disparue.
De là sont sortis les six morceaux qui composent ce volume. Les Souvenirs d’enfance n’ont pas la prétention de former un récit complet et suivi. Ce sont, presque sans ordre, les images qui me sont apparues et les réflexions qui me sont venues à l’esprit, pendant que j’évoquais ainsi un passé vieux de cinquante ans. Goethe choisit, pour titre de ses Mémoires, Vérité et Poésie, montrant par là qu’on ne saurait faire sa propre biographie de la même manière qu’on fait celle des autres. Ce qu’on dit de soi est toujours poésie. S’imaginer que les menus détails sur sa propre vie valent la peine d’être fixés, c’est donner la preuve d’une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l’univers qu’on porte en soi. La forme de Souvenirs m’a paru commode pour exprimer certaines nuances de pensée, que mes autres écrits ne rendaient pas. Je ne me suis nullement proposé de fournir des renseignements par avance à ceux qui feront sur moi des notices ou des articles.
Ce qui est une qualité dans l’histoire eût été ici un défaut ; tout est vrai dans ce petit volume, mais non de ce genre de vérité qui est requis pour une Biographie universelle. Bien des choses ont été mises afin qu’on sourie ; si l’usage l’eût permis, j’aurais dû écrire plus d’une fois à la marge : cum grano salis. La simple discrétion me commandait des réserves. Beaucoup de personnes dont je parle peuvent vivre encore ; or, ceux qui ne sont point familiarisés avec la publicité en ont une sorte de crainte. J’ai donc changé plusieurs noms propres. D’autres fois, au moyen d’interversions légères de temps et de lieu, j’ai dépisté toute les identifications qu’on pourrait être tenté d’établir. L’histoire du « Broyeur de, lin » est arrivée comme je la raconte. Le nom seul du manoir est de ma façon. En ce qui regarde « le bonhomme Système », j’ai reçu de M. Duportal du Goasmeur des détails nouveaux, qui ne confirment pas certaines suppositions que taisait ma mère sur ce qu’il y avait de mystérieux dans les allures du vieux solitaire. Je n’ai rien changé cependant à ma rédaction première, pensant qu’il valait mieux laisser à M. Duportal le soin de publier la vérité, qu’il est seul à savoir, sur ce personnage singulier.
Ce que j’aurais surtout à excuser, si ce livre avait la moindre prétention à être de vrais mémoires, ce sont les lacunes qui s’y trouvent. La personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie, je veux dire ma sœur Henriette, n’y occupe presque aucune place1. En septembre 1862, un an après la mort de cette précieuse amie, j’écrivis, pour le petit nombre des personnes qui l’avaient connue, un opuscule consacré à son souvenir. Il n’a été tiré qu’à cent exemplaires. Ma sœur était si modeste, elle avait tant d’aversion pour le bruit du monde, que j’aurais cru la voir, de son tombeau, m’adressant des reproches, si j’avais livré ces pages au public. Quelquefois, j’ai eu l’idée de les joindre à ce volume. Puis, j’ai trouvé qu’il y aurait en cela une espèce de profanation. L’opuscule sur ma sœur a été lu avec sympathie par quelques personnes animées pour elle et pour moi d’un sentiment bienveillant. Je ne dois pas exposer une mémoire qui m’est sainte aux jugements rogues qui font partie du droit qu’on acquiert sur un livre en l’achetant. Il m’a semblé qu’en insérant ces pages sur ma sœur dans un volume, livré au commerce, je ferais aussi mal que si j’exposais son portrait dans un hôtel des ventes. Cet opuscule ne sera donc réimprimé qu’après ma mort. Peut-être pourra-t-on y joindre alors quelques lettres de mon amie, dont le ferai moi-même par avance le choix.
L’ordre naturel de ce livre, qui n’est autre que l’ordre même des périodes diverses de ma vie, amène une sorte de, contraste entre les récits de Bretagne et ceux du séminaire, ces derniers étant tout entiers remplis par une lutte sombre, pleine de raisonnements et d’âpre scolastique, tandis que les souvenirs de mes premières années ne présentent guère que des impressions de sensibilité enfantine, de candeur, d’innocence et d’amour. Cette opposition n’a rien qui doive surprendre. Presque tous nous sommes doubles. Plus l’homme se développe par la tête, plus il rêve le pôle contraire, c’est-à-dire l’irrationnel, le repos dans la complète ignorance, la femme qui n’est que femme, l’être instinctif qui n’agit que par l’impulsion d’une conscience obscure. Cette rude école de dispute, où l’esprit européen s’est engagé depuis Abélard, produit des moments de sécheresse, des heures d’aridité. Le cerveau brûlé par le raisonnement a soif de simplicité, comme le désert a soif d’eau pure. Quand la réflexion nous a menés au dernier terme du doute, ce qu’il y a d’affirmation spontanée du bien et du beau dans la conscience féminine nous enchante et tranche pour nous la question. Voilà pourquoi la religion n’est plus maintenue dans le monde que par la femme. La femme belle et vertueuse est le mirage qui peuple de lacs et d’allées de saules notre grand désert moral. La supériorité de la science moderne consiste en ce que chacun de ses progrès est un degré de plus dans l’ordre des abstractions. Nous faisons la chimie de la chimie, l’algèbre de l’algèbre ; nous nous éloignons de la nature, à force de la sonder. Cela est bien ; il faut continuer : la vie est au bout de cette dissection à outrance. Mais qu’on ne s’étonne pas de l’ardeur fiévreuse qui, après ces débauches de dialectique, n’est étanchée que par les baisers de l’être naïf en qui la nature vit et sourit. La femme nous remet en communication avec l’éternelle source où Dieu se mire. La candeur d’une enfant qui ignore sa beauté et qui voit Dieu clair comme le jour est la grande révélation de l’idéal, de même que l’inconsciente coquetterie de la fleur est la preuve que la nature se pare en vue d’un époux.
On ne doit jamais écrire que de ce qu’on aime. L’oubli et le silence sont la punition qu’on inflige à ce qu’on a trouvé laid ou commun, dans la promenade à travers la vie. Parlant d’un passé qui m’est cher, j’en ai parlé avec sympathie ; je ne voudrais pas cependant que cela produisit de malentendu et que l’on me prit pour un bien grand réactionnaire. J’aime le passé, mais je porte envie à l’avenir. Il y aura eu de l’avantage à passer sur cette planète le plus tard possible. Descartes serait transporté de joie s’il pouvait lire quelque chétif traité de physique et de cosmographie écrit de nos jours. Le plus simple écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles Archimède eût sacrifié sa vie. Que ne donnerions-nous pas pour qu’il nous fût possible de jeter un coup d’œil furtif sur tel livre qui servira aux écoles primaires dans cent ans ?
Il ne faut pas, pour nos goûts personnels, peut-être pour nos préjugés, nous mettre en travers de ce que fait notre temps. Il le fait sans nous, et probablement il a raison. Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l’heure actuelle passées, pourra bien n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de l’esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune valeur officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitudes n’avons-nous pas payé ce patronage ! Richelieu et Louis XIV regardaient comme un devoir de pensionner les gens de mérite du monde entier ; combien ils eussent mieux fait, si le temps l’eut permis, de laisser les gens de mérite tranquilles, sans les pensionner ni les gêner ! Le temps de la Restauration passe pour une époque libérale, or, certainement, nous ne voudrions plus vivre sous un régime qui fit gauchir un génie comme Cuvier, étouffa en de mesquins compromis l’esprit si vif de M. Cousin, retarda la critique de cinquante ans. Les concessions qu’il fallait faire à la cour, à la société, au clergé étaient pires que les petits désagréments que peut nous infliger la démocratie.
Le temps de la monarchie de juillet fut vraiment un temps de liberté ; mais la direction officielle des choses de l’esprit fut souvent superficielle, à peine supérieure aux jugements d’une mesquine bourgeoisie. Quant au second Empire, si les dix dernières années réparèrent un peu le mal qui s’était fait dans les huit premières, il ne faut pas oublier combien ce gouvernement fut fort lorsqu’il s’agit d’écraser l’esprit, et faible lorsqu’il s’agit de le relever. Le temps présent est sombre, et je n’augure pas bien de l’avenir prochain. Notre pauvre pays est toujours sous la menace de la rupture d’un anévrisme, et l’Europe entière est travaillée de quelque mal profond. Mais, pour nous consoler, songeons à ce que nous avons souffert. Il faudra que les temps auxquels nous sommes réservés soient bien mauvais pour que nous ne puissions dire :
O passi graviora, dabit Deus his quoque finem.
Le but du monde est le développement de l’esprit, et la première condition du développement de l’esprit, c’est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c’est l’étai théocratique, comme l’islamisme et l’ancien État pontifical, où le dogme règne directement d’une manière absolue. Les pays à religion d’État exclusive comme l’Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l’État se croit obligé d’imposer à la pensée des exigences qu’elle ne peut accepter. La croyance ou l’opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres. Tant qu’il y a eu des masses croyantes, c’est-à-dire des opinions presque universellement professées dans une nation, la liberté de recherche et de discussion n’a pas été possible. Un poids colossal de stupidité a écrasé l’esprit humain. L’effroyable aventure du moyen âge, cette interruption de mille ans dans l’histoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de l’esprit dogmatique chez les masses.
Or c’est là un état de choses qui prend fin de notre temps, et on ne doit pas s’étonner qu’il en résulte quelque ébranlement. Il n’y a plus de masses croyantes ; une très grande partie du peuple n’admet plus le surnaturel, et on entrevoit le jour où les croyances de ce genre disparaîtront dans les foules, de la même manière que la croyance aux farfadets et aux revenants a disparu. Même, si nous devons traverser, comme cela est très probable, une réaction catholique momentanée, on ne verra pas le peuple, retourner à l’église. La religion est irrévocablement devenue une affaire de goût personnel. Or les croyances ne sont dangereuses que quand elles se présentent avec une sorte d’unanimité ou comme le fait d’une majorité indéniable. Devenues individuelles, elles sont la chose du monde la plus légitime, et l’on n’a dès lors qu’à pratiquer envers elles le respect qu’elles n’ont pas toujours ou pour leurs adversaires, quand elles se sentaient appuyées.
Assurément, il faudra du temps pour que cette liberté, qui est le but de la société humaine, s’organise chez nous comme elle est organisée en Amérique. La démocratie française a quelques principes essentiels à conquérir pour devenir un régime libéral. Il serait nécessaire avant tout que nous eussions des lois sur les associations, les fondations et la faculté de tester, analogues à celles que possèdent l’Amérique et l’Angleterre. Supposons ce progrès obtenu (si c’est là une utopie pour la France, ce n’en est pas une pour l’Europe, où le goût de la liberté anglaise devient chaque jour dominant) ; nous n’aurions réellement pas grand'chose à regretter des faveurs que l’ancien régime avait pour l’esprit. Je crois bien que, si les idées démocratiques venaient à triompher définitivement, la science et l’enseignement scientifique perdraient assez vite leurs modestes dotations. Il en faudrait faire son deuil. Les fondations libres pourraient remplacer les instituts d’État, avec quelques déchets, amplement compensés par l’avantage de n’avoir plus à faire aux préjugés supposés de la majorité ces concessions que l’Étai imposait en retour de son aumône. Dans les instituts d’État, la déperdition de force est énorme. On peut dire que tel chapitre du budget voté en faveur de la science, de l’art ou de la littérature, n’a guère d’effet utile que dans la proportion de cinquante pour cent. Les fondations privées seraient sujettes à une déperdition bien moindre. Il est très vrai que la science charlatanesque s’épanouirait, sous un tel régime, à côté de la science sérieuse, avec les mêmes droits, et qu’il n’y aurait plus de critérium officiel, comme il y en a encore un peu de nos jours, pour faire la distinction de l’une et de l’autre. Mais ce critérium devient chaque jour plus incertain. Il faut que la raison sache se résigner à être primée par les gens qui ont le verbe tranchant et l’affirmation hautaine. Longtemps encore les applaudissements et la faveur du public seront pour le faux. Mais le vrai a une grande force, quand il est libre ; le vrai dure ; le faux change sans cesse et tombe. C’est ainsi qu’il se, fait que le vrai, quoique n’étant compris que d’un très petit nombre, surnage toujours et finit par l’emporter.
En somme, il se peut fort bien que l’état social à l’américaine vers lequel nous marchons, indépendamment de toutes les formes de gouvernement, ne soit pas plus insupportable pour les gens d’esprit que les états sociaux mieux garantis que nous avons traversés. On pourra se créer, en un tel monde, des retraites fort tranquilles. « L’ère de la médiocrité en toute chose commence, disait naguère un penseur distingué2. L’égalité engendre l’uniformité, et c’est en sacrifiant l’excellent, le remarquable, l’extraordinaire, que l’on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier, mais tout est plus vulgaire. » Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant XVIIe siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu’à Amsterdam, parce que, « tout le monde y exerçant la marchandise », personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus. La vulgarité américaine ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait point Galilée. Nous n’avons pas le droit d’être fort difficiles. Dans le passé, aux meilleures heures, nous n’avons été que tolérés. Cette tolérance, nous l’obtiendrons bien, au moins de l’avenir. Un régime démocratique borné est, nous le savons, facilement vexatoire. Des gens d’esprit vivent cependant en Amérique, à condition de n’être pas trop exigeants. Noli me tangere est tout ce qu’il faut demander à la démocratie. Nous traverserons encore bien des alternatives d’anarchie et de despotisme avant de trouver le repos en ce juste milieu. Mais la liberté est comme la vérité : presque personne ne l’aime pour elle-même, et cependant, par l’impossibilité des extrêmes, on y revient toujours.
Laissons donc, sans nous troubler, les destinées de la planète s’accomplir. Nos cris n’y feront rien ; notre mauvaise humeur serait déplacée. Il n’est pas sûr que la Terre ne manque pas sa destinée, comme cela est probablement arrivé à des mondes innombrables ; il est même possible que notre temps soit un jour considéré comme le point culminant après lequel l’humanité n’aura fait que déchoir ; mais l’univers ne connaît pas le découragement ; il recommencera sans fin l’œuvre avortée ; chaque échec le laisse jeune, alerte, plein d’illusions. Courage, courage, nature ! Poursuis, comme l’astérie sourde et aveugle qui végète au fond de l’océan, ton obscur travail de vie ; obstine-toi ; répare pour la millionième fois la maille de filet qui se casse, relais la tarière qui creuse, aux dernières limites de l’attingible, le puits d’où l’eau vive jaillira. Vise, vise encore le but que tu manques depuis l’éternité ; tâche d’enfiler le trou imperceptible du pertuis qui mène à un autre ciel. Tu as l’infini de l’espace et l’infini du temps pour ton expérience. Quand on a le droit de se tromper impunément, on est toujours sûr de réussir.
Heureux ceux qui auront été les collaborateurs de ce grand succès final qui sera le complet avènement de Dieu ! Un paradis perdu est toujours, quand on veut, un paradis reconquis. Bien qu’Adam ait dû souvent regretter l’Éden, je pense que, s’il a vécu, comme on le prétend, neuf cent trente ans après sa faute, il a dû bien souvent s’écrier : Felix culpa ! La vérité est, quoi qu’on dise, supérieure à toutes les fictions. On ne doit jamais regretter d’y voir plus clair. En cherchant à augmenter le trésor des vérités qui forment le capital acquis de l’humanité, nous serons les continuateurs de nos pieux ancêtres, qui aimèrent le bien et le vrai sous la forme, reçue en leur temps. L’erreur la plus lâcheuse est de croire qu’on sert sa patrie en calomniant ceux qui l’ont fondée. Tous les siècles d’une nation sont les feuillets d’un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, est l’aboutissant d’un travail séculaire. Pour moi, je ne suis jamais plus ferme en ma loi libérale que quand je songe aux miracles de la foi antique, ni plus ardent au travail de l’avenir que quand je suis resté des heures à écouter sonner les cloches de la ville d’Is.
Tréguier, ma ville natale, est un ancien monastère fondé, dans les dernières années du Ve siècle, par saint Tudwal ou Tual, un des chefs religieux de ces grandes émigrations qui portèrent dans la péninsule armoricaine le nom, la race et les institutions religieuses de l’île de Bretagne. Une forte couleur monacale était le trait dominant de ce christianisme britannique. Il n’y avait pas d’évêques, au moins parmi les émigrés. Leur premier soin après leur arrivée sur le sol de la péninsule hospitalière, dont la côte septentrionale devait être alors très peu peuplée, fut d’établir de grands couvents dont l’abbé exerçait sur les populations environnantes la cure pastorale. Un cercle sacré d’une ou deux lieues, qu’on appelait le minihi, entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités.
Les monastères, en langue bretonne, s’appelaient pabu, du nom des moines (papæ). Le monastère de Tréguier s’appelait ainsi Pabu-Tual. Il fut le centre religieux de toute la partie de la péninsule qui s’avance vers le Nord.
Les monastères analogues de Saint-Pol-de-Léon, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Saint-Samson, près de Dol, jouaient sur toute la côte un rôle du même genre. Ils avaient, si on peut s’exprimer ainsi, leur diocèse ; on ignorait complètement, dans ces contrées séparées du reste de la chrétienté, le pouvoir de Rome et les institutions religieuses qui régnaient dans le monde latin, en particulier dans les villes gallo-romaines de Rennes et de Nantes, situées tout près de là.
Quand Noménoé, au IXe siècle, organisa pour la première fois d’une manière un peu régulière cette société d’émigrés à demi sauvages, et créa le duché de Bretagne en réunissant au pays qui parlait breton la marche de Bretagne, établie par les carlovingiens pour contenir les pillards de l’Ouest, il sentit le besoin d’étendre à son duché l’organisation religieuse du reste du monde. Il voulut que la côte du Nord eût des évêques, comme les pays de Rennes, de Nantes et de Vannes. Pour cela, il érigea en évêchés les grands monastères de Saint-Pol-de-Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Dol. Il eût bien voulu aussi avoir un archevêque et former ainsi une province ecclésiastique à part. On employa toutes les pieuses fraudes pour prouver que saint Samson avait été métropolitain ; mais les cadres de l’Église universelle étaient déjà trop arrêtés pour qu’une telle intrusion pût réussir, et les nouveaux évêchés furent obligés de s’agréger à la province gallo-romaine la plus voisine : celle de Tours.
Le sens de ces origines obscures se perdit avec le temps. De ce nom de Pabu Tual, Papa Tual, retrouvé, dit-on sur d’anciens vitraux, on conclut que saint Tudwal avait été pape. On trouva la chose toute simple. Saint Tudwal fit le voyage de Rome ; c’était un ecclésiastique si exemplaire que, naturellement, les cardinaux, ayant fait sa connaissance, le choisirent pour le siège vacant. De pareilles choses arrivent tous les jours… Les personnes pieuses de Tréguier étaient très fières du pontificat de leur saint patron. Les ecclésiastiques modérés avouaient cependant qu’il était difficile de reconnaître, dans les listes papales, le pontife qui, avant son élection, s’était appelé Tudwal.
Il se forma naturellement une petite ville autour de l’évêché ; mais la ville laïque, n’ayant pas d’autre raison d’être que l’église, ne se développa guère. Le port resta insignifiant ; il ne se constitua pas de bourgeoisie aisée. Une admirable cathédrale s’éleva vers la fin du XIIIe siècle ; les couvents pullulèrent à partir du XVIIe siècle. Des rues entières étaient formées des longs et hauts murs de ces demeures cloîtrées. L’évêché, belle construction du XVIIe siècle, et quelques hôtels de chanoines étaient les seules maisons civilement habitables. Au bas de la ville, à l’entrée de la Grand-Rue, flanquée de constructions en tourelles, se groupaient quelques auberges destinées aux gens de mer.
Ce n’est que peu de temps avant la Révolution qu’une petite noblesse s’établit à côté de l’évêché ; elle venait en grande partie des campagnes voisines. La Bretagne a eu deux noblesses bien distinctes. L’une a dû son titre au roi de France, et a montré au plus haut degré les défauts et les qualités ordinaires de la noblesse française ; l’autre était d’origine celtique et vraiment bretonne. Cette dernière comprenait, dès l’époque de l’invasion, les chefs de paroisse, les premiers du peuple, de même race que lui, possédant par héritage le droit de marcher à sa tête et de le représenter. Rien de plus respectable que ce noble de campagne quand il restait paysan, étranger à l’intrigue et au souci de s’enrichir ; mais, quand il venait à la ville, il perdait presque toutes ses qualités, et ne contribuait plus que médiocrement à l’éducation intellectuelle et morale du pays.
La Révolution, pour ce nid de prêtres et de moines, fut en apparence un arrêt de mort. Le dernier évêque de Tréguier sortit un soir par une porte de derrière du bois qui avoisine l’évêché, et se réfugia en Angleterre. Le Concordat supprima l’évêché. La pauvre ville décapitée n’eut pas même un sous-préfet ; on lui préféra Lannion et Guingamp, villes plus profanes, plus bourgeoises ; mais de grandes constructions, aménagées de façon à ne pouvoir servir qu’à une seule chose, reconstituent presque toujours la chose pour laquelle elles ont été faites. Au moral, il est permis de dire ce qui n’est pas vrai au physique : quand les creux d’une coquille sont très profonds, ces creux ont le pouvoir de reformer l’animal qui s’y était moulé. Les immenses édifices monastiques de Tréguier se repeuplèrent ; l’ancien séminaire servit à l’établissement d’un collège ecclésiastique très estimé dans toute la province. Tréguier, en peu d’années, redevint ce que l’avait fait saint Tudwal treize cents ans auparavant, une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce, à l’industrie, un vaste monastère où nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.
C’est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j’y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef-d’œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d’abord. Les longues heures que j’y passais ont été la cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l’enseignement de ces saints n’a plus aucune application. Quand j’allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j’avais des parents dans la classe moyenne, j’éprouvais de l’ennui et de l’embarras. Là, je ne me plaisais qu’avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je me retrouvais moi-même, quand j’avais revu mon haut clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du XVe siècle qui y sont couchées ; je n’étais à l’aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames, dormant d’un sommeil calme, avec leur levrette à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main.
Les environs de la ville présentaient le même caractère religieux et idéal. On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Bénarès ou de Jagatnata. L’église de Saint-Michel, du seuil de laquelle on apercevait la pleine mer, avait été détruite par la foudre, et il s’y passait encore des choses merveilleuses. Le jeudi saint, on y conduisait les enfants pour voir les cloches aller à Rome. On nous bandait les yeux, et alors il était beau de voir toutes les pièces du carillon, par ordre de grandeur, de la plus grosse à la plus petite, revêtues de la belle robe de dentelle brodée qu’elles portèrent le jour de leur baptême, traverser l’air pour aller, en bourdonnant gravement, se faire bénir par le pape. Vis-à-vis, de l’autre côté de la rivière, était la charmante vallée du Tromeur, arrosée par une ancienne divonne ou fontaine sacrée, que le christianisme sanctifia en y rattachant le culte de la Vierge. La chapelle brûla en 1828 ; elle ne tarda pas à être rebâtie, et l’ancienne statue fut remplacée par une autre beaucoup plus belle. On vit bien dans cette circonstance la fidélité qui est le fond du caractère breton. La statue neuve, toute blanche et or, trônant sur l’autel avec ses belles coiffes fraîchement empesées, ne recevait presque pas de prières ; il fallut conserver dans un coin le tronc noir, calciné : tous les hommages allaient à celui-ci. En se tournant vers la Vierge neuve, on eût cru faire une infidélité à la vieille.
Saint Yves était l’objet d’un culte encore plus populaire. Le digne patron des avocats est né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d’une grande vénération. Ce défenseur des pauvres, des veuves, des orphelins, est devenu dans le pays le grand justicier, le redresseur de torts. En l’adjurant avec certaines formules, dans sa mystérieuse chapelle de Saint-Yves de la Vérité, contre un ennemi dont on est victime, en lui disant : « Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l’es encore », on est sûr que l’ennemi mourra dans l’année. Tous les délaissés deviennent ses pupilles. À la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur. Je ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu’i1 m’ait donné une remarquable entente de mes intérêts ; mais je lui dois mieux que cela ; il m’a donné contentement qui passe richesse et une bonne humeur naturelle qui m’a tenu en joie jusqu’à ce jour.
Le mois de mai, où tombait la fête de ce saint excellent, n’était qu’une suite de processions au minihi ; les paroisses, précédées de leurs croix processionnelles, se rencontraient sur les chemins ; on faisait alors embrasser les croix en signe d’alliance. La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l’église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l’assistance prosternée. Mais, s’il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n’était béni.
Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait à la conservation de ces croyances avec assez d’habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins pour ne pas trop s’y compromettre. Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu’il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles ; j’avais un tel respect pour eux, que je n’eus jamais un doute sur ce qu’ils me dirent avant l’âge de seize ans, quand je vins à Paris. J’ai eu depuis des maîtres autrement brillants et sagaces ; je n’en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences entre moi et quelques-uns de mes amis. J’ai eu le bonheur de connaître la vertu absolue ; je sais ce que c’est que la foi, et, bien que plus tard j’aie reconnu qu’une grande part d’ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j’ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. La grâce survit par l’habitude au sentiment vivant qu’on en a eu. On continue de faire machinalement ce qu’on faisait d’abord en esprit et en vérité. Après qu’Orphée, ayant perdu son idéal, eût été mis en pièces par les ménades, sa lyre ne savait toujours dire que « Eurydice ! Eurydice ! »
La règle des mœurs était le point sur lequel ces bons prêtres insistaient le plus, et ils en avaient le droit par leur conduite irréprochable. Leurs sermons, sur ce sujet, me faisaient une impression profonde qui a suffi à me rendre chaste durant toute ma jeunesse. Ces prédications avaient quelque chose de solennel qui m’étonnait. Les traits s’en sont empreints si profondément dans mon cerveau, que je ne me les rappelle pas sans une sorte de terreur. Tantôt c’était l’exemple de Jonathas mourant pour avoir mangé un peu de miel : Gustans gustavi paululum mellis et ecce morior. Cela me faisait faire des réflexions sans fin. Qu’était-ce que ce peu de miel qui fait mourir ? Le prédicateur se gardait de le dire, et accentuait son effet par ces mots mystérieux : Tetigisse periisse, dits d’un ton profond et larmoyant. D’autres fois, le texte était ce passage de Jérémie : Morsascendit per fenestras, qui m’intriguait encore beaucoup plus. Cette mort qui monte par les fenêtres, ces ailes de papillons que l’on souille dès qu’on les touche, qu’est-ce que cela pouvait être ? Le prédicateur, en parlant ainsi, avait le front plissé, le regard au ciel. Ce qui mettait le comble à mes préoccupations était un endroit de la Vie de je ne sais quel saint personnage du XVIIe siècle, lequel comparait les femmes à des armes à feu qui blessent de loin. Pour le coup, je n’en revenais pas ; je faisais les plus folles hypothèses pour imaginer comment une femme peut ressembler à un pistolet. Quoi de plus incohérent ? La femme blesse de loin et voilà que d’autres fois on est perdu pour la toucher. C’était à n’y rien comprendre. Pour sortir de ces embarras insolubles, je m’enfonçais dans l’étude avec rage, et je n’y pensais plus.
Dans la bouche de personnes en qui j’avais une confiance absolue, ces saintes inepties prenaient une autorité qui me saisissait jusqu’au fond de mon être. Maintenant, avec ma pauvre âme déveloutée de cinquante ans1, cette impression dure encore. La comparaison des armes à feu surtout me rendait extrêmement réservé. Il m’a fallu des années et presque les approches de la vieillesse pour voir que cela aussi est vanité, et que l’Ecclésiaste seul fut un sage quand il dit : « Va donc, mange ton pain en joie avec la femme que tu as une fois aimée. » Mes idées à cet égard survécurent à mes croyances religieuses, et c’est ce qui me préserva de la choquante inconvenance qu’il y aurait eue, si l’on avait pu prétendre que j’avais quitté le séminaire pour d’autres raisons que celles de la philologie. L’éternel lieu commun : « Où est la femme ? » par lequel les laïques croient expliquer tous les cas de ce genre, est quelque chose de fade, qui porte à sourire ceux qui connaissent les choses comme elles sont.
Mon enfance s’écoulait dans cette grande école de foi et de respect. La liberté, où tant d’étourdis se trouvent portés du premier bond, fut pour moi une acquisition lente. Je n’arrivai au point d’émancipation que tant de gens atteignent sans aucun effort de réflexion qu’après avoir traversé toute l’exégèse allemande. Il me fallut six années de méditation et de travail forcené pour voir que mes maîtres n’étaient pas infaillibles. Le plus grand chagrin de ma vie a été, en entrant dans cette nouvelle voie, de contrister ces maîtres vénérés ; mais j’ai la certitude absolue que j’avais raison, et que la peine qu’ils éprouvèrent fut la conséquence de ce qu’il y avait de respectablement borné dans leur manière d’envisager l’univers.
II
L’éducation que ces bons prêtres me donnaient était aussi peu littéraire que possible. Nous faisions beaucoup de vers latins ; mais on n’admettait pas que, depuis le poème de la Religion de Racine le fils, il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n’était prononcé qu’avec ricanement ; l’existence de Victor Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût entraîné l’exclusion. De là vient en partie mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que j’ai depuis bien vivement regrettée ; car souvent le mouvement et le rythme me viennent en vers, mais une invincible association d’idées me fait écarter l’assonance, que l’on m’avait habitué à regarder comme un défaut et pour laquelle mes maîtres m’inspiraient une sorte de crainte. Les études d’histoire et de sciences naturelles étaient également nulles. En revanche, on nous faisait pousser assez loin l’étude des mathématiques. J’y apportais une extrême passion ; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l’excellent abbé Duchesne, nous donnait des soins particuliers, à moi et à mon émule et ami de cœur, Guyomar, singulièrement doué pour ces études. Nous revenions toujours ensemble du collège. Notre chemin le plus court était de prendre par la place, et nous étions trop consciencieux pour nous écarter d’un pas de l’itinéraire qui était rationnellement indiqué ; mais, quand nous avions eu en composition quelque curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au delà de la classe, et alors nous revenions par l’Hôpital général. Il y avait de ce côté de grandes portes cochères, toujours fermées, sur lesquelles nous tracions nos figures et nos calculs avec de la craie ; les traces s’en voient peut-être encore, car ces portes appartenaient à de grands couvents, et, dans ces sortes de maisons, l’on ne change jamais rien.
L’Hôpital général, ainsi nommé parce que la maladie, la vieillesse et la misère s’y donnaient rendez-vous, était un bâtiment énorme, couvrant, comme toutes les vieilles constructions, beaucoup d’espace pour loger peu de monde. Devant la porte était un petit auvent, où se réunissaient, quand il faisait beau, les convalescents et les bien portants. L’hospice, en effet, ne contenait pas seulement des malades il comprenait aussi des pauvres remis à la charité publique et même des pensionnaires, qui, pour un capital insignifiant, y vivaient chétivement, mais sans souci. Toute cette compagnie venait, à chaque rayon de soleil, à l’ombre de l’auvent, s’asseoir sur de vieilles chaises de paille. C’était l’endroit le plus vivant de la petite ville. En passant, Guyomar et moi, nous saluions et l’on nous saluait, car, quoique très jeunes, nous étions déjà censés clercs. Cela nous paraissait naturel ; une seule chose excitait notre surprise. Bien que nous fussions trop inexpérimentés pour rien voir de ce qui suppose la connaissance de la vie, il y avait parmi les pauvres de l’hôpital une personne devant laquelle nous ne passions jamais sans quelque étonnement.
C’était une vieille fille de quarante-cinq ans, coiffée d’une large capote d’une forme impossible à classer. D’ordinaire, elle était à peu près immobile, l’air sombre, égaré, l’œil terne et fixe. En nous apercevant, cet œil mort s’animait. Elle nous suivait d’un regard étrange, tantôt doux et triste, tantôt dur et presque féroce. En nous retournant, nous lui trouvions l’air cruel et irrité. Nous nous regardions sans rien comprendre. Cela interrompait nos conversations, et jetait un nuage sur notre gaieté. Elle ne nous faisait pas précisément peur ; elle passait pour folle ; or les fous n’étaient pas alors traités de la manière cruelle que les habitudes administratives ont depuis inventée. Loin de les séquestrer, on les laissait vaguer tout le jour. Tréguier a d’ordinaire beaucoup de fous ; comme toutes les races du rêve qui s’usent à la poursuite de l’idéal, les Bretons de ces parages, quand ils ne sont pas maintenus par une volonté énergique, s’abandonnent trop facilement à un état intermédiaire entre l’ivresse et la folie, qui n’est souvent que l’erreur d’un cœur inassouvi. Ces fous inoffensifs, échelonnés à tous les degrés de l’aliénation mentale, étaient une sorte d’institution, une chose municipale. On disait « nos fous », comme, à Venise, on disait « nostre carampane ». On les rencontrait presque partout ; ils vous saluaient, vous accueillaient de quelque plaisanterie nauséabonde, qui tout de même faisait sourire. On les aimait, et ils rendaient des services. Je me souviendrai toujours du bon fou Brian qui s’imaginait être prêtre, passait une partie du jour à l’église, imitant les cérémonies de la messe. La cathédrale était pleine tout l’après-midi d’un murmure nasillard ; c’était la prière d’un pauvre fou, qui en valait bien une autre. On avait le bon goût et le bon sens de le laisser faire et de ne pas établir de frivoles distinctions entre les simples et les humbles qui viennent s’agenouiller devant Dieu.
La folle de l’Hôpital général, par sa mélancolie obstinée, n’avait pas cette popularité. Elle ne parlait à personne, personne ne songeait à elle, son histoire était évidemment oubliée. Elle ne nous dit jamais un seul mot, mais cet œil fauve et hagard nous frappait profondément, nous troublait. J’avais souvent pensé depuis à cette énigme sans arriver à me l’expliquer. J’en eus la clef il y a huit ans, quand ma mère, arrivée à quatre-vingt-cinq ans sans infirmités, fut atteinte d’une maladie cruelle, qui la mina lentement.
Ma, mère était tout à fait de ce vieux monde par ses sentiments et ses souvenirs. Elle parlait admirablement le breton, connaissait tous les proverbes des marins et une foule de choses que personne au monde ne sait plus aujourd’hui. Tout était peuple en elle, et son esprit naturel donnait une vie surprenante aux longues histoires qu’elle racontait et qu’elle était presque seule à savoir. Ses souffrances ne portèrent aucune atteinte à son étonnante gaieté ; elle plaisantait encore l’après-midi où elle mourut. Le soir, pour la distraire, je passais une heure avec elle dans sa chambre, sans autre lumière (elle aimait cette demi-obscurité) que la faible clarté du gaz de la rue. Sa vive imagination s’éveillait alors, et, comme il arrive d’ordinaire aux vieillards, c’étaient les souvenirs d’enfance qui lui revenaient le plus souvent à l’esprit. Elle revoyait Tréguier, Lannion, tels qu’ils furent avant la Révolution ; elle passait en revue toutes les maisons, désignant chacune par le nom de son propriétaire d’alors. J’entretenais par mes questions cette rêverie qui lui plaisait et l’empêchait de songer à son mal.
Un jour, la conversation tomba sur l’hôpital général. Elle m’en fit toute l’histoire.