Massimilla Doni - Honoré de Balzac - E-Book

Massimilla Doni E-Book

Honore de Balzac

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Beschreibung

Balzac Le chef-d'oeuvre inconnu « L'oeuvre et l'exécution tuées par la trop grande abondance du principe créateur » : telle est, selon Balzac, l'idée commune aux trois Études philosophiques que sont Le Chef-d'oeuvre inconnu, Gambara et Massimilla Doni. Au début du XVIIe siècle, le peintre visionnaire Frenhofer est hanté par sa pièce maîtresse, La Belle Noiseuse, à laquelle il travaille depuis dix ans, et que nul n'a jamais vue : Nicolas Poussin lui propose un modèle féminin susceptible de lui inspirer la perfection qu'il veut atteindre (Le Chef-d'oeuvre inconnu). La même quête d'absolu anime le héros de Gambara, compositeur à la recherche du « principe musical » situé au-delà de toute réalisation, et dont la folie n'a d'égale que l'impuissance du ténor Emilio dans Massimilla Doni, récit à la gloire de Venise et de l'opéra italien. Comme l'écrivait Balzac en 1839, le lecteur de ces trois « contes artistes » apprendra avant tout « par quelles lois arrive le suicide de l'art ».

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Massimilla Doni

Honoré de BalzacPage de copyright

Honoré de Balzac

(1799-1850)

Massimilla Doni

À Jacques Strunz.

Mon cher Strunz, il y aurait de l’ingratitude à ne pas attacher votre nom à l’une des deux œuvres que je n’aurais pu faire sans votre patiente complaisance et vos bons soins. Trouvez donc ici un témoignage de ma reconnaissante amitié, pour le courage avec lequel vous avez essayé, peut-être sans succès, de m’initier aux profondeurs de la science musicale. Vous m’aurez toujours appris ce que le génie cache de difficultés et de travaux dans ces poèmes qui sont pour nous la source de plaisirs divins. Vous m’avez aussi procuré plus d’une fois le petit divertissement de rire aux dépens de plus d’un prétendu connaisseur. Aucuns me taxent d’ignorance, ne soupçonnant ni les conseils que je dois à l’un des meilleurs auteur de feuilletons sur les œuvres musicales, ni votre consciencieuse assistance. Peut-être ai-je été le plus infidèle des secrétaires ? S’il en était ainsi, je serais certainement un traître traducteur sans le savoir, et je veux néanmoins pouvoir toujours me dire un de vos amis.

Comme le savent les connaisseurs, la noblesse vénitienne est la première de l’Europe. Son Livre d’or a précédé les Croisades, temps où Venise, débris de la Rome impériale et chrétienne qui se plongea dans les eaux pour échapper aux Barbares, déjà puissante, illustre déjà, dominait le monde politique et commercial. À quelques exceptions près, aujourd’hui cette noblesse est entièrement ruinée. Parmi les gondoliers qui conduisent les Anglais à qui l’Histoire montre là leur avenir, il se trouve des fils d’anciens doges dont la race est plus ancienne que celle des souverains. Sur un pont par où passera votre gondole, si vous allez à Venise, vous admirerez une sublime jeune fille mal vêtue, pauvre enfant qui appartiendra peut-être à l’une des plus illustres races patriciennes. Quand un peuple de rois en est là, nécessairement il s’y rencontre des caractères bizarres. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il jaillisse des étincelles parmi les cendres. Destinées à justifier l’étrangeté des personnages en action dans cette histoire, ces réflexions n’iront pas plus loin, car il n’est rien de plus insupportable que les redites de ceux qui parlent de Venise après tant de grands poètes et tant de petits voyageurs. L’intérêt du récit exigeait seulement de constater l’opposition la plus vive de l’existence humaine : cette grandeur et cette misère qui se voient là chez certains hommes comme dans la plupart des habitations. Les nobles de Venise et ceux de Gênes, comme autrefois ceux de Pologne, ne prenaient point de titres. S’appeler Quirini, Doria, Brignole, Morosini, Sauli, Mocenigo, Fieschi (Fiesque), Cornaro, Spinola, suffisait à l’orgueil le plus haut. Tout se corrompt, quelques familles sont titrées aujourd’hui. Néanmoins, dans le temps où les nobles des républiques aristocratiques étaient égaux, il existait à Gênes un titre de prince pour la famille Doria qui possédait Amalfi en toute souveraineté, et un titre semblable à Venise, légitimé par une ancienne possession des Facino Cane, princes de Varèse. Les Grimaldi, qui devinrent souverains, s’emparèrent de Monaco beaucoup plus tard. Le dernier des Cane de la branche aînée disparut de Venise trente ans avant la chute de la république, condamné pour des crimes plus ou moins criminels. Ceux à qui revenait cette principauté nominale, les Cane Memmi, tombèrent dans l’indigence pendant la fatale période de 1796 à 1814. Dans la vingtième année de ce siècle, ils n’étaient plus représentés que par un jeune homme ayant nom Emilio, et par un palais qui passe pour un des plus beaux ornements du Canale Grande. Cet enfant de la belle Venise avait pour toute fortune cet inutile palais et quinze cents livres de rente provenant d’une maison de campagne située sur la Brenta, le dernier bien de ceux que sa famille posséda jadis en Terre-Ferme, et vendue au gouvernement autrichien. Cette rente viagère sauvait au bel Emilio la honte de recevoir, comme beaucoup de nobles, l’indemnité de vingt sous par jour, due à tous les patriciens indigents, stipulée dans le traité de cession à l’Autriche.

Au commencement de la saison d’hiver, ce jeune seigneur était encore dans une campagne située au pied des Alpes Tyroliennes, et achetée au printemps dernier par la duchesse Cataneo. La maison bâtie par Palladio pour les Tiepolo consiste en un pavillon carré du style le plus pur. C’est un escalier grandiose, des portiques en marbre sur chaque face, des péristyles à voûtes couvertes de fresques et rendues légères par l’outremer du ciel où volent de délicieuses figures, des ornements gras d’exécution, mais si bien proportionnés que l’édifice les porte comme une femme porte sa coiffure, avec une facilité qui réjouit l’œil ; enfin cette gracieuse noblesse qui distingue à Venise les Procuraties de la Piazetta. Des stucs admirablement dessinés entretiennent dans les appartements un froid qui rend l’atmosphère aimable. Les galeries extérieures peintes à fresque forment abat-jour. Partout règne ce frais pavé vénitien où les marbres découpés se changent en d’inaltérables fleurs. L’ameublement, comme celui des palais italiens, offrait les plus belles soieries richement employées, et de précieux tableaux bien placés : quelques-uns du prêtre génois dit il Capucino, plusieurs de Léonard de Vinci, de Carlo Dolci, de Tintoretto et de Titien. Les jardins étagés présentent ces merveilles où l’or a été métamorphosé en grottes de rocailles, en cailloutages qui sont comme la folie du travail, en terrasses bâties par les fées, en bosquets sévères de ton, où les cyprès hauts sur patte, les pins triangulaires, le triste olivier, sont déjà habilement mélangés aux orangers, aux lauriers, aux myrtes ; en bassins clairs où nagent des poissons d’azur et de cinabre. Quoi que l’on puisse dire à l’avantage des jardins anglais, ces arbres en parasols, ces ifs taillés, ce luxe des productions de l’art marié si finement à celui d’une nature habillée ; ces cascades à gradins de marbre où l’eau se glisse timidement et semble comme une écharpe enlevée par le vent, mais toujours renouvelée ; ces personnages en plomb doré qui meublent discrètement de silencieux asiles : enfin ce palais hardi qui fait point de vue de toutes parts en élevant sa dentelle au pied des Alpes ; ces vives pensées qui animent la pierre, le bronze et les végétaux, ou se dessinent en parterres, cette poétique prodigalité seyait à l’amour d’une duchesse et d’un joli jeune homme, lequel est une œuvre de poésie fort éloignée des fins de la brutale nature. Quiconque comprend la fantaisie, aurait voulu voir sur l’un de ces beaux escaliers, à côté d’un vase à bas-reliefs circulaires, quelque négrillon habillé à mi-corps d’un tonnelet en étoffe rouge, tenant d’une main un parasol au-dessus de la tête de la duchesse, et de l’autre la queue de sa longue robe pendant qu’elle écoutait une parole d’Emilio Memmi. Et que n’aurait pas gagné le Vénitien à être vêtu comme un de ces sénateurs peints par Titien ? Hélas ! dans ce palais de fée, assez semblable à celui des Peschiere de Gênes, la Cataneo obéissait aux firmans de Victorine et des modistes françaises. Elle portait une robe de mousseline et un chapeau de paille de riz, de jolis souliers gorge de pigeon, des bas de fil que le plus léger zéphyr eût emportés ; elle avait sur les épaules un châle de dentelle noire ! Mais ce qui ne se comprendra jamais à Paris, où les femmes sont serrées dans leurs robes comme des demoiselles dans leurs fourreaux annelés, c’est le délicieux laisser-aller avec lequel cette belle fille de la Toscane portait le vêtement français, elle l’avait italianisé. La Française met un incroyable sérieux à sa jupe, tandis qu’une Italienne s’en occupe peu, ne la défend par aucun regard gourmé, car elle se sait sous la protection d’un seul amour, passion sainte et sérieuse pour elle, comme pour autrui.

Étendue sur un sofa, vers onze heures du matin, au retour d’une promenade, et devant une table où se voyaient les restes d’un élégant déjeuner, la duchesse Cataneo laissait son amant maître de cette mousseline sans lui dire : chut ! au moindre geste. Sur une bergère à ses côtés, Emilio tenait une des mains de la duchesse entre ses deux mains, et la regardait avec un entier abandon. Ne demandez pas s’ils s’aimaient ; ils s’aimaient trop. Ils n’en étaient pas à lire dans le livre comme Paul et Françoise ; loin de là, Emilio n’osait dire : lisons ! À la lueur de ces yeux où brillaient deux prunelles vertes tigrées par des fils d’or qui partaient du centre comme les éclats d’une fêlure, et communiquaient au regard un doux scintillement d’étoile, il sentait en lui-même une volupté nerveuse qui le faisait arriver au spasme. Par moments, il lui suffisait de voir les beaux cheveux noirs de cette tête adorée serrés par un simple cercle d’or, s’échappant en tresses luisantes de chaque côté d’un front volumineux, pour écouter dans ses oreilles les battements précipités de son sang soulevé par vagues, et menaçant de faire éclater les vaisseaux du cœur. Par quel phénomène moral l’âme s’emparait-elle si bien de son corps qu’il ne se sentait plus en lui-même, mais tout en cette femme à la moindre parole qu’elle disait d’une voix qui troublait en lui les sources de la vie ? Si, dans la solitude, une femme de beauté médiocre sans cesse étudiée devient sublime et imposante, peut-être une femme aussi magnifiquement belle que l’était la duchesse arrivait-elle à stupéfier un jeune homme chez qui l’exaltation trouvait des ressorts neufs, car elle absorbait réellement cette jeune âme.

Héritière des Doni de Florence, Massimilla avait épousé le duc sicilien Cataneo. En monnayant ce mariage, sa vieille mère, morte depuis, avait voulu la rendre riche et heureuse selon les coutumes de la vie florentine. Elle avait pensé que, sortie du couvent pour entrer dans la vie, sa fille accomplirait selon les lois de l’amour ce second mariage de cœur qui est tout pour une Italienne. Mais Massimilla Doni avait pris au couvent un grand goût pour la vie religieuse, et quand elle eut donné sa foi devant les autels au duc de Cataneo, elle se contenta chrétiennement d’en être la femme. Ce fut la chose impossible. Cataneo, qui ne voulait qu’une duchesse, trouva fort sot d’être un mari ; dès que Massimilla se plaignit de ses façons, il lui dit tranquillement de se mettre en quête d’un primo cavaliere servante, et lui offrit ses services pour lui en amener plusieurs à choisir. La duchesse pleura, le duc la quitta. Massimilla regarda le monde qui se pressait autour d’elle, fut conduite par sa mère à la Pergola, dans quelques maisons diplomatiques, aux Cascine, partout où l’on rencontrait de jeunes et jolis cavaliers, elle ne trouva personne qui lui plût, et se mit à voyager. Elle perdit sa mère, hérita, porta le deuil, vint à Venise, et y vit Emilio, qui passa devant sa loge en échangeant avec elle un regard de curiosité. Tout fut dit. Le Vénitien se sentit comme foudroyé ; tandis qu’une voix cria : le voilà ! dans les oreilles de la duchesse. Partout ailleurs, deux personnes prudentes et instruites se seraient examinées, flairées ; mais ces deux ignorances se confondirent comme deux substances de la même nature qui n’en font qu’une seule en se rencontrant. Massimilla devint aussitôt vénitienne et acheta le palais qu’elle avait loué sur le Canareggio. Puis, ne sachant à quoi employer ses revenus, elle avait acquis aussi Rivalta, cette campagne où elle était alors. Emilio, présenté par la Vulpato à la Cataneo, vint pendant tout l’hiver très respectueusement dans la loge de son amie. Jamais amour ne fut plus violent dans deux âmes, ni plus timide dans ses expressions. Ces deux enfants tremblaient l’un devant l’autre. Massimilla ne coquetait point, n’avait ni secundo, ni terzo, ni patito. Occupée d’un sourire et d’une parole, elle admirait son jeune Vénitien au visage pointu, au nez long et mince, aux yeux noirs, au front noble, qui, malgré ses naïfs encouragements, ne vint chez elle qu’après trois mois employés à s’apprivoiser l’un l’autre. L’été montra son ciel oriental, la duchesse se plaignit d’aller seule à Rivalta. Heureux et inquiet tout à la fois du tête-à-tête, Emilio avait accompagné Massimilla dans sa retraite. Ce joli couple y était depuis six mois.

À vingt ans, Massimilla n’avait pas, sans de grands remords, immolé ses scrupules religieux à l’amour ; mais elle s’était lentement désarmée et souhaitait accomplir ce mariage de cœur, tant vanté par sa mère, au moment où Emilio tenait sa belle et noble main, longue, satinée, blanche, terminée par des ongles bien dessinés et colorés, comme si elle avait reçu d’Asie un peu de l’henné qui sert aux femmes des sultans à se les teindre en rose vif. Un malheur ignoré de Massimilla, mais qui faisait cruellement souffrir Emilio, s’était jeté bizarrement entre eux. Massimilla, quoique jeune, avait cette majesté que la tradition mythologique attribue à Junon, seule déesse à laquelle la mythologie n’ait pas donné d’amant, car Diane a été aimée, la chaste Diane a aimée ! Jupiter seul a pu ne pas perdre contenance devant sa divine moitié, sur laquelle se sont modelées beaucoup de ladies en Angleterre. Emilio mettait sa maîtresse beaucoup trop haut pour y atteindre. Peut-être un an plus tard ne serait-il plus en proie à cette noble maladie qui n’attaque que les très jeunes gens et les vieillards. Mais comme celui qui dépasse le but en est aussi loin que celui dont le trait n’y arrive pas, la duchesse se trouvait entre un mari qui se savait si loin du but qu’il ne s’en souciait plus, et un amant qui le franchissait si rapidement avec les blanches ailes de l’ange qu’il ne pouvait plus y revenir. Heureuse d’être aimée, Massimilla jouissait du désir sans en imaginer la fin ; tandis que son amant, malheureux dans le bonheur, amenait de temps en temps par une promesse sa jeune amie au bord de ce que tant de femmes nomment l’abîme, et se voyait obligé de cueillir les fleurs qui le bordent, sans pouvoir faire autre chose que les effeuiller en contenant dans son cœur une rage qu’il n’osait exprimer. Tous deux s’étaient promenés en se redisant au matin un hymne d’amour comme en chantaient les oiseaux nichés dans les arbres. Au retour, le jeune homme, dont la situation ne peut se peindre qu’en le comparant à ces anges auxquels les peintres ne donnent qu’une tête et des ailes, s’était senti si violemment amoureux qu’il avait mis en doute l’entier dévouement de la duchesse, afin de l’amener à dire : « Quelle preuve en veux-tu ? » Ce mot avait été jeté d’un air royal, et Memmi baisait avec ardeur cette belle main ignorante. Tout à coup, il se leva furieux contre lui-même, et laissa Massimilla. La duchesse resta dans sa pose nonchalante sur le sofa, mais elle y pleura, se demandant en quoi, belle et jeune, elle déplaisait à Emilio. De son côté, le pauvre Memmi donnait de la tête contre les arbres comme une corneille coiffée. Un valet cherchait en ce moment le jeune Vénitien, et courait après lui pour lui donner une lettre arrivée par un exprès.

Marco Vendramini, nom qui dans le dialecte vénitien, où se suppriment certaines finales, se prononce également Vendramin, son seul ami lui apprenait que Marco Facino Cane, prince de Varèse, était mort dans un hôpital de Paris. La preuve du décès était arrivée. Ainsi les Cane Memmi devenaient princes de Varèse. Aux yeux des deux amis, un titre sans argent ne signifiant rien, Vendramin annonçait à Emilio comme une nouvelle beaucoup plus importante, l’engagement à la Fenice du fameux ténor Genovese, et de la célèbre signora Tinti. Sans achever la lettre, qu’il mit dans sa poche en la froissant, Emilio courut annoncer à la duchesse Cataneo la grande nouvelle, en oubliant son héritage héraldique. La duchesse ignorait la singulière histoire qui recommandait la Tinti à la curiosité de l’Italie, le prince la lui dit en quelques mots. Cette illustre cantatrice était une simple servante d’auberge, dont la voix merveilleuse avait surpris un grand seigneur sicilien en voyage. La beauté de cette enfant, qui avait alors douze ans, s’étant trouvée digne de la voix, le grand seigneur avait eu la constance de faire élever cette petite personne comme Louis XV fit jadis élever mademoiselle de Romans. Il avait attendu patiemment que la voix de Clara fût exercée par un fameux professeur, et qu’elle eût seize ans pour jouir de tous les trésors si laborieusement cultivés. En débutant l’année dernière, la Tinti avait ravi les trois capitales de l’Italie les plus difficiles à satisfaire.

– Je suis bien sûre que le grand seigneur n’est pas mon mari, dit la duchesse.

Aussitôt les chevaux furent commandés, et la Cataneo partit à l’instant pour Venise, afin d’assister à l’ouverture de la saison d’hiver. Par une belle soirée du mois de novembre, le nouveau prince de Varèse traversait donc la lagune de Mestre à Venise, entre la ligne de poteaux aux couleurs autrichiennes qui marque la route concédée par la douane aux gondoles. Tout en regardant la gondole de la Cataneo menée par des laquais en livrée, et qui sillonnait la mer à une portée de fusil en avant de lui, le pauvre Emilio, conduit par un vieux gondolier qui avait conduit son père au temps où Venise vivait encore, ne pouvait repousser les amères réflexions que lui suggérait l’investiture de son titre.

« Quelle raillerie de la fortune ! Être prince et avoir quinze cents francs de rente. Posséder l’un des plus beaux palais du monde, et ne pouvoir disposer des marbres, des escaliers, des peintures, des sculptures, qu’un décret autrichien venait de rendre inaliénables ! Vivre sur un pilotis en bois de Campêche estimé près d’un million et ne pas avoir de mobilier ! Être le maître de galeries somptueuses, et habiter une chambre au-dessus de la dernière frise arabesque bâtie avec des marbres rapportés de la Morée, que déjà, sous les Romains, un Memmius avait parcourue en conquérant ! Voir dans une des plus magnifiques églises de Venise ses ancêtres sculptés sur leurs tombeaux en marbres précieux, au milieu d’une chapelle ornée des peintures de Titien, de Tintoret, des deux Palma, de Bellini, de Paul Véronèse, et ne pouvoir vendre à l’Angleterre un Memmi de marbre pour donner du pain au prince de Varèse ! Genovese, le fameux ténor, aura, dans une saison, pour ses roulades, le capital de la rente avec laquelle vivrait heureux un fils des Memmius, sénateurs romains, aussi anciens que les César et les Sylla. Genovese peut fumer un houka des Indes, et le prince de Varèse ne peut consumer des cigares à discrétion ! »