Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"Mélopée funeste" est le cri étouffé des damnés qui ont hérité successivement de deux dictatures sanglantes après les indépendances. C’est aussi l’appel de l’histoire devant des acteurs et actrices bercés par des sonorités africaines ou des joutes verbales et des prouesses oratoires. En plus d’atténuer l’horreur du récit, ce livre interroge votre capacité intrinsèque de remise en question et, enfin, l’occasion manquée de l’humain, incorrigible et inflexible, face à ses forfaits.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Maurice Tetne signe ici son troisième ouvrage qui est un hommage à Ahmadou Kourouma. Conscient de son héritage historique, son texte est le point de convergence entre un passé affligeant et un avenir empreint de fantastique qui veut sonder la part de mystère que réserve le destin à l’Afrique.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 160
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Maurice Tetne
Mélopée funeste
Roman
© Lys Bleu Éditions – Maurice Tetne
ISBN : 979-10-422-3140-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Eunis.
À vous, Vicky M, Justin Noah, Merlin Soh,
merci de m’avoir offert l’exil canadien
pour achever ce labeur.
Amandine Coupey, portrait gracieux de la France ! De l’improbable rencontre à l’amitié inaltérable.
Illustration : Christine Watridge
In loving memory
Ahmadou Kourouma (1927-2003)1
À l’illustre devancier
Le soleil bat son plein. C’est le soleil néocolonial. La geste est de retour sous les tropiques, dite par un Sora. Le donsomana2se chantera à Mboa land, terre des combats, terre des libertés, terre de héros dont la mémoire est aujourd’hui reléguée aux oubliettes par les bouchers de la civilisation. Le soleil bat son plein. Quelques veillées diurnes seront nécessaires pour faire le tour du propriétaire. Le Cordoua est prêt, ses instruments aussi. Le mèndzàng3 fait entendre des craquements répétés sous l’effet de l’accablante chaleur. Le minkùl4 est chauffé à fond. Quarante-huit degrés à l’ombre. Le vent souffle, à peine éclipsé par une chaleur étouffante. Un grand feu de bois consume l’air au centre de la scène. Les flammes s’élèvent à une hauteur vertigineuse. Dix mètres plus loin, c’est le légendaire baobab, témoin de toutes les frasques de l’histoire. Certains lui donnent cinq cents ans d’histoire, d’autres davantage. Son feuillage n’est plus tout à fait complet, mais il reste majestueux et imposant. Sa circonférence est de vingt mètres environ, et jamais vent n’a défié la moindre de ses branches.
Le donsomana ne se chantera pas sous son ombrage. Il le refuse aux deux protagonistes dont les louanges seront chantées pendant ces veillées. Plus encore, il a exigé que cela se fasse en plein jour sous le soleil accablant des indépendances frelatées.
L’enfant peut toiser la lune, mais pas le soleil.
L’espace est public, la foule est au rendez-vous. On étouffe, on suffoque, on balaie d’un revers de la main des lignes de sueur sur les visages, le long des bras. Pieds nus, les visages vides de tout, le peuple attend. Il veut savoir, il s’interroge, il veut bien qu’on le lui dise. D’autres brandissent des portraits grand format de héros connus tombés sous les balles, ainsi que des photos de leurs compagnons de lutte. Ils ne sont plus. Nos deux protagonistes du jour les ont connus, ces grands qui furent, et qui aujourd’hui ne sont plus. Le cercle est grand, qui s’est formé. Le minkùl, sous les doigts experts du Cordoua commence à gronder. La foule est en transe, la chaleur étouffe. Le Sora promène un regard curieux sur la foule comme s’il voudrait identifier nommément chacun des hommes et femmes. On ne peut les compter, ils sont trop nombreux. Le bruit du minkùl se fait plus insistant et plus fort. La cadence entraîne le Sora dans une danse qui sert d’apéritif à l’événement. Il est en transe, il en perd son vocabulaire, l’excellent orateur. Les bras écartés, il lève un nuage de poussière dans sa prestation. Son large boubou lui donne une allure de grand sage. Il est grand, imposant. Son regard inspire la crainte ou la sécurité selon l’angle et le profil par lequel on le perçoit. Le Cordoua est tout dégoulinant de sueur. Lui aussi semble emporté par la cadence. Il danse en même temps qu’il joue du minkùl. Les deux hommes chauffent la foule nombreuse qui, elle aussi, se laisse aller au jeu de la danse. La chaleur n’est plus un problème. Ils aiment le rythme…
Trente minutes s’écoulent ainsi et la ferveur baisse. Le Cordoua est maintenant tout trempé. Sous ses pieds, la poussière s’est transformée en un mélange boueux, tellement il a transpiré ! L’eau coule, la sueur coule, ses vêtements lui collent à la peau. Le Sora est dans le même état, pareil pour la foule.
La ferveur baisse…
Le monde a beau changer, le chat ne pondra jamais.
Le bruit du minkùl disparaît progressivement, à la faveur d’un vent doux et léger. Ce petit vent dans la fournaise du jour ressemble à une goutte d’eau dans l’océan. Un podium a été dressé pour la circonstance. Au-dessus trônent deux chaises de fabrication royale, artistiquement travaillées et décorées selon l’art de chez nous. Sur ces chaises sont assis deux grands, deux puissants, deux témoins de l’histoire. Deux bourreaux actifs. Deux bouchers qui n’ont fait qu’une bouchée de ceux qui pensaient grand pour notre pays. Deux bouchers de la civilisation…
L’enfant ne voit pas debout, ce que l’adulte voit assis.
Ils n’ont rien fait, mais ils ont quand même vu. Ce qu’ils ont vu, ils doivent le partager avec la postérité. Le premier est l’homme au totem tortu. Il est originaire du nord du pays, un peuple honorable et pacifique. Si vous voulez toucher du doigt l’hospitalité africaine faite chair, c’est au nord du pays qu’il faut se rendre. L’homme-tortue vient de là. À ses côtés est assis l’homme au totem caméléon, originaire du sud du pays. Cette région est connue pour regorger des mets les plus succulents du triangle national. Peuple au grand cœur, ceux du Sud étonnent par leur endurance devant l’épreuve. Difficile de les anéantir par le découragement ou la pression morale. Ils sont forts à plusieurs égards et leur caractère se forge à mesure que l’adversité s’intensifie en face. De là vient l’homme-caméléon. Tous deux sont assis et doivent aider la postérité à comprendre.
Sora : Dikalo
Cordoua : Bassamba
L’homme-tortue : Yaya Loura
L’homme-caméléon : Divondo
La foule
Malobè
Trop de louanges amène un chat à se prendre pour un lion.
— Qu’est-ce que tu en penses, Bassamba ?
— Tu as parfaitement raison, grand Dikalo ! Ses canines ne rivaliseront jamais avec celles du roi de la forêt. Il aura beau miauler, la crinière ne lui poussera pas.
Le répondeur qui s’est rué sur le mèndzàng joue maintenant dans un rythme majestueux l’hymne d’ouverture de cette première veillée. Le Sora lance les hostilités.
Que tu fus grand, que tu es grand, siégeant au milieu des grands ! Membre du conseil de l’union de la Patrie des Gourmets, tes interventions dans cette auguste chambre furent aussi rares qu’une larme de chien. Membre de l’Assemblée territoriale d’Ongola, là encore, l’écho de ta voix ne s’est jamais fait entendre et les murs n’en gardent aucune trace. Vice-premier ministre, tu te montras étonnamment muet, subordonné à souhait et soumis à ton chef d’alors. Rien, du moins en apparences, ne te prédestinait à porter la destinée d’un pays comme le nôtre. C’était sans compter sur ton réseau bien infiltré…
Tout en sueur, le répondeur s’exécute et la foule de nouveau entre en transe. Les deux hommes forts, le regard amusé et les yeux rieurs balaient la foule. Le nuage de poussière qui se lève fait ombrage aux rayons du soleil. On tousse, on suffoque, mais on tient bon, car l’histoire est revisitée avec ses deux protagonistes. Les portraits des héros sont brandis par une foule dont les yeux sont rouges de colère. Ils veulent en découdre, mais Dikalo calme les ardeurs par une danse initiatique qui a le mérite de jouer sur leurs émotions. Ils entrent dans la cadence, et dansent sans savoir pourquoi. La tension est palpable, mais le mèndzàng semble réveiller en eux les racines de la forêt ; alors, ils dansent comme pour expier le mal, même si les yeux demeurent rouges de sang. L’homme-tortue et l’homme-caméléon, depuis l’estrade, dodelinent, tels des lézards qui hochent la tête en plein soleil de midi.
— Ah ! C’était sans compter sur ta force tranquille, cette âme de guerrier qui sommeillait en toi.
À ces mots, Yaya Loura esquisse un sourire et marmonne quelque chose aux oreilles de l’homme-caméléon. Ils sont flattés dans leur orgueil, et d’un hochement de tête approuvent le Sora.
Si tu dis à la souris de ne pas sortir de son trou, dis aussi à la pâte d’arachide de ne pas sentir.
Bassamba joue du minkùl pour annoncer ce qui va suivre. Dikalo entame une danse de purification. Il saute dans tous les sens, lève la poussière au passage et prononce des incantations dont lui seul détient le secret. La foule accompagne Bassamba par des claquements de mains tout en répondant Oh Wéh à chaque phrase du Sora. À l’unisson, la foule nombreuse engage des pas de danse coordonnés et avance vers l’estrade. Les deux hommes y voient un mouvement de foule destiné à leur rendre hommage. Dikalo, qui voit le mal venir, entre en transe et reprend son emprise sur cette foule qui, maintenant, recule. Un rageux a laissé tomber devant l’estrade un portrait. Les deux hommes le regardent et reconnaissent l’homme sur la photo.
Yaya Loura, le premier, prend la parole :
Bassamba l’interrompt en jouant de la flûte… Il fait le tour du podium tout en laissant traîner après lui une poudre blanchâtre. Le cercle formé, il met le feu à la poudre qui, immédiatement, s’embrase et consume le cercle autour du podium. Une odeur forte se dégage. Nos deux hommes ferment légèrement les yeux et hument l’odeur qui leur semble familière, celui des corps cramés. Ils semblent comme pris par un vertige, se balancent de part et d’autre de leurs sièges respectifs, sous le regard de la foule qui ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Leur instinct d’anthropophages vient d’être titillé, et ils savourent.
Le maître de cérémonie ramène nos deux héros de leur extase par une incantation. Tous deux sursautent et écarquillent les yeux, comme surpris de ce qui vient de se produire. Des wouhhhhh se font entendre dans la foule qui ne décolère toujours pas. Les flammes diminuent et s’éteignent progressivement, alors que Bassamba amenuise l’écho de sa flûte.
— Depuis le repaire, tu apprenais bien ta leçon. Alors qu’on te croyait bon à rien, tu apprenais l’art de détruire et d’arracher des vies. La chèvre sortait enfin du repaire des fauves. La bête était enfin réveillée et, une fois en poste, tu as commencé à fabriquer le monstre caméléon qui allait t’avaler plus tard. Ce monstre en fabrication était aussi moribond que toi, choisi du trou d’un séminaire où il jouait tranquillement à la poupée.
Bassamba lance une poupée en direction de Divondo qui, aussitôt, l’attrape et commence à la caresser.
— Le pouvoir suprême entre tes mains, bon élève de la Patrie des Gourmets que tu étais…
En entendant ces mots, Yaya Loura se sent une fois de plus flatté d’être considéré comme le bon élève de la Patrie des Gourmets. Il esquisse un large sourire et chuchote quelque chose aux oreilles de son compagnon qui, cette fois-ci, est plus occupé à jouer à la poupée.
— Le bon élève allait pouvoir passer de la théorie à la pratique. Tu pris avec brio la relève et continuas la traque des nationalistes, contraignant les uns à un exil forcé et les autres à une perpétuelle chasse à l’homme. Pendant ce temps, ton marionnettiste en chef, monsieur Charly Desquat organisait à Genève l’empoisonnement du nouveau chef des nationalistes. Tu plaisais parce que tu disais oui à tout. Tu as vendu ton pays, ses habitants, leurs ancêtres et les ancêtres de leurs ancêtres à tes amis. À coup de bilibili,5 tu as signé des contrats qui allaient à vie nous asphyxier. Les prisons et les camps de concentration désormais ne manquaient plus de candidats, car tu y pourvoyais à souhait. Aucun son discordant n’était plus permis, sinon celui de tes maîtres.
Pris par son récit, Dikalo n’a pas vu la foule se rapprocher. Elle veut en découdre, car le souvenir évoqué remue de profondes blessures. Bassamba comprend ce qu’il y a lieu de faire, et commence à jouer du mèndzàng. Le Sora, dans un rythme endiablé, reprend de plus belle et danse de toutes ses forces, entraînant la foule dans la cadence. Balançant les bras, le torse incliné vers l’avant et effectuant des mouvements rotatifs de la tête, il ferme les yeux et entonne :
Soma Loba…
La foule conquise reprend en chœur :
Soma Loba, soma Loba, o ben tè da la bunya eehh soma Loba6
Soma Loba, soma Loba, o ben tè da la bunya eehh soma Loba
Soma Loba, soma Loba, o ben tè da la bunya eehh soma Loba
Soma Loba, soma Loba, o ben tè da la bunya eehh soma Loba
La belle formule est connue, car plus tard, l’homme caméléon se servira du pain et de la sardine pour noyer les revendications du peuple. Ils reculent tout en chantant et se tiennent de nouveau à distance respectueuse. Alors qu’ils chantent à voix basse, Bassamba joue de plus belle. Dans un ciel bleu, le soleil n’a pas cédé le moindre rayon et la canicule est à son comble. L’instrumentiste joue de manière saccadée, comme gagné, lui aussi, par la grogne. Il est tout dégoulinant de sueur et ne semble plus vouloir s’arrêter. Ses pieds nus ont marqué le sol chaud de ses empreintes et, de nouveau, la sueur et la poussière forment une boue pétrie qui lui colle à la plante des pieds. Bassamba est de plus en plus nerveux et joue sans ralentir. Le bruit du mèndzàng résonne à rompre les oreilles. On entend des craquements de l’instrument qui, avec la chaleur accablante et les coups secs du joueur, pourrait céder et se fissurer. Une fois de plus, Dikalo doit intervenir pour apaiser l’esprit de son assistant. Il danse au rythme imposé par celui-ci, tout en le regardant droit dans les yeux et en susurrant des mots inaudibles.
Divondo qui, jusque-là, était plutôt distrait par sa poupée semble intéressé par la scène. Le regard admiratif, il a le sourire aux lèvres, alors que Bassamba revient de son extase. Le rythme est désormais constant, moins empreint de violence. Il a repris le contrôle de ses émotions, son cœur bat très fort, mais il a le contrôle ; il bat la mesure en accord avec la cadence de la foule et le rythme inconstant des battements de son cœur ne se fait pas ressentir dans les notes du Soma Loba que la foule est en train de taire, plus distraite par la scène, que préoccupée par la cadence du chant. Tout se calme…
Le soleil pour un moment s’éclipse, comme pour donner du répit à ce beau monde.
Le calme gagne à nouveau la foule qui regarde et écoute religieusement. Sans transition, Dikalo enchaîne :
— Tu n’aimais pas la contradiction. C’est peut-être pour cela que tu fus un orateur silencieux dans les différentes Assemblées. Devenu président, tu accordais du prix à tous ceux qui savaient la fermer. Ton escadron de la mort sillonnait le pays, traquait, tuait, torturait, emprisonnait… Tu t’es nourri du sang des autres, posant de manière efficace les bases pour ton remplaçant qui passera lui aussi maître dans l’art de l’anthropophagie. Le soleil ne revient pas, il est temps de prendre congé de vous pour l’instant. Demain, nous revisiterons quelques-uns de tes hauts faits.
Partir de bonne heure se décide le soir.
***
La foule se disperse tout en grognant et laissant entendre des murmures. C’est à peine la fin de l’après-midi. Yaya Loura et Divondo sont laissés sur place. Alors que Dikalo leur apprend que l’homme-tortue et l’homme-caméléon passeront la nuit sur leurs sièges respectifs, des enfants accourent vers l’estrade et les fixent avec beaucoup de curiosité.
Malobè s’approche lui aussi. Âgé de soixante-quinze ans, il est de taille moyenne, frêle. Il est amputé du pied gauche et a perdu la mobilité de son bras droit. De sa main gauche, il tient une béquille en bois qui l’aide à se déplacer et à assurer son équilibre, et l’on peut voir sur son crâne nu une énorme cicatrice qui traverse sa tronche à l’horizontale. Les points de suture mal élaborés ont donné à ce crâne l’aspect d’un chemin de fer. Ce reste d’homme est un rescapé de la prison de Koussoro. Il y a épuisé vingt années de sa vie. Ils avaient été une centaine à y être déportés, mais le vieil homme était le seul à n’être pas ressorti de là les deux pieds en avant.