Notre dame des œufs - Galibert Charlie - E-Book

Notre dame des œufs E-Book

Galibert Charlie

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Beschreibung

Les quelque 650 textes-œufs réunis dans "Notre Dame des œufs – Un tour du jour en 80 mondes et quatre saisons" composent un concentré de vie d’une année. Leur contenu varie de la succession des saisons au simple temps qui passe, du quotidien d’un vécu à l’évocation de l’enfance, du vol des goélands à la glissade vers la mort. Objet vivant tracé de taches d’encre, cet ouvrage joint les extrémités de la vie que sont l’intimité la plus rougissante et l’universalité partagée.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Charlie Galibert présente ce nouvel ouvrage comme l’aboutissement d’une année d’écriture quotidienne élevée au rang d’aventure littéraire unique. Philosophe, anthropologue et écrivain, ses productions explorent, toujours avec le même engagement et en profondeur, les thèmes marquants de la vie.

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Charlie Galibert

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notre Dame des œufs

Un tour du jour en 80 mondes

et quatre saisons

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Charlie Galibert

ISBN : 979-10-422-2218-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

Carnaval cathare, roman, Toulouse, Empreintes, 2003 ;

La Corse, une île et le monde, essai, Paris, PUF, 2003 ;

Guide non touristique d’un village corse, essai, Ajaccio, Albiana, 2004 ;

L’anthropologie à l’épreuve de la mondialisation, essai, Paris, L’Harmattan, 2007 ;

Sarrola 14/18. Un village corse dans la Première Guerre mondiale, Essai, Ajaccio, Albiana, 2008 (Prix catégorie essai du Salon du livre insulaire d’Ouessant, 2009) ;

Chante l’île sacrée, Roman, Barrettali, Editions Fior di Carta, 2009 ;

Sistac, Toulouse-Marseille, Anacharsis, 2009, roman, (Réédition 2012, Libretto, Prix du livre de littérature française Poche, Gradignan 2012) ;

L’Autre, Toulouse-Marseille, Anacharsis, roman, 2012 ;

Île diserte, Ajaccio, Albiana, essai, 2012 (Prix catégorie essai du Salon du livre insulaire d’Ouessant 2012 ; prix de la Collectivité Territoriale de Corse 2012) ;

Initiation au tourisme éblouissant, essai, Nice, Éditions Mémoires Millénaires, 2012 ;

La corse après la Corse, essai, Barrettali, Éditions Fior di Carta, 2018 ;

Petit Manuel du genre à l’usage de toutes les générations, essai, Presses Universitaires de Grenoble, 2018 ;

L’oiselle qui était née d’un chat, roman, Barrettali, Éditions Fior di Carta, 2018, avec des aquarelles d’Armand Scholtès ;

L’Homme du Monde, Pour une nouvelle alliance avec les vivants, Essai, Il Sileno Edizioni, Milano, 2020 ;

Lacrime di Muredda/Larmes d’immortelles ; Proses et poésies, Barrettali, Fior di Carta, Éditions, octobre 2021 ;

Anthropocène et Esthétique de la domination. Le nu et le corps dans l’art. Pourquoi des hommes habillés peignent des femmes nues ? Ou La voir, c’est L’avoir !essai, 2020, Il Sileno Edizioni, Milano ;

Participation au Décaméron 20.20 des Éditions Albiana (https://www.albiana.fr/blog/le-projet-decameron2020) ;

Participation au « BORGES PROJET », projet interactif de l’écrivain J P Toussaint, (http://www.jptoussaint.com/borges-projet.html).

 

 

 

 

 

Exergue

 

 

 

Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange

Un jour de palme un jour de feuillages au front

Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront

Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche

 

 

Однажды еще один день наступит цвет апельсина

Вербный день, лиственный день на фронте

День обнаженных плеч, когда люди будут любить друг друга

Однажды, как птица на самой высокой ветке

 

 

Одного ще одного дня прийде помаранчевий колір

Пальмовий день і листяний день спереду

День оголених плечей, коли люди будуть любити один одного

Одного разу, як птах на найвищій гілці

 

D’après Louis Aragon, Un jour, un jour, 1963

 

 

 

 

 

Avertissement à la lectrice et au lecteur

 

 

 

J’ai, pendant près d’une année, entre mars et décembre 2022… pondu des œufs. Ce n’est pas chose commune pour le vieux coq que je suis, contrairement au petit cochon pendu au plafond attesté par la comptine populaire. Ma propre déclinaison de la comptine n’est donc pas banale, puisque la ponte compte près de… 650 œufs.

 

Sous forme de petits textes. Parfois minuscules. Une phrase, quelques phrases, une page, quelques pages. Ces micros écrits sont apparus, été comme hiver, sous le soleil ou la pluie, de jour ou de nuit. Pour un oui, pour un non. Un goéland, un nuage, une pensée envahissante, une piqûre de philomoustique… Pour un rien qui faisait un tout.

 

Pour le coq comme pour l’éleveur, ces œufs-textes que j’ai bêtement fini par appeler des textoeufs, ont pour caractéristiques communes, outre leur concision, une complétude de formedébut/cœur/chute, un concentré de vie et d’élan, une cosmogonie balbutiante…

 

Leur contenu varie de l’enregistrement du temps qui passe, la succession des saisons et des météores, le quotidien d’un vécu, à l’évocation de l’enfance, de la glissade vers la mort. La saisie d’autant d’états de chose, d’âme et d’esprit, par les mots et l’écriture.

 

Ces œufs se dégustent sans les casser. Du bout des yeux. De la langue, aussi. Car ils parlent. À voix basse ou à voix haute, la main reliant la bouche à l’oreille.

 

Au fur et à mesure de la ponte et de la récolte de ces trucs ovoïdes parlant a germé – ce qui est, somme toute, assez logique s’agissant d’œufs – l’idée, puis le désir, qu’ils écrivaient un livre. Un éleveur à ce point submergé par ses créatures ne saurait se contenter de les couver, les gober, les accommoder, les décorer, que sais-je ? Alors : les partager, les offrir, les donner ?

 

Mais comment ?

 

D’abord les présenter. Leur nombre, leur diversité, leur symbolique, voire leur prétention à l’universalité, m’ont contraint à une exposition sans doute subjective et arbitraire. Mais que sait-on du chouchoutage affectif de leurs œufs par les poules ?

 

J’ai finalement opté pour leur numérotation (de 1 à 650), leur rangement dans 35 boîtes à œufs et une présentation chronologique autour des 4 saisons qui ont rythmé leur ponte et leur collecte. Chaque œuf est accompagné de son numéro et, entre parenthèses, de celui de sa boîte de rangement. L’ensemble de la Table-Oeuf des matières est renvoyé en son poulailler, en fin de livre, ainsi qu’en une gloriette, enrichie du schéma de la cosmogonie que les textes composent.

 

La lectrice et le lecteur sont évidemment libres de leur parcours personnel, tant il est vrai que, ne sachant, en fin de ponte, ce qu’il en est de la poule ou de l’œuf, il est aussi loisible de commencer par la fin que par le commencement, la liberté consistant à faire quelque chose de ce que l’on fait de nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Saison 1

Printemps long

 

 

 

 

 

1

Comment pousse une maison ?

(Graines, exposition, préparation du sol, bouturage, plantation, arrosage, feuillaison, floraison, taille, récolte…)

 

 

 

La maison dans la clairière 304 (18)

 

Le bois chante dans la colline. Des arbres moutonnent sous le vent. Chênes, pins, cyprès, cerisiers et pommiers sauvages, des oliviers bleus cachés. Dans la tonalité dominante du vert profond, le soleil fait une clairière de lumière. ELLE pourrait être là. ELLE pourrait habiter là. Ce serait bien d’habiter là pour une maison. La Maison. Blanche comme la lumière d’août. Orangée comme le soleil couchant sur des tuiles.

Un sentier court à mi-hauteur de la colline, un canal plutôt, qui glougloute et chante son eau. Il faudra l’assécher, tracer un chemin dessus. Il y a un petit cabanon sur quatre piliers de béton. On vient y chercher le frais, l’été. C’est le terrain de jeu favori d’un vent délicat, aux bras chargés de parfums, qui passe la main dans la chevelure des arbres. Sa cour de récréation. Le bois danse de tous ses arbres. Le cabanon détonne un peu dans toute cette verdure avec son béton gris et ses planches lessivées-salivées par les pluies et les saisons. On dirait la folie Sanpancracienne d’un Le Corbusier en vacances sur les collines.

Depuis la clairière touchée du doigt par la lumière du soleil, on domine la ville qui glisse au pied des bois et la mer haute dressée dans le ciel scintille sous le soleil. La ville blanche semble une mer descendant vers la mer bleue qui, elle, semble monter dans le blanc de la ville. Bleu de la mer, blanc de la ville, bleu du ciel, jaune du soleil, vert des collines, il y a là tout ce qu’il faut pour passionner et occuper plusieurs générations de peintres.

La nuit, la ville pétille de toutes ses lumières, on dirait qu’elle va prendre la mer. Le 31 décembre à minuit, toutes les trompes et cornes des bateaux chantent l’adieu à l’année qui s’en est allée et saluent la nouvelle qui entre.

Au mitan de la colline, où on imagine tous les chevaux du roi allant boire ensemble au canal, la clairière illuminée du soleil d’août appelle les maçons italiens, deux frères, pour qu’il lui construise une maison, précisément là où le doigt du soleil se pose entre d’immenses chênes dont les glands tombant dans la nuit d’octobre berceront les dormeurs blottis derrière ses murs.

Les grandes pluies de septembre feront chanter les tuiles rouges et le vent secouera les grands arbres, juste pour s’amuser. Quelquefois, il est brutal aussi.

La Maison se dressera là, au centre de la clairière, elle sera blanche comme la lumière d’août, orange comme le coucher de soleil sur des tuiles. Il y aura des espèces de moucharabieh pour jouer avec l’espace, le ciel, l’ombre et la lumière.

Le matin, elle fera face à l’est, levant les bras pour sa prière au soleil.

L’après-midi, elle fera de l’œil au Mont Chauve, le Seigneur du Nord en armure de roches et de garrigue, petit volcan avec son nuage sommital à domicile et, l’hiver, son cache-nez de brouillard, et elle regardera les bateaux blancs jouer sur la mer.

Le soir, elle veillera en regardant se lever les étoiles sur la ville blanche illuminée comme un arbre de Noël éternel, en s’appuyant nonchalamment sur ses bras étirés derrière elle, à l’Ouest.

Le Sud, elle s’en fout, le Sud, c’est là où elle habite. Le Sud, c’est Elle.

La nuit, elle rameutera autour d’elle ses arbres au creux de ses bras. Ils regarderont dedans par la fenêtre, appuyés au rebord, comme il se disait que faisait la Bête en Gévaudan, mais gentille.

Des renards passeront dans le jardin, mangeant un raisin, une cerise, une olive, laissant juste ce qu’il faut aux humains.

Parfois, exceptionnellement, il neigera. Ce sera un cadeau rare. Un miracle. Un baptême de blanc sur son front.

Au printemps, tout s’illuminera de fleurs et de parfums.

Il y aura des chats, roux, blancs, noirs, des Gouttières tigrées, un chien qui aime les chats et contre lequel ils aiment dormir et lui aussi aimera ça.

Des enfants jouent, courent, crient, moi quand je serai grand, moi quand je serai grande, pourvu qu’ils ne grandissent pas trop vite, ils partiront loin du nid, oiseaux bleus pressés de vivre.

Une lampe prie dans la nuit, il y a toujours une lampe allumée dans une forêt, et ce n’est pas tout le temps celle de l’ogre et de la sorcière, les Grands disent que les fées n’existent pas, pourtant il y en a.

Partout, des grillons, des grenouilles des oiseaux de nuit enchantent l’obscurité sous les étoiles souriantes.

Les arbres oscillent, dodelinent de la tête, tout cela ressemble à un livre dont on tournerait lentement, doucement, les pages, pour bien profiter des images et de la poésie qui est dedans avec, il y a plein d’autres pages à lire. À écrire.

Pour le moment, dans la clairière illuminée de soleil qui rêve d’Elle, La Maison Blanche et Orange ne dort que d’un œil, elle veille sur ses habitants, en son cœur, aux souris qui dorment dans un souffle, aux fourmis qui ne travaillent enfin plus, aux guêpes qui ont rangé leur dard dans leur sac à main, tandis que le triangle d’été, Déneb-Vega-Altair, pampille dans le ciel et que Cassiopée pose sa signature au-dessus du Mont Chauve.

Sur le sommeil paisible de La Clue, de la Terre et du Monde, La Maison est soulevée comme un bateau, un sacrement.

Voilà : nous sommes au bout du sentier qui a recouvert le canal qui dort dessous dans son souvenir glougloutant. La clairière éteint la lumière. La maison blanche et orange ouvre sa porte. Elle fait une révérence. Elle nous invite à entrer. Elle nous sourit.

— Merci, on lui dit.

 

 

La chambre des temps qui passent 305 (18)

 

(Alice au pays des morts veille, ça pourrait être le titre, mais je crois qu’il est déjà pris…)

 

Je les ai vus arriver, s’en aller, partir, parfois s’aimer, souvent se livrer à l’habitude et la répétition du quotidien. J’ai souri à certains, montré les dents à d’autres, les saisons jouaient derrière les persiennes, déposant le bleu et le jaune sur le lit défait, j’ai vu passer les longues pluies d’automne, la neige magique et douce de février, petit diable des mois, guetté les guêpiers d’août, tu sais, j’ai la mémoire longue des saisons, la délicatesse de la fleur tombée dans l’eau, la tonalité des voix, la sensualité et le dégoût, le ronchonnement de la commode, le ballet des rideaux au gré des humeurs, le trottinement des enfants sur le plancher, le craquement si particulier de la septième latte, le nuage qui me regarde à l’entrée de l’hiver parce qu’il ne sait pas s’il reviendra, il rêve d’être une petite toute petite comète, les orbes des constellations tournent au-dessus de moi, la Voie lactée la nuit, l’or du jour, le pont que je construis entre hier et aujourd’hui, pour demain je ne sais pas, parfois c’est la mort, c’est le diable qui entre, les petits souliers de la mort craquent sur le gravier, parfois c’est le bonheur, on dirait presque que l’on vient de créer Le Dieu.

J’ai vu tout cela, j’ai senti tout cela, le jasmin, les roses, les genêts, dans un coin de mon nez il y a les violettes aussi, tu sais, j’ai bien aimé que tu m’habites, tu sentais la violette, ton sourire rouge était triste, le rouge-gorge s’était posé sur le rebord de la fenêtre pour venir le regarder. Mais le chat a mangé le rouge-gorge et je crois que toi, oui, tu as mangé de drôles de bonbons, tu t’es allongée sur le lit, dans ta drôle de robe blanche, mais tu te foutais des symboles, on ne laisse rien quand on s’en va, juste des signes que vont se tuer à interpréter les autres, tous les autres, les survivants, les pas-encore-morts, moi, j’ai trop besoin des vivants, des rires, des yeux pétillants, pourquoi, alors, est-ce qu’il ne me reste que ton sourire rouge qui danse dans la chambre, comme celui du Chat du Cheshire je crois que tu t’appelais Alice, Alice au sourire rouge ne reviendra pas, mais, quand même, embrasse-moi, sourire rouge, moi, la chambre des années passées, moi la chambre des temps qui passent, qui passent, qui…

 

 

Le livre 284 (17)

 

En ce temps-là, je fourmillais d’images inemployées, s’invitant dans le livre éternel que je projetais d’écrire, mais qui n’osaient dépasser le vestibule de celui-ci, y déposant néanmoins leur valise aussi légère que celle de l’oiseau, tournant sept fois leur cerveau dans leur tête avant que d’avancer un pied, ou bien se hissant sur le rebord du ciel et regardant, regardant le monde.

Je laissais les vrilles des treilles des images s’enrouler autour de mes poignées, mes jambes, se glisser dans ma bouche pour infuser en moi un nuage-cheval courant dans le bleu, ouvrant les cuisses d’argent des étoiles, ou bien pointant du doigt l’indicateur des chemins de peur, la fiole de rides que nous envoie le miroir à la tête.

Alors, chaque soir, je faisais la lecture à mon Aimée, Le Livre entre mes mains, chaque soir, une histoire nouvelle.

 

Plus tard, bien plus tard, après ma mort, un soir, Elle voulut relire les merveilles que je lui contais chaque soir.

Elle sortit le livre de l’étagère où il dormait.

Il était vierge.

Alors, par le livre vide, par les pages blanches, elle se souvint de tout.

 

 

Les choses disparaissent 162 (11)

 

Les choses disparaissent, s’usent lentement, continuent à me regarder, mais leurs yeux se fatiguent, des fois, elles pleurent, les choses, les pierres des murets, les touffes d’herbes, les fleurs, les meubles, les marches d’escalier s’allongent, se rehaussent, les prises de lumière tremblent, les portes laissent entrer plus de jaune, résistent davantage, le jaune devient plus blanc, la nuit plus noire, les étoiles se fondent dans la nuit et le ciel s’arc-boute aux montagnes pour mieux bondir au matin, je m’entends davantage respirer, je perçois, mortelles avec une infinie précision, les bêtes aimées, la mort même s’agite en moi, et toujours le soleil pèse de tout son poids pour m’encourager à croire, à persévérer, à espérer, à me battre, même doucement, mais seule la nuit m’apporte la paix, solo la notte mi porta pace, le repos, une éternité étale sans risque, sans peur, sans espoir même, car ce serait un sursaut dans l’endormissement heureux, la barmaid me sourit en me disant que je sens bon Habit rouge, les humaines aiment mes chemises blanches, les petites filles me cèdent leur place dans le tram, je ne doute pas que, bientôt, un ange se pose sur mon épaule et me roucoule des mots d’amour, puis m’emporte dans ses serres (il en a trois à chaque… pied ? Patte ?), les anges ont les os pleins d’air, et le cœur aussi, comme les vautours, c’est pour ça qu’ils volent si bien, le mien, quand il sera suffisamment haut dans le ciel, il me lâchera et descendra à grands cercles se repaître de mon corps éclaté sur les rochers.

C’est bien de se sentir utile à quelque chose.

 

 

Honny soit qui m’églantine 137 (10)

 

Elle m’attendait sur le chemin de l’école, un peu avant le Carlus – c’est tout construit à présent – au départ du sentier presque effacé, envahi d’herbe tremblante, qui rejoignait le sentier plus grand venu de chez Aurel, et descendait sous Villeneuve, avant de remonter en un long raidillon vers l’église et l’école, composant une marelle sociologique que l’enfant ne pouvait pressentir que dans la révérence, la peur presque, qui touchait au sacré et au savoir.

Au vrai, le Grand Sentier sentait l’encens des enterrements et la craie du tableau noir, mélangeant les pouvoirs noirs et lumineux de la mort et la vie, entre lesquels mes jambes nues lâchement abandonnées aux ronces et aux orties par nos pantalons courts, hésitaient à cloche-pied – fallait-il choisir entre ces deux bâtisses de symbole où des adultes, distincts, mais semblables dans leur visée, aimaient à enfermer les enfants sous La Double Loi de la tête baissée devant l’acrobate suspendu et des mains jointes sous la règle de bois.

École buissonnière, Église des fourrés, nous ne savions pas alors que nous griffer les jambes et décoiffer les cheveux hoquetaient déjà un destin balbutiant entre la voie droite et le bois obscur. La marelle sociologique lançait ses dés blancs à points noirs, de case en case, de palet en palet, de prison en prison.

Loin des coccinelles énamourées du petit sentier effacé de l’églantine qui, elles, nous envolaient vers les yeux mouillés de pluie de celles et ceux qui, plus grand, plus tard, au-delà de l’ogive de poussière bleue du paradis, nous apprendraient à aimer et nous pousseraient vers les amantes douces par-dessus les tombes de la vie.

Ainsi parlait le petit sentier à l’églantine me guettant parmi le chevelu des obligations qui choisissent nos vies quand nous avons sept ans et que le soleil pleut sur le chemin de l’école, délayant nos espoirs Baignol et Farjon dans la bave rose des cistes, huit heures du matin.

Dans l’encorbellement à la fleur immaculée que faisaient les chênes, des oiseaux s’agitaient, se parlaient, s’envolaient d’un coup d’aile, et l’infime battement d’air qu’ils provoquaient délayait le parfum des fleurs blanches jusque dans le ciel au-dessus de l’église et l’école. Ce parfum de liberté habitait le sentier jusqu’en ses hauteurs et l’écureuil venait s’y enivrer, incréé, non savant, entièrement vivant dans le hoquet roux de sa légèreté et son panache seul savait bien me repeigner.

C’est la fleur églantine, berceau de pétales blancs où dormait le bourdon velu au cul noir, sa fragrance aussi légère que le voile des fées qui recouvrait le corps nu tremblant de notre innocence, son cœur d’or greffant le mien de tant d’espérance – et de souci, déjà : la bille allait-elle trouver le trou ? L’attelage miniature de bois allait-il résister au jeu ? Le bras arraché de la poupée de chiffon repousserait-il ? Qu’était cette mort qu’on nous annonçait guetter nos grands-parents au détour de l’incendie échappé des andains ou d’une toux qui ne guérissait pas ? – qui m’a enseigné le secret inviolable de la vie et de la mort.

De la serre de bois de son épine, églantine m’écorcha la main jusqu’au sang, tatouant cet inextricable secret au plus profond de mon âme. Qu’un si petit ergot imprimât dans ma chair la douce chanson éternelle qui accompagne nos pas hésitant, longtemps, tellement longtemps après l’âge des pantalons courts, jusqu’au suaire, m’a éveillé à l’aube de lumière qui nous enveloppe tant que nous savons marcher, aussi vrai que nous sommes, toi et moi, l’arbre du secret qui déploie ses branches à hauteur d’enfant, fleur qui éclot à l’aube et répand le mystère révélé de sa fragrance sur l’éternel chemin de l’école qu’est notre si brève vie.

Au pied de l’églantier fleurissait une touffe épaisse de fleurs blanches cousines, et, Alice s’élançant hors du terrier adulte, je m’étonnais, grandissant instantanément dans le baptême des choses par la dragée des mots, qu’à l’épine de l’aube réponde la rêveuse aubépine.

L’automne, toute abeille partie, bourdon et hirondelle, le fruit rouge orangé attendait la première gelée pour déguster sa confiture. Églantine, églantine, il y a cela aussi désormais dans ma marelle tombée en poussière dans l’or des blés en feu : belle rose deviendra gratte-cul.

Églantine, églantine bénie, redis-moi les mots d’or parmi les pétales immaculés que l’abeille cueille en ton cœur et transporte en le nôtre, pour faire du miel de toute incertitude, et nicher au rucher de notre Si Petit Être le possible de l’amour. Je t’appelle, églantine, la maison qui ouvrit la porte à mes hésitations et mes rêves, buisson givré de printemps poussant sa chance en mon cœur, à égale distance de l’école et l’église, dessinant à travers la forêt où guette l’Ogre et la Sorcière, le chemin de l’imperceptible chance, le mot d’or où mon souffle se suspend.

Voici l’école en sa cour de platanes pour m’ouvrir la porte de ses bras, au matin.

Elle ne sait rien.

L’églantine sait tout.

 

Les temps et le présent véritable 577 (34)

 

… Dormant parmi les sylves, sans chair ni bâton, reine des sources sous le grelot bleu des baies. À mes pieds, les soleils, dans les miroirs d’eau, mâchent les feuilles d’or… Je suis une femme de soif bonne qui erre parmi les sources empoisonnées… une bête trop douce, une louve angora…

Le présent véritable soudain lui apparut dans toute sa tristesse, dans le déchirement de sa chair : le présent véritable est la mort – qui est l’éternité dansant nue sur les choses.

Ce que l’on voit est infiniment mêlé d’un nuage de songes et de hantises, qui brûlent le cœur et rejettent dans l’ombre l’essentiel de la vie.

Car il y a la vie éveillée et l’autre, qui repose son esprit par les sentiers oubliés en marchant les yeux grands ouverts dans la lumière du monde.

 

 

Criant « amour » au bord du monde 18 (4)

 

Parfois, cependant, il m’arrive d’y croire, yeux ouverts dans l’aubier, cœur pulsant dans le roc, mains possédées de cuir, à des mots qui ne relèvent pas de l’ordre de la traduction langagière, tous maudits mots à l’encre, mais de l’écoute et du regard, dans un silence entier, à fond de mémoire, où l’échange le partage à l’incommunicabilité, la compréhension à l’ébahissement, la sidération à la connivence.

Se pourrait-il qu’un livre puisse contenir en puissance tous les mondes possibles et nous les offrir éperdument à écrire par la pluie et le vent des pages effeuillées d’une mise en intrigue qui jamais ne verra advenir le mot fin ?

Alors, croyez-moi, à l’issue du voyage, le mien, le vôtre, dans la chambre de l’enfant apeuré que nous sommes devenus, quand la lampe est éteinte, nous livrant à l’abandon du noir, du désespoir et de la solitude, dans l’attente de l’impossible aube mangeuse d’ogre, sous les couleurs altamirant le monde de quelque espoir d’exception, le bonheur apaisera notre peur, et il sera bleu comme le ciel, jaune comme le soleil, vert comme les arbres, et, de chantourner toutes ces couleurs à pleines mains, l’Être enfin criera amour au bord du monde. C’est le coucou qui me l’a dit.

 

 

Si tu veux 587 (35)

 

Si tu veux apprivoiser le vent.

Plante un cocotier dans le ciel.

Il viendra y jouer de ses longs doigts bleus avec les boules-coco et les palmiers-cimiers à la tête fière.

 

Si tu veux apprivoiser la pluie.

Construis un toit de tôle au-dessus de la tête de celles et de ceux que tu aimes.

Elle viendra y chanter sa peine et sa violence, sa tiède gentillesse,

Son nid de bonheur.

 

Si tu veux apprivoiser le nuage, élève un regard doux et patient,

Tresse une longue plainte, sœur du silence.

 

Mais surtout, n’oublie pas : le vent, la pluie, le nuage ne s’apprivoisent pas.

Ils se donnent selon leurs vœux.

 

 

Bon papa 138 (10)

 

Nous sommes constitués d’essentiels que nous ignorons, qui, parfois, et encore à peine, affleurent délicatement à notre conscience, pour aussitôt regagner nos profondeurs avant même que nous ne les ayons seulement sentis. Ainsi notre vie n’est-elle pas notre vie, mais un ensemble de dons minuscules et immenses, deux fois infinis, dont tel un Aladin d’infortune, les bosses camelines nous randonnent à travers les dunes et les marées du Monde.

Parfois, plutôt très rarement, ma mémoire d’enfant n’étant pas destinataire d’explications familiales d’adultes, il arrivait que je dorme loin des parents, dans la chambre de mon grand-père et de ma grand-mère qui faisaient lits séparés, que je dorme avec Bon Papa.

Ma grand-mère estimant que les vieux sentent mauvais, veillait à une toilette stricte et circonstanciée de son époux et d’elle-même, qu’elle parachevait de larges et sacrées aspersions d’Eau de Cologne, donnant à tous deux et à la chambre entière une atmosphère rafraîchie de citron et de vétiver, recréant une climatologie de fragrance qui m’a accompagnée ma vie durant.

Ainsi mon Grand-Père sentait-il bon, ce qui s’accordait à l’incroyable douceur de sa peau dont le contact nocturne inévitable pour l’enfant agité que j’étais m’étonne encore aujourd’hui et que je n’ai guère retrouvé que dans la peau des pêches et des filles.

Sur ordre de ma grand-mère, il dormait parfaitement immobile, allongé sur le dos, gentil ronfleur qui me laissait me tourner et retourner toute la nuit à la poursuite d’un sommeil fuyant, pris entre son souffle chantant, d’un côté, et, de l’autre, le plâtre du mur dans lequel je gravais secrètement (à mon sens et dans mon innocente candeur) des mots, des voyages, des Îles au Trésor ou au Crusoé, autant de livres lumineux dont le phare épisodique étincelait mes nuits.

Cet homme doux comme de la soie, dormait-il seulement sous le parasol alangui de ses ronflements, ou veillait-il, éreinté par les travaux, sur l’hypothétique seul sommeil qui importait, de l’enfant ?

Que reste-t-il de son séjour terrestre paysan sous les soleils et les météores, les pieds enfoncés dans le labour et le foin, la tête dans une météorologique sapience qui rythmait et programmait son labeur ?

À quoi bon cette stase terrienne scandée par la chaleur et le froid, les pluies vendangeuses et les moissons de peine, les baptêmes et les enterrements, pour ne laisser au bout du conte d’une vie qui désirait ne rien léguer d’autre que l’héritage perpétué, menu et immense, de la terre prise dans le cœur des saisons, et, dans la petite mémoire d’un enfant, que le satin infini d’une peau, qui contrastait avec les crevasses et le cal des mains, qu’un ronflement doux flottant d’un bout à l’autre de la chambre, de la maison, de la nuit, et du Monde, dont il inventait la rondeur parfaite, dans une éternité toute relative de sent-bon.

Par delà les années d’enfance et de la vie qui s’enfuit désormais, aujourd’hui, la question se pose de savoir comment ce ronflement, à genoux dans un nuage de fragrance acide à l’angélique douceur de peau, a fait de moi l’humain que je suis devenu et l’humain que je ne suis pas devenu.

 

 

Faux haiku du jour qui se lève 588 (35)

 

Il fait nuit.

Ma bouche dort.

L’oiseau se pose sur la branche.

Ta bouche se pose sur ma bouche

L’oiseau chante

Il fait jour

 

 

Faux haiku du jour qui se couche 102 (9)

 

La lumière s’adoucit

Au revoir Soleil

La parole se calme

Chanson douce

La lune apparaît

Il fait nuit

 

 

Clémence 471 (28)

 

Son geste resta suspendu dans l’air du matin. Les grains d’orge et d’avoine précipitèrent les poules caquetantes à ses pieds. La cloche vrombit une seconde fois.

Le glas !

Elle se signa.

Blasphème : elle le regretta aussitôt, comme une erreur qui vous a engagé trop loin. Son frère curé condamnait les frôlements, les regards, les pensées même. Son frère n’y entendait rien, dont la fréquentation assidue de Dieu précipitait le diable dans les culottes. Elle connaissait les lèvres de son homme, la rugosité douce de ses mains de paysan sur ses cuisses menues, ses baisers, ses caresses aux seins, ses yeux pleins d’étoiles. La main glissée sous la jupe, il y avait trois semaines, déjà, derrière le presbytère.

Un poing immensément fort lui broya le cœur. Et le poing était plus fort qu’elle. Ses jambes se dérobèrent, elle perdit la respiration. Elle se reprit en s’accrochant à la première chose qu’elle trouva à portée de main – une fourche.

La cloche battit une nouvelle fois, et son corps tout entier était la langue de bronze de la cloche. Elle se redressa, regardant vers le nord, l’est, où il était parti. Cela ne faisait plus aucun doute pour elle : il était mort. Elle entra dans la ferme s’habiller en dimanche.

 

Elle prit la route du village, à la rencontre du maire qu’elle savait croiser en chemin venant porter la nouvelle à la famille voisine – la famille de son homme. Elle ne pouvait pas attendre.

C’était un matin de presque fin août. La chaleur commençait à monter. Bientôt, elle serait écrasante. Le ciel était déjà blanc comme un linge de messe. Elle imaginait l’homme sur la charrette attelée au cheval. Il s’appelait Pataud. C’était un percheron âgé, qui ne dormait plus debout, torturé par des rêves dans lesquels il se voyait marchant sur le toit de son étable, tentant vainement de s’envoler dans un ciel de liberté, ou parfois battu par le maquignon qui venait le chercher pour l’équarrissage. En fait, il rêvait presque toutes les nuits qu’on allait le manger, il le voyait bien dans les yeux des hommes et des femmes, des enfants mêmes : on avait déjà commencé à le manger.

 

Elle aperçut la carriole bleue en tournant le sentier qui débouchait sur le chemin du Carlus.

Le craquement clair et régulier des roues cerclées de fer de la charrette s’imprimait directement, par quelque mécanisme complexe, dans son cœur, y traçant des ornières profondes. Le brave homme la salua de loin d’un geste hésitant. Quand elle parvint à la hauteur de l’attelage, emmaillotée dans l’odeur délicieuse du cheval, elle leva les yeux vers le maire. Il tordait son béret dans ses mains, comme son cerveau et son cœur. Il savait qu’elle savait, mais n’arrivait pas à le dire.

Caressant le cheval entre les oreilles, les mains dans le crin dur, elle interrogea l’homme du regard. Il cligna des yeux pour lui confirmer la nouvelle. Il renifla. Elle renifla à son tour, les yeux mouillés.

— Tu salueras tes parents et les vieux, réussit-il à dire en tentant de lui caresser la joue, c’est terrible lui si jeune qui partait tellement content et que la mort l’a pris si tôt…

D’un claquement de langue, il fit repartir le cheval. Le cheval lâcha un vent sans bruit. L’odeur de l’herbe digérée, de la luzerne, de l’été s’en allant enveloppa la carriole qui reprenait la route, laissant derrière elle un nuage léger de poussière d’or. L’attelage tourna dans le sentier, disparaissant à sa vue.

 

Alors, elle voulut mourir. Il n’y avait rien d’autre à faire. À quoi bon les hivers interminables aux labours gras, les étés lourds dans les orages, les automnes coloriés de vendanges, les printemps mêmes aux aubépines. Devenue gratte-cul, poussière d’été, belle rose, boue de cimetière.

Elle se jeta sur la terre de la route nue. Cela ne suffit pas. Il ne suffisait pas de vouloir mourir pour mourir. Elle se souvint de l’espèce de puits à la Grèzes que les paysans utilisaient pour puiser l’eau nécessaire au sulfatage des vignes à la bouillie bordelaise. Elle se dit qu’il y ferait frais avec cette chaleur qui montait. Elle n’avait jamais aimé la chaleur. Sauf celle qui l’avait envahie, il y avait de cela trois semaines, quand il l’avait serrée dans ses bras, caressant ses seins, ses cuisses. Oui, c’était la première fois qu’elle avait aimé la chaleur.

 

Elle quitta la route pour le sentier des vignes, gagna le puits à travers les buissons où elle déchira sa robe des dimanches, le linge blanc de l’église, les hosties mêmes, le bénitier, les cancans des vieilles. Et un homme marchait au milieu des buissons avec elle, traînant une croix à baïonnette dans les orties.

Le puits était recouvert d’une simple bonde munie d’une poignée de fer. Elle la fit glisser, libérant le trou. Il était noir et froid. Une odeur d’eau croupie monta jusqu’à elle. À quelques mètres sous l’ouverture, l’eau était immobile, mais pleine d’yeux vigilants et patients. Elle se planta au ras de l’ouverture, l’avant des pieds à demi dans le vide. Elle se balança doucement, se berçant en chantonnant à voix basse. Regardant sous elle, elle aperçut les yeux. De grandes prunelles qui dévoraient tout l’espace de la surface immobile. Il y avait des mains aussi, ou bien était-ce des bras ? Ils étaient noirs, mais paraissaient accueillants, gentils. Aimants ?

Elle regarda le ciel. Il était de plus en plus blanc. Linge d’église, robe du dimanche. Âme falote de son frère. Alors, toujours chantonnant, elle accentua son balancement de berceau. Elle tomba doucement. Elle ne sentit pas le contact de l’eau, la surface noire se refermant sur elle, l’air qui s’échappait de se poumons pour rejoindre le ciel blanc. Dedans, la Vouivre, La Jeannette Aux Dents Vertes referma ses bras et ses cheveux autour de son corps.

 

Le maire arrêta la charrette dans la cour de la ferme du jeune mort tout neuf.

Il n’avait plus de mains pour caresser les seins, les cuisses, plus de bras pour enlacer.

Apercevant l’âme bleue qui nageait hors du puits de la Grèzes vers le ciel blanc, Pataud poussa un hennissement faible, inachevé, brisé net par son cœur qui explosait dans la lumière d’août, et la grosse bonne bête s’effondra comme un monde s’endort.

 

Clémence lui tendit la main.

 

 

Cahier de printemps au serpent non-constrictor 53 (6)

 

Mon cahier de printemps est de pâte de papier, un long lacet le protège (ou l’étrangle) lorsqu’il est refermé et, lorsqu’il ouvre ses ailes d’oiseau, s’en va toucher et voir le monde. Assurément, c’est un cordon ombilical qui se nourrit de l’Être.

Gentil serpent maigre, il niche sur les rochers, les branches, les tables où je me pose, rapportant dans le sourire de sa douce gueule sans crochet les enfants qu’il me fait pour le cahier et, de ces appâts rubiconds et appeaux bleus, je fais alors mes enfants de mots au livre futur qui dort encore dans mon ventre.

Quand il sera né, je l’exposerai dans un nid à la pluie et il redeviendra papier, feuille qui sait.

 

 

 

Monde en feu 589 (35)

 

Le monde prend feu avant que n’apparaissent les premières étoiles.

Chaque soir, le monde s’en finit. Chaque nuit, le monde s’en commence.

Dans le mi-temps de ce balancement, l’amour pousse son lit.

C’est cela que dit ma chanson, au premier essai de le chanter juste.

Qu’en est-il du chant de l’oiseau ? Qu’est-ce qui y veille ?

Que s’y dit-il entre joie et peur, prédation et vitalité ?

Qu’est-ce qui nous émeut en ce tremblement vif, ces trilles s’enroulant autour du cerisier, du moindre poteau, du ciel – du monde ?

Des notes du merle, au matin d’avril, au récitatif ondulant du rossignol de décembre, qu’est-ce qui coule dans le lacis de notre sang, apaise l’écheveau de nos nerfs ?

S’enroule autour de notre cœur ?

Le chant de l’oiseau est notre credo païen, l’affirmation de l’amour indiscutable qui agite le temps et emplit l’espace, l’élan dont la vie a besoin pour découvrir à chaque instant le monde, la lente modulation de la vie en sa Grande Santé, le respir soucieux et noir de la mort s’engouffrant de toutes ses petites mains en notre gorge, l’étouffement.

Car le chant de l’oiseau étendu à l’éternité et l’infini serait trop terrible, et seul le silence qui lui sert de tremplin et d’élan nous en offre le sens ultime.

Le chant de l’oiseau est tout juste l’épanchement de la soif qu’appelle le silence.

 

 

 

Les quatre mousquetaires 249 (15)

 

Les quatre goélands passent à la même heure exactement sur la même trajectoire que le premier soir où je les ai aperçus, descendant vers la ville et la mer. Cette ponctualité et ces mêmes coordonnées laissent entendre qu’ils ont une connaissance précise et fine de l’espace et du temps, de leur position, leur destination, leur vitesse… Quoi d’autre, encore ? Leur vol brut a, de même, le sens aigu de la beauté, de la puissance, d’un contrôle et d’un savoir souverains, majuscules.

La vraie question n’est-elle pas plutôt celle de mon étonnement, de mon anthropocentrisme étriqué.

D’un autre côté, il m’arrive souvent, toujours, de passer au même endroit à la même heure pour me rendre à la même destination. Je n’en suis pas souverain pour autant, distancié, détaché, comme porté par mon déplacement, sans souci de ma hauteur d’intention, de la beauté de ma sagesse, d’ailleurs, me concernant, il ne s’agit pas de sagesse, tout juste, à peine, d’une nécessité qui se réplique, d’une répétition qui se sait nécessaire.

Alors, pourquoi cela ne m’apparaît pas ainsi les concernant ?

Pourquoi ces quatre mousquetaires sont-ils plus beaux, plus dignes, fiers sans forfanterie, que la fieffée croquignolade de l’écrivant ?

Pourquoi les bêtes ont-elles cette flamboyance silencieuse qui me cloue au sol ?

Ce détachement souverain de celui à qui il importe peu d’être observé, à qui il importe de ne pas être observé ?

Peut-être que je touche là au précieux, unique, supérieur, désintéressé – vivant – sens de l’Être pour l’Être qui ne cherche pas de sens.

Les quatre goélands sont le Vivant et le Souffle, le déploiement de l’Être dans l’Espace et le Temps.

La suprême qualité de l’indifférence à la qualité.

Une exhibition de l’Être à lui-même qui prend la forme de l’oiseau et du vol.

Une autre manière, tellement plus élégante, légère – qui sans doute nous a inspiré l’invention des anges – pour la beauté de se dire sans l’usage des mots. Le silence fait vol. L’idéal que les philosophes ne peuvent atteindre. L’enclume des signes, des mots, notre transformation de l’air qui fait voler en air qui fait tomber.

L’expression du Vivant Fils du Ciel et de la Terre.

Le vol, beau.

Le beau, volant.

 

 

Soir 306 (18)

 

La lumière se fond dans l’obscurité, le jour en nuit, la couleur en indistinction, le jaune en blanc, le blanc en bleu, le bleu en gris, le gris en noir. Par secousses et non pas en un mouvement continu.

En cet instant, il y a une stase, les couleurs du jour tiennent encore, le blanc de la page est lumineux, presque luminescent. Le monde contient encore l’idée de couleur. L’esprit du multicolore.

Brusquement, la lumière de la page s’éteint, le blanc pâlit, fond dans l’obscur bois du monde, caramel sur glace noire.

Les ultimes blancheurs tremblent, ne résistent plus, abdiquent.

Brusquement, tout se fond.

Comme l’exige Le Dieu qui a créé, on ne distingue plus un fil blanc d’un fil noir.

Sauf Brigit la poétesse et Atropos à qui on immole des brebis noires, mais qui préfère se nourrir d’humains.

Qui te préfère toi.

Alors l’Être s’agenouille et prie.

La fenêtre jaune s’allume.

 

 

Bonne nuit, nuit 405 (25)

 

Amour de la nuit, chambre noire, yeux grands ouverts, jetant de la lumière, pacifiant l’obscurité, l’apprivoisant, transfusant ténébre en violine de nuit de noël, tout est calme, reposé, parfois, à peine, quelques chants de grillons, un oiseau de nuit, un bruissement continu coule sur le monde, un sentiment d’immense apaisement, une fourrure qui habillerait l’espace autour de moi et des mamelles nourricières lactées et tiedes me nourissent, et par-dessus tout, cette sensation de l’éternité, du temps suspendu, balançoire arrêtée, obscurité bouche bée, la chambre sans contour, la respiration qui récite mon endormissement, s’étonne de n’avoir pas oublié le rythme des endormissements impossibles de l’alcool, arrêt sur espace, arret sur temps, pensées qui s’éteignent une à une, ampoules d’obscurité diffusant leur douce noirceur sur l’arbre de noël de la nuit, guirlande d’ampoules de pensées de nuit s’éteignant, une à une, lucioles endormies brusquement sur la branche, nuit dormant dans la chambre dormante, Beau au Bois, l’écureuil s’enroule avec de minuscules gazouillis, son édredon de feuilles sous le bras, des oiseaux viennent se blottir contre moi, et les chats ne chassent plus les oiseaux, ronronnent seulement, il y a des rats au ventre blanc, aussi, à la douceur immaculée, tellement que si tu la touches tu tombes évanoui, même toi, un lilas a poussé qui traverse le lit, une très discrete fragrance, des pétales de rose descendent en voletant sur les bêtes au souflle régulier, sur moi aussi, le pardon à la brute, le miracle au barbare, le drap souple et frais du ventre de la nuit se déploie et met la voile dans un claquement au ralenti qui semble un coup de langue à l’amour rond des choses disparues, le mat s’arque un instant, et le bateau, chambre, maison, monde, glisse dans la nuit, vogue au étoiles, et toute veille même s’endort.

Bonne nuit, nuit.

 

 

La boîte aux lettres 307 (18)

 

Je croise P’tit Pierre, ou P’tit louis, je ne sais jamais, en allant relever la boîte aux lettres où il n’y a rien, il me dit bonjour sur le chemin qui le ramène chez lui. Je crois qu’il a un peu peur. On lui a appris Chaperon rouge, Loup et tout ça. Il est 13 heures, ce vendredi, début juin, fin de l’école et beau bonheur de week-end à venir, le soleil l’a promis. Quand il m’a croisé, j’attends un peu puis je le regarde depuis la boîte aux lettres monter le chemin vers sa maison et jouer du pied avec l’herbe coupée, un caillou… Il a dix ans, non même pas, et je vois distinctement, une petite boule de semence humaine qui s’est étirée distendue a gonflé, s’est fait pousser des membres une tête des mains… Il y a un petit sourire aussi, perché quelque part, des yeux pour tout dévorer et transformer en bleu. Je vois bien que c’est moi il y a tellement de temps désormais qui rentre de l’école et joue du pied dans un caillou qui veut se faire apprivoiser et que je ramène doucement à la maison. Il y aura une barre de chocolat, une tartine de pain, le monde grésille, chante, les oiseaux, le soleil coule sur les combes fraîches et sombres, sûrement dedans tapi, il y a Loup, qui va relever son courrier après avoir déjeuné d’un Chaperon rouge égaré, peut-être qu’il le garde pour son après-midi, à l’époque je ne savais pas, c’est mon souvenir qui déconne un peu, une musique aussi descend du bleu, rebondit entre les nuages – eh oh, tu ne vas pas entendre des voix aussi, tant qu’on y est –, non, la musique se frotte aux arbres et tombe dans l’herbe qui mâchonne les fossés, cette musique, je le sais depuis, c’est l’idée que je me faisais de la mer avant de l’avoir vue, quelque chose, quoi ? Qui se moque des distances des limites et qui bougonne avec du sable et des galets, elle fait des pâtés avec mon cœur d’enfant, la mer, les grillons me susurrent des choses directement dans la tête sans passer par les oreilles, parfois entre garçons on pisse dans leur trou pour se venger de ce qu’ils veulent nous faire croire, les hirondelles dorment sous un nuage le bec ouvert, c’est début juin, tout dort, je crois, sauf moi et la musique qui me recouvre, je crois que c’est la noyade, d’abord la mer, il faut que je me secoue, je pousse le caillou, je suis presque arrivé, si j’arrive à la maison, Loup ne me rattrapera pas et je serai plus mort, il y aura du café coupé avec de l’eau glacée, une maman pâtisserie debout sur le seuil de la porte les poings sur les hanches, ronde, souriante, repue, je me demande si elle pas mangé Loup en plus du chaperon rouge et si elle a pas fait l’aller-retour à la mer entre midi et maintenant, sous la treille qui bourdonne d’abeilles, pour rapporter une petite noyade, juste pour rafraîchir ce début d’été en avance sur la pointe des pieds, je sais vaguement que je viens d’elle, quelque part là-dedans, que c’est elle qui m’a fait, et mon père doit y être pour quelque chose, aussi, souvent je le vois lui prendre la main, lui poser un baiser sur le front, comme Loup avec Chaperon rouge, il me reste la dernière petite montée du chemin, et je me sens fatigué, plus la force de pousser le caillou, je ne vais pas y arriver, impression de revenir à une boule indistincte qui roule sur le chemin, avec presque plus de membres, presque plus de tête, à peine un sourire haut perché, qui s’envole doucement au-dessus de ma tête vers les nuages, le ciel, la mer, la noyade, la toute dernière noyade. Décidément, il n’y a jamais rien dans cette fichue boîte aux lettres.

 

 

Le monde tel qu’il est écrit 19 (4)

 

Tome 1 – Il y aura des jours bleus

 

Il y aura des jours bleus où les fleurs de mimosas éclabousseront le ciel, milliers de petits soleils pimpillant et les merles joueront leurs trilles en forme de cœurs pour le seul bonheur de nos oreilles ouvertes et les herbes de partout répandront leurs clochettes tintinnabulantes sans besoin de la barbe des vieux dieux aux mains dégoûtantes de sang et le café sera chaud à tes lèvres et un rayon de lumière caressera élégamment la pointe de tes seins, et le bonheur alors sans doute apaisera notre peur et il sera bleu comme le ciel jaune comme le soleil vert comme les arbres et de patouiller toutes ses couleurs à pleines mains nous ferons notre monde à vivre – reviendront.

 

 

Le monde tel qu’il est écrit 20 (4)

 

Tome 2 – Il y aura des jours bleus

 

Et voilà que le monde est comme je l’ai écrit.

Ce matin, la chambre est envahie de lumière qui danse et plane sous un ciel immensément bleu, paisible, savant, heureux d’elle.

Sans doute conviendrait-il de se taire, de ne plus écrire, de ne plus faire silence même, lorsque celui-ci n’est que renoncement aux mots, et laisser les choses et Le Monde se peindre, couler et s’épandre en couleurs de pure lumière. Le trajet qu’il emprunte va des yeux au cœur et il inonde comme un soleil de plénitude, un rêve ne demandant qu’à advenir dans le plan de la réalité la plus immédiate et évidente, un livre qui sent bon et dont nous sommes les personnages heureux.

La chambre grande ouverte sur le monde nous berce de bleu et de jaune. Le peintre des couleurs se roule dans le lit, effleure, caresse, prend nos corps, et, ainsi éclaboussés de merveilles, nous nous endormons comme après l’amour dans l’éternité de l’instant.

 

 

Le chevalier mélancolique et le serpent 261 (16)

 

Quand viendra-t-il le temps de décrire l’amour, du premier coup le chanter juste ?

L’après-midi s’étire dans l’azur et le vert avant de glisser dans le soir.

Le chevalier mélancolique est tombé de sa monture.

Navré, il tente de reprendre ses esprits en se jetant de l’eau du ruisseau sur le visage. Elle est si fraîche.

Les femmes viennent en retirer les gourdes de vin qu’elles y ont glissées depuis le matin, pour les porter aux moissonneurs trempés de sueur. Même les faulx, les faucilles, les râteaux transpirent.

Le champ de blé est tout juste en face du chevalier, de l’autre côté du ruisseau, au-delà de la rangée de peupliers haletant dans les ris rares du vent de fin d’après-midi.

Ses habits multicolores flottent dans l’air autour de lui, rouge, jaune, bleu, vert, son heaume représentant un chat vigilant assis sur son séant a roulé à quelques pas, faisant peur au cheval qui a fait quelques sauts de côté. La bête est grande et lourde, la tête haute et fière, le caparaçon aux couleurs du chevalier descend jusqu’à terre, laissant voir néanmoins les franges blanches et ocres au-dessus de ses sabots. C’est un serpent vert et jaune, une jeune couleuvre qui l’a effrayé. Elle s’est enfuie dans le ruisseau, vivement, ondulant sans effort au fil de l’eau.

Revenant à lui, le chevalier songe que la couleuvre aurait toute sa place sur son blason de gueule sur sable, entre les pattes de la chatte trônant sur le heaume.

Ne sont-elles pas faites pour s’entendre ? Pour composer en quelque sorte une image, une métaphore vivante de cela même qui est divers dans l’amour, étrange, improbable ?

Ce qui, de l’impossible, advient.

Cette composition ferait un beau cadeau pour sa Belle, un tableau dans une gemme, une miniature sous une bulle cloche transparente, dedans laquelle il neigerait des instants magiques, des caresses, mais jamais ô grand jamais les flocons noirs des regrets.

C’est entendu.

À son appel, le grand cheval s’approche, encensant de la tête, frottant ses naseaux humides sur son visage. Le chevalier remonte en selle, installant l’œuf béni de son histoire d’amour contre son sexe. L’œuf chante doucement, il chante l’œuf.

Le tableau tremble un instant encore dans la Grande Lumière de l’après-midi des moissons du champ près du ruisseau, Aoussil sans doute, Aoussil encore, Aoussil toujours.

Le chevalier se met à chanter. Le cheval à son tour reprend le refrain. Les moissonneurs et les femmes. Bientôt, ce sera l’azur et le vert. La couleuvre mouille de sa langue la page à tourner sur laquelle le chansonnier notera les paroles et le rythme. Le soleil passe à l’Ouest.

 

Les saisons de Saint-Jean 539 (31)

 

Les cinq escaliers de Saint-Jean vers le sommet de la presqu’île. Quatre montent vers le sémaphore : deux vieux aux marches longues et lentes, l’un plus moussu, l’Allée herbeuse des roses, l’autre, le rouge Cirith Ungol raide et terrible. Le dernier, celui des Chats – en bas habitent en liberté trois ou quatre matous qu’une association vient régulièrement nourrir, et à qui nous amenons à chacune de nos visites, une boîte de pâté – est un escalier uniquement descendant. J’ai découvert depuis peu le Santa Maria qui démarre à l’angle d’une villa de ce nom. Sans doute y a-t-il alors aussi quelque Pinta et Esméralda ? Les escaliers constituent un système à la Tchouang Tse : bien que trente rayons convergent au milieu, c’est le vide médian qui fait tourner la roue. Je me demande si ce système aux composantes encore invisibles et inexplorées ne fait pas partie du complexe des grandes lignes et des souterrains cosmo-anthropologiques sacrés, les grands savoirs architecturaux oubliés qui relient Filitosa, Montségur, l’île de Pâques, Karnak, Machu Picchu, le Gozzi, avec pour centre, bien sûr, l’éternelle pyramide de la ratapignata.

Pris l’escalier descendant des chats dans le sens inverse. Drôle de sensation.

 

 

Avrile 163 (11)

 

Au-delà des tristes explications physiques, qu’est-ce que le bleu ? Le ciel ? Quelle est leur parenté avec le temps, le passé, l’aujourd’hui, le présent ? En quoi sont-ils les mêmes, où différents, de ce qu’ont connus ‘Mam et ‘Dad, et les générations passées ? Le bleu est-il le même aujourd’hui qu’hier ? Quelle est sa proximité avec moi ? En quoi est-ce que je vis dans le bleu et l’azur ? En quoi me survivra-t-il ? Je ne suis pas un nageur du bleu et de l’azur.

 

Tout juste peut-être un noyé anonyme, un de ces petits coureurs en plastique que je déplaçais au gré de mon enfance sur les routes de terre creusées dans le sol herbeux devant la maison, l’été, sous le regard du ciel blanc des vacances, juillet, août. Une bille de verre, parfois, cherchant son trou dans le préau de l’école. Un brin d’herbe dérivant dans l’eau de la rivière, un parfum de menthe ou de fenouil, une araignée d’eau, une journée de fenaison, un matin d’école – de tout cela il me reste un parfum, une sensation, une couleur, gris bleu – la zébrure du temps, guettée par quel lion ?

 

Premier début de nuit de printemps couché sous le ciel sur le lit de soleil. À ma droite, la maison se dresse comme un archétype, l’accent circonflexe du toit, en dessous, les deux fenêtres dont une éclairée. Encore au-dessous, deux portes-fenêtres, la façade blanche, éclairée par la lune croissante et les lumières de la ville. La maison donne plein est, sur la prochaine journée, confiante, espérante, optimiste. À ma gauche, la rambarde de la terrasse est faite de jeux de structures en tuiles, comme un moucharabieh, au travers duquel je vois les collines dans le noir d’un côté et de l’autre les lumières de la ville. Au-dessus, c’est la nuit noire, sans véritable étoile, avec une planète perdue au levant, sans doute Jupiter. Partout chantent les grenouilles et les grillons. Avril s’en va, je m’en vais avec elle (avrile est femelle). La maison, elle, croit en demain. Voilà venue la saison où je n’aime pas la promesse du jour, où je n’aime que la nuit noire maximale de trois heures du matin.

 

Et il vit que cela était bon.

Et il y eut une nuit.

Et il n’y eut pas de matin.

 

 

L’avant-dernière femme de La Barbe Bleue 262 (16)

 

Chacun devrait pouvoir écrire sa cosmologie intime, miniature, portative, le découpage de l’année suivant ses souvenirs, son enfance, les regrets, les tics et tocs, les points cardinaux de sa vie passée, les rituels. Composer ainsi un calendrier à l’image désuète de celui des PTT de nos grands-parents : Petits Traumas Tyranniques, Perte Transitoire du Temps, Potlatch Tout Timide…

Cela ferait comme des Atlas intérieurs, avec leurs continents, leurs océans, et les Grands Ancêtres fondateurs des Grands Luminaires, de la séparation d’avec les animaux, de la différence des sexes et les axes qui relient le ciel à la terre, Yggdrasil, le poteau central, la Grande Marmite, le serpent entourant le Monde, la gueule grande ouverte… Ginnungaggap, je crois… Ça pourrait s’appeler Alice en ses saisons ou le calendrier hors du temps. Ou Plume d’ange à l’encrier…

 

Tome 1 : La valise déposée devant la porte de l’éternité relative

Tome 2 : Anatomie de l’éternité relative

Tome 3 : Métaphysique de l’éternité relative

Tome 4 : Annuaire des Gares Dont On Ne Part Pas et de celles Où l’On n’Arrive Jamais.

Tome 5 : Annexes : onomastique, taxonomie des êtres et des choses, table des correspondances. Index majeur.

 

 

Marchand de glaces 540 (31)

 

Pas un souffle de vent. La mer est étale. Bleu. Grise. Verte. Il n’est que huit heures du matin, mais le soleil cogne déjà comme sur une route de goudron. Une marche dans le feu. Le chemin qui court entre les rochers est pourtant aisé à parcourir. Bien dallé, il nous porterait plutôt gentiment jusqu’au Phare. Mais la chaleur est tellement violente et intense que j’aurais aimé marcher dans un réfrigérateur. J’y aurais fait deux trous dans le bas pour y passer les jambes et deux sur les côtés pour les bras et pour le porter.

— Il faudrait une sacrée rallonge, elle a dit sans rire.

— Non, il y aurait des panneaux solaires dessus, ça le rechargerait en permanence. Tu imagines avec le soleil…

On a continué le chemin.

Dans le recoin où démarre l’escalier qui mène au Phare et où tout le monde s’arrête pour pisser, il y avait des promeneurs qui s’étaient croisés là, les uns montants, les autres descendants et qui papotaient. Il ne savait pas qu’ils discutaient au milieu des chiottes des autres.

On a fini par arriver au Phare.

Le soleil coulait sur le monde comme de l’or fondu qui ne le rendrait pas riche.

On est tombé sur la carriole d’un marchand de glaces à l’ancienne garée là. C’était lui qui avait descendu l’escalier pour aller discuter avec ceux qui montaient.

On lui a volé le camion de glaces et on est allé se les manger à 10 km de là dans un recoin vert à l’ombre.

On a été malades.

 

 

 

Le silence 164 (11)

 

Le silence est peuplé de nos voix, toutes nos voix, de nos échos, du cri des bêtes et du roulement des météores.

Existe-t-il un silence véritablement silencieux ?

Gorgé de lui-même, sec et aérien, tout pareil à une bulle bleue.

Qui soit à la fois le fond et la forme.

Qui se passe d’image, même des étoiles, même du ciel, même de la mer.

Même du bleu.

Même de toi.

Le silence ne peut se passer de la personne aimée, s’en distraire, s’en dispenser.

Le silence vibre en silence dans le silence, bruisse sans bruit, en expansion, une respiration soulevant la poitrine.

L’artiste est celui qui ramène Notre Silence Primordial à la vie et la vie au Silence Primordial. Il est le puisatier et celui qui remonte l’eau noire du puits à la lumière. Il est celui qui révèle, peint, écrit, chante, le silence, le caché, l’obscur, l’invisible, jusqu’à le rendre aveuglant.

Éblouissant.

Le choc devant une œuvre d’art tient précisément de cet éblouissement.

Le silence intact et plein de tous les silences et qui les autorise tous.

L’artiste est ce restituteur du silence qui autorise toutes les voix.

Je crois que l’amour aussi.

 

 

 

 

Le tableau qui disait tout 13 (3)

 

Armand dit que le tableau suspendu au-dessus de son lit (environ 1,50 m x 75 cm) contient en puissance toutes ses œuvres, passées, présentes et à venir, et constitue une source d’inspiration continuelle. Le format évoque un peu le « Tu m’emmerdes » de Marcel Duchamp, mais peut-être n’est-ce là qu’une illusion de ma mémoire. Je comprends ce qu’il veut dire en me lâchant cela et je cours, à tous yeux, à toutes mains, à toutes jambes, à tout cœur et à toute intelligence, à sa surface, dans son épaisseur, ainsi qu’en une topographie au relief complexe, un territoire avec ses dénivelés, ses vallées, ses sommets, ses couleurs différentes et variables, ses étés et ses automnes (car ce sont les saisons du tableau, le printemps étant toujours sur le point d’éclore au bout de ses pinceaux, ses crayons, ses doigts ; l’hiver étant en son cœur d’homme foudroyé par les pertes de sa vie qu’aucun bonhomme de Noël ne viendra enfantiller d’une hotte de cadeaux d’illusions), et la possibilité de s’y enfoncer toujours plus, ainsi qu’un plongeur voit s’ouvrir sous ses brasses un paysage inconnu.

Se pourrait-il qu’un livre puisse, lui aussi, ainsi que le tableau, contenir en puissance tous mes livres possibles et me les donne continuellement à écrire par la pluie de ses pages feuilletées ?

Las !

Ce n’est que mon corps, un sac, épinglé au mur, ainsi qu’un épouvantail qui, toute ma vie, m’aura regardé passer et vieillir, passer et partir, lui emprunter son liquide vital pour m’en faire un sang d’encre.

 

 

 

 

L’infini de trois heures du matin 406 (25)

 

Il y a, entre deux heures et trois heures du matin, une stase du temps qui s’étire et s’allonge, ainsi que dans un lit chaud lorsqu’il fait froid ou dans des draps frais lorsqu’il fait chaud.

Si on se laisse bien aller, on se sent alors enfler, grandir aux dimensions de la Maison, d’abord, puis du Monde, par un tube secret qui nous relie à l’univers.

Alors, les choses et les mondes passent, s’échangent, s’écoutent, vivent.

Et soi avec.

Puis finissent par arriver les trois heures de la nuit, un coq chante au loin, un autre plus près, les orbes tournent en grinçant, les étoiles clignotent, le vent glisse dans le jardin, les arbres s’étirent.

Le Temps est revenu.

 

 

Having a sense of myself 263 (16)

 

À l’hôtel ce soir-là, tandis que tombait la nuit, la tristesse soulignait son sourire rouge sang de lame de rasoir dans la grande glace de la salle de bain. Nu, je scrutai l’avancée de l’âge, la scarification des rides (beau visage de vieux