Nouvelles de Serbie - Collectif - E-Book

Nouvelles de Serbie E-Book

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Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture de la Serbie.

Au cœur des Balkans, la Serbie fut le carrefour de plusieurs civilisations pendant de nombreux siècles. Ce pont entre Occident et Orient, entre Mitteleuropa et Méditerranée, a aussi été un endroit stratégique convoité par les plus grands empires de l’époque. L’Histoire de ce pays figure parmi les plus tragiques qui soient en Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, la Serbie antifasciste devint l’une des six républiques (Serbie, Slovénie, Croatie, Bosnie, Monténégro et Macédoine) de la Yougoslavie de Tito, fédération dont l’éclatement dans les années 1990 engendra une guerre meurtrière et destructrice, jusqu’à l’indépendance de la Serbie en 2006. Avec un tel passé et de telles influences, il n’est pas surprenant que les créateurs fassent preuve d’une imagination débridée, dont les propriétés seraient le métissage de l’âme des Slaves du sud, une certaine métaphysique des Balkans et la cohabitation voulue des genres. Tous les auteurs de ce «Miniatures Serbies» disent cette réalité, cette vitalité de la Serbie.

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles serbes de la collection Miniatures !

À PROPOS DES ÉDITIONS

Créées en 1999, les éditions Magellan & Cie souhaitent donner la parole aux écrivains-voyageurs de toutes les époques.

Marco Polo, Christophe Colomb, Pierre Loti ou Gérard de Nerval, explorateurs pour les uns, auteurs romantiques pour les autres, dévoilent des terres lointaines et moins lointaines. Des confins de l’Amérique latine à la Chine en passant par la Turquie, les quatre coins du monde connu sont explorés.

À ces voix des siècles passés s’associent des auteurs contemporains, maliens, libanais ou corses, et les coups de crayon de carnettistes résolument modernes et audacieux qui expriment et interrogent l’altérité.

EXTRAIT

J’ai fait un rêve où un type moustachu, un Bourdouch tout craché, sautait ma Milka comme un sanglier. Vu que leurs halètements m’empêchaient de me rendormir, j’ai fini par me lever et par tirer furieusement sur la couverture, découvrant le dos velu du Bourdouch. Tu as pris ma femme, soit, mais je ne te donnerai pas la couverture !
J’ai jeté la literie sur mon épaule et, pieds nus, je suis passé en titubant à la cuisine. J’ai mis deux chaises l’une à côté de l’autre, j’y ai étendu le drap, j’ai retapé l’oreiller et je me suis couché en me couvrant par-dessus la tête. Peu après, Milenko est entré dans la cuisine et, comme si je n’étais pas là, il s’est mis à farfouiller bruyamment dans le frigo. Il a sursauté quand, sous ma couverture, je me suis mis à pester : « Ferme ce frigo, tu me fais geler les pieds ! »

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Avant-propos

Au cœur des Balkans, la Serbie fut longtemps le carrefour de plusieurs civilisations et cultures, un pont entre Occident et Orient, entre Mitteleuropa et Méditerranée, mais aussi un espace stratégique convoité par les plus grands empires de l’époque. Sa capitale, Belgrade, qui s’étend au confluent de la Save et du Danube, est dominée par une vieille forteresse où se mêlent les architectures celte, romaine, slave, turque et autrichienne, résumant à elle seule cette stratification historique.

L’histoire de ce pays est parmi les plus tragiques qui soient en Europe. Au Moyen Âge, les Serbes avaient constitué un puissant État qui connut son apogée au XIVe siècle sous le règne du tsar Dušan, avant que les Ottomans conquièrent le pays et le gardent sous leur joug jusqu’au XIXe siècle, lorsque la Serbie devint indépendante. Après la Première Guerre mondiale, les Serbes, les Croates et les Slovènes se rassemblèrent autour d’une monarchie qui prit le nom de royaume de Yougoslavie en 1929. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, la Serbie antifasciste devint l’une des six républiques (Serbie, Slovénie, Croatie, Bosnie, Monténégro et Macédoine) de la Yougoslavie de Josip Broz, dit Tito, fédération dont l’éclatement dans les années 1990 engendra une guerre meurtrière et destructrice, jusqu’à l’indépendance de la Serbie en 2006.

Avec un tel passé et de telles influences, il n’est pas surprenant que les créateurs fassent preuve d’une imagination débridée, dont les propriétés seraient le métissage de l’âme des Slaves du Sud, une certaine métaphysique des Balkans et la cohabitation voulue des genres. Goran Bregović, compositeur d’inoubliables musiques de films oniriques d’Emir Kusturica et génial mixeur du folklore balkanique avec son Orchestre des mariages et enterrements, en est la parfaite illustration. Bregović et Kusturica sont tous deux nés à Sarajevo et vivent à Belgrade.

Il y a une vingtaine d’années, il eût été plus facile de parler de la littérature de cette région dont la vraie patrie était le serbo-croate, langue officielle de la Yougoslavie, creuset de plusieurs langues. L’exercice est plus délicat aujourd’hui que la Yougoslavie n’est plus, et que la Serbie est un pays parmi les autres. Le cas le plus extraordinaire de ce « melting pot yougoslave » est sans doute l’un de ses plus grands écrivains, Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961. Ses romans, Le Pont sur la Drina, La Chronique de Travnik, ou ses nouvelles, L’Éléphant du vizir, sont considérés comme des chefsd’œuvre. À la manière d’un conteur oriental, Ivo Andrić scrute autant les profondeurs opaques de la Bosnie ottomane et autrichienne que les ruelles et les faubourgs de Belgrade, évoquant ainsi la prodigieuse diversité de cet endroit du monde. Aujourd’hui, on récompense le meilleur recueil de nouvelles écrites en serbe par un prix qui porte son nom.

La forme courte, qui a son festival international avec Kikinda Short, est un genre très pratiqué et apprécié en ex-Yougoslavie. Ce « Miniatures Serbie » propose des textes de David Albahari, chef de file de toute une génération de la post modernité ; de Svetislav Basara, « un fou, un génie, un libertaire, un amuseur, un effronté, un sentimental » (Télérama) ; de Vladimir Pištalo, qui évoque les multiples déchirures de son pays ; de Ljubica Arsić, qui explore les recoins de l’âme chargés d’érotisme et de violence imprévisible ; de Jelena Lengold, où l’écriture se fait intime ; et de Srdjan Tešin, fantaisiste, ludique et drolatique. Tous disent cette réalité, cette vitalité de la Serbie des Balkans, qui a pu pâtir de l’effet de préjugés généralisateurs, que la littérature, fort heureusement, vient atténuer.

Vesna CAKELJIĆ

LES TOULOUMBAS1 ET LA MORT

par Srdjan Tešintraduit du serbe par Gojko Lukić

– Mais pourquoi nous ?

– Qu ’est-ce qui se passe ?

– C’est écœurant !

– On est gavés !

Marina Tsvetaïeva,

L’Attrapeur de rats

J’ai fait un rêve où un type moustachu, un Bourdouch2 tout craché, sautait ma Milka comme un sanglier. Vu que leurs halètements m’empêchaient de me rendormir, j’ai fini par me lever et par tirer furieusement sur la couverture, découvrant le dos velu du Bourdouch. Tu as pris ma femme, soit, mais je ne te donnerai pas la couverture !

J’ai jeté la literie sur mon épaule et, pieds nus, je suis passé en titubant à la cuisine. J’ai mis deux chaises l’une à côté de l’autre, j’y ai étendu le drap, j’ai retapé l’oreiller et je me suis couché en me couvrant par-dessus la tête. Peu après, Milenko est entré dans la cuisine et, comme si je n’étais pas là, il s’est mis à farfouiller bruyamment dans le frigo. Il a sursauté quand, sous ma couverture, je me suis mis à pester : « Ferme ce frigo, tu me fais geler les pieds ! »

J’ai sauté du lit quand le Milenko de mon rêve a claqué la porte. Encore sonné par ce réveil brutal, j’ai tâté dans la pénombre le côté du lit qu’occupait Milka. Je l’ai cherchée sous la montagne que j’avais formée dans mon cauchemar avec la couverture roulée en boule. Comme tous les matins, elle s’était levée avant moi. Pendant que je traîne encore à la maison en pyjama en me grattant les fesses, elle est déjà en train de quitter le comité de rédaction de son journal, en avalant à la hâte son premier café, pour aller remplir le devoir du jour que vient de lui donner Bouda, son ronchon de directeur. Bien que d’ordinaire je ne me réveille pas fatigué, effrayé, et les pieds douloureusement glacés, je suis persuadé que cette journée qui commence ne sera en rien différente des précédentes. Notre quotidien bien rôdé, à Milka et à moi, ne pouvait être bousculé, pas même par un Bourdouch moustachu.

***

Milka n’a eu à faire que quelques pas pour se trouver dans la rue. Elle a dévalé l’escalier de l’immeuble où se trouvait la rédaction du Journal du Banat comme si on lui courait après. Elle venait de terminer ce que Bouda lui avait demandé de faire ce jour-là : rédiger un papier sur un homme qui attrapait les rats à mains nues et en faisait une affaire lucrative. Elle avait passé toute la matinée en compagnie de cet attrapeur de rats qui l’avait menée avec fierté dans des caves, des remises et des poulaillers pour y exhiber son art peu banal. Comme hypnotisés, les rats sortaient de leurs refuges aussitôt que le chasseur jetait devant eux son appât de farine de maïs et de paprika. En peu de temps, son sac de jute était rempli d’une dizaine de rongeurs morts. Pendant que l’homme exterminait ces bêtes, Milka ne cessait de tourner autour de lui pour prendre des photos sous différents angles et enregistrer ses propos au dictaphone. Après avoir fait suffisamment de prises et appris tout ce qui pouvait l’intéresser, elle l’a remercié et l’a quitté, contente. Elle a rédigé son reportage sans peine et il lui a semblé que même Bouda était enthousiaste, chose qu’il n’aurait pas voulu reconnaître, fût-ce au prix de sa vie.

– Ah, c’est bien de toi, de mettre tant de virgules. Porte-moi ça au correcteur. Tu es libre pour le reste de la journée.

Milka a décidé de passer d’abord chez le caviste, puis à la pâtisserie Champion, même si ni l’un ni l’autre ne se trouvaient sur le chemin qui ramène à Mars, la cité ouvrière où elle habitait depuis peu avec Miki. Elle voulait lui faire une surprise. Ces derniers temps, sans aucune véritable raison, elle se montrait trop capricieuse. Elle a acheté deux bouteilles de vin rouge, puis est allée à la pâtisserie. Elle a eu du mal à pousser la porte métallique, contre laquelle elle a heurté son sac avec les bouteilles. En s’approchant de l’éventaire à crèmes glacées, elle a haussé les épaules en voyant qu’il était vide. Puis elle est allée vers la vitrine à gâteaux, derrière laquelle, lui tournant le dos, la vendeuse était accroupie, en train d’essuyer un miroir mural. Milka a frappé de sa bague le comptoir en marbre.

– Avez-vous des touloumbas ?

La fille, bouche ouverte, l’a regardée par-dessus son épaule, s’est redressée lentement, a jeté par terre son chiffon et s’est écartée, comme apeurée.

– Patron ! Patron !

Au même moment, d’une porte dissimulée par un rideau en rubans de plastique, a surgi un grand homme aux cheveux noirs pommadés, attifé comme s’il allait à son mariage.

– Qu’est-ce que ?…

Il a été surpris en voyant Milka.

– Je demandais simplement des touloumbas…

Décontenancée, elle s’est dirigée vers la sortie.

– Des touloumbas ? Il n’y en a plus. On les a toutes vendues. Et même s’il y en avait, il n’y en aurait pas pour toi. Empêche-la de sortir, Danilka, je lui en foutrai, moi !

Celle-ci, bien qu’ayant trébuché deux fois, est arrivée à la porte avant Milka. Elle souriait méchamment en tournant la clé dans la serrure.

– Attendez… Que me voulez-vous ? Ne m’approchez pas !

Milka a saisi une chaise en plastique renversée et l’a pointée devant elle, un peu comme une dompteuse de lions au cirque.

– Ne touche pas à mon mobilier, je vais t’étrangler de mes mains !

L’homme s’est approché d’elle avec détermination, a saisi les pieds de la chaise et s’est mis à les tirer d’un côté et de l’autre. Charpentée et coriace comme elle l’était, Milka a lutté de toutes ses forces, mais la vendeuse a fini par se glisser derrière elle et la ceinturer. Milka a essayé de lui donner des coups de tête, mais la fille les a esquivés adroitement. Ils ont fini par la maîtriser et par la traîner dans l’arrière-boutique. Ils l’ont assise sur une chaise, après lui avoir ligoté les mains et les jambes avec de la bande adhésive.

– Danilka, va tourner la pancarte du côté « Fermé » !

Milka n’était pas une poule mouillée, mais de grosses larmes se sont mises à couler sur ses joues. Elle pensait à Miki, à son frère Milenko, à Bouda, son directeur, et même à l’attrapeur de rats. Ils défilaient devant ses yeux l’un après l’autre. En un éclair, il lui a semblé que tous l’avertissaient qu’elle n’arriverait pas à se soustraire des mains de ces terroristes dissimulés sous le masque d’innocents pâtissiers. Cette idée l’a fait frissonner. Elle a fermé les yeux, a compté jusqu’à dix, a relevé la tête et, se ressaisissant, a craché au visage de l’homme accroupi à un mètre de ses pieds qui fouillait dans son sac à main.

– Qu’est-ce que tu regardes ? Passe-moi une serviette pour que je m’essuie !

Comme un enquêteur de police, il a approché une table basse et deux chaises et s’est assis en face de Milka.

– Assieds-toi, toi aussi, Danilka.

La fille a obéi sans rien dire.

– Voyons de quoi il retourne. Tu crois que cela t’arrive par hasard et que Danilka et moi sommes des sortes de maniaques…

En disant cela, l’homme a enlevé son veston, a retroussé les manches de sa chemise et a desserré sa cravate.

– On va tranquillement mettre les choses au clair, avant de te secouer les puces.

Elle se demandait comment il était possible qu’elle n’ait jamais vu ces gens-là. Certes, il y avait longtemps qu’elle n’était pas passée chez Champion, mais elle connaissait le propriétaire, Stolé. Qui plus est, son premier souvenir, lorsqu’elle évoquait son enfance, était celui du grincement du vélo de Stolé et de sa sonnette qui annonçaient son passage dans la rue. D’un récipient métallique accroché au guidon, Stolé sortait avec une cuillère des boules de glace. Il acceptait parfois d’être payé en œufs de poule. Un œuf pour une boule de glace. Milka se rappelait encore le goût de sa glace à la vanille.

– Où est Stolé ? Il vous cassera bras et jambes s’il vous attrape !

L’homme se gratta le front d’un geste agacé.

– Stolé est mort il y a une semaine.

Il se mit à parler en un flot ininterrompu. Il expliqua à Milka que son père, Gavra, et le meilleur copain de celui-ci, Stolé, avaient grandi ensemble pendant les années de pauvreté qui avaient suivi la Seconde Guerre mondiale. À l’école primaire, ils étaient dans la même classe et occupaient le même banc. C’étaient de bons élèves, des sportifs éprouvés, des garçons modèles. Ils s’étaient distingués dans le travail bénévole des brigades de jeunes lors de la construction de l’autoroute de « l’Unité et de la Fraternité », entre Zagreb et Belgrade, ce qui leur avait valu des médailles bien méritées. Après le lycée, ils avaient fait leur service militaire. Ils profitaient des week-ends pour se rendre visite en traversant la Yougoslavie de l’extrême nord-ouest à l’extrême sud-est. Rentré de l’armée, Stolé décida d’ouvrir la première pâtisserie de la ville. Pendant son service, un vieux pâtissier qui travaillait comme employé civil à la caserne lui avait appris à faire les crèmes glacées, le riz au lait, les touloumbas, les champitas, les krempitas. Gavra, de son côté, alla à Belgrade faire des études, mais n’obtint aucun laurier : le désir d’être un jour juriste le quitta vite, et le seul bien qu’il rapporta de la capitale fut son fils, Tsané. Comme cela arrive, une relation amoureuse superficielle avec Olga, une camarade de fac, finit par une grossesse non voulue. Les mois passés comme résidents clandestins au foyer d’étudiants de Karaburma furent plus que pénibles pour l’un et pour l’autre. Peu après l’accouchement, Olga disparut sans laisser ni traces, ni message, ni explication, abandonnant Tsané et Gavra, lequel retourna dans sa ville natale et y trouva un travail d’employé de l’état civil à la mairie. Stolé et Gavra prirent soin ensemble du petit Tsané. Depuis cette époque-là, tous les matins sans exception, d’une manière quasi rituelle, ils buvaient leur premier café chez Champion.

Milka a appris ainsi, avec force détails pittoresques, que Stolé ne s’était jamais marié, mais qu’il avait tout de même un fils : le fils de Gavra.

– J’ai été élevé aux touloumbas.

Milka se faisait maintenant une idée plus claire des relations familiales et amicales entre Stolé, Gavra et Tsané, mais elle se demandait toujours quel rapport tout cela pouvait bien avoir avec elle.

– Et alors ? Qu’est-ce que je fais, moi, dans cette histoire ? s’écria-t-elle à pleins poumons.

– Comment ça, qu’est-ce que tu y fais ?

Tsané tapa sur la table du plat de la main.

– Ce n’est peut-être pas toi qui as écrit la nouvelle « Les Touloumbas et la Mort », publiée dimanche dernier dans Le Journal du Banat ? Bien sûr que c’est toi ! Et tu ne racontes peut-être pas dans cette nouvelle – que, laisse-moi te le dire tout de suite, tu as volée à Singer (à ces mots, Milka roula les yeux) – que dans un village travaillait un pâtissier dont tout le monde se moquait et à qui tout le monde jouait de sales tours ? Tu le racontes bel et bien. Ne dis-tu pas qu’au bout de je ne sais combien d’années les paysans, ramenés à la raison, ont décidé de s’excuser auprès du pâtissier qu’ils tourmentaient jusqu’alors tous les jours ? Et comment que tu le dis ! Et ne dis-tu pas aussi que le pâtissier, quand les paysans lui ont exprimé publiquement leurs excuses, a répliqué : « Bon, si c’est comme ça, je ne pisserai plus dans la pâte à touloumbas. » Tu l’as dis !

Tsané écarta les bras comme s’il venait de dévoiler un grand mystère.

– Tu comprends maintenant pourquoi tu es là ? Tu prétends que Stolé pissait dans les touloumbas ? Tu crois que c’est le hasard s’il est mort la semaine même où tu as publié ton récit dans lequel les paysans furieux ont assassiné le pâtissier ? Sais-tu quel homme tu as sali ? Je vais t’apprendre à mentir, moi. Prépare le matériel, Danilka !

Milka éclata d’un rire hystérique.

– C’est à cause de ma nouvelle que je suis là ? Mais tu es complètement cinglé ! Tout est faux là-dedans, de la pure fiction. Aucun rapport avec Stolé, tu divagues.

Tsané bondit de sa chaise. Il s’approcha d’elle et lui mit son poing sous le nez.

– Ne mens pas ! Tu ferais mieux de te taire. Un mot de plus et tu vas le sentir passer !

Pendant que Tsané fouillait dans le placard à la recherche de son vêtement de travail, Danilka apportait et posait devant Milka des sacs de farine et de sucre, une boîte d’œufs, des récipients en métal et en plastique de diverses tailles, des bouteilles, des casseroles, des cuillères en bois et autres ustensiles de pâtisserie. Tsané se changeait derrière un paravent, en pendant soigneusement ses vêtements à un cintre. Il chaussa des sabots de bois blancs et rangea ses chaussures vernies sous un tabouret. Pendant ce temps, Danilka ôta le ruban adhésif des bras de Milka. Quand elle tirait un peu trop fort, Milka poussait un cri et jurait entre ses dents. Danilka n’y prêtait pas attention et, regardant d’abord où se trouvait Tsané, elle se mit à parler à mi-voix.