Paris, Lumières étrangères - Collectif - E-Book

Paris, Lumières étrangères E-Book

Collectif

0,0

Beschreibung

Nés aux quatre coins du monde, ils nous racontent leur Paris.

À l’initiative du musée de l’Histoire de l’Immigration (installé au Palais de la Porte dorée), vingt écrivains comptant chacun une longue bibliographie et lauréats de nombreux prix littéraires ont répondu à l’invitation de parler de LEUR Paris, tel qu’ils le vivent tous les jours, avec tendresse, forts de leur choix, conscients de leur chance. On n’est jamais aussi bien perçus que par le regard des autres.

Vingt récits sur Paris qui illustrent la richesse et la vivacité d'une littérature-monde francophone.

EXTRAIT DE LES FEUILLES DE L'ATLANTIDE

Je désire cette ville parce qu'elle est une ambition, un horizon joyeux, une femme aussi, une Cité des lettres jouissive et fraternelle, une école de pensée universelle, une opportunité pour sortir toute la famille du besoin, un banquet délicieux, des noces qui ne se terminent jamais, un sourire à la face de l'étranger, une demeure de l'hospitalité, un joli destin...

LES AUTEURS

Chahla Chafiq, Yanick Lahens, Sonia Ristic, Andrea Salajova, Luba Jurgenson, Katrina Kalda, Arekzi Metref, Saber Mansouri, Bernardo Toro, Eduardo Manet, Fouad Laroui, Gauz, Khadi Hane, Naïri Nahapétian, Shumona Sinha, Sami Tchak, Ananda Devi, Sedef Ecer, Georgia Makhlouf, Ryoko Sekiguchi.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 302

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



INTRODUCTION

« Je suis Paris. » Tout le monde se souvient de ce cri surgi au sein de la capitale frappée par les attentats du 13 novembre 2015. Cri repris aussitôt un peu partout dans le monde. C’était l’idée du bonheur à la française, symbole de liberté et de fête, qui avait été visée, et cela résonnait bien au-delà de l’Hexagone.

De façon tout aussi symbolique, Paris est une fête s’est arraché les semaines suivantes, ce livre où Hemingway raconte sa vie de bohème au début des années 1920, âge d’or d’un Paris cosmopolite en perpétuelle effervescence, où se croisaient artistes, écrivains et étudiants du monde entier. C’est de cette époque culturelle et intellectuelle étourdissante que date Tour Eiffel et Jardin du Champ-de-Mars (1922), le tableau de Robert Delaunay en couverture de ce recueil.

Quelques mois avant ces attentats, nous avions demandé à vingt écrivains venus d’ailleurs d’écrire un récit autobiographique ou une fiction sur Paris. Ils sont nés en Afrique, au Liban, au Chili, à Cuba, en Europe de l’Est, en Russie, en Iran, en Inde, au Japon, en Haïti, à l’île Maurice, en Turquie… Arrivés pour la plupart en France au cours de la seconde moitié du XXe siècle pour poursuivre leurs études, beaucoup y sont restés tout en faisant des séjours fréquents dans leur pays natal.

Plusieurs expriment le pouvoir d’attraction mythique qu’exerce toujours Paris, alors que les bars de Montparnasse et de Saint-Germain ont perdu depuis longtemps de leur superbe. À Belgrade, au début des années 1990, Sonia Ristic rêve d’écrire dans une chambre de bonne parisienne, de porter des cols roulés noirs et d’aller boire des crèmes au comptoir des cafés : « C’était un film noir et blanc qui empruntait à Hemingway et Fitzgerald et Miller, et à Beauvoir ; il empruntait à Cartier-Besson, compositions et cadrages parfaits, des noirs profonds et gras, des blancs laiteux, à l’opposé de la neige grise sur le bleu industriel des toboggans que j’avais sous les yeux. »

Pour convaincre son père de le laisser partir, le Tunisien Saber Mansouri ne lésine pas : « Je désire cette ville parce qu’elle est une ambition, un horizon joyeux, une femme aussi, une Cité des lettres jouissive et fraternelle, une école de pensée universelle, une opportunité pour sortir toute la famille du besoin, un banquet délicieux, des noces qui ne se terminent jamais, un sourire à la face de l’étranger, une demeure de l’hospitalité, un joli destin… »

Une fois à Paris, et c’est ce qui nous frappe, tous arrivent « dans un connu inconnu, car nous l’avons imaginé », dit l’Estonienne Katrina Kalda : « Paris était dans les livres du XIXe siècle, sur les tableaux impressionnistes. » Mais aussi dans la littérature du XXe siècle. Les Buttes-Chaumont ? « Filtrées par les descriptions d’André Breton. » Le Jardin des Plantes ? « Le domaine de Claude Simon. » « À Paris, ajoute-t-elle, si on ne fait pas attention, on se met vite à marcher dans un livre. » Fouad Laroui est pétri de références culturelles françaises acquises au lycée Lyautey de Casablanca lorsqu’il parcourt « le triangle de Balzac » pour se rendre, jeune étudiant, à l’École des ponts et chaussées. Devant Notre-Dame, c’est à Victor Hugo que le Cubain Eduardo Manet pense immédiatement. Sur la ligne 3 du métro, la Slovaque Andrea Salajova voit de nouveaux Rastignac dans les jeunes gens qu’elle croise. Quant au Chilien Bernado Toro, c’est aux côtés de Rimbaud qu’il parcourt Paris : « Les Parisiens n’étaient alors que des créatures fantasmatiques (…), nous ne faisions que les croiser, ils n’existaient pas pour nous. Nous partagions le même espace, pas le même temps. Notre 1985 n’était pas le leur. Rimbaud, en revanche, était avec nous. Une affaire de chronologie difficile à démêler. »

L’Algérien Arezki Metref partage les mêmes références, mais il en ajoute d’autres, plus douloureuses : « Je pense aussi aux miens, écrivains, poètes, artistes, hommes de longue peine, jetés (…) dans l’exil parisien dont ils ont arpenté (…) les désespoirs et les miracles quotidiens. » Et de citer Kateb Yacine, Mohamed Dib, Driss Chraïbi. Il le reconnaît : « Je n’ai jamais pu me défausser d’un regard d’ex-colonisé qui voit dans la splendeur de Paris la puissance qui a permis dans le passé d’asservir mon propre peuple. »

Dans ce recueil, vous ne lirez pas seulement des textes sur les beaux quartiers d’une ville hantée par de fantomatiques personnages de roman. Le Moukou de Gauz, tout frais débarqué à Roissy d’Abidjan, se rend porte des Lilas en taxi. Le Togolais Sami Tchak, que l’on retrouve comme personnage de la nouvelle envoûtante d’Ananda Devi, « Le Paris de nos hantises », décrit un immeuble « populeux » du 20e arrondissement, « grouillement de peaux ethniques », « là où, en général, de l’extérieur surtout, on ne captait que l’image d’une France exotique, la France des non-solubles ». Yanick Lahens, Haïtienne, évoque les métamorphoses du 9e arrondissement, tout comme Naïri Nahapétian, qui rappelle l’importance de la présence arménienne dans ce quartier. Les personnages de cette Arménienne née à Téhéran sont encore marqués par le génocide, alors que ceux de l’Iranienne Chahla Chafiq suivent depuis Paris le début de l’opération « Tempête du désert », le 17 janvier 1991. C’est à Belleville que Ryoko Sekiguchi, « en quête de légumes asiatiques pour faire une cuisine plus ou moins japonaise », croise les glaneurs et fréquente les commerces tenus par les étrangers, ce qui l’a sauvée lors de ses premières années à Paris, confie-t-elle : « Je n’avais pas un sou, mais j’étais terriblement gourmande. Je ne pouvais pas me contenter de plats préparés et autres produits de la grande distribution : ils me déprimaient. » On retrouve cette même nostalgie de la nourriture du pays chez les clients de l’épicerie orientale « Délices d’Orient », que décrit la Libanaise Georgia Makhlouf : « Ils avaient quitté leur Liban natal, à moins que ce ne fût la Syrie, la Jordanie ou ce qui restait de la Palestine (…), et s’efforçaient de ne rien oublier de leurs habitudes familiales, fragile parade à la perte de tout le reste. »

Mais, dans la nouvelle de la Sénégalaise Khadi Hane, le marché africain de Château-Rouge ne suffit pas à réconforter Salimata. Venue rejoindre son mari installé dans le quartier de la gare du Nord, celle-ci cherche en vain la magie que « les venant de France nous vendaient autrefois ». Elle s’étonne de ne croiser que des Africains noirs et du Maghreb, des Asiatiques et des Sri-Lankais qui se côtoient dans la plus grande indifférence, sans se saluer, sans se parler, sans s’arrêter, sans même se voir, « le temps infini de mon village leur faisant défaut ».

L’ont-ils trouvée, nos écrivains, la « magie de Paris » ? L’Indienne Shumona Sinha, qui a élu domicile près de la tour Eiffel, est consciente de l’abîme qui sépare les « vrais » habitants de ce quartier, qu’on reconnaît à leurs « habits aux mille nuances de beige, ces couleurs inexistantes si élégantes », et les autres, « les imposteurs, les intrus, les moutons noirs ». Dans son dernier roman, Apatride, elle fait ce constat : « On n’aura jamais la tête qu’il faut pour être de ce pays, pour parler sa langue, on ne la parlera jamais suffisamment bien, on n’aura jamais l’accent légitime. » Bernardo Toro lui fait écho : « Paris vous tolère et, avec chance, vous accueille, mais il ne vous adopte jamais. Ceux qui y cherchent une famille resteront orphelins à jamais. » Sonia Ristic se montre plus positive : « Il m’a fallu trois ans pour apprivoiser Paris, pour que nous nous apprivoisions mutuellement. C’est une ville étrange, il faut s’accrocher pour l’aimer. Pour l’aimer vraiment, je veux dire. » Et d’opposer Paris, comme Luba Jurgenson, à des capitales plus accessibles, telles Berlin et Montréal, « où en quelques semaines, quelques mois, on prend le pli ».

Mais leur choix le plus important, plus que Paris ou la France, leur véritable ancrage, c’est la langue d’écriture qu’ils ont choisie, le français. Le Roumain Emil Cioran ne disait-il pas : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre » ? Ils auraient pu tomber plus mal : la France aime les écrivains. Aux quatre coins de l’Hexagone, toute l’année, les festivals, les salons du livre, les résidences, les librairies, les prix littéraires les célèbrent et leur offrent de nombreuses possibilités de rencontres et d’échanges. Oui, en France, la condition d’écrivain est encore auréolée de prestige, et c’est là l’un de ses puissants attraits.

Lisez donc ces nouvelles et ces récits : en ces temps où menacent la tentation du repli identitaire et la montée des populismes, il est bon de rappeler qu’immigration rime aussi avec création. Nos vingt écrivains venus d’ailleurs ont une autre façon de regarder Paris, et tous illustrent la richesse et la vivacité d’une « littérature-monde », en français.

Élisabeth Lesne

Après avoir été diplômé en biochimie et (un temps) sans-papiers, documentariste et directeur d’un journal économique satirique en Côte d’Ivoire, Gauz est écrivain, auteur de Debout-Payé (Le Nouvel Attila, 2014) et de Camarade Papa (à paraître chez le même éditeur). Il a aussi écrit le scénario d’un film sur l’immigration des jeunes Ivoiriens, Après l’océan.

LE MOUKOU

GAUZ

Un Y à l’envers relie l’aéroport Charles-de-Gaulle à Paris. Une branche plein nord, porte de la Chapelle. Une branche plein est, porte de Bagnolet. Porte des Lilas se trouve presque exactement entre les deux.

Les taxis à la sortie du terminal 2E appartiennent majoritairement à la tribu des Toyota. Mi-essence, mi-électrique, ils sont au pétrole et au nucléaire. Hybridation des consommations, hybridation des pollutions, progrès.

Il lui a tendu directement le papier. L’homme y a jeté un coup d’œil exercé, lui a arraché sa valise obèse pour l’engouffrer dans le coffre du véhicule hybride progressiste en lui demandant :

« Pour porte des Lilas, vous préférez par porte de Bagnolet ou bien par porte de la Chapelle ? »

Ce chauffeur de taxi a vaguement la couleur de peau et les traits du visage d’un oncle, sauf que son accent évente les alizés. Martiniquais ? Guadeloupéen ? Il ne peut pas savoir. Pas plus que l’une ou l’autre des portes. Le problème d’embranchement du taxi, il ne peut pas le comprendre. Mais ne jamais paraître ni surpris, ni décontenancé est une règle fondamentale de survie en jungle urbaine. Ce sera porte de la Chapelle : plus solennelle à la prononciation.

« S’il n’y a pas trop d’embouteillages ! »

Précision pour en ajouter à son air de celui qui est toujours sûr de lui. Les embouteillages, il le sait d’expérience, sont inévitables dans toutes les grandes villes du monde. Surtout celles où, dès la sortie de l’aéroport, d’inextricables échangeurs s’entortillent dans le paysage.

Des escadrilles de panneaux planent au-dessus des voies et exhibent des lettres, des noms et des flèches dans toutes les directions. Lire, bien lire, et vite, ou alors se perdre, tourner en rond indéfiniment. À peine a-t-il jeté l’œil sur une surface qu’elle disparaît au-dessus du pare-brise et il faut déjà lire la suivante. Sarabande folle des panneaux. L’apparition répétitive de l’un d’eux finit par lui accrocher le cerveau : « A1, Paris par porte de la Chapelle. »

L’Hybride suit les voies du client. Son chauffeur parle depuis le début de la course. Indistinct monologue. Tous les taxis du monde font pareil. Échauffement avec les sempiternelles tirades météorologiques, forte accélération avec la lourdeur des taxes, petit virage sur les résultats sportifs, léger freinage sur le pays d’où vient le client. La réponse le remplit d’enthousiasme. L’homme à la tête d’oncle est haïtien. Abidjan, il en a entendu parler à Port-au-Prince. Winter Étienne, il s’appelle. Vraiment haïtien. Il n’y a que ceux-là pour avoir des prénoms aux allures de noms et des noms aux allures de prénoms, voire de surnoms. Gary Victor, Yanick Lahens, Hermione Léonard, Gérard Latortue, Sylvio Cator, Pierre Espérance… Et ne surtout pas croire qu’on peut deviner le sexe du porteur par le genre officiel de son prénom. Les noms sur les panneaux, les noms sur les Haïtiens, il est perdu dans ses pensées et dans cet espace rempli d’autos et de routes.

Le chauffeur poursuit son monologue et la trajectoire « Paris par porte de la Chapelle ». Il reconnaît une énorme superstructure sur la gauche. Elle a une physionomie quasi universelle depuis les deux coups de tête d’un homme chauve et bleu, un jour d’été aussi ensoleillé que celui-ci : le Stade de France. La porte de la Chapelle apparaît peu après au débouché d’un long tunnel. Le Haïtien ne la prend pas. Il faufile la voiture dans un autre buisson d’échangeurs. Le périphérique. Léger encombrement, grand ralentissement. Le moteur à explosion cède la place au moteur électrique, l’Hybride passe de la raffinerie à la centrale nucléaire. On roule au pas. Paris se serre la ceinture en forme de haricot. Porte des Lilas se répète de plus en plus dans le bréviaire des panneaux. On ne doit plus être loin.

L’annonce de l’obtention de son visa a surpris tout le monde, à commencer par Black Manoo lui-même. Après chaque refus du consulat de France à Abidjan, il faut changer de stratégie et parfois même de passeport. L’apposition de la mention « Refusé » sur une page de passeport porte à peu près la même signification que la fleur de lys marquée au fer rouge sur l’épaule d’un esclave dans les Caraïbes des temps obscurs : mauvais esclave, a essayé de s’enfuir et a été rattrapé. L’infamie de ce sceau poursuit dans toutes les représentations consulaires et plonge vers le néant les déjà très minces chances d’obtention d’un visa. Donc, dès le premier refus, son canonnier a changé son fusil d’épaule. Coûteuse mais payante stratégie. « Affaires, entrées multiples, 3mois », un authentique visa Schengen couché à la page 7. Un seul souci. Un souci majeur, mais mineur pour un canonnier. Que son nom soit devenu François-Joseph Clozel ne le dérange pas particulièrement. De toutes les façons, depuis bien des années, plus personne ne l’appelle Emmanuel Pan, pas même ses parents qui l’ont déclaré comme tel à sa naissance. Ce qui choque sur ce passeport, c’est la photo. Elle lui ressemble autant qu’une otarie ressemble à un rhinocéros. Et la date de naissance indiquée sur la page 3 du document lui donne le double de son âge.

« Aucun policier ne peut se tromper sur ce papier, passerai même pas l’épreuve du bagagiste.

– Tu es attendu comme la pelouse attend le jardinier en fin de journée. Tu vas arroser. Abidjan est géré. À Paris, le principe de base est toujours le même : pour un Blanc, rien ne ressemble plus à un Noir qu’un autre Noir. Il y a toujours des impondérables. Pour ça, on va consulter Bakary-marabout. »

Voilà comment un canonnier lève l’ombre d’un gros doute. Le canonnier n’est pas qu’un vulgaire passeur. Quand il trouve la bonne combine ou le bon papier, il sait convaincre le client de prendre les risques, tous les risques. C’est aussi par son bagout que le canonnier t’envoie loin.

Chaussures rouges, chaussettes rouges, pantalon rouge, veste rouge sur un gilet rouge et une chemise rouge, cravate rouge, chapeau melon rouge, et même mouchoir rouge coquettement glissé dans la poche haute de la veste… Rouge des pieds à la tête, Black Manoo. Bakary-marabout a dit que le voyage se passerait bien s’il s’habillait en rouge le jour du départ. Il a mis toutes les chances de son côté. Arrosage à l’accès de la salle d’embarquement, arrosage au guichet d’enregistrement, arrosage à la douane, arrosage au contrôle de police, arrosage au contrôle d’accès à l’avion. Tout ce qui est susceptible de contrôler un passeport est arrosé de coupures d’autant plus grosses et nombreuses que l’aéronef est proche. Tout se passe comme prédit par Bakary-marabout. À chaque étape de passage, il reçoit en prime sourires et compliments sur sa tenue. Un seul moment de doute lui donne une impressionnante suée. Autoarrosage à Roissy. Le hasard de la distribution des files d’attente le met en face d’un policier noir comme une nuit sans lune, tête de Yorouba, regard perçant de Haoussa. Un impondérable pour lequel le marabout a prévu une bague trop serrée à l’annulaire gauche et un guttural « Inch’Allah ». Pendant les vérifications, avec le pouce de la même main, le policier la caresse dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. « Il va te voir comme une boule de feu ! » a affirmé Bakary-marabout avec grand sérieux.

« C’est toujours comme ça en août à Paris, il fait beaucoup trop chaud, bien plus que chez vous. Desserrez un peu votre jolie cravate rouge. À votre âge, il faut boire beaucoup d’eau, monsieur Clozel ! » lui lance l’agent avec bienveillance en claquant un tampon sur son passeport.

Il est parmi les premiers à qui le tapis roulant restitue les bagages. Un pied à peine dans le hall d’arrivée, un homme l’accoste discrètement en l’appelant par son nom d’emprunt. C’est le contact. Mystère sur comment il l’a reconnu aussi facilement. Il lui rend le passeport comme convenu. Retour au canonnier. Clozel va encore servir quelques semaines. La tête de taxi est juste en face.

« Black Manoo, on n’entre pas dans une ville comme on rentre dans un grenier à mil. Surtout après un long voyage. Nos anciens, ils s’arrêtaient à sa lisière, criaient haut et fort leur nom et leur lignée sur au minimum trois générations, puis ils renversaient quelques gouttes de boisson par terre. Hommes et esprits pouvaient ainsi les reconnaître. Après, leur séjour se passait sans problèmes. On n’écoute pas assez les anciens, Black Manoo ! N’oublie pas de faire cela lorsque tu vas arriver. Moi, je serai facile à trouver après. »

La conversation est toujours longue et pleine de leçons ancestrales avec Gun Morgan. Quand il y a presque vingt ans il est « monté en Bingue », ils n’ont pas cessé d’être en contact. Pendant presque six ans, ils se sont écrit au moins une lettre par semaine. Black Manoo les a toutes gardées. Il en connaît des passages entiers. Gun Morgan était alors dans une ville qui porte l’un des plus jolis noms de villes qu’il ait entendus : Fleury-Mérogis. La belle époque. Puis les lettres se sont faites plus rares, mais ils n’ont jamais coupé le lien.

« Pour venir chez moi depuis l’aéroport du grand Blanc de Brazzaville, il faut rentrer par la porte des Lilas. Après, c’est tout droit jusqu’à Belleville. Tu ne peux pas te perdre. »

En raccrochant, Black Manoo s’est convaincu que Gun Morgan choisissait ses lieux de vie en fonction de la beauté de leur toponymie. Quitter Fleury, aller à Belleville, passer par la porte des Lilas, la porte des Lilas, la porte des Lilas… Un arc de triomphe fait de branches de lilas enchevêtrées et savamment taillées ; il est coloré d’un mélange du vert des feuilles, du mauve et du blanc des fleurs ; les rayons rasants d’un soleil de l’aube se glissent dans l’arcade centrale au-dessus de laquelle volettent une nuée de tourterelles rousses et d’immaculées colombes ; voilà l’image qu’il s’est faite de la porte des Lilas depuis ce coup de fil. Elle s’est peinte au fond de son âme. Alors, peu importe s’il n’y a que des fleurs chétives qui courent le long du mur de la bretelle montant vers elle ; peu importe s’il n’y a point d’arc de triomphe, peu importe si les immeubles sont faits de briques rouges et plantés autour d’une place n’offrant qu’une vue nord sur le périphérique ou une vue sud sur ce grand boulevard intérieur, peu importe si le vrombi des moteurs et le stridulant des klaxons sont particulièrement assourdissants en cette place, peu importe si personne ne l’entend. Une porte, c’est une porte.

Le Haïtien est resté un peu perplexe quand il a crié qu’il devait absolument descendre à la porte des Lilas et pas plus loin. Il lui a quand même laissé une carte « au cas où ». La course a coûté un salaire abidjanais. Il ne sait pas combien de minutes il est resté debout là, à regarder défiler hommes et voitures, écarlate des pieds à la tête, à la main la bouteille de gin achetée au free-shop. Quelqu’un lui crie « Blédard ! » Il entend « connard ». Cela le sort de sa contemplation.

Sentencieusement, il renverse quelques gouttes de gin sur le trottoir, se jette au goulot une énorme et chaude rasade, saisit la valise obèse par le collet et s’engage dans la direction du panneau qui lui indique péremptoirement Belleville.

On n’entre pas dans une ville comme on rentre dans un grenier à mil.

Marocain de naissance, professeur de littérature à l’université d’Amsterdam, romancier de langue française, poète de langue néerlandaise, éditorialiste, critique littéraire, Fouad Laroui a publié, entre autres, chez Julliard, Une année chez les Français (2010), L’Étrange Affaire du pantalon de Dassoukine (2012, prix Goncourt de la nouvelle), Les Tribulations du dernier Sijilmassi (2014), et Ce vain combat que tu livres au monde (2017). Son essai De l’islamisme, une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, paru en 2006, vient d’être réédité chez Robert Laffont.

LE TRIANGLE DE BALZAC

FOUAD LAROUI

« Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine, entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, ne connaît rien à la vie humaine ! » Cette phrase se trouve dans Le Père Goriot et on peut imaginer qu’elle exprime vraiment ce que pensait Balzac vers 1835. On comprendra que je l’ai lue avec émotion, avec ravissement même, lorsque je l’ai découverte au moment où je suis arrivé à Paris en 1979, quand on connaîtra ces deux détails : l’École nationale des ponts et chaussées, où je venais d’être admis, se trouvait alors rue des Saints-Pères ; la Maison des Mines, où je logeais comme la plupart de mes condisciples, se dressait au 270 de la rue Saint-Jacques.

En d’autres termes, le jeune étudiant marocain qui ne connaissait rien du monde – ou qui n’en connaissait que ce qu’en disent les livres –, ce jeune étudiant que j’étais et qui venait de débarquer de son Maroc natal se trouvait d’emblée jeté dans ce triangle mythique que formaient la rue des Saint-Pères, la rue Saint-Jacques et le boulevard Saint-Germain –ce dernier côté dudit triangle, je l’ajoute par un scrupule de géomètre. Balzac n’aurait sans doute pas désapprouvé cette façon de compléter la figure.

(Encore que… Un puriste, pour ne pas dire un cuistre, pourrait nous faire remarquer que le boulevard Saint-Germain, à l’époque de Balzac, était aux antipodes du Quartier latin en termes de classes sociales : l’aristocratie d’un côté, les classes populaires de l’autre… Tout cela serait transformé par les percées du baron Haussmann, quelques décennies plus tard.)

Donc, me voilà transplanté de Casablanca au bord du « Triangle de Balzac » (nommons-le désormais ainsi), le centre du monde en somme. Les jours de semaine, nous avions notre routine. Lever à des heures décentes (tout autre chose que le lever aux aurores des années de classes préparatoires…), petit déjeuner frugal, puis c’était, comment dire, « la grande promenade ». Cela a duré trois ans ; et tous les jours, c’était autre chose. Il s’agissait de relier, à pied, le 270 de la rue Saint-Jacques au 28 de la rue des Saints-Pères. Il suffit de regarder une carte : cela peut se faire de vingt façons différentes ; toutes sont agréables, intéressantes, excitantes…

Au sortir de la Maison, nous prenions à gauche. (« Nous », c’étaient les deux ou trois étudiants, marocains comme moi, avec qui j’allais chaque matin « aux Ponts ».) De l’autre côté de la rue s’ouvrait la rue des Feuillantines. Ancien élève d’un lycée français, je savais que Victor Hugo avait habité, enfant puis adolescent, dans l’ancien couvent des Feuillantines, qui avait été détruit à la Révolution. Il lui avait même consacré un poème intitulé « Aux Feuillantines », et je me souviens qu’un de nos professeurs du lycée Lyautey l’avait qualifié de « mauvais ». (J’en avais été choqué – avait-on le droit de trouver « mauvais » un poème de Hugo ? J’avais fini par conclure que ledit professeur était un « communiste ». On ne savait pas vraiment ce que cela signifiait mais on nous mettait en garde contre ces olibrius qui ne respectaient rien…)

Après le coup d’œil à droite, à la mémoire de Hugo (et d’un mauvais poème), nous continuions sur le trottoir de gauche, descendant la rue Saint-Jacques comme s’il se fût agi d’un fleuve menant à la mer. Je me souviens de ma stupéfaction le jour où je croisai le chanteur populaire Carlos à la hauteur du numéro 260. Carlos ! ? J’ouvrais grand les yeux. Mes compagnons se demandaient ce qui m’arrivait. Carlos, ils ne savaient pas qui c’était, car ils n’avaient pas fait « la Mission », l’école française, et ne s’intéressaient que modérément, ou même pas du tout, aux chanteurs de variétés. Pour moi, c’était comme si un dieu de l’Olympe m’apparaissait pour me révéler qu’il était mon voisin. (Quelques mois plus tard, j’appris deux choses qui expliquaient la parousie de Carlos, de son vrai nom Yvan-Chrysostome : sa mère était la fameuse Françoise Dolto, dont le bureau se trouvait au 260 de la rue où j’habitais.)

Tout cela peut paraître banal, mais, je le répète, je venais de débarquer du Maroc et voilà qu’il me suffisait de sortir de ma chambre pour rencontrer à main droite Victor Hugo et pour croiser, quelques instants plus tard, son collègue artiste Carlos – et, par osmose, la mère d’icelui, le Dr Dolto, qui avait publié des livres. Cela faisait quand même beaucoup pour un p’tit gars d’El Jadida. J’étais rudement content d’avoir travaillé dur en Maths sup et Maths spé, et de m’être par conséquent retrouvé aux Ponts et Chaussées à Paris et non dans une petite école d’ingénieurs à Dunkerque ou à Clermont-Ferrand – avec tout le respect que j’éprouve, naturellement, envers ces deux villes et envers leurs fiers habitants (surtout ceux qui me lisent).

Nous continuions notre marche vers le Savoir qui nous attendait dans un autre arrondissement. À droite, de l’autre côté de la rue, s’ouvrait la rue des Ursulines. (Encore une rue qui tenait son nom d’un couvent ! Et on nous avait dit, à Casablanca, que la France était un pays laïc…) Nous n’avions pas tardé à découvrir, au numéro 10 de cette voie paisible, le fameux Studio des Ursulines, grâce auquel nous étions en train d’acquérir un embryon de culture cinématographique.

Plus loin, nous longions un mur haut et gris qui semblait cacher aux yeux du passant une école d’un type particulier : elle semblait noyée dans un silence épais et pourtant, nous voyions bien qu’elle abritait une activité permanente. Mystère… Il nous fallut quelques jours pour comprendre que c’était l’Institut national des jeunes sourds et pour en apercevoir quelques-uns qui nous semblèrent encore plus coupés du monde que nous-mêmes, engagés qu’ils étaient dans leurs conversations silencieuses faites de signes. Une plaque – je ne me souviens plus de l’endroit exact où je la découvris– m’apprit, quelques mois plus tard, que c’était un certain abbé de L’Épée qui avait fondé cet institut. Voilà qui expliquait le nom de la rue que nous prenions à gauche, en quittant la rue Saint-Jacques, pour continuer notre périple. Elle portait le nom de l’abbé en question et je me souviens maintenant de ma perplexité quand je lus quelque part (je lisais tout et n’importe quoi) que la Constituante avait proclamé, en 1789, que « le nom de l’abbé […] serait placé au rang de ceux des citoyens qui ont le mieux mérité de la nation et de l’humanité ». La Révolution chantant les louanges d’un homme d’Église ? (Et on nous avait dit, à Casablanca, que la France était un pays laïc… Bis repetita placent.) À force de passer tous les jours dans sa rue, je finis par m’intéresser à la vie de ce brave homme et je dois dire que je ne comprends toujours pas comment un particulier qui consacra tout son temps et tout son argent (au point de mourir pauvre) à l’éducation des jeunes sourds n’ait pas été proclamé saint par un des papes qui se sont succédé au Vatican depuis deux siècles. En tout cas, il fait partie de ma Légende dorée personnelle.

Au débouché de la rue de l’Abbé-de-L’Épée, il nous fallait traverser le boulevard Saint-Michel. Nous en avions rêvé, à Casablanca, de ce fameux Boul’Mich’ ! La circulation y était intense, ce qui nous laissait le temps de contempler le monument commémoratif qui perpétuait la mémoire d’un médecin fameux – ou peut-être était-ce un pharmacien (je ne me souviens plus du nom, ou des noms, il me semble maintenant qu’ils étaient deux). D’ailleurs, ce boulevard ressemblait, par les plaques qui ornaient ses façades, à un défilé immobile de Français fameux, hommes de pierre qui nous regardaient de haut. Nous avions parfois l’impression qu’ils nous disaient : « Eh bien, jeune homme, essaie d’en faire autant ! » Notre pas plus assuré semblait répondre : « Messieurs, nous sommes sur la bonne voie, nous nous dirigeons vers le bâtiment majestueux qui abrite une grande école française, nous entrons dans la carrière / quand nos aînés n’y sont plus. » Leconte de Lisle, Édouard Branly (« qui découvrit le principe de la télégraphie sans fil », cette phrase est gravée dans ma mémoire) et Jules Vallès restaient impassibles, d’une placidité minérale.

Les passants nous semblaient doués de qualités semblables : pressés, certes, et tout sauf immobiles, ils n’en étaient pas moins autant de masques figés qui ne souriaient pas et qui ne marquaient jamais le moindre signe d’intérêt envers nous. Nous avions l’impression d’être invisibles. Il nous fallait entrer dans une boulangerie et acheter un croissant pour voir s’animer une face et se poser un regard sur nos maigres personnes.

Après avoir traversé le boulevard Saint-Michel, nous nous trouvions confrontés à des choix multiples. Continuer par la rue Auguste-Comte ? C’était tentant, mais risqué : l’itinéraire se prolongeait nécessairement par la rue d’Assas, qui avait mauvaise réputation : c’était un « repaire de fachos », disaient certains de nos condisciples français, faisant allusion à la faculté de droit qui s’y trouvait. Trois ou quatre jeunes Marocains, fussent-ils inscrits dans l’un des plus prestigieux centres d’enseignement français (mais ce n’était pas gravé sur notre front), ne risquaient-ils pas de constituer une cible privilégiée pour des « fachos » en quête de castagne ? Le plus souvent, pour éviter cette sinistre rue d’Assas, nous longions la façade de l’École des mines et entrions dans le jardin du Luxembourg par une petite entrée peu fréquentée.

Mon premier amour parisien nous accueillait, une statue représentant une adolescente qui ployait son corps en un déhanchement extraordinairement gracieux. Je ne le quittais pas des yeux, ce déhanchement, pendant les quelques secondes que durait notre rencontre quotidienne, en faisant tout de même attention à ce que mes condisciples ne remarquassent rien de mon manège. Ma vie privée, mes amours de pierre (à défaut de chair), ce n’était pas leur affaire. Cela dit, je n’étais pas d’une fidélité à toute épreuve : parfois c’était d’autres statues qui me troublaient. Parmi elles, une belle femme aux formes généreuses qui, elle aussi, se déhanchait gracieusement. (Une seule chose m’inquiétait : cette dame portait en sautoir une grosse croix. Sans doute était-elle vertueuse. Inutile de perdre son temps.)

La traversée du jardin du Luxembourg prenait cinq bonnes minutes chargées d’art et d’histoire. Quand j’étais seul, je m’amusais à emprunter les petites allées, désertes à cette heure-là. J’étais un milliardaire dans le parc de son château, je fumais un cigare énorme autant qu’imaginaire, je me pavanais. Le cours de « mécanique des sols » ou de « science des matériaux » pouvait attendre…

Nous sortions presque toujours par la porte qui jouxtait le musée du Luxembourg, rue de Vaugirard. Nous prenions, immédiatement à gauche, la rue Bonaparte, suffisamment longue pour que je finisse invariablement par me poser la question suivante : puisque sous Bonaparte « avait percé Napoléon », quel besoin y avait-il d’avoir une rue perpétuant un état somme toute inférieur ? Après tout, raisonnais-je, il n’existe pas de rue du Capitaine-Charles-de-Gaulle ; or le général avait bien dû être capitaine avant d’accéder à des grades supérieurs ? Alors ? J’ai compris, plusieurs années plus tard, ce que tout cela signifiait (« Bonaparte » et « Napoléon », s’ils avaient successivement occupé le même corps, n’en représentaient pas moins deux moments différents de l’Histoire de France), mais, à l’époque, tout cela constituait pour moi une énigme qui me faisait douter de la rationalité des échevins qui donnent des noms aux rues.

Au bas de la rue Bonaparte, nous traversions la rue de Rennes et nous nous engagions dans le boulevard Saint-Germain. Comme les passants étaient élégants le long de ce boulevard ! Par contraste, nos godasses poussiéreuses, nos parkas, nos pantalons informes, tout ce qui nous habillait signalait que nous étions autant d’intrus, à peine tolérés en ces lieux raffinés.

Nous longions, silencieux, la brasserie Lipp, devant laquelle fut enlevé Mehdi Ben Barka le 29 octobre 1965. Je crois que nous n’en avons jamais parlé, mes condisciples et moi. La politique, de bon matin, ça n’avait rien de ragoûtant ! Et en fin d’après-midi, au retour, nous n’avions aucune raison d’évoquer Ben Barka puisque nous marchions sur le trottoir opposé, ce qui nous amenait à passer devant le Café de Flore. J’y aperçus un jour Jean-Paul Sartre, il en sortait pour prendre un taxi, accompagné par un jeune homme attentionné qui était, je crois, André Glucksmann. On imagine sans peine mon saisissement. Sartre ! L’esprit du monde flottait devant moi, à quelques mètres !

Après Le Flore, nous passions devant La Hune (cette librairie n’avait pas encore déménagé), puis Les Deux-Magots, autre café mythique dans lequel nous n’osions pas entrer, pas même ce jour où nous aperçûmes, attablé avec quelques jeunes gens attentifs, Roland Barthes. Un autre jour, c’était Jean-Luc Godard, perdu dans ses pensées, tapotant de l’index Le Monde étalé devant lui, qui était assis à cette même place. J’étais vraiment « dans le ventre de la bête » !

Nous étions arrivés, ou presque. Il fallait encore traverser le boulevard puis prendre à droite la rue des Saints-Pères. Le square Taras-Chevtchenko, qui faisait l’angle du boulevard et de la rue, portait le nom d’un « poète, peintre et humaniste ukrainien ». Je me promettais à chaque fois de m’intéresser un jour à cet homme. Ce jour n’est pas encore venu. Plus de trente ans après, Taras Chevtchenko me rappelle que Paris est inépuisable. Et encore, il ne s’agissait que du « Triangle de Balzac », ou moins encore : quelques rues et un grand jardin à l’intérieur de ce triangle.

Pour moi, c’est toujours le centre du monde.

Né à Cuba en 1930, Eduardo Manet est président du Conseil permanent des écrivains français. Romancier, dramaturge, cinéaste, il a écrit des pièces de théâtre, des opéras et une vingtaine de romans, dont L’Île du lézard vert (prix Goncourt des lycéens, 1992), Rhapsodie cubaine (prix Interallié, 1996), Mes années Cuba (2004), Le Fifre (2011). Dans Un Cubain à Paris (2009), il raconte ses premières années en France dans les années 1950, où il rencontre Jean-Louis Barrault, Yves Montand, Roger Blin, Jean Vilar, François Truffaut…

UN ÉTRANGER À PARIS

EDUARDO MANET

Un étranger à Paris, c’est le titre de mon premier roman publié chez Julliard en 1959. Le thème ? Je m’inspirais de ma propre histoire. La Cité universitaire. Mes études de langue française, théâtre, littérature… Mais il y a une histoire dans l’histoire.

Octobre 1951. J’arrive tout jeune à Paris. C’est le début de l’automne. Je viens de Cuba, le pays où je suis né. Deux amies cubaines, Yolanda Aguirre et Martha Arjona, sont à la Ville Lumière depuis un an. Yolanda fait des études de lettres à la Sorbonne. Martha travaille la sculpture à l’École des beaux-arts.

Elles m’attendent à la gare, car j’arrive du Havre. J’ai pris un bateau à New York, le Liberty. Six jours de voyage en mer.

Mes amies me conduisent à la Maison de Cuba située juste à l’entrée de la Cité universitaire.

Le lendemain, Martha Arjona insiste pour me montrer tout de suite Paris.

Nous sommes devant la cathédrale de Notre-Dame. Mon amie m’indique le point zéro au milieu de la place, juste devant la cathédrale :

« C’est là que commence Paris. C’est le cœur de la vieille cité. »

Mes références sont toutes littéraires et cinématographiques. Notre-Dame ? Victor Hugo. Esmeralda. Quasimodo. L’immense acteur anglais Charles Laughton, cabotinant un peu dans Quasimodo. Une actrice d’origine irlandaise, Maureen O’Hara, interprétait Esmeralda la gitane.

Face à Notre-Dame, je fais le serment de parcourir Paris à pied. Quartier après quartier. Rue après rue. Du premier au 20earrondissement. En partant du cœur de Paris. Et je commence le jour même, sous la pluie.

Ce qui m’enchante, ce sont les rues étroites et les noms parfois surréalistes des rues :

Rue du Chat-qui-Pêche.

Rue de la Huchette.

Rue Serpente.

Rue Saint-Julien-le-Pauvre.

Rue Dante.

Je marche. En automne. En hiver. Au printemps. Et surtout en été. La belle saison. Mes premières vacances à Paris.

Je marche et puis…

Je rêve.

Un rêve récurrent. À travers le temps. À travers les ans.

Je vole. Sans ailes, mais je vole sur Paris. Et je me pose parfois, ici, là-bas, plus loin.