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Quelle est la frontière entre la vérité et le mensonge, le présent et les souvenirs qui s’entrechoquent ? Lorsque sa meilleure amie, une jeune femme peintre, meurt dans un accident de voiture, Jeong-hee est confrontée à un critique d’art qui prétend que la jeune femme se serait suicidée. Jeong-hee ne croit pas à cette conclusion et découvre, au cours d’une enquête parfois dangereuse et digne d’un détective, la fragilité de son amie et la souffrance dans laquelle elle a vécu.
Cette recherche nous emmène à travers l’hiver Séoulite, dans l’intimité du milieu artistique et le lecteur pénètre, par petites touches, dans une société à la fois proche et lointaine. Pars, le vent se lève est un livre plein de poésie et de tendresse, par lequel l’auteure nous dit que le plus important, c’est de vivre.
À PROPOS DE L'AUTRICE
PRIX NOBEL DE LITTERATURE 2024
HAN Kang est née en 1970 à Gwangju. Depuis 1994, elle publie des recueils de nouvelles, des romans, et des recueils de poésie. Dix prix littéraires lui ont été décernés en Corée du Sud et à l’international, notamment le Prix International Booker en 2016 pour "La végétarienne", le Prix Médicis étranger en 2023, le Prix Émile Guimet de littérature asiatique 2023 pour "Impossibles adieux", et le Prix Nobel de littérature en 2024.
"Pars, le vent se lève" est le roman qui révéla HAN Kang en France.
Il a obtenu de Prix Lti de la traduction en 2015)
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Seitenzahl: 473
Veröffentlichungsjahr: 2025
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À paraître
KANG Kyeong-ae
Le problème humain
LEE Do-woo
Le courrier de la boîte postale 101
CHUNG So-hyun
Quelqu'un te ressemble
LEE Hong
La femme de Gangnam
HAN Kang
Pars,
le vent se lève
Collection Matin Clair
Roman
Traduit du coréen par LEE Tae-yeon
et Geneviève ROUX-FAUCARD
Ouvrage publié sous la direction de
Jean-Claude DE CRESCENZO
Ouvrage traduit et publié avec le concours
de l’Institut coréen de la traduction littéraire (LTI Korea), Séoul.
Titre original : Barami bunda, gara
© HAN Kang, 2010
Publié par Moonji Publishing, Séoul,
Corée du Sud, 2010
© Decrescenzo éditeurs, 2014, 2024
pour la traduction française.
Isbn 978-2-36727-154-5
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www.decrescenzo-editeurs.com
La couverture de
Pars, le vent se lève
a été dessinée par Thomas Gillant.
Photographie de Han Kang : Park Jae-hong
Avertissement
Afin de garantir la fluidité de la lecture, les mots étrangers suivis d’un astérisque sont définis et expliqués
dans le glossaire situé en fin d’ouvrage.
Prix de la traduction LTI Korea 2015
1 Quatre cent cinquante kilomètres
Les dalles du trottoir étaient grises de gel et je ne cessais de glisser sur mes vieux talons usés. Pour garder l’équilibre, je sortis les mains des poches de mon manteau. Un vent aigu râpait ma peau, qui devenait toute rouge, mais je continuai à marcher en serrant les poings. Arrivée à quelques pas de l’arrêt de l’autobus, tout d’un coup, je me souvins de mon rêve.
C’était un songe brumeux, dont je n’arrivais pas à saisir d’autre image que celle d’un oiseau blanc au long cou, debout sur un terrain plat. Il pleurait et se décolorait progressivement à partir de la tête. Devant mes yeux, il est devenu invisible jusqu’au bas du cou, je ne voyais plus que le reste de son corps, couvert de ses ailes blanches, avec deux longues pattes fines. J’ai ouvert les yeux en me disant : S’il continue à chanter, il deviendra complètement transparent. La nuit était profonde.
Peut-on appeler oiseau un animal qui s’évanouit ainsi dans la transparence ? Pendant que je tapais des pieds à l’arrêt de bus en soufflant sur le dos de mes mains, j’eus envie de le toucher, de palper cet air glacé où rien ne restait de lui. Je fus saisie d’une peur soudaine. Que signifiait ce rêve ? Ce que j’allais écrire maintenant, était-ce comme le chant de l’oiseau ? Quand j’aurais fini d’écrire cette histoire, ne serais-je plus rien, comme lui ? Plus rien d’autre que l’air froid et vide ?
Ça m’est égal, murmurai-je en serrant les dents, de toute façon, vivre comme un oiseau blanc, cela ne me plaisait guère.
L’autobus s’approcha, s’arrêta, j’attendis que la porte avant s’ouvre et je montai. Tenant la poignée d’une main, j’enlevai mes lunettes embuées par la chaleur pour les essuyer. Autour de moi, le monde sombra dans le brouillard.
Je ne regretterai rien.
*
Il m’a prévenu qu’il serait en retard.
Il sera probablement en retard. Non, il a dit qu’il serait sûrement en retard, très en retard.
Il sera en retard.
Peut-être d’une heure, ou même de trois. Peut-être qu’il ne viendra pas avant la nuit.
J’attendrai. Tout le temps qu’il faudra. Je ne suis pas encore au bout de mes forces.
*
Je levai ma tasse et j’avalai d’un trait mon deuxième café avant qu’il ne refroidisse. Mon cœur se mit à battre. Après avoir bu une gorgée d’eau froide, je serrai le poing ; ma main était humide. Je me dis : C’est pour me battre que j’attends ici ? Oui, c’était vrai. J’étais prête à me battre.
Je m’étais installée au rez-de-chaussée du café, face à la porte vitrée. Le jour bref de l’hiver baissait déjà et, dehors, la rue s’assombrissait rapidement. Les arbres paillés contre le gel dressaient leurs branches comme de maigres bras noirs. Je vis approcher à grands pas un homme d’âge moyen, maigre, les cheveux grisonnants, vêtu d’un trench étroitement boutonné. À l’instant où il posait la main sur la poignée métallique de l’entrée, je compris que c’était le moment de me lever. Je m’avançai vers lui :
– Vous êtes Monsieur Kang Seok-won ?
Il me regarda en fronçant les sourcils : trois plis profonds semblaient incrustés au milieu de son front. Il ne souriait pas, comme s’il avait décidé de ne jamais sourire pendant notre rencontre. Ce n’était pas le genre qui inspire la sympathie. Autour de son visage et de son corps flottait, repoussant comme une odeur de tabac froid, un mélange de méfiance, d’austérité, de fatigue, d’inquiétude et de tristesse contenue.
– Je m’excuse d’être en retard.
Dès qu’il se fut assis, il sortit un paquet de cigarettes de la poche intérieure de son trench. En allumant son briquet, sa main droite tremblait un peu. Il inspira profondément la fumée puis sa main se posa tranquillement sur la table comme si elle avait soudain trouvé l’endroit où elle devait être. Cette main me parut un peu molle et humide, comme celle d’une personne qui n’a jamais tenu autre chose qu’un stylo. Il dut sentir mon regard, car sa main se déroba et se dissimula dans la poche du trench.
Je regardai son visage. L’expression sérieuse et inquiète s’était un peu adoucie ; la bouffée de cigarette semblait lui avoir procuré une sorte de réconfort.
La serveuse était une toute jeune femme ; comme les hommes de son âge, il s’adressa à elle avec une brièveté condescendante, à la limite de l’impolitesse :
– Un café
Mais lorsqu’il leva les yeux vers elle, il eut une expression d’angoisse fugitive. En guise d’excuse, il ajouta précipitamment :
– Euh, je voudrais un cendrier... s’il vous plaît ?
Il semblait avoir l’habitude d’hésiter chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour prononcer son premier mot. Peut-être qu’il avait effectivement été bègue, autrefois.
En attendant le retour de la serveuse, il fixait le mur derrière moi, un mur blanchi à la chaux sans aucune décoration. C’était un regard froid, fixe, derrière des lunettes à monture mate argentée. Des yeux enfoncés dans les orbites et des lèvres blanches à force d’être desséchées. Sur ses joues, ombrées de bleu par une barbe épaisse et rasée de près, j’apercevais par endroits des gerçures rouges. De nouveau, il aspira profondément la fumée, puis fit tomber la cendre dans le cendrier garni d’une serviette mouillée.
– Vous dites que vous êtes l’amie de Seo In-ju ?
En retenant mon souffle, j’observai son expression au moment où il prononçait le nom d’In-ju, qui semblait associé pour lui à de l’embarras, de la fatigue. Ou bien était-ce ce rendez-vous qu’il avait accepté malgré un emploi du temps surchargé d’autres préoccupations ?
– Oui. Nous étions ensemble au collège et au lycée.
– Ah bon. Elle ne m’avait pas du tout parlé de cette époque.
Je pris une grande inspiration. Comme je l’avais imaginé, il connaissait bien In-ju. Mais jusqu’à quel point était-il proche d’elle ? Assez proche pour avoir les clés de son atelier. Assez proche pour avoir été désigné comme administrateur de ses biens. Dans ce cas, avait-il eu avec elle la relation que l’on pouvait supposer ?
Il tira une troisième bouffée de sa cigarette, qui semblait maintenant l’avoir complètement rasséréné. Dans la voix et le regard, il avait retrouvé son calme. Les muscles de son visage étaient moins tendus ; j’imaginai même qu’il pourrait éventuellement sourire.
– Où résidiez-vous ?
– Dans le quartier de Suyu-ri. Nous habitions dans la même rue. Sa maison se trouvait à environ deux cents mètres de chez moi.
Il hocha la tête.
– C’est vrai. Elle m’a dit qu’elle avait vécu à Suyu-ri. Vous êtes restées en relation ?
– Pendant deux ans environ, j’ai perdu le contact avec elle, mais sinon, nous nous sommes vues souvent jusqu’à l’année dernière.
– Je vois.
Il tourna la tête de côté pour souffler longuement la fumée, puis dit en me regardant très en face :
– Eh bien, aujourd’hui, quelle est…
Nous y voilà. Il veut savoir ce que j’attends de lui.
Je sortis de mon sac un exemplaire de la revue Esprit de l’art du mois de janvier, qui publiait un article de fond sur quatre pages en hommage à In-ju, pour le premier anniversaire de sa mort. Je l’avais trouvé par hasard trois jours auparavant, dans une grande librairie du centre-ville. J’avais téléphoné à l’éditeur pour demander les coordonnées de l’auteur, Kang Seok-won, en prétendant travailler pour une émission culturelle bien connue de la télévision. On m’avait donné un numéro de mobile, mais pendant plus d’une journée, j’avais tenté en vain d’obtenir la communication. La nuit dernière, cependant, vers dix heures du soir, alors que, sans le moindre espoir, j’attendais la tonalité, une voix avait surgi brusquement.
– J’ai lu votre article en hommage à Seo In-ju dans Esprit de l’art. C’est pour cela que je vous téléphone. Je suis Lee Jeong-hee, une de ses amies. J’aimerais vous voir.
Après cette entrée en matière que j’avais préparée, il était resté silencieux un moment. Puis il m’avait demandé d’une voix brève :
– De quoi s’agit-il ?
– Je connais les peintures que vous avez trouvées dans l’atelier d’In-ju. Je vous en parlerai en tête-à-tête.
À ma grande surprise, il avait dit spontanément :
– Si vous voulez.
Je lui avais proposé de passer à son bureau à l’université. Il avait refusé, mais il m’avait donné le nom d’un café à proximité et nous avions pris rendez-vous pour l’après-midi.
– Alors, à demain.
Il avait répondu d’une voix rauque, un « oui » bref, puis il avait raccroché avec une rapidité sans délicatesse.
J’ouvris la page où j’avais mis une marque. Kang Seok-won me regardait faire en silence. Les peintures de l’oncle, que je n’avais pas vues depuis vingt ans, étaient reproduites là. L’une d’elles en pleine page, puis deux autres, occupant respectivement une demi-page et un tiers de page.
– Ces peintures-là ne sont pas d’In-ju.
Derrière ses lunettes, les yeux de Kang Seok-won brillèrent d’un éclat vague.
Durant ces trois derniers jours, j’avais lu et relu son article sans omettre un seul mot. « Épicentre des ténèbres », « Incantation de l’au-delà » : des titres plus ou moins abstraits – je ne sais pas si c’est lui ou l’éditeur qui les avait inventés, mais ils s’inspiraient des peintures de l’oncle, présentées dans cette revue comme des œuvres posthumes d’In-ju. En soulignant une affinité avec la mort, ils suggéraient aussi que l’accident d’In-ju était un suicide. À côté d’une des peintures, la photo en noir et blanc d’In-ju était sombre, bien assortie avec les titres ; son regard mélancolique était fixé sur l’objectif comme si elle voulait montrer qu’à l’intérieur d’elle-même, la vie s’éteignait.
– Qu’en savez-vous ?
Il était nerveux, sa voix tremblait imperceptiblement, il me dévisageait sans aucunegêne, avec méfiance et hostilité. Pour la première fois, ce visage, émacié comme celui d’un mourant, semblait se ranimer sous le coup d’une émotion forte.
– Je connais la personne qui les a peintes.
Il avala sa salive, sa pomme d’Adam tremblait :
– Qui est-ce ?
Posément, je demandai :
– Ces peintures, où sont-elles maintenant ?
Sans cesser de me regarder, il répondit :
– Elles sont accrochées au mur de l’atelier.
Je sentis alors la tension de ces trois derniers jours se relâcher brusquement. Je n’avais guère dormi ni mangé. J’en ressentais un malaise, mais ce n’était pas au point d’être brisée de fatigue.
– Alors, l’atelier est resté tel qu’il était ? J’aimerais le voir de mes propres yeux.
Son visage se convulsa d’une fureur subite :
– Ça, il n’en est pas…
Mais il maîtrisa aussitôt son émotion et demanda d’une voix calme :
– Alors, qui est-ce ? Répondez-moi.
– Avant tout, laissez-moi voir l’atelier d’In-ju.
Je serrai le poing sous la table. Je souriais mais j’étais prête à me battre. J’aurais été capable de lui jeter au visage mon gobelet d’eau froide. Ou de casser ce verre et d’en brandir un éclat contre son cou. In-ju s’est suicidée ? Qu’est-ce que tu en sais ? Qu’est-ce que tu comprends à ces peintures ? Qu’est-ce que tu recherches en te vantant de savoir ? S’il me contredisait, s’il maintenait qu’In-ju avait tourné son volant vers le ravin, sur la route enneigée, qu’il en était sûr et que les peintures trouvées dans l’atelier en étaient la preuve, j’étais capable de le tuer.
– D’abord, il faut que je vérifie quelque chose. Je vous expliquerai après.
– Comment puis-je vous croire, si vous ne pouvez pas me le dire ici...
Je sentis son regard soupçonneux qui me scrutait.
Je sais que mon visage ne trahit pas mon angoisse, mon agressivité, mon indifférence ni mes mensonges. Mon regard, surtout, ressemble à celui de ma mère, il paraît consciencieux et honnête. Kang cherchait à me sonder intuitivement, à évaluer le danger caché derrière mon apparence modeste, à percevoir ma fébrilité obscure. Avant de lui en laisser le temps, je dis :
– Ces peintures ne portent pas de signature.
Il ne répondit rien, mais il était très décontenancé.
– Comme vous le savez, In-ju signait toujours au crayon 8B, en notant dans un coin du tableau le caractère chinois « Ju », qui signifie « la perle ». Mais sur ces peintures, il n’y a pas de signature parce que la personne qui les a faites détestait signer. Qu’elle ne pouvait pas concevoir qu’elle les ait faites, bien qu’elle en soit l’auteur. Qu’elle ne pensait pas avoir mérité d’en être l’auteur.
La musique du bar s’arrêta : on changeait le CD au comptoir. La machine à expresso tournait bruyamment. Kang Seok-won aspira une bouffée de sa cigarette, si fort que ses joues se creusèrent ; puis il l’écrasa dans le cendrier.
En sortant sa deuxième cigarette du paquet, il me demanda :
– Qui est-ce, alors ?
– Cela fait presque vingt ans que j’ai vu ces peintures pour la dernière fois. Vous auriez dû vous douter qu’elles n’étaient pas récentes.
Je sentis l’envie brutale de casser un à un ces doigts mous et humides qui s’apprêtaient à allumer une cigarette et qui avaient tapé sur un clavier des mensonges désinvoltes. En me contenant, j’ajoutai :
– Je vous le dirai quand je les verrai.
Il interrompit son geste et me regarda comme s’il voulait me transpercer du regard.
*
Tout est calme.
Le ronronnement de l’ordinateur vient de s’arrêter. Face à l’écran noir, je reste assise, figée.
J’ai reçu deux courriers électroniques. Tous les deux concernaient mon travail. L’éditeur pour lequel j’ai traduit le recueil de correspondance d’un penseur indien – travail terminé il y a plus d’une semaine – m’a proposé un autre livre du même auteur. L’offre était intéressante mais je n’ai pas répondu. Cette maison a une politique d’édition assez agressive et me demande de boucler la traduction très rapidement, en quatre semaines au plus. Mais je ne veux pas me mettre à un nouveau travail tout de suite. Le deuxième courrier contenait en fichier joint un texte de comédie musicale en anglais. C’est un producteur qui n’est pas encore sûr de vouloir réaliser ce spectacle ; il veut d’abord lire le texte avec son équipe. Mais j’ignore jusqu’au nom de ce producteur ; il ne précise pas les honoraires proposés pour la traduction. De toute façon, je n’ai pas envie de me donner de la peine pour ce projet. J’ai répondu par un refus bref et courtois, j’ai déconnecté ma messagerie et coupé l’ordinateur.
La réponse attendue n’est pas arrivée. Il n’a même pas ouvert le message que je lui avais envoyé. Pendant trois jours, je n’ai cessé d’allumer et d’éteindre l’ordinateur. À chaque fois, quelque chose s’éclairait en moi, puis s’obscurcissait.
Tout est calme.
Dans ma vieille maison de Suyu-ri, l’hiver, j’entendais toujours le bruit du vent. Il passait par les interstices des fenêtres comme un long sifflement, un cri très lointain. Les coulisses et les chambranles avaient du jeu. Le vent, les moustiques et de nombreux autres insectes ailés entraient et sortaient par ces fentes.
Voici une dizaine d’années que j’ai quitté cette maison. Depuis, j’ai déménagé quatre fois, emballé et déballé des cartons dans des maisons inconnues. L’appartement loué où je vis depuis deux ans a été construit il n’y a même pas cinq ans. Il a des fenêtres qui arrêtent le vent et presque tous les bruits ; à l’intérieur, le calme est dense et sans faille.
Je ne suis pas quelqu’un qui a peur du silence.
Si je travaille sans répit, c’est pour gagner un peu d’argent et de quoi m’offrir un espace où je puisse préserver mon calme. Après le travail de la journée sur fond de musique très sonore, j’éteins la chaîne hi-fi en me massant les épaules. Dans la nuit et le froid, on se réchauffe en tendant les mains vers le feu, on mange un repas chaud : moi, je me plonge dans la longueur d’onde tendre et solitaire du silence.
Maintenant, tout a changé. J’ai du mal à supporter ce silence. Mais écouter de la musique, à quoi bon ? Je ne veux pas me laisser aller. Ce n’est pas le moment de flancher. Le bras tendu, je tâtonne sur l’étagère. J’attrape un livre, le seul que je puisse lire en ce moment.
Toutes les étoiles naissent, vivent et meurent. Telle est leur nature, tel est leur destin. Quant au corps humain, toutes les substances qui le composent viennent des étoiles. De même nature que les étoiles, les êtres humains ont aussi le même destin : ils naissent, vivent et meurent. La seule différence est la brièveté de leur vie.
Ce livre, je le connais par cœur ; je peux l’ouvrir et lire n’importe quelle page. Il est posé négligemment, avec d’autres, sur l’étagère. Son dos étroit reste muet comme le profil d’une personne qui partagerait un secret avec une autre.
Comment naît une étoile ?
Les galaxies spirales, comme notre Voie lactée, se composent d’un disque avec des bras spiraux : des étoiles jeunes et des halos de nuage, qui semblent tournoyer, comme assemblés sur des fils. Aujourd’hui même, de nombreuses étoiles naissent de ces bras spiraux. La lumière forte, provenant des étoiles chaudes déjà nées, repousse la matière environnante. L’onde de choc provoquée par l’éclatement des vieilles étoiles contracte les nuages interstellaires qui se trouvent dans les environs. Sous cette impulsion, les nuages interstellaires continuent à se contracter. Pour qu’ils deviennent des étoiles, la masse nuageuse doit être supérieure à une valeur définie appelée « masse critique de Jeans », requise pour la contraction gravitationnelle. À l’instant où la masse nuageuse dépasse la masse critique, la vie d’une étoile commence.
Je regarde mon téléphone mobile posé à côté du tapis de souris. Minuit s’approche, mais il ne sonne toujours pas. Kang a dit qu’il m’appellerait cette nuit et qu’il m’emmènerait à l’atelier après une soutenance de mémoire qui serait suivie d’un pot. Il ne sait pas que je n’ai pas de voiture. Minuit, c’est l’heure où les autobus et les métros arrêtent leur service. À côté de mon mobile, j’ai posé un papier portant le numéro d’une compagnie de taxis. S’il me téléphone, je demanderai un chauffeur et j’irai voir les peintures. Les peintures à l’encre de Chine de l’oncle.
Je regarde la photo en couleurs à côté du texte que je viens de lire. C’est l’image de l’explosion d’une supernova. Lorsqu’une étoile explose en supernova, elle émet pendant plusieurs jours une luminosité aussi forte que les milliards d’étoiles qui constituent sa galaxie. Pour la galaxie à laquelle la terre appartient, les archives sur l’explosion d’une supernova au XVIe siècle témoignent que la lumière était si puissante qu’on pouvait lire pendant toute la nuit.
Je regarde cette gigantesque étincelle qui s’élargit en cercles au-dessus d’étoiles ressemblant à de petits points blancs. Elle est à la fois rouge et bleue, à la fois blanche et noire. À la fois une mort et un commencement. De l’énergie libérée par l’explosion de la vieille étoile, une nouvelle étoile naît entre les blanches nuées interstellaires.
Les êtres humains ne le ressentent pas, mais la Terre fait un tour par jour, comme une toupie qui ne s’arrête jamais. À l’équateur, les gens tournent autour de l’axe de la Terre à 460 mètres par seconde. Au même moment, la Terre fait un tour par an autour du Soleil, à la vitesse de 30 kilomètres par seconde. Plus vite qu’aucune fusée fabriquée par les humains, la Terre vole dans l’espace cosmique.
Tous les corps célestes visibles à l’œil nu répètent le même mouvement fixé par le destin. Comme la Terre tourne autour du Soleil, le Soleil gravite également autour de l’axe de notre galaxie. La vitesse de révolution du Soleil est de 250 kilomètres par seconde. Il existe quelques centaines de milliards d’étoiles dans notre galaxie ; toutes les étoiles situées dans le disque galactique tournent à une vitesse similaire à celle du Soleil et dans le même sens, celui des aiguilles d’une montre. Le Soleil est à 8000 parsecs du centre de notre galaxie et il reviendra à sa place actuelle dans 200 millions d’années environ, après avoir fait le tour de la Voie lactée.
J’avais seize ans lorsque j’ai pris ce livre à la bibliothèque qui était dans l’atelier de l’oncle maternel d’In-ju. Durant un mois environ, j’ai vécu en pensant chaque minute que les vingt-quatre heures de la journée correspondent au cycle de rotation de la Terre. Vingt-quatre petites heures et une vitesse vertigineuse pour une planète pas bien grosse… Quand je regardais le ciel, la nuit, je frissonnais en pensant à cette vaste obscurité, à ces millions de galaxies qui s’éloignent les unes des autres en conquérant l’espace et, dans ces galaxies, à cette infinité d’étoiles qui tournent en silence. Peut-être qu’il n’y a nulle part d’êtres vivants dans l’univers. Peut-être que la Terre est la seule planète où, par le plus grand des hasards, des êtres vivants sont apparus. J’étais effrayée, seule, misérable. Même en additionnant les douze kilomètres de la troposphère avec, au-delà, l’épaisseur de la stratosphère et celle de la thermosphère, la hauteur de l’atmosphère terrestre est d’à peine quatre cent cinquante kilomètres, pas plus que la distance de Séoul à Busan. Pendant le cours de gymnastique, je regardais le ciel au-dessus du terrain de sport ; au-delà de cette atmosphère bleue, lumineuse et toute plate, je voyais la profondeur obscure de l’espace cosmique. Dans la classe, sur le trottoir, dans la cuisine bleuâtre lorsque l’aube commence à poindre, cet espace flottait vaguement dans ma tête. Tout ce qui m’entourait me paraissait petit, comme si je le voyais de loin, mais tout à fait distinctement. Les rues et les gens, les arbres et la terre. Le vent vivant qui bouge. Le rayon du soleil et l’angle de l’ombre qui changent d’un moment à l’autre. Mais au bout d’un mois, je n’avais plus la force de supporter ces sensations et je suis revenue dans la vie quotidienne.
Et l’oncle, comment vivait-il ? Demeurait-il là-haut, loin de nous ? Ou vivait-il à la fois la vie de l’univers et la vie quotidienne, avec son rythme journalier, faisant la cuisine, se promenant, peignant, tout en sachant que la galaxie continuait à tourner, que la supernova explosait et que l’univers était en train de se dilater ? Ces deux mondes mènent leur vie sans se heurter. L’univers n’était-il pour lui qu’une réalité comme une autre ?
*
Ma bouche est toute sèche.
Avec ma seule lampe de bureau allumée dans le salon pour une surface de dix-sept pyeong*1, mon appartement est plongé dans une quasi-obscurité. Je ferme le livre, je me lève, mon ombre se lève avec moi, elles’étire jusqu’au mur du balcon. Traînant cette ombre vacillante, je marche vers la table de la cuisine et je me verse de l’eau minérale dans un mug. Elle est froide, légèrement sucrée. Je repose le mug et j’aperçois, à l’entrée du balcon, un bol de porcelaine blanche que j’avais posé par terre, à l’envers.
Qu’est devenue l’araignée ?
C’était une araignée sans aucun motif sur le dos, avec des pattes épaisses, d’une taille de sept à huit centimètres. Un truc tout noir, horrible, charnu, qui avançait avec une lenteur sinistre. Impossible de l’écraser. Quand je me suis approchée, le bol à la main, pour l’enfermer, j’ai pensé : dans dix jours, dans vingt jours, elle sera morte de faim. Tu seras morte en silence, sans que je sois obligée de t’écrabouiller pour te tuer, de salir mes mains à ramasser tes viscères ; morte et ratatinée, proprement.
Dix jours se sont écoulés ; la bête aura probablement crevé, mais je n’ai pas encore retourné le bol. Si je te vois repartir vers la lumière en agitant les pattes, que ferai-je ? Si tu t’approches à nouveau de moi, ou si tu t’éloignes, pourrai-je te tuer ? Pourrai-je t’écraser, t’écrabouiller ? Pourrai-je, une fois de plus, te renfermer dans le noir ?
*
Le mobile me crache un air de valse qui me coupe le souffle. Je me précipite. Je viens de boire mais j’ai de nouveau la bouche sèche.
– Kang Seok-won à l’appareil.
Il n’y a pas d’ivresse dans sa voix. Il a juste l’air confus et angoissé. Peut-être à cause du rendez-vous de cette nuit ou parce que c’est sa nature.
– L’atelier se trouve en zone résidentielle, derrière le lycée de filles Y., dans le quartier de K. On se retrouve devant l’entrée du lycée ? Combien de temps vous faut-il ?
C’est l’endroit où In-ju a emménagé pour la dernière fois, où elle a vécu pendant un an environ avec Min-seo. Je ne connais pas cette maison. D’habitude, c’est toujours moi qui me rendais chez elle, mais cette année-là, les choses se sont passées autrement. Elle venait souvent chez moi. Parfois, elle me prévenait par téléphone, d’autres fois, elle arrivait à l’improviste. La plupart du temps, elle était avec Min-seo ; elle venait seule quand il était chez son père. Elle apportait toujours quelque chose à manger et, faute de mieux, elle sortait de sa poche deux ou trois mandarines.
La nuit de décembre où je l’ai vue pour la dernière fois, In-ju est venue seule, elle a apporté quelques mets japonais. En étalant sur toute la table des sushis de couleurs diverses, des crevettes frites, de la soupe miso et des radis jaunes, elle sifflotait à voix basse. In-ju était plutôt grande mais ses mouvements aériens et son visage d’enfant faisaient penser à un jeune garçon. Cependant, elle ne pouvait échapper au cours du temps et, depuis qu’elle avait dépassé la trentaine, elle en portait indubitablement les marques. Mais — ce qui était étrange chez elle — ces marques ne l’enlaidissaient pas. Le plus beau, dans ce visage, c’était ses yeux, des yeux déjà grands mais qui devenaient encore plus grands et bienveillants avec l’âge. Quand elle souriait, avec ses petites rides plissées autour des yeux, son visage avait quelque chose qui vous rassurait.
En plissant ses petites rides autour des yeux, In-ju m’avait dit :
– Jeong-hee, si on allait au Mont Sorak avant la fin de l’hiver ?
Elle avait une voix profonde comme une cantatrice et son articulation était si distincte que chaque syllabe semblait transparente.
– Pourquoi, tout d’un coup, au Mont Sorak ? lui ai-je demandé en mâchant mon sushi.
– J’ai vu une photo des rochers de Misiryong couverts de glace et cela m’a fait une impression très particulière, m’a-t-elle dit en tendant la main pour prendre un morceau de radis jaune. Toi, tu aimais voyager, non ?
– Oui… Mais maintenant...
En m’interrompant, j’ai regardé la lumière qui éclairait la table et l’obscurité vacillante qui enveloppait la lumière. J’ai pensé que j’étais en train de traverser ces années où la vie de tous les jours est plus étrange et plus périlleuse qu’aucune destination de voyage.
– Si tu ne viens pas, j’irai toute seule.
– Tu n’emmèneras pas Min-seo ?
Elle a répondu :
– Ce sera froid et dur pour un enfant de sept ans, tu sais. Je n’ai qu’à y aller le jour où il va chez son père. Cela ne me prendra pas longtemps, j’irai juste voir les rochers de Misiryong... pour une heure ou deux et je reviendrai tout de suite.
Le visage d’In-ju, souriant sous la lumière, était, tout d’un coup, insouciant et chaleureux comme à l’époque de ses seize ans ; je crois que j’ai souri avec elle, sans le vouloir, gagnée par sa douceur.
Je réponds :
– Trente minutes.
Je me dis que je pourrai y être plus tôt si j’ai un taxi tout de suite.
– Alors, on se voit dans une demi-heure.
Dès que j’ai raccroché, je compose le numéro de la compagnie de taxis noté sur le papier. Pendant la tonalité, j’enfile mon manteau que j’ai posé sur la chaise et je le boutonne jusqu’au cou. En écoutant la voix stéréotypée de la standardiste qui susurre « Bonsoir ! », j’enroule une écharpe de laine autour de mon cou. À la seule idée des moins quinze degrés qui règnent à l’extérieur, je frissonne.
*
Tes lèvres étaient tendres.
Petites, fines, elles sentaient bon.
Une odeur sucrée semblable à celle de la pêche au sirop.
Une fois, oui, une seule fois. Soudain, tu as attiré ma tête et tu as posé tes lèvres sur les miennes. Stupéfaite, je t’ai laissée faire, immobile.
Ensuite, j’ai demandé : Pourquoi as-tu fait ça ? Et tu m’as répondu :
Pour comprendre.
En cachant dans mes mains mes joues et mes lèvres en feu, je me suis reculée. Nous avions dix-huit ans. Dans l’atelier vide de l’oncle, en rangeant des affaires, tout d’un coup, tu m’as embrassée sur les lèvres. C’est ce qui s’est passé.
J’ai demandé en bredouillant :
Pour comprendre quoi ?
Je sais, as-tu répondu.
Je sais. Lui et toi… Je sais tout.
Abasourdie, j’ai regardé ta bouche déterminée.
Pardonne-moi. J’étais juste curieuse de ce que l’oncle avait senti. Ce n’est pas mauvais. J’aimerais bien recommencer… Il ne faut pas, peut-être ?
Tu as souri comme si rien ne s’était passé.
Moi, je n’ai pas souri. J’étais tellement lasse que je ne pouvais pas me mettre en colère, ni avoir aucune réaction violente. Je n’ai plus rien dit. Je ne voulais plus rien ressentir. Dans cette pièce où l’oncle n’était plus.
Mais tes lèvres, je m’en souviens.
Elles étaient tendres.
Plus que toute chose en ce monde.
À vrai dire, plus que les lèvres de l’oncle.
Une fois. Oui, une seule fois.
*
Mon numéro de téléphone était le dernier appelé depuis le mobile d’In-ju ; c’est donc moi que l’hôpital de Sokcho alerta, cette nuit-là. Je me précipitai. Sur mon téléphone, ce dernier appel était enregistré à minuit quarante-sept. Je n’avais pas pu répondre. L’heure de l’accident était estimée à quatre heures du matin environ, donc en gros trois heures après. De quoi voulait-elle me parler ? Et pourquoi, mais pourquoi étais-je à ce moment-là plongée dans un sommeil de mort ? Pourquoi mon mobile était-il réglé en mode vibration ? Qu’est-ce qui aurait changé si j’avais répondu ?
Lorsque j’arrivai, In-ju était dans le coma ; elle ne s’est pas réveillée. À part moi, il y avait à l’hôpital quelques personnes qui avaient été contactées et étaient venues de Séoul. Kang Seok-won n’était pas là. Aux obsèques, il y avait peu d’invités ; il n’y était pas non plus.
Jeong Seon-gyu, son ex-mari, et Min-seo, qui venait d’avoir huit ans, étaient au centre de la cérémonie funéraire. Évidemment, c’est Min-seo qui allait être l’héritier de sa mère et Jeong qui serait son représentant légal. J’aperçus de loin, en tailleur noir avec un foulard noir, la directrice de la galerie qui avait organisé la dernière exposition privée d’In-ju ; elle discutait sérieusement avec Jeong. Je n’avais ni l’intention, ni le droit d’intervenir dans leurs affaires. Je ne faisais pas partie de la famille, ni du monde de l’art.
Juste après avoir lu l’article de Kang Seok-won, j’obtins le numéro de téléphone du bureau d’architecte où travaillait Jeong. Je voulais l’interroger sur les biens qu’In-ju avait laissés. Le combiné à la main, pendant la tonalité, je revis la physionomie de Min-seo, ses épaules tombantes, son visage qui semblait vouloir dire quelque chose. Des yeux bridés avec de longs cils. Des pupilles noires comme l’encre de Chine quand on vient juste de délayer la poudre dans l’eau. Cet enfant, dont les yeux ressemblaient à ceux d’In-ju et à ceux de l’oncle, était le dernier de leur sang.
Le jeune homme qui me répondit m’apprit que Jeong avait démissionné l’automne dernier. À ma question « Où travaille-t-il actuellement ? », il répondit aimablement :
– J’ai entendu dire qu’il est allé vivre en Australie.
Pendant un instant, les mots me manquèrent.
– Puis-je avoir ses coordonnées ?
– Je n’ai que son adresse électronique. Il y a quelqu’un qui devrait connaître son numéro de téléphone et son adresse postale, mais il est en congé aujourd’hui.
Avant de raccrocher, je notai l’e-mail de Jeong, le nom de la personne en congé et son numéro de ligne directe. À ce moment, mon cœur brûlait d’un feu silencieux et cruel qui se répandait dans mes veines et gagnait tout mon corps. D’une main tremblante, je composai le numéro de la maison d’édition de Esprit de l’art, je me présentai sous une fausse identité et j’obtins les coordonnées de Kang Seok-won.
*
« In-ju » et « morte » : ces mots-là ne vont pas ensemble.
Si l’une de nous deux devait mourir, c’était moi, avant elle.
La mort me poursuivait partout. Parfois, elle marchait devant moi. La nuit, quand je n’arrivais pas à m’endormir, que le temps refusait de passer, allongée dans l’obscurité, je sentais sa présence. Je voyais ses yeux ; elle me regardait toute la nuit, assise devant moi, jambes croisées, tantôt la jambe gauche dessus, tantôt la droite. Je me retournais en tous sens, trempée de sueur. Parfois, j’ai appelé l’oncle. J’ai appelé In-ju. Non, je ne les ai pas appelés. Je n’ai appelé personne.
« In-ju » et « morte » : ces mots-là ne vont pas ensemble.
C’est moi qui devais mourir avant elle.
In-ju aurait bien assumé ma mort. Elle marcherait dans les rues, du pas d’une personne qui a quelque chose en elle, une tristesse ou une gravité, qu’elle cache pour toujours – une personne qui continue à vivre ici tout en étant d’ailleurs. Même aujourd’hui, elle marcherait comme toujours, si énergiquement que personne ne remarquerait sa jambe gauche qui boite un peu.
Je descendis du taxi et je traversai le passage pour piétons. L’école, au cœur de la nuit, paraissait bien maussade. Devant l’énorme grille fermée par un verrou et un cadenas, j’aperçus un homme debout, en manteau noir, tel un fantôme. Très vite, mes joues râpées par le vent se mirent à brûler. Sur le bord de la rue, les branches des arbres se heurtaient les unes contre les autres, faisant un bruit lugubre, comme des os qui s’entrechoquent. Les deux mains dans les poches de mon manteau, je marchai d’un pas rapide.
*
Kang Seok-won s’arrêta devant un immeuble commercial de trois étages : au premier, un cybercafé et, au-dessus, des dortoirs de gosiwon*. Le magasin du rez-de-chaussée avait une vitrine recouverte d’adhésif bleu foncé et, apparemment, aucune entrée sur le devant. Pour utiliser ce lieu comme atelier, In-ju avait dû complètement condamner la façade. Sur l’arrière de l’immeuble se trouvaient l’escalier menant aux étages supérieurs et, au rez-de-chaussée, la porte métallique du magasin. Au moment où Kang était occupé à introduire la clé dans la serrure, je remarquai qu’il dégageait une légère odeur d’alcool. En venant jusqu’ici, dans la rue obscure, il m’avait paru de petite taille, les épaules voûtées, le regard calme mais triste. Après avoir ouvert la porte, il mit le trousseau dans la poche de son manteau, puis sortit un paquet de cigarettes.
– Après vous, me dit-il avant d’allumer son briquet.
J’entrai. La pièce faisait une trentaine de pyeong*, environ deux fois plus que l’atelier précédent. Plusieurs dizaines de peintures sur papier, enroulées et ficelées, étaient dressées comme des colonnes à côté de l’entrée. In-ju avait la mauvaise habitude de peindre sur un papier acide, bon marché, au lieu d’utiliser des toiles ; tous ses amis essayaient de l’en dissuader. Elle fixait un grand papier sur le mur avec des punaises aux quatre coins ; debout pendant des heures, elle dessinait au crayon, réalisant plusieurs dessins superposés. Ainsi exécutées, ces œuvres ne dureront même pas trente ou quarante ans, elles se décoloreront avec le papier.
– Ce qui est important pour moi, c’est de travailler, c’est tout, me disait-elle d’une voix têtue, mais avec un sourire bienveillant qui désarmait l’interlocuteur.
J’aurais dû me battre jusqu’au bout pour tenter de la convaincre, j’aurais dû la persuader d’utiliser des toiles. Je l’ai regretté longtemps après sa mort.
Au moment où je me détournai de ces travaux pour regarder vers le fond de la pièce, je restai saisie. À cet instant, je sentis un mouvement froid, comme quelqu’un qui passerait, et je poussai un petit cri. Kang se trouvait derrière mon dos. Il était pâle et je vis sur son visage que ma réaction l’avait encore plus effrayé que moi. Sous la lumière blême du tube fluorescent, lui et moi, nous nous regardâmes quelques secondes comme des gens qui viennent de croiser un spectre.
*
Plus de vingt ans s’étaient écoulés ; comment avait-elle fait pour les conserver en si bon état ? Pourquoi ne m’avait-elle pas dit que ces peintures existaient encore ? L’atelier de cette époque, qui était en sous-sol, avait été inondé par les fortes pluies de l’été 1990 et j’avais vu, de mes propres yeux, les peintures qui s’y trouvaient, réduites en bouillie de papier. In-ju m’avait raconté qu’en ouvrant la porte, elle avait vu des rats morts flotter sur une eau boueuse couleur de cendre, avec des pinceaux, une couverture, des gobelets de plastique. Les peintures qui se trouvaient au rez-de-chaussée avaient-elles survécu, par chance ? Pourquoi In-ju me l’avait-elle caché ?
Sur une immense feuille d’ihap hanji*, couverte d’encre de Chine noire, une étoile blanche explose. Je restai immobile, fascinée, sans pouvoir m’approcher, ni reculer. Comme le jour où je suis entrée pour la première fois dans l’atelier de l’oncle.
Lorsque je détachai mon regard de cette peinture pour regarder autour de moi dans l’atelier, ma pensée était, plus encore qu’un instant auparavant, suspendue, anéantie par ce souvenir venu de si loin. J’avais l’impression d’être revenue chez l’oncle, il y a vingt ans : des espèces de grosses lentilles en bouillie de papier, un pulvérisateur de jardin, une couverture tachée d’encre, des spatules et des pinceaux plats, une feuille de hanji* couverte d’encre de Chine, à plat sur le sol. Et l’étoile blanche en son centre, aussi grande que le visage d’une personne.
Je me retournai pour regarder Kang. Il m’observait, les mains croisées, assis sur une chaise pliante en aluminium recouverte de tissu gris. J’avais tort. Ce qu’il avait écrit n’était pas un mensonge. Ces peintures n’étaient pas celles d’il y a vingt ans mais celles qu’In-ju s’était, jusqu’au bout, efforcée de peindre. In-ju avait donc poursuivi l’entreprise de l’oncle.
Je m’approchai des tableaux. Sur deux murs contigus étaient accrochées, en tout, cinq peintures. Sur le ciel gigantesque et obscur de la nuit s’enflammaient des étoiles blanches, des grandes ou d’autres aussi petites que la paume d’une main. Une grande feuille de hanji*, tendue sur un châssis de format Paysage n° 200 et recouverte d’encre de Chine, me parut profonde et sombre comme l’infini. Je m’arrêtai devant le cinquième tableau. Il était relativement petit, de format n°100 environ. C’était également une feuille d’ihap hanji* recouverte d’encre de Chine mais, au lieu de l’étoile blanche, se répandait la lumière d’une étoile bleue. Cela ressemblait à la méthode de travail de l’oncle, mais il y avait des différences évidentes. Dans ce tableau, l’étoile était toute bleue, avec un simple contour d’encre noire.
Je restai debout pour tenter d’y voir clair. Lorsque je m’efforce de comprendre quelque chose, j’ai du mal à réagir rapidement. Je regarde l’objet, je l’examine de plus près, je regarde encore. Que signifiait donc tout cela ? In-ju avait consacré toute une année à ces œuvres. Toute une année qui devait être la dernière de sa vie.
*
– In-ju avait un oncle maternel.
– Je sais. Monsieur Lee Dong-ju, né en 1951. Il est mort d’une hémorragie cérébrale à l’âge de trente-sept ans.
– Comment l’avez-vous su ?
– J’ai fait des recherches pour un livre.
– Un livre ?
– Une biographie de Seo In-ju. Elle sera publiée bientôt.
– Et cet article de revue…
– …fera partie du livre.
– Les peintures seront également publiées ?
– Oui.
– C’est l’oncle qui en est l’auteur. In-ju n’a fait que les reproduire. Je ne sais pas pourquoi mais… En tout cas, si vous omettez de mentionner ce fait, ce livre…
– Dites.
– …ne sera qu’erreur et mensonge.
– Lee Dong-ju n’a pas fait d’études aux beaux-arts. En raison de son état de santé, il a abandonné ses études de physique à la faculté des sciences. C’est tout ce que je sais.
– Oui, c’est vrai. Mais il a peint jusqu’à sa mort.
– Vraiment ? Je me renseignerai. À quelle école appartenait-il ?
– À aucune, je pense.
– Il était autodidacte ?
– J’ai entendu dire qu’il avait été l’élève d’un peintre à l’encre de Chine, à Damyang, pendant un an environ, vers vingt-cinq ans. À part cela, il a travaillé quasiment seul.
– Donc, vous prétendez que Seo In-ju, sa nièce, a imité de mémoire le travail de Lee Dong-ju, qu’elle avait observé de son vivant. Si vous avez eu l’occasion de levoir travailler, pourriez-vous m’expliquer cette technique ? J’ai consulté certaines personnes mais, d’après eux, il est difficile de la retrouver en regardant simplement les œuvres. Pendant la dernière année de sa vie, elle n’a laissé personne entrer ici. Quand j’ai montré des photographies de ces peintures, certains m’ont dit que c’était de la teinture au nœud sur du tissu, d’autres m’ont demandé si ce n’était pas des gravures, d’autres encore ont supposé que c’était des tirages d’une photographie de gouttes d’eau sur du hanji* recouvert d’une émulsion photosensible. Quand j’ai vu les toiles, l’explication la plus plausible m’a paru être qu’on avait fait répandre l’encre sur le tableau en utilisant du sel ou du détergent. Mais je n’ai trouvé dans l’atelier ni sel, ni détergent.
– On n’a pas besoin de sel, ni de détergent.
– Mais alors, comment fait-on ?
– Uniquement avec de l’encre de Chine et de l’eau.
– Vous voulez dire qu’il suffit de faire tomber de l’eau avant que l’encre ne soit sèche pour lui permettre de se répandre ? C’est impossible si l’on n’utilise pas du détergent, du sel ou de la gélatine.
– Ce n’est pas impossible. Puisque l’encre et l’eau n’ont pas la même concentration, on profite des phénomènes de diffusion et de capillarité. Pour obtenir une tache de la taille d’une paume, il faut dix jours. Achever un tableau de cette dimension prend donc deux à trois mois.
– Les experts ne sont pas de cet avis.
– L’oncle m’avait dit que cela demandait autant de temps qu’il en faut à une plante pour pousser.
– Bien que cela se soit passé il y a bien longtemps, vous semblez vous en souvenir parfaitement. Auriez-vous des traces de ces souvenirs, comme des photographies ?
– Non, je… je n’ai rien qui puisse être considéré comme des traces. Mais, au fait, monsieur…
– Je vous écoute.
– Pourquoi pensez-vous qu’In-ju s’est suicidée ? Vous n’avez aucune preuve.
– Voyez-vous une autre explication au fait de partir au petit matin, sans chaînes, sur une route de montagne enneigée ?
– Elle n’avait aucune raison de vouloir mourir. Elle aimait la vie. Ce n’est pas un cliché, elle aimait vraiment la vie.
– Vous savez sans doute que son père était médecin, qu’il est mort d’un accident de voiture. Elle est née après sa mort. Pendant dix ans, Lee Dong-sun, sa mère, a subsisté grâce à l’héritage et aux indemnités de l’assurance. Elle était soignée à l’hôpital pour alcoolisme et dépression, et elle a fini par se suicider. Seo In-ju avait onze ans à l’époque et c’est son oncle maternel, Lee Dong-ju, qui s’est occupé d’elle. Elle avait dix-neuf ans quand Lee Dong-ju est mort, à l’âge de trente-sept ans.
– Mais attendez…
– Oui.
– Je connais à peu près le parcours d’In-ju. Mais cela peut-il prouver qu’elle s’est suicidée ?
– Sa vie a été marquée par de nombreux deuils ; il est facile de voir qu’elle-même a forcément vécu sous le signe de la mort. En plus, sa vie conjugale était…
– Invoquer un suicide n’est qu’une supposition, un fantasme sans preuve.
– Son ex-mari pense également que cette mort est un suicide. Il m’a donné son autorisation pour la publication de ce livre.
– De toute façon, lui…
– Quels sont ses torts ?
– Ses torts ? Il n’a jamais compris qui elle était.
– On peut dire qu’il l’a comprise à sa manière.
– Mais, en l’occurrence, il se trompe. In-ju ne s’est pas suicidée.
– Qu’en savez-vous ?
– Et vous-même, qu’en savez-vous ? Comment pouvez-vous en décider ainsi ?
– Calmez-vous.
– Vous pensez que vous en avez le droit ?
– Qu’un livre soit publié sur elle ou non lui aurait été, de toute façon, bien égal. Elle ne cherchait même pas à conserver ses peintures. De ce point de vue, Seo In-ju n’appartenait plus au monde des humains, et depuis longtemps. J’ai écrit ce livre parce que c’est la seule chose qui me reste à faire. Je peux dire que je l’ai écrit pour moi. Et même si mon livre dénature sa vie, cela ne changera rien à la réalité des faits passés. Donc…
– Donc, ça vous est égal ?
– Oui.
– Mais le devoir de vérité ? Qu’est-ce que vous en faites ?
– Supposons qu’elle ne se soit pas suicidée, comme vous le dites. C’est si important pour vous ? Cela changera quoi si je dis qu’à mon avis, elle s’est suicidée ? Quoi qu’il en soit, elle est morte et cela ne la fera pas revivre.
– Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Pourquoi tenez-vous tant…
– Ne vous énervez pas.
*
J’aurais dû apporter un couteau. J’aurais dû mettre un éclat de verre dans ma poche. Il fallait le tuer pour l’empêcher de proférer ces arguties scandaleuses. Mais n’était-ce pas déjà trop tard ? S’il avait déjà rendu son manuscrit, le livre sortirait, même s’il était mort.
Je revis en pensée les yeux de Min-seo. In-ju ne s’était pas suicidée. Elle n’aurait jamais abandonné son fils de cette façon absurde. Min-seo grandirait et lirait un jour ce livre. Mais ça, est-ce que ça comptait pour ce genre de type ? Est-ce que ça comptait pour lui, la vérité ?
Je m’installai à califourchon sur la chaise pliante où Kang était assis l’instant d’avant. Face à moi, l’étoile blanche, l’étoile de l’oncle – non, celle d’In-ju – s’enflamma dans le noir. Un instant, je ne vis plus qu’elle. Puis, petit à petit, je repris mon souffle.
– Êtes-vous, par hasard, me demanda-t-il en me regardant attentivement, la même Lee Jeong-hee que celle qui a écrit il y a onze ans une pièce de théâtre intitulée « Toi, ta gueule ! ».
Je restai sans répondre.
– Je ne connais pas bien le théâtre. Je n’ai pas vu ce spectacle, non plus. Mais comme j’ai trouvé le texte là-bas, j’ai simplement lu les premières pages.
Je suivis son geste et je regardai la bibliothèque : soixante centimètres de large, en pin d’Afrique, défraîchie et rayée par endroits. Dans tous les rayons, des livres, des carnets de croquis, tous différents, serrés les uns contre les autres.
– Seo In-ju avait souligné des passages ici et là. Elle avait également noté… Vous voulez voir ?
– Non.
– Vous souffrez du cœur ?
À ce moment-là, je m’aperçus que j’étais en train d’appuyer ma main gauche sur ma poitrine. La souffrance habituelle était là, une sensation lourde, qui se calmait petit à petit. Pendant que je me concentrais sur mon cœur, mon agitation s’apaisa progressivement. Je fermai les yeux pour réfléchir calmement à la conduite que je devais tenir.
Je demandai d’une voix posée :
– Comment avez-vous écrit ce livre ? Aviez-vous des documents ?
– Je me suis basé sur des entretiens avec des gens qui connaissaient Seo In-ju, sur sa correspondance et ses écrits.
– Cela n’a pas été trop difficile ?
– Si, mais cela avait du sens pour moi. Maintenant, j’en arrive à la dernière touche.
Dès que mon attitude était devenue plus conciliante, comme s’il était, soudain, gagné par la fatigue, il avait allumé une cigarette, l’air déconcerté. Il devait aimer les débats. Dans un échange de longue durée, il semblait transformé en une autre personne. Il n’avait jamais bredouillé, même pas une seule fois, il était à la fois batailleur et impassible, avec de l’assurance et de la force. Son habileté, acérée comme une dague, dans la discussion et dans l’écriture : c’était sans doute là son arme, l’outil qui lui permettait de s’en sortir en toute circonstance.
– Je n’ai absolument jamais fumé dans l’atelier, de peur d’imprégner ces peintures de l’odeur de cigarette. C’est la première fois.
Il avait lancé ces mots comme une excuse avant de tourner la tête vers les tableaux. Des mèches poivre et sel lui traînaient sur les oreilles. Je me dis qu’il avait oublié d’aller se faire couper les cheveux. Je venais juste de m’en rendre compte : il aimait In-ju. Depuis quand, je l’ignorais, mais il l’aimait encore.
Après un court silence, je dis :
– Il doit y avoir beaucoup de gens qui connaissent mieux que moi sa vie de peintre. Mais vous aurez du mal, sauf par moi, à trouver des informations sur elle avant qu’elle ait commencé à peindre. Cela vous intéresserait d’écouter mon témoignage ?
Il me regarda d’un air pensif. Sous l’éclairage pâle du tube fluorescent, il me semblait plus âgé. Dans la journée, il faisait la quarantaine, mais là, je lui donnais plutôt cinquante-cinq ans.
– Bien sûr, j’aimerais vous écouter.
– Dans ce cas-là…
Je tentai de trouver la voix et le ton le plus précis possible pour dire :
– Pourriez-vous retarder un peu la publication ?
D’une main tremblante, il porta la cigarette à sa bouche. Avec ces mains tremblantes et cet air un peu perdu, il ne vivrait probablement pas très vieux.
Après avoir soufflé la fumée, il dit :
– J’aimerais m’entretenir avec vous avant.
– Je ne peux pas pour le moment, mais je vais mettre de l’ordre dans mes idées.
– D’accord. Alors, quand ?
– Donnez-moi une semaine et…
Il semblait très déconcerté. Je marquai un temps, puis :
– Maintenant, j’aimerais rester un peu plus longtemps, seule… C’est possible ?
Sa réponse fut brutale, catégorique :
– Non. Excusez-moi. Je vous comprends. Mais c’est non.
À cet instant, je compris – moi aussi. Sa souffrance. Son obstination secrète. Il n’était pas nécessaire de discuter davantage. En me levant, je dis :
– Alors, partons.
*
Dans ce taxi lancé à une vitesse folle, tout se mêle devant mes yeux. L’obscurité comme de l’encre renversée. Les lampadaires qui tracent des rayures désordonnées. Les rues désertes. Les magasins aux volets baissés. La fontaine gelée. Les immeubles résidentiels comme de gigantesques ossuaires. Les branches effilées, aiguës comme des cris.
Je règle le prix de la course, puis je marche vers l’entrée de mon immeuble. Le bruit de mes pas résonne calmement. Il est trois heures vingt du matin, l’heure où les ivrognes ont déjà sombré dans le sommeil. Je ne vois aucune fenêtre éclairée. Tout est endormi, englouti dans une mort temporaire. J’ouvre ma porte. Avant que l’obscurité ne m’oppresse, j’allume la lumière du salon.
Après ces trois heures d’absence, le silence de la maison est toujours aussi dense. Je me dis que j’ai besoin de dormir. Prise d’un vertige soudain, je titube. J’enlève mon manteau et mon pull, je me lave les mains. Je fais mousser le savon jusqu’à ce que la forme de mes doigts disparaisse. Ma peau se hérisse de froid sur mes épaules nues. Je commence à me laver la figure, puis je m’arrête brusquement : la femme qui me regarde dans le miroir a un visage qui se referme sur un secret. Les cheveux épais qui couvrent ses épaules laissent apparaître son âge par quelques fils blancs à droite de la raie. Je ruisselle de gouttes froides qui semblent venir de l’intérieur de mon visage et mouillent ma poitrine.
J’essuie ce visage, puis je viens jusque devant mon bureau. Je referme le livre que je lisais. Je regarde la quatrième de couverture où les nébuleuses s’enflamment.
Ces choses-là sont très loin de nous.
Toutes les villes, les frontières et la terre et la mer, les forêts et les allées et les égouts, les tombes et les chiens, les arbres, les amoureux, les prisons, les champs de bataille, les salles de classe et les cinémas, les cortèges de funérailles, le métro qui bringuebale, les marchés ouverts où l’on crie, tout cela est enfermé à l’intérieur d’une minuscule atmosphère de quatre cent cinquante kilomètres de hauteur, tout cela est posé sur l’écorce terrestre où certaines contrées se soulèvent tandis que d’autres s’affaissent, tout cela est emprisonné dans un espace quadrillé de nombreuses routes larges ou étroites. Tout ce qui existe est contenu dans cette mince couche de quatre cent cinquante kilomètres. Dans ce petit espace, on prend la vie au sérieux ou à la légère, on rit, on parle, on tombe malade, on danse. Tout ce que nous prenons dans nos bras, avec effort et courage, se trouve enclos dans cette mince atmosphère. Jusqu’au moment de notre mort, et même après notre mort, le corps ne peut s’en échapper. Seuls les regards, les pensées et les consciences, tels une vie étrange, immatérielle, nagent dans le vide obscur entre les nébuleuses.
S’il entendait ma pensée, l’oncle secouerait la tête en signe de dénégation. Avec son doux sourire qui faisait des rides autour de ses lèvres, à voix basse, comme si quelque chose l’intimidait ou l’attristait, il dirait :
– Non, plus maintenant… parce qu’on a la sonde Voyager.
Voyager a été lancé dans l’espace en 1978 ; lorsque les photographies qu’il a envoyées tous les ans étaient publiées dans des journaux ou des revues scientifiques, l’oncle collait sur son bureau de l’atelier quelques unes de celles qu’il préférait. Pourtant, ce n’était pas le genre d’homme à s’enthousiasmer ou à s’exciter facilement. Ce dont il était ému, ou qui le choquait, il préférait ne pas en parler. Je le voyais souvent assis devant ces photos en silence. Juste une fois, il m’avait dit :
– Dans cinquante ans, Voyager franchira les limites du système solaire. À partir de ce moment, il avancera dans l’espace infini et vide parmi les étoiles… Et quand il reviendra, après avoir effectué le tour complet de la galaxie, plusieurs centaines de millions d’années se seront écoulées sur la Terre.
*
Je prends le livre pour le classer dans la bibliothèque. Je range dans le tiroir les notes qui traînent et je débarrasse la tasse au fond de laquelle du café a séché. D’un coup de chiffon humide, j’essuie la poussière qui recouvre le bureau. Après avoir attaché mes cheveux ébouriffés, je m’assieds, en tirant ma chaise tout près de la table. Je referme l’ordinateur portable pour le mettre sous le bureau, ne gardant que des feuilles blanches de format A4 et un crayon. Habituellement, j’utilise l’ordinateur, mais depuis que je me suis mise à écrire des pièces de théâtre, j’écris toujours sur du papier quand je commence. J’écris de la main gauche, celle que je n’utilisais plus depuis les coups de fouet que m’infligeait ma mère pour m’empêcher de m’en servir, quand j’étais petite. Et j’écris vers la gauche, comme en reflet dans un miroir.
Cela fait huit ans que j’ai écrit ma dernière pièce. Mais, à cette époque déjà et maintenant encore, c’est mon travail de traduction qui m’a permis de gagner ma vie. Je traduis des livres pour enfants, des livres de culture générale, des textes de comédie musicale populaire, des romans à la mode basés sur des faits réels. Au rythme enlevé de deux pages par heure, je produis des textes qu’on ne peut pas considérer comme d’excellentes traductions, mais qui ont cependant un certain mérite. Heureusement, je n’ai jamais manqué de travail. Gagner tout juste de quoi mener un train de vie modeste est quelque chose d’estimable, dans la mesure où cela n’éveille pas d’envie inutile. Je n’ai jamais ouvert de compte d’épargne, ni d’assurance vie, ni de portefeuille d’actions, mais je ne me soucie de rien. On m’a parfois conseillé d’écrire de nouveau des pièces de théâtre, mais j’ai répondu par un silence indifférent. Je ne pouvais expliquer à personne l’angoisse qui me serre le cœur à la seule idée de m’asseoir devant une feuille blanche. La peur du moment où le bienheureux aveuglement devant la vie, comme de la neige recouvrant des immondices, va fondre et laisser apparaître de la pourriture baignant dans des flaques.
Et pourtant, me voici maintenant assise devant mon bureau. Pour la première fois depuis huit ans, j’essaie d’écrire quelque chose sur du papier blanc.
Quoi, comment ?
Je ne sais pas.
Sur In-ju ?
Sur l’oncle ?
Sur tous les deux.
D’une manière ou d’une autre, ce sera totalement différent du livre de Kang Seok-won. Une tout autre vérité.
Il n’y a qu’une chose qui est certaine : mes mots ne seront pas aussi fluides que les siens, pas aussi fermes, pas aussi cohérents.
Ne résumez pas sa vie avec désinvolture. Ne débitez pas n’importe quel discours. Faites taire ces lèvres qui tremblent d’un maudit amour.
Je bafouillerai peut-être. Je hurlerai peut-être. Je me cognerai avec mes mots contre les siens. Ses mots seront brisés. Je les briserai. Je les briserai en morceaux qui seront à nouveau brisés.
*
Dans le calme du petit matin, j’entends le train de marchandises passer tout près de mes oreilles, bien que la ligne de banlieue soit à deux rues d’ici. Le cri aigu du signal d’avertissement résonne avec anxiété pendant que la barrière s’abaisse. Le bruit assourdissant du train passe en pulvérisant cette plainte fragile. Dans les débris du silence fracassé, j’entends le bruit de ma trotteuse qui tourne avec ténacité.
J’ai soif.
On boit de l’eau lorsqu’on sent que la vie se consume : serait-ce parce que l’eau est la source de la vie ? Ou parce que le corps est majoritairement constitué d’eau ?
Je me lève et me dirige vers la table de la cuisine. En versant de l’eau minérale dans mon verre, je réfléchis. Demain, j’irai à l’atelier d’In-ju. J’entrerai, même si je dois faire venir un serrurier pour refaire des clés. Je verrai les tableaux de l’oncle, non, ceux d’In-ju. Il faut que je les voie pour comprendre. Sinon, je ne peux pas écrire.
Ce sera demain après-midi, car dans la journée, Kang Seok-won sera soit à l’université, soit dans la rue. Ici, à présent, je dois me souvenir de tout sans rien comprendre encore. Il faut endurer le temps, supporter le silence qui se prolonge à l’infini.