Provinciales - Jean Giraudoux - E-Book

Provinciales E-Book

Jean Giraudoux

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Beschreibung

Tout Giraudoux se trouve-t-il déjà dans son premier livre, ces Provinciales, parues en 1909 ? C’est tout au moins un point de départ passionnant. Giraudoux introduisait dans le roman l’impressionnisme qui avait déhoà triomphé en peinture et en musique.
Le premier texte raconte les envols imaginatifs d’un petit garçon entre Tours et Châteauroux. Le dernier relate les aventure tendres et cocasses d’adultes : c’est la célèbre Pharmacienne où l’intelligence et l’humour s’unissent pour créer une espèce de sensibilité nouvelle. On a pu accuser Giraudoux d’un excès de préciosité, mais c’est par la spontanéité poétique qu’il s’écarte de l’art tendu de son maître Jules Renard.
Rare merveille : on a dit que le style de Giraudoux était assez personnel pour dispenser notre auteur d’invention romanesque. c’est qu’il invente à chaque instant dans le détail et ne cesse d’être imprévu. C’est le maître de l’école buissonnière.
Le premier article consacré à Provinciales porte la signature d’André Gide : « Les qualités de ce livre sont si remarquables qu’elles me laissent croire que l’auteur, sur lequel du reste je ne sais rien, a déjà passé la première jeunesse. »
Giraudoux allait avoir vingt-sept ans. Il n’avait pas encore la grâce de Mozart, mais tout le charme de Debussy. Il était déjà un enchanteur.

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Copyright

First published in 1909

Copyright © 2022 Classica Libris

Première partie

De ma fenêtre

1

Ne croyez pas que les feuilles mortes tombent d’un coup, comme les fruits mûrs, ou sans bruit, comme les fleurs fanées. Celles des aulnes, au bord des ruisseaux, se détachent vers midi, et, attardées par des feuilles encore vivantes, par des nids abandonnés qui ne les réchauffèrent pas, arrivent à la terre tout juste avant le soleil. C’est l’heure où le meunier ouvre ses vannes ; le ruisseau monte et les emporte avec l’eau restée dans les trous, l’eau qui a déjà oublié si elle vient du moulin ou de la pluie ; et elles roulent, tout au fond, car les feuilles vertes seules surnagent. Il y a aussi celles de lierre, couleur d’écorce, qui se collent au tronc et le pénètrent peu à peu ; il y a les feuilles qui tombent la nuit, froissant une branche, et s’arrêtant inquiètes, repartant, et dans leur crainte d’éveiller l’arbre faisant plus de bruit encore. Seules les feuilles de tremble s’abattent d’une masse, désargentées. Mais elles-mêmes, ce jour-là, se détachaient plus lentement. De mon lit, je les écoutais et les voyais. L’automne s’étendait au-dessous des tilleuls comme un filet de soie qui ouate les chutes. Je m’étonnais que les oiseaux pussent arriver jusqu’à la terre.

Je m’étonnais aussi que l’on ne pût reconnaître mon mal. Le corps d’un enfant de dix ans doit être simple pourtant comme celui d’une poupée. Je ne me nourrissais que du lait de vaches dont nous savions le nom, que de la viande de leurs veaux avec lesquels j’avais joué. C’était du canton que sortait ma maladie, car je n’avais fait aucun voyage, et cependant le médecin ne la reconnaissait pas comme une des siennes. Elle n’était née ni de ses courants d’air, ni de l’eau de ses fosses, ni des êtres malfaisants qui lui étaient familiers. Il m’en voulait, comme si j’étais le coupable, et rudoyait aussi la garde-malade. Mon père n’était pas plus habile ; en vain, prenant mon poignet, il essayait d’en régler le pouls sur le battement robuste et sain de son remontoir : les deux mouvements luttaient de front une minute, mais mon sang prenait vite le galop et la montre, dépassée et lasse, continuait les heures au pas. Je ne savais si j’étais fier ou honteux que ma maladie n’eût pas de nom.

Seule, Urbaine, la garde, n’était pas embarrassée, habituée à deviner d’elle-même les causes des orages, des passages de soldats, des maladies d’animaux, et à se suffire de ses réponses.

– Pourquoi il est malade ? expliquait-elle, parce qu’il ne cligne jamais des yeux. Il vous regarde des heures entières, les yeux toujours ouverts, comme un aveugle. Un enfant de son âge n’est pas une poule. Il doit cligner à toute minute.

Mon père souriait.

– Et ce n’est pas fini, ajoutait-elle en colère. S’il continue, il lui viendra des goitres.

La peur des goitres me faisait obéissant et silencieux. J’en avais vu beaucoup, au marché, à la gorge des montagnardes qui vendent les châtaignes, et notre beurrière aussi en portait un, gonflé au-dessus des deux autres comme un troisième sein. Souvent, pendant que je somnolais, les crétines et la beurrière, en file ou en ronde, dansaient autour de mon lit, les goitres tombant. Je m’éveillais en sursaut, puis, pour ne plus dormir je suivais des yeux, à travers la vitre, le lierre qui grimpe au tronc du vieux pommier pour s’épanouir, au faîte, en touffes de gui ; puis les heures passaient, tardives, confuses, se pénétrant ; la garde-malade, de la cheminée, racontait en tricotant des contes plus longs que les heures, et je la regardais des soirs entiers, sans l’écouter, sans même l’interrompre, clignant des paupières dès qu’elle se tournait vers moi.

Un jeudi, vers cinq heures, l’ombre d’un vieux monsieur passa derrière les rideaux, si plate, qu’elle semblait écrasée entre nos vitres et le mur d’en face.

– Par exemple, dit Urbaine, il ose se promener !

Je ne connaissais pas le vieillard, et je demandai son nom. Elle haussa les épaules et reprit, indignée, son tricot.

Le vieux repassa le lendemain, à la même heure. Il allait plus lentement, et fermait à demi les yeux, car il marchait face au soleil. Je regardai Urbaine, l’interrogeant.

– Eh, qui voulez-vous que ce soit, cria-t-elle exaspérée, c’est le père Voie !

Le samedi, je voulus m’asseoir au coin de la fenêtre, et attendre le vieux qui souriait au soleil. Que les heures, ce soir-là, furent longues, et cependant, à l’heure précise, il arriva. Tout ce qui le précédait sur la route me parut son avant-garde. Après cinq ou six laboureurs, que suivaient des chevaux dételés, les harnais sur le dos, il passa ; le soleil creusait encore toutes ses rides ; derrière lui se hâtaient des laitières et des chiens.

– Par exemple ! par exemple ! murmurait Urbaine, soulevée par une colère dont je ne sus jamais la cause.

Et, tous les soirs, le vieux revint, toujours souriant, même si le soleil était caché, sans se douter qu’il passait aussi près d’une ennemie. Parfois, il remuait la tête en cadence, comme s’il chantonnait, et voulait marcher au pas ; parfois il se mouchait, mais je n’entendais rien, même pas le bruit de ses souliers, à travers la croisée fermée. Un soir, il regardait quelque chose qui le suivait, et il semblait faire sa promenade à reculons ; un autre jour, il salua un passant, qui tourna la tête sans vouloir lui répondre ; il continua de sourire deux pas encore, puis son visage changea si soudain, que je crus que le soleil tournait. Une autre fois, il frottait de sa manche, sur le collet de sa redingote, une tache qui, le lendemain, avait disparu. Cela ne m’attristait pas qu’il ignorât mon existence, mais un soir, il passa si près que je cognai à la vitre. Il se retourna, me vit et son sourire s’élargit encore. Je le regardai, oubliant de cligner, et soudain embarrassé, il s’éloigna, feignant de chercher dans sa poche.

Quelques jours après, une femme s’appuyait à son bras, en robe et en chapeau rouge, du côté que nous ne voyions point ; mais elle était si grande et si large, que nous apercevions, autour du père Voie, un cadre pourpre. Urbaine ferma brusquement la fenêtre. Je dis, pour lui être désagréable, d’instinct :

– La belle femme !

Elle me regarda une minute, si fixement, si fermement que j’eus peur, et n’osai lui faire remarquer qu’elle ne clignait pas.

Il est doux d’être convalescent par les soirs où tombe la pluie ; cela est plus doux encore par les soirs de soleil. Des mouches vous rendent visite à la fenêtre ; on hésite à les écraser entre la vitre et la mousseline, par pitié d’abord, et puis c’est si sale. Les mains lasses s’étalent sur les cuisses, et l’on ne sait lesquelles réchauffent les autres. Tout le jour des rayons maladroits se brisent sur des surfaces qu’ils croyaient molles, et qui vous les renvoient durement, alors que le soleil m’est encore invisible, et n’a pas quitté les champs. Ils vous viennent des toits, sur lesquels un vernis inépuisable coule, d’un œil-de-bœuf qui n’ose les laisser pénétrer dans les greniers, de la rivière, si profonde que les poissons y sont à l’ombre. Les murs, les murs s’étendent, et emmagasinent de la chaleur pour l’hiver ; les mouches voltigent sans crainte autour des toiles d’araignées où elles prennent et sucent des moucherons. Puis, peu avant la nuit, le soleil lui-même arrive, escorté de nuées, de bruits et de couleurs. Avant d’enfoncer dans l’horizon, il y jette sa robe, apparaît nu et jaune, et allume de grands incendies d’où montent les fumées qui bourrent les nuages. Alors notre père Voie passe. Le soleil se couche quand il est passé. On me couche avec le soleil.

2

J’eus une rechute, dont Urbaine seule sut encore expliquer les causes. On eût dit que tout l’automne se rassemblait autour de moi, comme une vapeur mauvaise, et m’étouffait... Mes draps m’usaient peu à peu, et ma peau repoussait plus pâle. On m’avait tiré de mon petit lit, et étendu dans un lit plus large, comme ces petits oiseaux malades qu’on croit guérir, en les sortant de leur cage, et en les lâchant dans des volières. Je délirai. Il me sembla un soir que le père Voie me surprenait, sur le bord d’une mare ; il m’y entraînait lentement, le visage toujours inondé de soleil, et je le suivais de moi-même, et je voyais, du fond, mes parents s’agiter sur le bord de mon lit, ridicules comme des gens qui ne savent pas nager. Ils s’empressaient, mais on ne sauve pas les noyés avec des bruits de petite cuiller et des tisanes.

Je ne sais quel soleil, un beau matin, tarit la mare. Je séchai plusieurs jours, étendu et mouillé. Je devinais autour de moi ma famille, qui toussait, froissait des étoffes, et assise face à mon lit, s’y chauffait comme à un grand feu. Des lèvres m’effleurent, légères et sèches, il en vient jusqu’à ma poitrine découverte ; elles se posent, muettes, veloutées, un peu onctueuses, comme des papillons de nuit, accompagnées parfois de lumières, précédant les laitages, le sommeil et la grosse fièvre. Les unes choisissent avant de se poser : je les devine au-dessus de moi, entre mon oreille et mon front, qui planent et hésitent. Elles tombent soudain, et appuient avec tant de force que l’on sent au-dessus d’elles le poids d’un cerveau ; d’autres s’abattent au hasard, sur mes yeux, sur ma chemise, sur mes lèvres, sautant et trébuchant, comme des sauterelles à jambes inégales ; mais toutes sont discrètes et respectueuses, si bien que l’on dirait que c’est la même personne qui est chargée de m’embrasser.

Mes premières paroles furent pour demander le père Voie. J’avais dû l’appeler, pendant mon délire, car personne ne parut étonné.

– Il viendra quand tu seras guéri, dit seulement mon père ; il viendra demain.

Il ne vint pas, et j’avais déjà deviné qu’il ne viendrait jamais. Un mystère l’éloignait pour toujours de notre maison et de ma vie. Mais chaque matin, je le réclamais, pour faire un peu mentir mes parents et jouir de leur embarras ; car c’étaient chaque fois des excuses nouvelles et mensongères : le père Voie s’était fait une entorse ; le père Voie mariait sa fille à un gendarme ; il craignait de prendre mon mal, qui était contagieux ; il était agent du Phénix, et assurait contre la grêle le département voisin, car les orages allaient venir.

Les orages vinrent, en effet, battant à grand fracas les portes des étables. Ils brisèrent même, chez nous, une cheminée, qu’aucun père Voie n’avait assurée, et qui fuma encore, une fois tombée. Urbaine essayait en vain de me distraire ; elle connaissait tous mes jeux, mais les jouait en paysanne, avec une opiniâtreté qui me fatiguait. Elle s’entêtait, et pour rien au monde, elle n’eût levé son doigt quand je disais : éléphant vole, ou Urbaine vole.

Pourquoi le père Voie n’est-il pas là, fluet, discret et souriant ? J’aime les vieux. Ils vont courbés vers la terre, parce que le ciel éblouit leurs prunelles usées. Ils sont si bons qu’ils ont l’air sûrs que nous deviendrons aussi vieux qu’eux ; ils sont si fragiles qu’ils ne se hasardent pas dehors le matin, alors que sur les enclumes, sur les routes, tout résonne d’un bruit qui casse, et que rien n’amortit. Ils se réunissent pour les enterrements, par devoir, comme les pompiers pour la parade. Leurs mains tremblotent, car elles ont appris la valeur du temps, et le battent comme des pendules ; leurs veines ont si froid au fond de leur corps, qu’elles se glissent à la surface, et la peau seulement les sépare du soleil. Ils portent de grandes blouses ridées, et quand ils causent, ils s’arrêtent. Alors ils se regardent d’un air d’entente, comme s’ils avaient fait une malice, à vivre depuis leur jeunesse.

Les femmes ne sont jamais aussi vieilles que leurs vieux, à cause de leur jupe, que le moindre vent agite, qui s’étale et qui joue. Mais rien ne cache la vieillesse de mes trois amis, le père Morin, le père Ribaut et le père de l’adjoint, dont j’oublie toujours le nom. On les emploie dans le bourg à recueillir tout ce qui est malade, brisé et mourant. Le père Morin roule des tonneaux si disjoints, qu’ils ne gardent pas même l’eau de pluie, et il en distribue les cercles aux petits enfants. Le père Ribaut attend tout l’été que les arbres de la promenade se dépouillent, et quand, sur son désir, l’automne est venu, il rassemble les feuilles, comme pour les répartir, au pied de chaque platane, mais se trompe parfois, et fait le plus gros tas au pied du plus petit. De ses mains, qui, d’année en année, ont pris leur couleur, il les tasse dans une charrette à bras, jure quand un caillou s’est faufilé au milieu d’elles et l’égratigne, puis il les traîne je ne sais où, vers je ne sais quel canton où les arbres n’existent pas.

Les soirs où il ne pleut point, un peu avant l’heure où le père Voie passait, ils arrivent, traînant un banc, et s’asseyent, relevant leurs blouses, en face de notre fenêtre, près de la fontaine qui marque la moitié du chemin entre Tours et Châteauroux. Les mains sur leurs genoux où l’on a cousu pour elles des pièces neuves, leur bâton appuyé contre leur cuisse, ils n’attendent qu’un signe pour vous saluer, et vous appeler par votre nom de famille. Les ménagères passent rapidement devant eux, dédaigneuses, et ils n’osent les interpeller, mais, chaque jeune fille, ils l’arrêtent. Le père Morin s’essuie le menton, et parle, et les deux autres l’écoutent, la bouche entr’ouverte si sûrs qu’il va la faire rire ! Il plaisante, et eux rient les premiers ; et elle finit par rire, jusqu’à ce que le seau déborde, l’éclaboussant. De la main elle puise quelques gouttes, et les leur jette. Ils se pressent l’un contre l’autre, feignent d’être tout mouillés, de renverser leur banc, dans leur hâte, et ils la menacent de leur canne. Puis ils la suivent de leurs yeux dont le bleu blanchit, hochant la tête comme pour encourager et approuver chacun de ses gestes harmonieux ; car elle va, en équilibre, un seau à chaque main, entourée d’un cercle que le père Morin a dû lui donner. Ils appellent par des noms qu’ils inventent les chiens qui rôdent, à la recherche des veaux qui sont passés hier, mais le père de l’adjoint les injurie et les chasse. Le nain qui vend les journaux vient s’asseoir, sa tournée finie, près d’eux, mais une fois assis, il les surpasse de la tête, car ses jambes seules sont si petites. Ils lui volent sa casquette à lettres d’or et l’essayent à tour de rôle, et elle va à chacun, car les vieux, tout leur va, les vieux sabots, les vieilles blouses, la vieille soupe. Ils s’étonnent plus des faits habituels que des aventures qui ameutent le village. Les machines à battre peuvent rouler derrière des bœufs inconnus, les automobiles s’arrêter pour faire de l’eau à leur fontaine, eux continuent, indifférents, à arracher un clou de leurs sabots, à observer un canard qui mordille un des os que les chiens n’ont pas trouvés. Poussiéreux, hâlés, ils ont l’air de se reposer d’un long voyage ; un étranger pourrait croire qu’ils viennent de Tours et l’on se demande à quel âge ils seront à Châteauroux.

Les voilà qui étirent leurs bras et leurs blouses empesées. Au loin, le train remue tout l’horizon, et l’on ne croirait point, à entendre ce fracas, que ce n’est qu’un train-tramway sans troisièmes et dont les passages à niveau n’ont pas de barrière. Les voilà qui se lèvent, tous trois ensemble, pour que le banc ne chavire pas. On dirait qu’un immense nuage blanc double le bleu du ciel et le rend plus pâle. Les voilà qui s’en vont enfin, traînant leur banc, traînant leurs sabots, à regret, je ne sais où, sans doute vers le pays ou le père Ribaut remise ses feuilles mortes.

3

Des dames viennent me voir parfois, accompagnées de demoiselles et de petites filles. Les unes enlèvent leur chapeau, et leurs cheveux nus apparaissent, mais leur visage perd sa bonté et son calme, car une tête sans chapeau frappe brutalement vos yeux comme une lampe sans abat-jour ; sa clarté inonde, file, et se distribue aux plus petits objets. Mais le chapeau la tempère, la ramène sur nous seuls, et j’aime chauffer mon visage à l’ombre du chapeau, comme mes mains à l’ombre des abat-jour. Puis ces dames partent, et leurs filles ont eu tort de prendre des ombrelles car elles les oublient. Urbaine les rapportera, en allant à la poste.