Rose et Ninette - Alphonse Daudet - E-Book

Rose et Ninette E-Book

Alphonse Daudet

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Beschreibung

Et maintenant, dans l'angoisse de l'attente, il se demandait si bien réellement elles viendraient, si, au dernier moment, la mère rusée et fourbe, ou cette impénétrable Mademoiselle, n'inventeraient pas quelque prétexte pour les retenir. Non qu'il doutât de la tendresse de ses enfants. Mais il les sentait si jeunes, -- Rose seize ans à peine, Nina pas encore douze, -- si faibles toutes deux pour résister à une hostile influence ; d'autant que sorties du couvent depuis le divorce, elles restaient livrées à la mère et à la gouvernante. Son avocat le lui avait bien dit : « La partie n'est pas égale, mon pauvre Régis ; vous n'aurez que deux jours par mois, vous, pour vous faire aimer. » N'importe, avec ses deux jours bien employés, le père se sentait assez fort pour garder le cour de ses chéries ; mais il les lui fallait, ces deux jours, strictement, sans tricheries, sans mauvais prétextes.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Rose et Ninette

Pages de titreLa FédorAu Fort M ontrougeRose et NinetteM œurs du jourPage de copyright

1

Rose et Ninette

Alphonse Daudet

2

La Fédor

Pages de la vie

3

I

« François, c’est M. Veillon ! »

À cet appel vivement envoyé par la svelte jeune femme entre les

bacs fleuris du perron, François du Bréau se dressa sur la pelouse où

il jouait avec sa petite fille et vint au-devant du visiteur, une main

tendue, l’autre calant sur son épaule l’enfant qui riait et jetait ses

petits pieds chaussés de rose dans le soleil.

« Ah ! c’est M. Veillon… Eh bien, il sera reçu, M. Veillon… Si ce

n’est pas honteux ! trois mois sans venir à Château-Frayé, sans

donner une fois de ses… »

Il s’arrêta au bas des marches, saisi par l’expression, gênée,

angoissée, quelque chose de confus et de fuyard que la nécessité de

mentir donnait à la ronde figure, bonasse et moustachue, du meilleur

et plus ancien compagnon de sa jeunesse.

« Tu veux me parler ?

— Oui… pas devant ta femme. »

Ce fut dit, glissé dans l’échange nerveux d’une poignée de mains ;

mais jusqu’au déjeuner, les deux amis ne purent se trouver seuls une

minute. Quand la nourrice eut emporté « Mademoiselle », toutes ses

grâces faites au monsieur, il fallut explorer la propriété très changée,

très embellie depuis ces derniers mois. Ce Château-Frayé, dont la

famille de Mme du Bréau portait le nom, était un très ancien

domaine, moitié donjon, moitié raffinerie, flanqué d’une tour

massive et d’un parc aux verdures féodales où fumait une cheminée

géante sur des plaines infinies de blé, d’orge et de betteraves ; sans le

halo rougeâtre que Paris allumait chaque soir à l’horizon, on aurait

pu se croire au fond de l’Artois ou de la Sologne.

4

Là, depuis deux ans, depuis leur mariage, le marquis du Bréau et

sa jeune femme, « son petit Château-Frayé », comme il l’appelait,

vivaient dans une solitude aussi exclusive que leur amour.

Au moment de se mettre à table, nouvelle apparition de la

nourrice, qui venait chercher Madame pour l’enfant.

« Un type, cette nounou, dit la jeune mère sans plus s’émouvoir.

C’est la paysanne à scrupules… Avec elle on n’a jamais fini…

Déjeunez, messieurs, je vous en prie, ne m’attendez pas. »

Et elle avait, en quittant la table, un joli sourire de sécurité dans le

bonheur. Derrière elle, tout de suite, le mari demanda :

« Qu’y a-t-il ?

— Louise est morte », dit l’ami gravement.

L’autre ne comprit pas d’abord.

« Eh ! oui… Loulou… La Fédor, voyons. »

Nerveusement, par-dessus la table, François saisit la main de son

ami.

« Morte ! tu es sûr ?… »

Et l’ami affirmant de nouveau d’un implacable signe de tête, du

Bréau eut non pas un soupir, mais un cri, une bramée de

soulagement :

« Enfin ! »

C’était si férocement égoïste, cet élan de joie devant la mort…

surtout une femme comme la Fédor… l’actrice célèbre, admirée,

désirée de tous, et qu’il avait gardée six ans contre son cœur ; il se

sentit honteux et gêné, s’expliqua :

« C’est horrible, n’est-ce pas ? mais si tu savais comme elle m’a

rendu malheureux, au moment de la séparation, avec ses lettres

folles, ses menaces, ses stations sans fin devant ma porte… Six mois

avant mon mariage, dix mois, quinze mois après, j’ai vécu dans

l’épouvante et l’horreur, ne rêvant qu’assassinat, suicide, vitriol et

revolver… Elle avait juré de mourir, mais de tout tuer auparavant…

l’homme, la femme, même l’enfant, si j’en avais un. Et pour qui la

connaissait bien, ces menaces n’avaient rien d’invraisemblable. Je

n’osais conduire ma pauvre femme nulle part, ni sortir à pied avec

elle, sans craindre quelque scène ridicule ou tragique… Et pourquoi

cela ? Quel droit prétendait-elle sur ma vie ? Je ne lui devais rien, du

5

moins pas plus que les autres, que tant d’autres… J’avais eu trop

d’égards, voilà tout. Et puis j’étais jeune, et pas de son monde

d’auteurs et de cabotins. On attendait plus de moi… peut-être le

mariage et mon nom… ça s’est vu. Ah ! pauvre Loulou, je ne lui en

veux plus, mais ce qu’elle m’a embêté !… Mes amis s’étonnaient de

ce voyage de noces interminable ; ils peuvent se l’expliquer

maintenant, et pourquoi, au lieu de rentrer dans Paris, je suis venu

m’enfermer ici, pris d’une passion subite pour la grande culture.

Encore n’étais-je pas toujours tranquille, et lorsque le timbre de la

grand’porte sur la route sonnait très fort ou à des heures insolites,

mon cœur sautait dans ma poitrine, je me disais : « La voilà ! »

Veillon qui, tout en mangeant d’un robuste appétit, écoutait

attentivement ces confidences entrecoupées des va-et-vient du

service, dit à François, sur un ton de reproche :

« Eh bien, maintenant, tu pourras dormir tranquille… Elle est

morte avant-hier à Wissous, chez sa sœur, qui l’avait recueillie, il y a

quatre mois, quand sa maladie s’est aggravée. »

Du Bréau tressaillit douloureusement… Malade, et tout près de

lui, quelques lieues à peine, sans qu’il en eût rien su…

« Comment l’as-tu appris, toi, qu’elle était là ?

— C’est elle qui m’a écrit de venir la voir. Je l’ai trouvée dans le

milieu le plus bourgeois, le plus contraire à sa nature, chez Marie

Fédor, l’ancien prix de tragédie, devenue Mme Restouble, femme du

notaire de Wissous.

— Mais elles se détestaient…

— Oh ! Loulou était bien injuste. Elle en voulait à sa sœur d’avoir

renoncé à la vie de théâtre pour épouser son étudiant des beaux jours

du Conservatoire. »

Du Bréau se mit à rire :

« Son étudiant ?… Lequel ? elle en avait plus de vingt ?…

— Elle n’en a toujours épousé qu’un, maître Restouble dont les

panonceaux reluisent sur la plus coquette maison de Wissous depuis

je ne sais combien de générations. C’est là que j’ai retrouvé ton

ancienne.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

— Parce que tu es marié, que tu aimes ta femme…

6

Tout ce passé n’avait rien d’intéressant pour toi… Seulement,

aujourd’hui… »

Veillon hésita une seconde, puis très froid toujours, mais avec le

tremblement de sa grosse moustache brune :

« L’enterrement est pour trois heures… Je me suis promis que tu

serais là… »

François du Bréau n’eut pas le temps de répondre ; sa femme

venait d’entrer, moins radieuse que tout à l’heure, une inquiétude au

fond de ses jolis yeux. Pour une fois, la nourrice avait raison, les

paupières de l’enfant étaient brûlantes et aussi ses petites mains.

« Oh ! ce ne sera rien, ajouta vivement la mère, se méprenant à la

gêne consternée qu’elle devinait autour de la table.

— Aussi n’est-ce pas cela qui nous préoccupe, dit le mari ; mais je

viens d’apprendre une mort… quelqu’un que j’ai beaucoup connu.

— Qui donc ? »

Veillon vint en aide à son ami. Il s’agissait d’un de leurs anciens

de Louis-le-Grand, Georges Hofer, chez qui, dans leur jeunesse, ils

venaient quelquefois déjeuner le dimanche… Ses parents, de grands

fabricants de bière, avaient leur usine en face, de l’autre côté de la

Seine, dans ces immenses plaines qui vont jusqu’à Montlhéry. Il était

mort là, on allait l’y enterrer.

Mme du Bréau regarda son mari :

« Tu ne m’en as jamais parlé, de ce Georges Hofer ? »

Il répondit :

« Il y a longtemps que je ne le voyais plus. »

Veillon ajouta, très sérieux :

« C’est égal… tu feras bien de venir. »

Et la femme, plus gravement encore :

« Il faut y aller, mon ami. »

L’accent de pitié, de douceur, dont elle dit cela, les saisit tous les

deux. Ils en parlaient une heure après dans le train de la Grande

Ceinture qui les emmenait à Juvisy, où commencent les plaines de

Wissous.

« Crois-tu qu’elle se soit doutée de quelque chose ? » s’informait

Veillon.

Du Bréau, lui, ne le pensait pas.

7

« Elle me l’aurait dit. C’est une limpide, une vibrante, incapable

de rien cacher… La Fédor disait quelquefois : « Je suis un brave

homme, on peut se fier à moi. » Brave homme, je veux bien, mais

une sacrée femelle tout de même, et qui, née dans le ruisseau, n’ayant

jamais eu pour se conduire que ses instincts de fille ou de cabotine,

s’imaginait que toutes les femmes lui ressemblaient, en plus bête et

plus méchant, et aurait voulu me le faire croire…

Si je n’avais pas eu la chance de rencontrer mon petit Château-

Frayé et de m’en toquer tout de suite, ma foi !… j’aurais peut-être

fini par l’épouser.

— Tu n’en aurais toujours pas eu pour bien longtemps, murmura

Veillon dans un sourire navré. La pauvre Louise était condamnée.

— Mais enfin de quoi est-elle morte ? Je l’avais laissée en pleine

santé, en pleine force. »

L’ami, accoudé à la portière et regardant dehors, bredouilla

quelques mots sous sa moustache : épuisement, bronchite mal

soignée… on ne savait au juste. Il y eut un instant de silence ; puis,

sur l’annonce de la station de Juvisy :

« Il faut descendre, dit Veillon, nous ferons le reste du chemin à

pied. »

Sous un ciel de juillet, embrasé et blanc, un ciel de soleil fondu, le

pavé du roi, comme on l’appelle encore, déroulait son interminable

chaussée, bordée d’ormes rachitiques et de bornes monumentales. De

distance en distance, le long des fossés à l’herbe rase et roussie, une

borne de pierre, une croix de fer commémorative marquaient la place

où un tel, maraîcher de tel endroit, en Seine-et-Oise, rentrant des

Halles de Paris, était mort écrasé par les roues de sa charrette.

« Fatigue ou boisson, quelquefois les deux… » murmura Veillon.

Et du Bréau, d’un air détaché :

« À propos de boisson, et le musicien de Louise, en a-t-on des

nouvelles ? Tu sais, ce Desvarennes, le chef d’orchestre qui l’a enfin

consolée de son veuvage ? Il paraît qu’ils se battaient et se soûlaient

d’absinthe tous les soirs. »

Veillon se retourna brusquement :

« Qui a dit ça ? Qui l’a vu ? Et puis, quand cela serait ? La Fédor

n’en a pas moins été une artiste de grand talent, une belle et bonne

8

fille qui t’a aimé du mieux qu’elle a su, ce qui vaut bien les deux ou

trois heures de ton temps que tu lui donnes aujourd’hui… »

Le pavé du roi franchi, les deux amis s’engagèrent sur un de ces

innombrables chemins de campagne, tout brûlants et craquants de

poussière entassée, qui s’entrecroisaient à perte de vue dans ces

champs de seigle et de blé éblouis et papillotants sous le soleil. L’air

flambait. Çà et là l’aiguille d’un clocher, une rangée d’arbres, le crépi

lumineux d’une muraille interrompaient la ligne uniforme de

l’horizon, mais jamais le chemin qu’ils suivaient n’allait dans la

direction de ce clocher, de cette muraille.

« Tu ne vas pas nous perdre ? » fit du Bréau s’adressant à son

compagnon arrêté devant un poteau indicateur, à un tournant de

route.

Veillon le rassura ; il connaissait très bien le chemin de Wissous à

Château-Frayé, l’ayant fait récemment encore avec Louise.

« Car, figure-toi, mon cher, qu’en se réfugiant chez sa sœur

qu’elle détestait, qu’elle croyait sa plus mortelle ennemie, la pauvre

fille n’avait qu’un but, une espérance, te revoir. Dès ma première

visite, elle m’en parlait : « Vous comprenez, mon petit Veillon, me

disait-elle avec cette grâce ingénue que lui avait rendue la souffrance,

ce n’était pas possible qu’il vînt chez moi, quand je vivais mal, dans

le vice et dans la bohème ; mais ici, chez des gens mariés, chez un

magistrat – ma sœur me le répète-t-elle assez, bon Dieu de Dieu, que

son mari est magistrat – rien ne peut l’empêcher, n’est-ce pas ? »

Ah ! la malheureuse, pour lui persuader qu’elle rêvait une chose

impossible, que l’honnête homme que tu étais ne pouvait faire cela,

ne le ferait pas certainement, le mal que j’ai eu… d’ailleurs sans la

convaincre… »

Du Bréau, qui s’était arrêté pour allumer une cigarette, murmura

au bout d’un moment :

« Pourquoi se voir, d’abord ? Qu’aurions-nous pu nous dire ?

— Oh ! je sais bien ce qu’elle t’aurait dit, et pourquoi elle aurait

tant tenu à te voir avant de mourir.

— Pourquoi ?

— Elle aurait voulu te demander pardon… Oui, pardon de ses

lettres, de ses menaces, de toutes les démences dont elle te

9

persécutait. Je t’avoue que devant sa détresse, ses remords, je lui ai

menti abominablement, à cette pauvre Loulou, lui faisant croire que

tout était pardonné, oublié. Mais si tu penses que je m’en suis

débarrassé avec cela ! Quand elle a eu bien compris que tu ne

viendrais pas à Wissous, que tu n’y pouvais pas venir, alors ç’a été

une autre chanson. Ta vie à Château-Frayé, votre installation, si vous

faisiez de la musique le soir, si ta petite te ressemble… c’étaient des

questions sans fin. Dès que j’arrivais, impossible de lui parler d’autre

chose. Puis, un jour, elle nous a déclaré qu’elle voulait voir ta

maison, seulement les murs, seulement la cime des arbres. C’est là

que j’ai compris combien elle se trompait sur sa sœur. Brisée, malade

comme elle était, on ne pouvait pas la mettre en wagon, elle devait

faire toute la route en voiture, allongée sur des coussins. Je peux dire

que Marie Fédor a été d’une douceur, d’une patience admirables et

que, sans elle, jamais Louise n’aurait pu satisfaire son caprice.

Un vrai voyage fatigant et long. Mais tout lui semblait magique,

cette première haleine du printemps, allègre et vive, l’herbe nouvelle

qui pointait partout dans les champs, tout la grisait. Nous nous

sommes arrêtés au Bois-Margot, et là, descendus de voiture, nous

avons pris un chemin de traverse, mangé de ronces, ce que les

cantonniers appellent une route morte. Ce chemin contourne le parc

de Château-Frayé, nous l’avons suivi tous les trois en frôlant les

murailles chaudes de soleil. J’avais peur d’être vu par un de tes

fermiers ou par quelque ouvrier de la raffinerie ; ils me connaissent

tous. Heureusement, c’était l’heure du travail. Elle s’exaltait à l’idée

que cet immense troupeau dans la plaine, ce berger, ces grands chiens

étaient à toi. « Que je m’amuse ! Que je suis contente ! » disait-elle

en battant des mains comme une enfant. Arrivés près de la charmille,

son saisissement grandit encore. Tu sais que la muraille, de distance

en distance, est remplacée par une haute grille de fer qui laisse voir la

double allée de tilleuls séparée d’une large pelouse. Nous étions là

regardant derrière les barreaux, aspirant l’odeur de toute cette jeune

floraison printanière épanouie sous le soleil, quand je reconnus de

loin la voix de ta femme qui arrivait vers nous sous la charmille avec

la nourrice et l’enfant… Je n’eus que le temps de m’écarter, laissant

Louise aux bras de sa sœur, immobile derrière la grille. Mon regard

10

ne la quittait pas. Quand ta femme est passée, reculant à tout petits

pas devant sa fille, rien, pas un de ses traits n’a bougé. Seulement

c’était sinistre, ces joues hâves et décharnées, ce masque de mort

guettant à travers les barreaux de fer infranchissables ce qu’il y a de

plus beau dans l’existence, tout ce qui pouvait lui faire envie et

regret, la maternité heureuse, la jeunesse.

Par exemple, lorsqu’elle a vu venir la petite, trottant et petonnant

dans sa longue blouse, quelle illumination sur cette pauvre figure

d’incurable ! Elle riait, elle pleurait et disait tout bas à sa sœur en

s’essuyant les yeux : « Mais regarde-la donc, la chérie !… Elle a les

cheveux du même blond que son père, et elle frise comme lui. Oh ! la

mignonne… la mignonne ! » Son émotion était si vive, toute

tremblante, les mains tendues, il a fallu l’arracher de là, l’entraîner

vers la voiture, où elle est tombée sans force. Au retour, elle ne

prononça pas un mot de toute la route, resta les yeux fermés, aspirant

un bouquet de fleurs jaunes, du grand ébénier qui dépasse le mur de

la raffinerie. Le dimanche suivant, quand j’arrivai – j’avais pris

l’habitude de venir la voir tous les dimanches -, je la trouvai comme

toujours au fond du jardin, allongée dans un grand fauteuil d’un vert

pâle, où sa figure ombrée, ses bras minces, ses longues mains

prenaient un aspect lamentable d’épuisement. Il m’a semblé la voir

dans ce dernier acte de la Dame, où Desclée seule lui était

comparable. « Je ne recommencerai plus, me dit-elle à propos de sa

visite à Château-Frayé… J’ai trop souffert, je suis cassée… » Et

baissant la voix à cause du jardinier qui ratissait tout près de nous :

« Ma sœur savait bien ce qu’elle faisait en me donnant l’idée de ce

voyage… Elle m’a retourné le couteau dans le cœur, la lame y est

restée… » Enfin, crois-tu si c’est de l’injustice ! Cette malheureuse

Marie Fédor, ce dévouement de toutes les heures, la soupçonner

d’une machination pareille, d’une perfidie aussi compliquée… Du

reste, tu vas la voir, Mme Restouble, tu te rendras compte que c’est

une bonne et charmante femme, ressemblant aussi peu au monstre

dont Louise nous parlait que la jolie maison que voici n’a

l’apparence du bagne où la pauvre fille prétendait s’être enfermée par

amour de toi.

Nous y sommes, tu peux juger. »

11

Tout à l’entrée du village, le très ancien logis du notaire, avec ses

murs blanchis à neuf, ses persiennes fraîches peintes, ses panonceaux

étincelants, se dressait étroit et bas après une petite cour toute fleurie

et rougeoyante d’une énorme corbeille de géraniums. Malgré le deuil

de la maison et le drap noir qui encadrait la porte, l’étude, très

achalandée, n’avait pas chômé ce jour-là, et par les persiennes

seulement entrecloses on apercevait des profils sur des paperasses, on

entendait une voix jeune dictant un acte parmi le grincement des

plumes d’oie qui grossoyaient.

Dans le corridor du bas, au sonore et frais dallage, un tréteau

préparé attendait le cercueil ; tout au bout, une porte vitrée permettait

d’entrevoir les allées vertes du jardin et les noires silhouettes des

invités.

« Reste ici, dit Veillon en laissant son ami dans la cour… Le

cercueil n’est pas encore descendu… Je vais demander qu’on nous la

laisse voir. Je crois qu’il est encore temps. »

Tout ému par la pensée de cette suprême entrevue, du Bréau

commençait à s’impatienter de tourner autour des géraniums, en

entendant chuchoter dans son dos les clercs de l’étude.

« Nous montons ? » demanda-t-il à son ami, enfin apparu sous la

draperie funèbre.

Veillon balbutia :

« C’est inutile… On ne peut pas… c’est trop tard. »

L’autre, sans prendre garde à son embarras, proposa tout

naturellement de passer dans le jardin avec tout le monde ; il n’était

peut-être pas fâché, en définitive, d’échapper à cette confrontation

douloureuse qu’il s’imposait un peu comme un devoir, après ce qu’il

venait d’apprendre des derniers jours de Louise et l’espèce de

sacrifice qu’elle lui avait fait en venant vivre et mourir chez sa sœur.

Mais sa stupéfaction fut grande de voir Veillon, au lieu de passer

devant, rester immobile et décontenancé en face de lui, comme pour

l’empêcher d’aller plus loin.

« Quoi donc ? » fit-il enfin.

Et l’ami, cherchant ses mots, la voix et le regard gênés :

« Mon cher, c’est absurde… Tu sais dans quel état le chagrin met

les femmes… Voilà que Marie Fédor, Mme Restouble, si aimable

12

ordinairement, t’en veut d’avoir laissé mourir sa sœur sans être venu

une fois… J’ai eu beau lui dire et redire sur tous les tons que tu ne le

pouvais pas, que même ta démarche d’aujourd’hui était une

imprudence vis-à-vis de ta femme et de votre bonheur… Inutile !

Elle est furieuse, elle ne veut pas te voir ; elle ne descendrait plutôt

pas.

— Alors, quoi… Il faut que je m’en aille ?… »

Veillon hésitait :

« Je ne sais que te dire… Quand je pense que je t’ai fait faire cette

longue route et qu’on ne te laisse même pas le droit…

— D’aller jusqu’au cimetière, dit François du Bréau en souriant

tristement… Que veux-tu ? cela est peut-être mieux ainsi… Je m’en

vais revenir chez nous tout doucement par les mêmes grandes

plaines, en me remémorant ces quelques années, ce triste lambeau de

ma vie qu’ils sont en train d’ensevelir là-haut… »

Il levait les yeux vers une des fenêtres du premier étage dont le

rideau blanc, curieusement écarté, retomba tout aussitôt contre la

vitre. La sœur de Louise guettait l’effet de son refus ; rester là plus

longtemps eût été vraiment trop lâche.

« Mais c’est impossible, tu ne peux pas t’en aller seul, dit Veillon

accompagnant son ami vers la rue… Nous allons revenir ensemble.

— Non, non… Reste, je le veux. Il faut que tu sois là, que tu me

remplaces jusqu’à la fin, surtout s’il est vrai – comme tu dis – que la

malheureuse fille ait pensé à moi dans ses derniers moments…

Allons, rentre vite, et à bientôt. Maintenant nous te reverrons le

dimanche, j’imagine… »

Du Bréau repoussa la grille en bois de l’entrée, et, plus ému qu’il

n’aurait voulu le paraître, s’éloigna de l’étude à grands pas.

13

II

Hommes et bêtes, tout le village, à cette heure, était dans les

champs. Où ? dans quels champs ? sans doute entre ces plis du

terrain où les troupeaux couchés tiennent de loin la place d’un sillon,

les hommes, au repos, celle d’une ornière ; car il n’avait vu en

venant, par toute la plaine embrasée et déserte, qu’un immense

battement de lumière. Après quelques ruelles blanches et

silencieuses, aux maisons basses, au cailloutis inégal, où la chaleur

mêlée à des relents d’étable et de basse-cour tombait plus lourde

qu’en rase campagne, tout à coup il se trouva devant l’église, une

vieille église trapue, avec son portail roman drapé de tentures noires

aux mêmes lettres d’argent L. F. qu’il venait de voir sur la maison du

notaire. Une croix de pierre, entourée d’un quinconce de tilleuls

rabougris, lourds et immuables comme elle, faisait face au portail de

l’église. Tout autour, sur l’étroite place, deux roulottes dételées,

restées là depuis la fête du pays, dormaient dans l’atmosphère

pesante. Quatre heures sonnèrent ; et sitôt après, les notes d’un glas,

lentes, espacées, tombées du clocher une à une, annoncèrent

l’approche du convoi. Une envie subite lui vint de le regarder passer.

Mais où se mettre pour ne pas être vu ? Dans un coin de la place,

derrière quelques caisses de lauriers-roses, il avisa un cabaret moisi

où l’on arrivait par quatre marches. Il entra, se fit servir près d’une

fenêtre. Deux roulottiers blafards, à têtes d’aventures, buvaient

debout devant le comptoir, surveillant du coin de l’œil leurs

maringotes dételées sous les arbres de la place et se contant tout haut

leurs détresses, les grandes et petites misères du métier.

En arrivant, du Bréau entendit le plus âgé dire à l’autre d’un

14

accent de certitude et d’expérience :

« Mets des épaulettes à ton Jean-Jean, ça te fera le colonel qui te

manque… »

Tout de suite il songea comme Louise aurait ri de ce mot

d’impresario forain, elle qui les aimait tant, ces Delobelle de grande

route. Et justement il y avait à une table voisine de la sienne un

homme à menton bleu, répondant, lui aussi, à cette catégorie de

cabotins bohèmes, un peu moins minable cependant. Au lieu de

porter les espadrilles et la vareuse en papier brûlé des deux

roulottiers, celui-ci était chaussé de souliers vernis, de guêtres

blanches, vêtu de drap noir tout neuf, et coiffé très en arrière d’un

haute forme à bords plats endeuillé d’un immense crêpe qui laissait à

découvert, sous des boucles grisonnantes et comme poudrées, un

grand front blême en pyramide, des yeux rougis, brûlés d’alcool, des

joues flasques et flottantes, sabrées de ces rides profondes que creuse

l’ablation des grosses dents ; une majestueuse cravate blanche

d’homme de loi de l’ancien temps achevait de singulariser le

personnage, sirotant à petits coups dans un verre, épais et lourd

comme une tasse, une purée d’absinthe que lui disputait un tourbillon

de guêpes. En face de lui, une gamine de dix à douze ans, en noir

comme son père, les mêmes traits fripés et bouffis, les mêmes yeux

larmoyants, était assise entre deux tout petits garçons en deuil aussi,

et vêtus comme des hommes, sur lesquels la grande sœur veillait

avec une autorité et des précautions de maman, coupant leur pain,

remplissant leurs verres, détaillant le fromage en parts égales et, dans

son empressement à donner la becquée à ses petits affamés, oubliant

qu’elle non plus n’avait rien mangé ni bu depuis le matin.

Autour du grand quartier de brie posé devant eux sur la table entre

une miche et un litre, tout un essaim de guêpes bourdonnait comme

aux bords de l’absinthe paternelle, mais bien loin de gêner l’appétit

des enfants, l’adresse de leur père à faucher les guêpes au vol avec le

couteau au fromage, à les couper en deux malgré le tremblement

alcoolique de ses mains, les divertissait prodigieusement ; et les yeux

élargis, la bouche pleine, ils se délectaient à regarder ces guêpes, le

corps tranché en deux, ne tenant plus que par une membrane, traîner,

tortiller leur agonie sur le bord de l’assiette au brie, toute noire de

15

cette grouillante jonchée. Du Bréau prêtait à cette scène enfantine la

minutieuse attention que notre esprit apporte aux choses infimes

lorsqu’il est fortement préoccupé. Soudain l’homme aux guêtres

blanches, son chapeau d’une main, de l’autre son verre d’absinthe,

s’avança vers lui avec des révérences et des pointes de maître à

danser, vacillantes et trébuchantes.

« Marquis François du Bréau, si je ne me trompe ?… Je vous ai

reconnu tout de suite quand vous êtes entré, au portrait que Louise

avait toujours sur elle. »

Il s’interrompit pour poser son verre sur la table de du Bréau

devenu subitement très pâle et se présenta, la voix prétentieuse et

poisseuse :

« Desvarennes, chef d’orchestre, le musicien Desvarennes, élève

de M. Niedermeyer, l’auteur du Lac de Lamartine, moi-même

compositeur de plusieurs mélodies… mais pardon, monsieur le

marquis, je vous dérange. Vous désirez peut-être aller rejoindre le

cortège… non, n’est-ce pas ? On a dû vous jouer la même farce qu’à

nous ; défense de suivre…

Et pourquoi ?… Moi, encore, ça se comprend ; j’ai été le vice de

Loulou, son abjection… Mais vous, mais ces pauvres enfants… car

c’est ma progéniture, ce grand laideron à tête de lapin malade et ces

ridicules petits gauchos dont les pantalons traînent jusqu’à terre…,

pourquoi les punir, je vous demande, pourquoi ne pas les laisser

accompagner jusqu’au bout celle qui leur a été si tendre ?… Ce n’est

pas à cause de leur mauvaise tenue ? Pigez-moi ça, monsieur le

marquis, la smala s’est habillée de neuf des pieds à la tête pour la