Sang d'encre au Mans - Bernard Larhant - E-Book

Sang d'encre au Mans E-Book

Bernard Larhant

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Beschreibung

Drames au cœur de la presse à scandale...

Misandres : qui ont du mépris pour les hommes. Telles sont les rédactrices du magazine Femmes de pouvoirs, implanté au Mans. Quand elles sont assassinées, l’une après l’autre, le commandant Chagall, chargé de l’enquête et secondé par le lieutenant Joliet, se pose bien des questions. Ces meurtres sont-ils les actes de notables épinglés par le brûlot ? L’œuvre de concurrents jaloux du succès de la revue sulfureuse ? Plus l’enquête avance, plus Philippe Chagall est perplexe et déstabilisé face à des interlocutrices au caractère affirmé. Du Mans à Cabourg en passant par Sillé-le-Guillaume, de Paris à Saumur avec un détour par Malicorne, les deux policiers vont découvrir l’univers de la presse à scandale où tous les coups semblent permis…

Suivez le commandant Chagall dans une enquête noire et palpitante au cœur de la région du Mans !

EXTRAIT

L’une se leva de son fauteuil de cuir dans un ample mouvement savamment étudié, s’approcha lentement du policier et se présenta d’une voix qui se voulait suave : Garance Deligny, rédactrice en chef. L’autre resta en retrait, annoncée dans la foulée par la patronne comme son adjointe, Rebecca Canovas.
— Vous arrivez très mal, nous préparons la réunion de rédaction et, pour nous, c’est un peu comme l’heure de la grand-messe, cela ne se rate pour rien au monde ! lança d’entrée de jeu Garance Deligny sans esquisser un sourire.
— Veuillez me pardonner de venir bousculer votre pieux programme, mais j’ai un mot d’excuse de la part du juge Bessières. L’une de vos journalistes a eu le mauvais goût de se faire assassiner durant le weekend et je suis chargé de l’enquête. Vous avez appris le décès de Yaelle Bourdin, je suppose ? Voilà pourquoi je mène quelques investigations de routine afin, dans un premier temps, de me faire une meilleure idée de sa personnalité. À votre connaissance – mais du fait de la teneur de votre revue, je pense connaître la réponse – connaissiez-vous des ennemis à votre collaboratrice ?

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Larhant est né à Quimper en 1955. Il exerce une profession particulière : créateur de jeux de lettres. Après avoir passé une longue période dans le Sud-Ouest, il est revenu dans le Finistère, à Plomelin, pour poursuivre sa carrière professionnelle. Passionné de football, il a joué dans toutes les équipes de jeunes du Stade Quimpérois, puis en senior. Après un premier roman en Aquitaine, il se lance dans l’écriture de polars avec cette première enquête d’un policier au parcours atypique, le capitaine Paul Capitaine, et de sa partenaire Sarah Nowak. À ce jour, ses romans se sont vendus à plus de 110 000 exemplaires.


À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

- À Lorraine et Marielle, pour leur lecture attentive d’outre-Atlantique.

- À Sylvaine pour son regard de Bretagne.

I

Lundi, 8 heures du matin, 45, boulevard Alexandre Oyon, quartier Novaxis, zone d’activités résolument moderne du Mans, non loin de la gare TGV. Ici, on semblait bien loin de la “Ville rouge”, surnom donné à l’ancienne cité du chef-lieu de la Sarthe. Impossible de ne pas comprendre qu’on était entré dans le nouveau millénaire… Et parmi ces bâtiments de verre à l’architecture futuriste, une bâtisse plus humble et moins haute, au sommet de laquelle s’affichait le nom de la société : Éditions Barson. Pendant que le lieutenant Karim Joliet garait le véhicule de police sur le parking, son patron, le commandant Philippe Chagall, consultait une fois de plus le dossier qui leur avait été remis le matin même, pour bien en maîtriser les éléments.

— Sais-tu ce que signifie le terme « misandre », mon grand ? lança-t-il à l’attention de son partenaire.

— Pas la moindre idée, répliqua le jeune OPJ, mais si vous pouviez arrêter de m’appeler « mon grand », surtout devant d’autres personnes, cela me mettrait plus à l’aise. J’ai horreur de ce paternalisme d’une autre époque…

— Misogyne, ce mot éveille-t-il une lueur en toi ?

— Oui, mais je ne vois pas le rapport, vous êtes un mec, pas une fille…

— Misandre est l’inverse de misogyne. Cela signifie donc, selon le Larousse : « qui manifeste une hostilité systématique à l’égard des hommes. » Pourtant, personne n’emploie ce vocable, alors que misogyne est si fréquent…

— Et quel rapport avec notre enquête ?

— Yaëlle Bourdin, la nana que nous avons trouvée saignée dans sa baignoire, était journaliste pour le mensuel Femmes de pouvoirs dont la rédaction est située dans les bureaux en face de nous… Et les articles ne parlent pas de mode, ils flinguent tous les hommes influents qui commettent une incartade. Et même ceux qui pourraient déraper ! Une agression sexuelle, réelle ou supposée, une rumeur de ballets roses, une affection particulière pour le sadomaso… Le pire, c’est que ce torchon est vendu chaque mois à près de 200 000 exemplaires… Tout cela pour apprendre que le baron de la Bouchenbiais s’est offert un petit cinq à sept avec la comtesse de Piétencape, ou que le patron des laboratoires Beau Teint Mondain a passé ses vacances avec sa secrétaire et non sa légitime… Ou encore que le célèbre monsieur Duchnoque fréquente des tapineuses, quand l’éminent président Tifrize ne s’envoie pas en l’air avec son chauffeur… Voilà le cloaque aux effluves nauséabonds dans lequel nous nous apprêtons à fourrer nos mocassins… Enfin, les baskets, pour toi…

— Pas des baskets, Commandant, des Converse !

— Après deux heures à piétiner dans la gadoue d’une scène de crime, je te défie de voir la différence entre des godasses de supermarché et d’autres de grande marque…

À peine eurent-ils franchi la porte d’entrée pour se diriger vers l’ascenseur qui allait les mener aux bureaux de la rédaction du magazine Femmes de pouvoirs que le commandant Philippe Chagall se sentit dans ses petits souliers – sans logo particulier – alors qu’un peu plus tard, le lieutenant Karim Joliet trouvait déjà matière à prendre son pied. Le premier avait étudié le dossier et savait qu’ils allaient rencontrer un groupe de hyènes dont le mépris permanent pour la gent masculine semblait un parti pris assumé et même revendiqué. Le second venait de croiser le regard de la superbe hôtesse d’accueil et avait aussitôt compris qu’il en était déjà amoureux ; même tous néons éteints, son sourire devait illuminer la pièce… Philippe sortit sa carte officielle et demanda à parler aux responsables. La réceptionniste – Katya selon son badge – aux yeux de chatte égyptienne et au décolleté suffisamment ravageur pour rendre jalouses les gorges du Tarn – lui réclama un instant, proposa aux visiteurs de patienter dans le salon voisin et passa un coup de téléphone. La réponse ne sembla pas immédiate, comme si, à l’autre bout du fil, l’interlocutrice cherchait un moyen de se soustraire à l’interrogatoire.

— Vous avez vu ce canon, Commandant ? s’étouffa le jeune lieutenant, une main devant la bouche. Je n’ai jamais rencontré une fille plus irrésistible…

— Attention, mon grand, c’est une fausse blonde, cela se remarque à ses sourcils. Donc, elle n’est pas franche du collier et la méfiance est de mise…

— Vous savez ce que j’en fais de vos analyses psychologiques à l’emporte-pièce ?

— Non, et je m’en moque éperdument ! Par contre, je te suggère de fouiller le bureau de la victime dont j’ai noté le nom inscrit sur la première porte du couloir. Pendant ce temps, de mon côté, j’accapare la patronne pour te permettre d’œuvrer en toute liberté.

Une autre superbe femme, beaucoup plus mûre, vint chercher le commandant pour le conduire au fond d’un long corridor desservant huit bureaux, quatre de chaque côté. Grande, très grande même, chevelure blonde elle aussi, mais courte, plaquée par l’un de ces gels à la mode, tailleur très classique, démarche de mante religieuse, parfum capiteux ; le genre de nana qui avait toujours effrayé Philippe, lui qui, en bientôt cinquante années de vie, n’avait connu qu’une femme : la sienne, enfin son ex. « Et cette amazone n’est que la secrétaire », pensa-t-il en fixant le déplacement suggestif de son fessier. De l’autre côté de la porte du dernier bureau, dès son entrée dans le sillage parfumé de son cicérone, Philippe eut l’impression de pénétrer dans la fosse aux lionnes : deux femmes tournèrent la tête vers lui, l’intrus, le mâle, le Mal même, peut-être… Voraces et affamées, la pupille aussi aiguisée que les crocs, des carnassières… L’une se leva de son fauteuil de cuir dans un ample mouvement savamment étudié, s’approcha lentement du policier et se présenta d’une voix qui se voulait suave : Garance Deligny, rédactrice en chef. L’autre resta en retrait, annoncée dans la foulée par la patronne comme son adjointe, Rebecca Canovas.

— Vous arrivez très mal, nous préparons la réunion de rédaction et, pour nous, c’est un peu comme l’heure de la grand-messe, cela ne se rate pour rien au monde ! lança d’entrée de jeu Garance Deligny sans esquisser un sourire.

— Veuillez me pardonner de venir bousculer votre pieux programme, mais j’ai un mot d’excuse de la part du juge Bessières. L’une de vos journalistes a eu le mauvais goût de se faire assassiner durant le weekend et je suis chargé de l’enquête. Vous avez appris le décès de Yaelle Bourdin, je suppose ? Voilà pourquoi je mène quelques investigations de routine afin, dans un premier temps, de me faire une meilleure idée de sa personnalité. À votre connaissance – mais du fait de la teneur de votre revue, je pense connaître la réponse – connaissiez-vous des ennemis à votre collaboratrice ?

— Yaelle était l’une de mes enquêtrices chargées de dénicher des sujets sulfureux concernant des personnalités du pays, alors oui, elle avait des ennemis, bien sûr : des notables dont elle avait égratigné l’amour-propre et freiné les ambitions par l’un de ces articles au vitriol dont elle avait le secret. Femmes de pouvoirs traque les hommes célèbres dans leurs instants de faiblesse, pour rétablir une certaine parité avec d’autres tabloïds, si prompts à publier des clichés intimes d’actrices, de chanteuses en vogue ou de présentatrices de télé de premier plan. Je reçois souvent des menaces, je suis traînée devant les tribunaux, je me défends, je suis toujours debout ! Et si la mort de Yaelle est un coup porté à mon équipe, elle ne saurait me terrasser…

— Votre collaboratrice, de son côté, ne s’en relèvera pas, je le crains fort ! précisa Philippe Chagall, usant du même cynisme que son interlocutrice. Elle gisait dans son sang, dans la baignoire de son appartement, quand nous l’avons retrouvée dimanche matin. De plus, le meurtrier lui a coupé les mains et les a emportées. Celles qui tenaient la plume assassine, sans doute… Elle ne pourra même pas vous livrer des chroniques de braise en direct de l’enfer, à moins de les taper avec ses moignons, quelle malchance ! Pourtant, au niveau des sujets brûlants, je ne connais pas endroit plus approprié que l’antre du diable… Mais il est vrai que le diable est un homme lui aussi…

Les maîtresses femmes possédaient cet avantage sur les autres : elles choisissaient le terrain du duel et aussi les armes, ce qui arrangeait bien Philippe, incapable d’accomplir le premier pas d’un dialogue, à l’aise à l’inverse pour jouer le contradicteur. Au fil desannées, il avait pensé que le timide invétéré qui se cachait régulièrement derrière une barbe de deux jours, aurait pris de la maturité et de l’assurance ; eh bien non ! Par contre, il se savait nanti d’un solide sens de la répartie qui l’avait déjà sorti in extremis de situations bien embarrassantes, et d’une forme d’humour caustique qui agaçait bien souvent son auditoire. Comme en cet instant où Garance Deligny se tournait vers son adjointe, un rien désarçonnée par le ton offensif qu’avait décidé d’adopter le policier pour présenter le meurtre de la journaliste. Elle n’avait pas imaginé le terrain si accidenté…

Le décolleté plongeant semblait inscrit dans le règlement intérieur de la boîte, puisqu’elle aussi affichait sa poitrine comme un signe extérieur de richesse de conversation ou encore un élément de distraction massive. Garance était brune, ce qui rassura le policier sur les critères d’embauche ; à moins que la patronne se choisisse des collaboratrices aux cheveux clairs par goût personnel ou volonté de suprématie. Car c’était elle qui occupait le terrain depuis le début, alors que son adjointe, blonde et pâle, demeurait appuyée sur le radiateur installé près de la baie vitrée de la pièce, au point d’y passer pour le reflet de la patronne. Regard métallique, moue dédaigneuse, décolleté plus sage mais robe courte, longues jambes gainées de bas de soie blancs, l’archétype parfait de l’escort girl, avec tous ses attributs, dans l’esprit un brin macho – survie oblige – et volontairement réducteur du policier.

— Et vous, mademoiselle Canovas, ou madame peut-être, que pensez-vous de cette affaire ? questionna Philippe en s’installant sur l’une des chaises entourant la grande table de travail, pour inscrire quelques notes sur son calepin. Mais prenez place, toutes les deux, ne faites pas le pied de grue devant moi, cela me gêne ! Selon vous, s’agit-il d’un règlement de compte personnel ou d’une action signée ayant pour cible votre revue ?

L’unique réponse de Rebecca Canovas fut de rougir en tournant le regard vers Garance Deligny prompte à occuper de nouveau l’espace de la discussion. Pourtant, elle n’était pas beaucoup plus jeune que sa patronne, trois ou quatre ans, pas davantage. Donc une question de force de tempérament, sans aucun doute, en déduisit le policier…

— Je peux vous fournir une liste de personnes qui ont menacé récemment Yaelle de représailles, à la suite d’articles mordants. Le dernier en date, le député et homme d’affaires Christophe Maupin, que Yaelle avait piégé en se présentant au milieu d’hôtesses qu’il avait engagées pour pimenter une soirée réunissant les cadres de la société qu’il dirige, dans le château qu’il possède, au nord du département. Aux dernières nouvelles, l’article et les photos qui l’accompagnaient ont mis à mal son couple, sa carrière politique et la marche de ses affaires. Il me semblerait donc susceptible d’avoir commandité l’exécution de ma journaliste… Si tel était le cas, nous réagirions en conséquence, naturellement… Pardonnez-moi, mais nous devons vraiment organiser notre conférence de rédaction pour démarrer notre semaine…

— Eh oui, naturellement, « The show must go on », comme on dit à London ! À bientôt, Mesdames, et toutes mes condoléances… J’ai omis d’apporter le paquet de Kleenex, mais je vois que vous savez prendre sur vous pour rester dignes face à la douleur déchirante qui vous torture à l’intérieur… À très bientôt, certainement… Ne me raccompagnez pas, je connais le chemin…

— Commandant, nous ne vous autorisons pas à mettre en doute les sentiments qui nous unissent toutes et à railler la peine qui nous accable ! s’emporta Garance Deligny, bras croisés sous sa poitrine. Vous êtes bien tous les mêmes, prompts à vous réjouir des malheurs de vos adversaires !

— Une simple précision, lorsque vous dites « Vous êtes tous les mêmes », vous parlez des policiers ?

— Non, des hommes, et vous le savez parfaitement ! Certains vont même à coup sûr déboucher le champagne aujourd’hui ! Ils ont gagné une bataille, mais nous ne plierons pas, nous allons riposter très vite…

— C’est bizarre, je viens pour faire la lumière sur la mort de l’une de vos amies, je m’apprêtais à m’engager avec solennité à retrouver son assassin et je suis reçu comme un adversaire, vous m’entretenez de bataille et de riposte… Une réaction de douleur, très certainement… À bientôt, Mesdames…

Pendant ce temps, Karim avait demandé à Katya de lui ouvrir le bureau de Yaelle Bourdin. Elle avait hésité un moment avant d’obtempérer sous les menaces un rien forcées du jeune policier. Elle quitta son bureau d’accueil et lui demanda de la suivre en remuant de son imposant popotin, gorgé de chaudes promesses. Elle ouvrit la porte et alluma la lumière. Elle s’assit sur une chaise en face du fauteuil vide de la journaliste, les mains blotties entre ses bonnes cuisses, la tête basse.

— C’est affreux de mourir de la sorte ! se lamenta-t-elle, la gorge serrée. Se faire assassiner dans sa baignoire, comme Marat par Charlotte Corday ! Je sais qu’elle se sentait menacée depuis quelques semaines ; elle m’en avait parlé un soir, mais je ne l’avais pas prise au sérieux. Elle appréhendait de rentrer toute seule chez elle depuis quelques jours. Cela faisait des années qu’elle jouait avec le feu, à force de pousser le bouchon toujours un peu plus loin. Un jour, une victime de sa plume acerbe lui avait fichu un coup de poing dans la figure, qui lui avait cassé trois dents et dévié le nez.

— Il ne devait pas être facile de pénétrer dans son appartement d’une résidence huppée, elle se barricadait certainement… lança le lieutenant, installé dans le fauteuil pour débrancher l’ordinateur portable de la victime. On a compté quatre verrous sur sa porte, tous ouverts ! Sans parler de l’interphone et du digicode… Elle devait connaître son agresseur et l’apprécier pour l’avoir laissé entrer chez elle… Vous lui connaissiez un petit ami ?

— Un petit ami ? s’étouffa Katya avant d’éclater de rire. Ce n’est pas réellement le genre de la maison, si vous voyez ce que je veux dire ! Une petite amie sans doute, mais je ne m’intéresse pas à ces trucs-là ! Je ne suis pas comme elles, ce qui en agace d’ailleurs plus d’une, mais je m’en moque éperdument. Moi, je suis plutôt branchée beaux mecs dans la force de l’âge, si vous voyez…

— Dans ce cas, vous n’êtes pas contre l’idée que nous buvions un verre tous les deux, ce soir ?

— Qui vous dit que moi, je n’ai pas déjà un petit ami ?

— Un garçon qui saurait rivaliser avec mon charme unique, né du croisement d’une Tunisienne née en Italie et d’un Haïtien originaire du Canada ? Je ne l’imagine pas une seule seconde !

— À 19 heures, au Connemara, le pub irlandais de la rue Victor Bonhommet, cela vous convient ? Mais je vous préviens tout de suite, on boit juste un coup et on s’arrête là ! Ne vous fiez pas aux apparences ; je ne suis pas une fille facile, malgré ma minijupe, mon décolleté provocant, mes cheveux blonds, mes yeux bleus et mon apparente candeur…

— Je vous rassure tout de suite, Katya, vous n’incarnez pas du tout mon genre de femme ! Moi, je suis plutôt branché grandes Africaines aux jambes interminables et musclées, au corps en forme de liane et à la peau d’ébène. Non, ce sera strictement professionnel, pour comprendre comment une femme intelligente et profonde comme vous, pas du tout misandre comme les autres nanas de cette boîte, a pu…

— Misandre ?

— Oui, c’est ainsi que le dictionnaire nomme une femme qui éprouve de la haine ou du mépris pour les hommes. Comme misogyne pour un homme, si vous voulez, mais en sens inverse. Vous voyez que nous avons beaucoup de choses intéressantes à apprendre l’un de l’autre ! À ce soir, je dois découvrir ce que cette bécane cache dans ses tripes et ensuite, je suis entièrement à vous !

Karim avait entendu son chef parler dans le couloir et en avait conclu que celui-ci avait achevé son entretien avec la mante religieuse en chef. Il le rejoignit devant le desk, l’ordinateur sous le bras, ce qui indigna Garance Deligny qui fit valoir que l’ordinateur de Yaelle contenait des documents confidentiels qui ne devaient pas sortir de la rédaction. En ricanant, Philippe Chagall promit de ne pas les vendre à la concurrence pour améliorer son ordinaire. De guerre lasse, la patronne de presse secoua la tête avant de tourner les talons vers son bureau, à la porte duquel l’avait attendue Rebecca Canovas, toujours aussi diaphane et inexistante.

Le premier souhait du commandant, en quittant le bâtiment, était de respirer une bouffée d’air pur, comme s’il s’était placé en apnée, en pénétrant dans le bâtiment, et commençait à suffoquer. Il proposa à Karim de s’arrêter au premier bar pour se rafraîchir le gosier et tenter de recouvrer des idées claires, un minimum de lucidité. En cours de trajet, il brossa le portrait des patronnes, tout en s’arrêtant à un kiosque pour acheter le dernier numéro de Femmes de pouvoirs, histoire d’en découvrir le contenu. Un peu plus loin en direction du centre-ville, ils s’installèrent à la terrasse d’une brasserie et commandèrent deux demis. Philippe ouvrit la revue pour consulter l’ours, le pavé mentionnant la liste des collaborateurs de la publication. Il comprit alors que les deux femmes qui l’avaient reçu n’étaient pas les patronnes, justes les responsables du contenu. Le magazine avait pour directrice une dénommée Anne Mariton, alors qu’au-dessus encore, chapeautant l’ensemble, on trouvait une pédégère, Candice Barson, la propriétaire de la maison d’édition. Il se promit de revenir un peu plus tard interroger ces deux personnes et tenter de comprendre pourquoi la belle brune l’avait reçu avec l’assurance de la plus haute responsable de la revue.

— Garance Deligny m’a proposé un suspect sur un plateau d’argent, comme jadis Hérode offrit la tête de Jean-Baptiste à Salomé ! expliqua le commandant en sirotant une gorgée de Heineken. Christophe Maupin, député de l’Orne et patron de société sur Le Mans, dont Yaelle a ruiné la carrière par un article ravageur assorti de trois photos éloquentes. Le reportage date d’un peu plus d’un mois et depuis, ce pauvre gars a vusa femme lui demander le divorce, ses adversaires politiques réclamer sa démission et ses partenaires professionnels s’éloigner de lui en raison de cette mauvaise publicité. Tout cela pour une partie de jambes en l’air avec des call-girls, au nombre desquelles s’était glissée la perfide Yaelle ! Des gens perdent tout sur un coup de tête, ce pauvre gars, c’est sur un coup de queue ! De quoi avoir les boules, tu ne trouves pas ?

— Moi, je ne peux pas supporter l’état d’esprit de ces femmes qui méprisent les hommes comme si elles se suffisaient à elles-mêmes ! marmonna Karim, la mine renfrognée. Heureusement que Katya n’est pas comme les autres ! Vous saviez que Yaelle avait une petite copine, elle aussi ? Je dis elle aussi, car les deux qui vous ont reçu, vous ne me ferez pas avaler qu’elles sont seulement collègues… Katya prétendait ne rien savoir, avant de me susurrer que notre victime lui avait fait des avances… J’espère que, dans la soirée, je glanerai des indices supplémentaires pour savoir notamment avec qui couchait la fouine. Il ne faut pas négliger le règlement de compte passionnel, à mon avis…

— On va quand même commencer par les fondamentaux, si tu n’y vois pas d’inconvénient, mon grand ! suggéra le commandant en vidant sa chope de bière. Que dirais-tu, en guise d’apéritif, de mise en bouche, d’une visite chez ce député qui aime les jolies femmes et les ennuis qui vont fatalement avec ? Je vais téléphoner au central pour récupérer son adresse… Bicoque au sud de l’Orne, résidence secondaire au nord de la Sarthe et entreprise au Mans, ce n’est pas mal comme situation… Ensuite, je t’offre un bout dans une petite auberge que je viens de découvrir dans le secteur de Bonnétable et dont tu me diras des nouvelles ! Bonnétable, bonne table, pas vrai ? Finalement, je la sens bien, cette enquête…

Cela faisait trois ans que le lieutenant Karim Joliet faisait équipe avec Philippe Chagall. Il n’avait pas fallu longtemps au commandant pour déceler, chez ce garçon volontaire à l’apparente nonchalance, un élément doué et très intuitif. Bien sûr, il ne cautionnait pas toujours son comportement, notamment sa propension à tomber amoureux de la première fille qui tombait sous son regard. Malgré les nombreux conseils de prudence de son aîné, Karim ne parvenait pas à se gendarmer et succombait au premier sourire aguicheur, comme juste avant, en présence de la pulpeuse Katya qui, de l’avis personnel de son supérieur, s’apprêtait à le rouler dans la farine.

À l’inverse, le jeune métis cherchait à sortir son chef de sa vie monacale, sans succès pour l’instant. Pire, à chaque fois que Philippe avait accepté de le suivre en boîte de nuit ou dans un bar branché, la soirée s’était achevée par quelques interpellations et de la paperasse à remplir ! Du coup, le benjamin avait jeté l’éponge et laissé son patron s’encroûter dans sa vie casanière. Il se contentait de tenter vainement de lui expliquer qu’une rupture n’était pas la fin du monde ; on pouvait approcher la cinquantaine et refaire savie ! D’autant que Philippe possédait de la prestance, même s’il n’était pas très grand, il avait du charme, malgré sa calvitie déjà prononcée, de l’attrait, malgré sa timidité, de l’humour, ce qui se révélait souvent primordial avec les femmes… soit pour les draguer, soit pour accepter le râteau avec un minimum de philosophie. À chaque fois, Philippe éludait le sujet par une pirouette :

— Tu me fais peur, avec tes compliments sur mes qualités humaines et surtout mon physique… Tu n’es pas en train de tomber amoureux de moi, au moins ?

En raison de ces tempéraments tellement différents, mais si complémentaires, le duo représentait l’équipe-phare de la Crim’ du Mans, celle à qui l’on confiait les dossiers les plus épineux de la région. Il faut dire que, pour Philippe Chagall, rien d’autre ne comptait que son boulot, la résolution de l’affaire en cours le hantant jusqu’à l’obsession. Il passait parfois des nuits entières à relire les notes qu’il consignait dans un petit carnet auquel personne n’avait accès. Il avait même installé un lit de camp dans son bureau, sur lequel il s’allongeait quelques heures, avant de se remettre à la tâche avec énergie et détermination, tant qu’il n’avait pas découvert la clé de l’énigme.

Jamais il n’avait forcé Karim à l’imiter, jamais il ne lui avait reproché sa vie de noctambule, du moment qu’il arrivait au travail, les idées claires. Le plus jeune estimait son aîné comme un élève idéalise son mentor, il ignorait que ce respect était partagé, Philippe hésitant à avouer à Karim combien son naturel spontané et optimiste l’aidait à débroussailler les dossiers touffus et aussi à accepter le quotidien. Ce môme, il avait tellement peur de le déformer au lieu de le former…

La société de bureautique de Christophe Maupin se trouvait dans une zone d’activités commerciales de la Pointe, sur la commune de Sargé. Des locaux modernes, un personnel souriant et détendu, une musique d’ambiance branchée, le lieu possédait tous les indices de l’entreprise qui avait le vent en poupe. Ici aussi, une hôtesse accueillait les clients avec grâce, plus mûre et professionnelle que Katya, néanmoins. Philippe Chagall sortit sa carte de police, ce qui, sur le visage de l’employée comme sur celui de nombre de ses interlocuteurs, eut le don de lézarder les convenances de façade et de mettre à mal une assurance moins ancrée que ne le laissaient supposer les premières paroles.

— Vous allez devoir repasser dans quelques jours, Commandant, monsieur Maupin est absent en raison d’un voyage d’affaires en Asie, annonça la secrétaire d’un air navré.

— Il va certainement faire provision de nouvelles masseuses ? interrogea Philippe, l’œil pétillant de malice. L’une de ses spécialités, à ce que j’ai pu lire.

— Oh non, il se trouve en Chine, en Corée et au Japon pour prendre contact avec des fournisseurs, répondit la secrétaire, nullement désarçonnée par la boutade du policier. Je sais à quoi vous faites allusion et je tiens à affirmer que le procédé utilisé par cette vipère pour compromettre monsieur Maupin est proprement scandaleux ! J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à vos collègues que jamais je n’ai eu à me plaindre du comportement de monsieur Maupin à mon égard, bien au contraire ! Toujours courtois et aimable, jamais un mot ou un geste déplacé. Le reste est du ressort de sa vie privée…

— Mon problème c’est que la fameuse vipère a été trucidée chez elle pendant le week-end ! rétorqua Philippe Chagall à voix basse. Vous comprenez donc pourquoi nous souhaiterions nous entretenir avec votre patron…

— Son épouse est là, en son absence, pour assurer le suivi des affaires. Je vais la contacter pour voir si elle est libre et peut vous recevoir…

Alexandra Maupin n’affichait pas la mine d’une épouse au bord du divorce, même si son mari avait dû lui en faire voir de toutes les couleurs. Grande, athlétique, douce mais résolue, classe sans arrogance, elle invita les policiers à s’asseoir et leur proposa un café qu’ils acceptèrent volontiers. Elle ôta sa veste et s’enquit aussitôt des raisons pour lesquelles deux officiers de la police criminelle désiraient s’entretenir avec son époux. Philippe lui apprit le meurtre de Yaelle Bourdin et les accusations sans détour de Garance Deligny, la rédactrice en chef de Femmes de pouvoirs. Alexandra secoua la tête en esquissant un sourire crispé.

— À ses débuts, cette publication représentait une nouveauté intéressante : une revue qui mettait en valeur les femmes qui entreprenaient et réussissaient. Magazine de classe sur papier glacé, style incisif et pertinent, enquêtes fouillées sur les injustices sociales, les discriminations entre les deux sexes, prises de position courageuses sur des sujets de société qui me tiennent également à cœur. J’y étais abonnée, pourquoi le cacher, et j’ai même eu l’honneur d’y figurer quand j’ai développé le concept d’un réseau de location de matériel informatique, à la base de notre entreprise…

— Le magazine dont vous nous parlez me semble bien loin de la revue que j’ai découverte ce matin, en l’achetant pour la première fois dans un kiosque du centre-ville !

— Le tournant à 180° s’est opéré voilà six ans, poursuivit la femme d’affaires, heureuse de partager son sentiment. Je le sais, car j’ai interrompu mon abonnement du jour au lendemain, dès que j’ai découvert la nouvelle orientation éditoriale. Tout d’abord, Femmes de pouvoir est devenu Femmes de pouvoirs, avec un s à la fin, et la signification est foncièrement différente ! Ensuite, la rédaction – comme toutes celles du groupe Barson d’ailleurs – a été déménagée de Paris au Mans, comme si cet éloignement allait prémunir les responsables contre les attaques de leurs victimes… Ce premier numéro affichait des photos d’hommes connus – des chanteurs, des acteurs, des animateurs de télévision, et même des hommes politiques, en maillot sur une plage ou encore plus très frais dans des boîtes de nuit de la capitale. Les articles se voulaient racoleurs et vulgaires, délibérément torchés pour dénigrer les hommes et les faire tomber de leur piédestal. J’ai mené mon enquête et j’ai compris que la pédégère – comme elle tient à se faire appeler – Can-dice Barson, perdait de l’argent avec l’ancienne formule ; une nouvelle équipe était arrivée avec des idées révolutionnaires et un concept décapant qu’elle ne pouvait refuser, à moins de mettre la clé sous la porte. Aucune lectrice ne vous avouera qu’elle lit Femmes de pouvoirs et pourtant, si mes sources sont exactes, la revue se vend sur tout le pays à près de 200 000 exemplaires ! Incroyable, non ? Sans parler du succès du site du magazine, sur Internet…

— La présence de photos de votre mari dans ce torchon, qui plus est entouré de filles peu vêtues, n’a pas dû vous enchanter ? avança Philippe Chagall. Même si le procédé est contestable, les faits sont là, nul ne peut les nier !

— Je vais sûrement vous surprendre, Commandant, peut-être même vous choquer. Je suis au courant de l’existence de ce genre de soirée lors de fêtes que nous organisons au mois de juin, avant les grandes vacances. Il m’arrive même d’y participer car, ce que la journaliste a omis de préciser dans ce brûlot, à dessein, je suppose, c’est que ce soir-là, le pendant féminin existait…

— Le pendant, dites-vous ? sourit Philippe. Voilà qui ne redresse pas l’image du mâle… Pardon, je digresse…

— Oui, le terme est mal choisi, mais sur ce genre de sujet, tous les mots prêtent à ambiguïté. Mes collaboratrices et moi-même avions le droit à des chippendales. Celles qui le désiraient, bien entendu, comme les cadres et employés masculins avaient, eux aussi, la possibilité de refuser sans pour cela passer pour des pisse-froid et risquer des sanctions… Voilà pourquoi la forme de l’article m’a davantage choquée que le fond et pourquoi, au sein de l’entreprise, cela a éveillé plus de colère que d’indignation de la part des membres de notre équipe. Bien sûr, une telle publicité est fâcheuse pour les affaires et surtout pour la carrière politique de mon époux. Si je comprends bien, vous soupçonnez mon mari d’avoir éliminé cette journaliste ou d’avoir commandité son exécution par vengeance ? Si tel était le cas, je vais vous rassurer tout de suite : le retour de vague nous a été favorable puisque de nouveaux clients se sont présentés et que, lors de la dernière réunion du parti, Christophe a été reconduit dans ses fonctions départementales, quasiment à l’unanimité… De plus, pour clore définitivement le chapitre, il a quitté le sol français vendredi dernier à destination de Tokyo…

— Garance Deligny a prétendu que vous alliez quitter votre époux, elle a évoqué votre divorce prochain…

— Là, elle nage en plein délire journalistique, elle prend ses désirs pour des réalités ! Peut-être fantasme-t-elle sur Christophe, après tout…

— Ou sur vous…

— Pardon ?

— Non, je n’ai rien dit, merci de vos précisions, madame Maupin. Voici ma carte, si vous pouviez demander à votre époux de me contacter à son retour, j’aimerais entendre sa version des faits…

— Je voudrais tout de même ajouter un point, pour vous ouvrir un peu plus les yeux sur le genre de femmes que vous allez rencontrer. Un collègue politicien de mon mari traversait une mauvaise passe : un divorce douloureux, une situation professionnelle instable, la perte de certains points de repère… Il s’est laissé embobiner par une racoleuse de bonne présentation qui lui a extorqué une partie de sa fortune, avant de toucher un pactole en se faisant photographier, de façon cachée bien sûr, occupée à se faire fouetter par cet homme. Femmes de pouvoirs s’est empressé de publier l’article avec les photos. Bien sûr, le scandale a éclaté aussitôt. Quelques mois plus tard, le malheureux se suicidait.

— Je me souviens de cette affaire, intervint Chagall, elle se déroulait du côté de Perpignan, si mes souvenirs sont exacts…

— C’est cela ! Pour l’opinion publique et l’ensemble de la presse, son acte représentait un aveu de culpabilité, la conséquence de son remords d’avoir contraint des jeunes femmes à se soumettre à sa violence. Donc, pas le moindre procès à l’issue de l’enquête et pourtant, mon mari sait ce qui s’est réellement passé dans cette chambre. Il a voulu témoigner, les policiers chargés de l’affaire n’ont pas pris sa déposition, prétextant la solidarité corporatiste. Il existe suffisamment de cas dramatiques, bien réels, à dénoncer pour ne pas donner dans la mise en scène. Mais pour ces femmes, peu importe que ce soit vrai ou faux, peu importe aussi le sort des femmes, à l’issue de l’affaire, la cause juste a laissé la place au business immonde…

— Merci de vos précisions, Madame, ponctua le commandant, je pense mieux comprendre la situation…

Sur le chemin les ramenant au Mans, Philippe Chagall éprouva le besoin de faire une fois de plus le point avec son partenaire ; dans cette affaire incroyable, rien ne semblait tout à fait ce que l’on croyait. Il s’arrêta sur le bord de la route, reprit son carnet pour énoncer tout haut les questions qui s’y trouvaient inscrites, les proposant à la sagacité de son jeune partenaire. Demander à Candice Barson, la grande patronne, la pédégère, d’expliquer le changement de cap de la revue. Comprendre pourquoi Anne Mariton, la directrice en titre, n’avait pas reçu la police ce matin. Chercher l’identité de la petite amie de la victime, Yaelle Bourdin ; s’agissait-il d’un membre de l’équipe de la revue ? Réclamer une collection complète de Femmes de pouvoirs pour dresser un inventaire exhaustif des personnalités visées. Récupérer la liste du personnel et des collaborateurs occasionnels de la revue. Chercher à savoir si leur campagne radicale “anti-mâles” avait fait d’autres victimes que ce politicien. Se renseigner sur l’entourage de ce dernier.

— J’ai un pote journaliste dans un grand quotidien parisien, je vais me rancarder sur ces nanas un peu spéciales et aussi sur cette affaire glauque à Perpignan, conclut Philippe en refermant son carnet. Je vais également aller récupérer le rapport du médecin légiste, peut-être nous fournira-t-il quelques indices sur l’assassin… J’ai cru comprendre que, de ton côté, tu avais rendez-vous en fin de journée avec cette Katya aux airbags impressionnants. Dois-je te rappeler, mon grand, que les rapports intimes sont prohibés entre un policier en charge d’une affaire et un témoin dans une enquête criminelle ?

— Patron, vous me connaissez, c’est seulement un rendez-vous professionnel ! s’insurgea Karim en plaçant une main sur son cœur. Elle en sait davantage sur cette affaire que les quelques paroles concédées ce matin, mais elle ne pouvait pas parler librement. J’ai juste établi une relation de confiance… De plus, j’ai appris qu’elle avait à peine vingt-huit balais, alors que moi, je vais sur mes trente-quatre. Trop de différence entre nous, ça ne peut pas le faire…

— Alors là, si ça ne peut pas le faire, que veux-tu que je te réponde, mon grand…

*

Mardi, 9 heures du matin, immeuble des éditions Barson. Les policiers firent irruption sans rendez-vous, comme la veille. Au regard complice de Katya vers Karim, Philippe Chagall comprit vite que, contrairement à ce que lui avait juré son adjoint, il s’était passé une histoire intime entre ces deux gamins. Il s’apprêtait à demander à parler à la directrice quand une voix interpella la standardiste :

— Katya, va immédiatement m’acheter un numéro du Coup d’œil de ce matin, je n’en crois pas mes yeux ! Si c’est la guerre qu’il veut, ce fumier de Levasseur, il va l’avoir !

Garance Deligny s’arrêta net en découvrant les silhouettes des deux policiers dans le hall d’entrée.

— Vous êtes encore là, vous ? fulmina-t-elle avant de se radoucir un peu. Que voulez-vous ?

— Vous avez un problème, madame Deligny ? Je vous sens particulièrement soucieuse… questionna avec candeur le commandant.

— Un concurrent vient de sortir un numéro de sa revue avec une photo du cadavre de Yaelle dans les pages intérieures ! Je me demande qui a pu lui adresser un tel cliché. Un policier, sans doute… Qui, à part vos services, pouvait avoir accès à la salle de bains de la malheureuse ?

— L’assassin, madame Deligny, l’assassin ! clama Philippe Chagall, index levé, avant de passer à un autre sujet. Je suis ici pour dialoguer avec Candice Barson ou encore Anne Mariton, sont-elles disponibles ?

— Anne est dans son bureau, en face du mien. Que lui voulez-vous, au juste ?

— C’est elle la directrice et non vous, à ce qui est inscrit sur votre revue, même si cela n’a rien d’évident, quand je vous vois tout régenter, répliqua Philippe Chagall, soucieux de ne pas concéder un pouce de terrain à sa rivale. Ne dit-on pas qu’il vaut mieux s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints, même s’ils sont ravissants ? Karim, tu accompagnes Mademoiselle chez le vendeur de journaux, je ne voudrais pas qu’il lui arrive un malheur en traversant la rue ! Je te la confie, mon grand, tu es son garde du corps, en quelque sorte. Et tu m’en ramènes deux exemplaires. Pas de Katya, bien sûr, mais de cette revue, Coup d’œil, pour ma collection personnelle. Nous allons confronter leur photo aux clichés pris par le TIC*. Avec un peu de chance, au jeu des sept erreurs, nous allons remporter le jackpot… Bon, allons rencontrer Madame la directrice, de ce pas !

Autant Katya et Garance étaient dotées de formes généreuses, autant Anne Mariton ressemblait à l’une de ces victimes de la tyrannie des régimes drastiques, avec un visage émacié et des côtes apparentes, là où il plaît aux hommes de s’émouvoir de la naissance de seins gorgés de vie. Elle devait avoir aux alentours de quarante-cinq ans, l’âge où le moindre écart est dénoncé par la balance. Forcément, Philippe repensa à Marilyne, sa femme, qui gémissait sans cesse, peu avant qu’ils ne se quittent, de ne plus parvenir à maîtriser ses excédents de poids. Celle-ci faisait plus pitié qu’envie, fripée de visage, en souvenir de la chair disparue sous la peau, au prix de sacrifices inhumains. Semblable à une fleur artificielle dans un jardin de roses, à un élève de la Star Ac’ au milieu des chœurs de l’Armée Rouge, une erreur de casting et pourtant, elle était la directrice du magazine, la meneuse de revue, en quelque sorte…

— Je peux vous aider ? lança-t-elle sur un ton glacial, d’une voix grave, sans doute à cause de l’abus des cigarettes.

— Pardon, commandant Chagall, brigade criminelle du Mans, j’enquête sur le meurtre de votre journaliste, Yaelle Bourdin. Je suis passé hier matin, j’ai été reçu par Garance Deligny qui s’est présentée à moi comme la patronne du magazine…

— La ligne éditoriale est de son ressort, c’est vrai, coupa Anne Mariton en cherchant à esquisser un sourire. Moi, je me consacre à la gestion de la société, un travail moins exaltant, il est vrai, mais pourtant nécessaire… Ce qui est arrivé à Yaelle est abominable ! Personne ne peut souhaiter une telle mort, même à son pire ennemi… J’espère que vous découvrirez très vite qui a pu commettre un acte aussi barbare. Décidément, je me demande dans quel monde nous vivons…

— Hier, Garance Deligny m’a placé sur la piste de Christophe Maupin, mais il possède un alibiimparable : à la même heure, il se trouvait en voyage d’affaires à Tokyo. Bien sûr, il aurait pu, avant son départ, payer un tueur pour commettre le crime, mais j’en doute… Parmi les pistes à explorer, je cherche l’identité de la compagne de Yaelle, pourriez-vous m’aider à la découvrir ? Par ailleurs, peut-être avez-vous en tête d’autres pistes que je pourrais explorer, parmi les personnalités mises en cause dans ses articles, par exemple… ou encore ses relations intimes… ou d’autres possibilités qui m’auraient pour l’heure échappé…

— Sur ce point, je connais uniquement les gens qui nous ont intenté un procès ; pas un seul n’a gagné et le dernier cas remonte à deux ans, cela me semble loin pour une vengeance, même si c’est un plat qui se mange froid, à ce qu’on prétend ! expliqua Anne Mariton en jouant avec ses lunettes. Pour répondre à votre première question, j’ignorais le fait que Yaelle était lesbienne, je l’ai déjà vue avec des garçons, je l’imaginais bi, mais je dois dire que je fais mon travail sans m’ingérer dans les relations amoureuses des filles de la rédaction, trop complexes à mon goût ! Je cherche juste à me protéger d’influences qui ne me conviennent pas, pour tout vous avouer ! J’ai mon travail d’un côté et ma vie privée, de l’autre. Je suis mariée, j’ai trois enfants et je tiens à maintenir un distinguo très net entre mon activité professionnelle et l’éducation que je souhaite inculquer à mes enfants. Enfin, le plus jeune, car les deux autres sont grandes à présent…

Plus Anne Mariton s’exprimait, plus Philippe ressentait de la compréhension, presque de la compassion pour cette femme de classe, gestionnaire et non journaliste, hétéro un peu perdue dans un monde qui n’était visiblement pas le sien, traitant des affaires administratives et non des sujets d’articles. Craintive, effacée, le teint hâve, presque maladif, mal à l’aise dans sa peau de directrice d’un tel torchon, elle semblait, par son regard las, supplier le policier de ne pas la torturer davantage. Il fallait pourtant bien avancer sur cette enquête…

— Anne, pourquoi restez-vous à ce poste ? Une femme comme vous mérite mieux que d’évoluer parmi ces personnes qui vous entourent, au milieu de procès à scandale, dans l’atmosphère pestilentielle de ces brûlots mensuels que vous ne cautionnez peut-être pas ?

— Je vous l’ai dit, j’avais trois enfants à élever, mais aussi une demeure à finir de rembourser ! Elle est située sur la commune de Malicorne, avec vue sur la Sarthe et le château. Une ancienne maison d’éclusier, une opportunité exceptionnelle que mon mari et moi ne pouvions laisser passer, d’autant qu’avec la proximité de l’autoroute Océane, je me trouve à moins d’une demi-heure de mon travail. Lorsque Candice Barson a entériné la refonte totale de Femmes de pouvoirs et décidé d’en déménager les locaux dans une autre ville, elle a tenu à ce que je conserve la direction de la revue, même si j’ai perdu tout droit de regard sur le contenu. Officieusement, bien entendu ; aucun papier ne le mentionne… Garance a réclamé toute latitude pour créer le magazine qu’elle désirait, pour constituer l’équipe qu’elle voulait auprès d’elle, j’avais le choix de partir ou de rester. À quarante ans, à l’époque, je n’ai pas voulu lâcher la proie, même peu ragoûtante, pour l’ombre, si angoissante ! Sans doute aurais-je pu agir comme Florence Tellenne, je n’ai pas eu le cran de le faire ! Une question de tempérament, sans doute, je ne suis pas une aventurière, je l’avoue humblement… Et puis, son cas était différent, elle n’avait que sa vie à gérer, sa fille ne vivait plus avec elle…

— Qui est Florence Tellenne ?

— L’ancienne rédactrice en chef pour qui Candice Barson avait réussi à obtenir un poste d’adjointe de Garance dans la nouvelle équipe, afin de ne pas la licencier. Cela a duré six mois et, un beau matin, Florence a claqué la porte, laissant la place libre à Rebecca qui postulait depuis plusieurs semaines pour cette même place, avec un avantage indéniable : elle était alors et demeure encore la compagne de Garance. Oui, cette relation, je suis obligée de la connaître, elle s’affiche devant moi chaque jour… Je ne trahis pas un secret, je pense que vous l’auriez découvert dans votre enquête, si vous ne l’aviez déjà supputé dans leur comportement… À présent, Florence est installée à Sillé-le-Guillaume et vit de ses talents de peintre, bien loin des miasmes de la presse parisienne ou mancelle et surtout de l’atmosphère si souvent étouffante de la rédaction de Femmes de pouvoirs…

— Justement, j’aimerais consulter une collection complète de la revue, depuis le changement de la ligne éditoriale. Et notamment un article dont on m’a parlé, à propos d’un politicien des Pyrénées-Orientales qui s’est suicidé peu après… Vous pensez qu’il m’est possible de repartir dès aujourd’hui avec ces numéros ?

— Je vous les fais préparer de suite par Katya ! Vous les trouverez en repartant… Cette affaire nous a beaucoup divisées ; pour certaines, dont moi, il s’agissait d’un vrai drame, pour d’autres, la mort de cet homme ne nous concernait pas… Vous me demandiez tout à l’heure de réfléchir à des suspects potentiels ; bien sûr, il ne s’agit en aucun cas d’accusations de ma part, juste de réflexions. Vous avez su que Coup d’œil, un magazine people dirigé par Pierre Levasseur, a sorti ce matin un article sur la mort de Yaelle avec une photo de la malheureuse dans sa baignoire, juste après sa mort ? En prenant un tel risque, le but de notre adversaire est double : d’abord, réaliser un scoop médiatique qui va doper les ventes de Coup d’œil, ensuite, remettre en cause les méthodes utilisées par Yaelle et les autres journalistes de notre revue, pour obtenir leurs informations. Comme si ses reporters prenaient plus de gants pour obtenir leurs exclusivités… En fait, son patron, le magnat Francis Lubitsch, détient la quasi-totalité des titres de la presse à scandale. Seul le magazine Femmes de pouvoirs manque à sa panoplie car Candice Barson refuse de vendre. Lubitsch est un individu suffisamment tordu pour faire éliminer une tête brûlée comme Yaelle en demandant au tueur de prendre des photos, puis de publier celles-ci pour pointer un doigt accusateur sur les méthodes de nos journalistes…

— C’est une piste intéressante et une théorie qui tient la route, constata Philippe en finissant de noter les détails sur son carnet. Parlez-moi un peu de Can-dice Barson, personnalité sur laquelle j’avoue tout ignorer…

— Veuve, la soixantaine passée, mais on lui en donne dix de moins, héritière des éditions Barson à la mort de son époux, un patron de presse anglais. Elle a fini par tout vendre pour ne garder que Femmes de pouvoirs et quelques titres plus consensuels, pour la façade. Il est évident que la première version de la revue lui convenait davantage que la seconde, seulement les chiffres sont là, comme les réalités économiques. Elle a misé juste en suivant Garance. Qui aurait pu soupçonner que le public de notre pays allait se montrer si friand de photos d’un présentateur de télé en maillot de bain, d’un vieux chanteur sur une plage de naturistes, d’un homme politique embrassant un jeune garçon, de l’histoire détaillée par le menu des troisièmes mi-temps de footballeurs célèbres ou des soirées particulières organisées par quelque patron médiatique ! Pour vous épargner plus graveleux encore… Garance a parié là-dessus et son seul souci est d’alimenter chaque mois l’appétit de sensationnel de son lectorat, si possible avec du toujours plus croustillant. Dès lors, tous les coups sont bons pour tenir le niveau des ventes et Yaelle possédait ses informateurs, comme sa collègue, Charlotte Ponthièvre, également de son côté, sur laquelle repose à présent toute la matière première de…

La directrice fut interrompue dans son explication par la grande secrétaire à cheveux courts que Philippe avait déjà croisée la veille. Toujours aussi coincée, glaciale et hautaine, portant toujours une jupe de tailleur aussi classique et fadasse que son chemisier ivoire. Elle interpella Anne pour lui apprendre que Garance désirait la voir immédiatement. Anne Mariton se contenta d’esquisser un sourire qui déforma son visage émacié et de fermer les yeux en priant le policier de bien vouloir accepter ses excuses pour cette interruption de l’entretien. Philippe Chagall se leva et se retrouva face à une femme plus grande que lui, au visage fermé de gardienne de camp nazi, derrière les traits duquel il aurait bien vu se cacher une grande prêtresse du sadomaso.

— Nous n’avons pas été présentés ; commandant Philippe Chagall, police criminelle ! déclama-t-il en tendant la main.

— Sylvie Moreau, secrétaire de direction, balbutia l’autre en rougissant sous sa courte tignasse mordorée, comme un bouquet de coquelicots sous l’or d’épis de blé mûr.

— Secrétaire de direction, voilà donc l’appellation moderne des ouvreuses, comme les balayeuses sont devenues des techniciennes de surface, ricana Philippe, volontairement méprisant, presque malgré lui, à l’égard d’un grand échalas qu’il détestait viscéralement. Dites, dans votre métier, faut-il aussi coucher pour réussir ? Dans le cinéma, il paraît que c’est le cas… Au fait, madame Mariton, avant que vous ne vous éclipsiez, je reviens cet après-midi pour récupérer un peu de salive dans la bouche de chacune d’entre vous. Nous recherchons toujours la compagne de Yaelle Bourdin et mon petit doigt me dit qu’elle n’a pas eu à courir la ville pour trouver une partenaire à sa convenance. C’est peut-être vous, Sylvie ? Non, Yaelle était trop petite, vous aimez les femmes plus athlétiques, du genre de Garance Deligny, pas vrai ? Allez, je cesse de vous tourmenter, ma grande, vous allez nous faire une crise cardiaque et je refuse d’ouvrir une seconde enquête avant d’avoir bouclé la première… Je vais voir si mon adjoint s’en sort avec votre standardiste… Quand je dis s’en sort, c’est une expression, bien entendu !

Appuyé derrière le comptoir de l’accueil, Karim Joliet discutait avec Katya Leroy, joignant de grands gestes à des paroles volubiles. Il lui certifiait que son patron ne se doutait pas de leur liaison et il lui demandait la plus grande prudence car il s’agissait d’un super-flic. Entre deux appels téléphoniques ou un paquet apporté par un commissionnaire à l’attention de l’une ou l’autre des personnes de la boîte, Katya dévorait des yeux son “Café-crème”, comme elle appelait le jeune policier depuis les folies de la veille. Bien sûr, ils allaient se revoir ce soir, reprenant la besogne là où ils l’avaient laissée de bon matin, contraints et forcés.

Une question turlupinait Karim :

— Une fille est passée devant moi tout à l’heure, alors que tu étais chez ta patronne, je lui ai dit bonjour, elle n’a pas répondu, juste un geste discret. Une grande brunette d’une trentaine d’années avec de longs cheveux bouclés… Elle fait la gueule aux mecs et refuse de leur adresser la parole ?

— Ah, tu veux parler de La Négresse ? s’exclama Katya en tapant sur le comptoir. On l’appelle comme cela car elle reprend les articles des journalistes pour leur donner encore un peu plus de piment. Tu lui donnes une feuille avec marqué dessus qu’un garçon et une fille sont montés à vingt et une heures dans le train de nuit à destination de Ventimille et qu’au terminus, seul le garçon est descendu du wagon. Eh bien, tu me croiras ou pas, avec ces trois lignes et deux photos, elle te pond un article de deux pages qui tient les lecteurs en haleine jusqu’à la dernière ligne, même si, au final, la nana est simplement descendue à Nice, son terminus personnel… Et pour répondre à ta question, elle ne parle pas aux hommes et pas davantage aux femmes, elle est sourde-muette de naissance. Garance a découvert son blog, apprécié son style et sa manière de tourner les histoires, elle lui a proposé ce poste alors, avec son infirmité, La Négresse a sauté sur l’occasion, tu penses bien ! Certaines filles ne peuvent pas faire les difficiles, niveau job… Elle est un peu spéciale, elle est toujours dans son coin. Elle arrive le matin, fait son boulot, repart le soir, point-barre.

— Et elle a bien un nom, cette sourde-muette ?