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"La Vallée de la peur" ("The Valley of Fear" dans les éditions originales en anglais) est un roman policier de Conan Doyle, publié en 1915, qui met en scène le célèbre Sherlock Holmes.
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Seitenzahl: 262
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Chapitre I – L’Avertissement
Chapitre II – Propos de Sherlock Holmes
Chapitre III – Le Drame de Birlstone
Chapitre IV – Ténèbres
Chapitre V – Les Personnages du drame
Chapitre VI – Premier Rayon de Lumière
Chapitre VII – La Solution
Chapitre VIII – L’Homme
Chapitre IX – Le Maître
Chapitre X – Loge 341, Vermissa
Chapitre XI – La Vallée de la peur
Chapitre XII – L’Heure sombre
Chapitre XIII – Danger
Chapitre XIV – Le Piège
Chapitre XV – Épilogue
Page de copyright
« J’inclinerais à croire…, dis-je.
— Moi aussi », fit Sherlock Holmes, avec impatience.
Je me considère comme le plus endurant des hommes ; mais cette façon narquoise de m’interrompre me chiffonna, je l’avoue.
« En vérité, Holmes, répliquai-je d’un ton sévère, vous êtes bien agaçant parfois. »
Il ne me répondit pas ; il s’abîmait dans ses pensées. Son déjeuner, posé devant lui, attendait qu’il y touchât. Le front appuyé contre une main, il regardait fixement la feuille de papier qu’il venait de retirer de son enveloppe. Portant l’enveloppe à la lumière, il l’examina sous toutes ses faces.
« C’est l’écriture de Porlock, fit-il rêveur. Je ne puis guère douter que ce ne soit l’écriturede Porlock, bien que je ne l’ai vue que deux fois : il y a là un « y » dont je reconnais l’arabesque. Mais si l’écriture est de Porlock, il s’agit d’une affaire grave. »
Holmes s’adressait moins à moi qu’à lui-même. Cependant ma mauvaise humeur ne tint pas contre l’intérêt qu’éveillaient ses paroles.
« Qui donc est Porlock ? demandai-je.
— Porlock est tout simplement un pseudonyme, Watson, un signe d’identification derrière lequel se dissimule un individu fuyant et fertile en ressources. Cet individu m’avisa, dans une précédente lettre, qu’en réalité il s’appelait différemment, et qu’il me mettait au défi de le dépister entre les millions de gens qui peuplent Londres. Son importance ne tient pas à sa personne, elle lui vient de l’homme considérable auquel il touche de près. Ce qu’est pour le requin le poisson qu’on appelle pilote, ce qu’est le chacal pour le lion, voilà ce qu’est Porlock, insignifiant compagnon d’un être formidable. Que dis-je, formidable ? Sinistre, Watson, éminemment sinistre. Et c’est en quoi il m’intéresse. Vous m’avez entendu parler du professeur Moriarty ?
— Le fameux criminel scientifique, connu de toute la pègre, et… »
J’allais dire : « Et totalement ignoré du public. » Holmes ne me laissa pas achever :
« Hé, là ! Watson, murmura-t-il : doucement, je vous prie ! Vous avez la plaisanterie un peu forte. Je ne vous savais pas cegenre d’humour, dont il sied que je me garde. En traitant Moriarty de criminel, vous le diffamez aux yeux de la loi. Chose merveilleuse. Jamais homme ne sut mieux concevoir un plan, organiser une machination diabolique. Il est le cerveau de tout un monde souterrain, ténébreux ; un pareil esprit eût pu faire ou défaire la destinée des peuples. Mais il encourt si peu le soupçon, il défie si bien la critique, il se conduit et s’efface de telle sorte que ce serait assez des quelques mots que vous venez de prononcer pour qu’il vous traînât devant la cour d’assises et qu’il en obtînt, à titre de dommages-intérêts, un an de vos revenus. N’est-il pas l’auteur célèbre desDynamiques de l’Astéroïde, ce livre dont on a dit, tant il plane haut dans les régions des pures mathématiques, que la presse scientifique n’a pas un écrivain capable d’en rendre compte ? Est-ce là un homme à traiter comme vous le faites ? Vous joueriez le rôle du médecin qui extravague, et lui du professeur que l’on calomnie : connaissez mieux le génie, Watson. N’empêche que, si je n’ai pas trop à m’occuper de moindres personnages, notre jour viendra.
— Puissé-je vivre assez pour le voir ! m’exclamai-je dévotement. Mais vous parliez de Porlock ?
— Ah ! oui. Porlock, ou le soi-disant Porlock, est un anneau de la chaîne qui va jusqu’à Moriarty. Entre nous, cet anneau, assez éloigné du point d’attache de la chaîne, n’estpas des plus solides. Autant que j’ai pu m’en assurer, il en constitue la seule faiblesse.
— Mais une chaîne n’a jamais que la force de son anneau le plus faible.
— Très juste, Watson, De là l’extrême importance de Porlock. Conduit par de vagues aspirations vers le bien, stimulé de temps en temps par le judicieux envoi d’un billet de dix livres que je trouve moyen de lui faire parvenir, il m’a, une ou deux fois, fourni de ces informations prémonitoires, d’autant plus utiles qu’elles permettent non de châtier le crime, mais d’en prévenir l’accomplissement. Nul doute que la communication que j’ai là ne soit précisément de cette espèce. Il ne s’agirait que d’en trouver le chiffre. »
Tout en parlant, Holmes, du plat de la main, lissait le papier sur son assiette vide. Je me levai, et, me penchant sur lui, je regardai la singulière inscription suivante :
534 C2 13 127 56 31 4 17 21 41
DOUGLAS 109 293 5 37 BIRLSTONE
26 BIRLSTONE 9 127 171
« Qu’en pensez-vous Holmes ?
— Qu’il y a là un message chiffré.
— À quoi sert d’envoyer un message chiffré quand on n’en a pas donné le chiffre ?
— À rien… dans le cas présent.
— Pourquoi dites-vous : dans le cas présent ?
— Parce qu’il y a bien des chiffres que jelirais aussi facilement que les signes conventionnels des petites annonces. Ces devinettes naïves amusent l’intelligence sans la fatiguer. Ici, le cas est différent. Les chiffres du message se réfèrent évidemment à certains mots d’une certaine page dans un certain livre. Tant qu’on ne m’aura pas désigné la page et le livre, je suis désarmé.
— Mais que viennent faire, au milieu des chiffres, les mots « Douglas » et « Birlstone » en toutes lettres ?
— Soyez sûr qu’ils ne figurent pas dans la page en question.
— Alors, pourquoi ne pas indiquer le livre ?
— Votre finesse naturelle, mon cher Watson, et ce bon sens avisé qui font le délice de vos amis vous empêcheraient certainement d’enfermer sous une même enveloppe un message chiffré et son chiffre. Que le pli vînt à se perdre, vous seriez perdu. Au contraire, mettez sous deux enveloppes distinctes le chiffre et le message : l’une ou l’autre pourra se tromper d’adresse sans qu’il en résulte rien de fâcheux. Le second courrier doit être distribué ; je m’étonnerais s’il ne nous apportait une lettre explicative, ou, ce qui est probable, le volume auquel nous renvoient les chiffres. »
Holmes calculait juste. Quelques instants plus tard, Billy, le petit domestique, entrait, portant la lettre que nous attendions.
« Même écriture, me fit observer Holmes en ouvrant l’enveloppe. Et, cette fois, la lettre estsignée, ajouta-t-il d’une voix triomphante quand il eut déplié le feuille. Allons, tout va bien, Watson ! »
Pourtant, à mesure qu’il lisait, je vis son front se rembrunir.
« Ah, sapristi ! comment aurais-je prévu ça ? Je crains, Watson, que nous n’ayons espéré trop vite. Pourvu qu’il n’arrive à ce Porlock rien de fâcheux ! Voici ce qu’il m’écrit :
« Cher monsieur Holmes,
« Je n’irai pas plus loin dans cette affaire, ça devient dangereux. Il me suspecte. Je vois qu’il me suspecte. Il m’a surpris au moment où, pour vous envoyer la clef du chiffre, je venais d’écrire votre adresse sur cette enveloppe. Je n’ai en que le temps de la faire disparaître. Mais je lisais le soupçon dans ses yeux. Veuillez brûler le message chiffré, qui ne peut plus vous être utile.
« Frédéric Porlock. »
Assis devant le feu, les sourcils froncês, tournant et retournant la lettre entre ses doigts, Holmes demeura un moment absorbé dans une contemplation muette.
« Après tout, il n’y a peut-être rien au fond de cet incident. Rien que le trouble d’une conscience coupable. Se sachant un traître, Porlock aura cru lire son acte d’accusation dans les yeux de l’autre.
— L’autre, c’est, je présume, le professeur Moriarty ?
— En personne. Quand un des gens de la bande dit simplement « Il », vous savez ce que cet « Il » veut dire, et tous s’y reconnaissent.
— Que faire ?
— Hum ! vous m’en demandez beaucoup. On n’a pas contre soi le premier cerveau de l’Europe, et servi par toutes les forces des ténèbres, sans qu’il en puisse résulter mille conséquences. Bref, notre ami Porlock ne se possède plus. Comparez l’écriture de sa lettre avec celle de l’enveloppe, écrite, vous vous en souvenez, avant qu’il se fût laissé surprendre : celle-ci est ferme, nette ; celle-là est à peine lisible.
— Qu’avait-il besoin d’écrire la lettre ? Pourquoi ne s’en tenait-il pas à sa première communication ?
— Parce qu’il craignait que dans ce cas je ne fusse tenté d’aller aux renseignements, ce qui l’exposait à des ennuis.
— En effet », dis-je.
Alors, prenant le message chiffré et le considérant :
« Il est affolant, continuai-je, de songer que cette feuille peut contenir un secret d’importance, et qu’il n’existe pas un moyen humain de le lui arracher. »
Sherlock Holmes avait repoussé son déjeuner toujours intact, pour allumer sa détestable pipe, compagne ordinaire de ses méditations. « Qui sait ? fit-il, se renversant sur son siègeet regardant le plafond. Peut-être certains indices auront échappé à votre esprit machiavélique. Examinons le problème à la lumière de la raison ; Cet homme se réfère à un livre : nous avons là un point de départ.
— Assez vague.
— Tâchons de le serrer de près. Plus j’y concentre mon esprit, moins le mystère me semble impénétrable. Quelles indications avons-nous au sujet du livre ?
— Aucune.
— Vous exagérez. Le message, n’est-ce pas, commence par le chiffre 534 ? Nous pouvons, à titre d’hypothèse, admettre que ce 534 désigne la page à laquelle on se réfère. Donc, notre livre est déjà un gros livre : premier point acquis. Et sur la nature de ce livre, quelles autres indications avons-nous ? Le chiffre suivant, c’est un C majuscule accouplé à un 2. Qu’en pensez-vous, Watson ?
— J’en pense que C2 signifie « Chapitre deuxième ».
— Ce n’est guère probable. Vous conviendrez avec moi que, le numéro de la page étant connu, peu importe le numéro du chapitre. Sans compter que si, à la page 534, nous sommes encore au chapitre II, le premier est d’une longueur vraiment intolérable.
— J’y suis : deuxième colonne ! m’écriai-je.
— À la bonne heure, Watson. Vous vous distinguez, ce matin. Ou je me trompe bien, ou il s’agit, en effet, de la deuxième colonne. Nouscommençons donc à entrevoir un gros livre imprimé sur deux colonnes, dont chacune est d’une longueur considérable, puisque l’un des mots désignés dans le document porte le numéro 293. Avons-nous atteint la limite de ce que peut suggérer la raison ?
— Je le crains.
— Vous vous faites injure. Encore un éclair, Watson, encore un effort d’imaginative ! Le livre eût été un ouvrage peu courant qu’on n’eût pas manqué de me l’envoyer. Au lieu de cela, Porlock, avant qu’on dérangent ses projets, ne songeait qu’à m’envoyer sous cette enveloppe la clef du chiffre. Il nous le dit dans sa lettre. Donc, le livre est de ceux qu’il pensait que je trouverais sans peine. Il avait ce livre et supposait que je l’avais aussi. Conclusion : c’est un livre des plus répandus.
— Tout cela me paraît très vraisemblable.
— Ainsi, le champ de nos recherches se réduit à un gros volume imprimé sur deux colonnes et d’un usage courant.
— La Bible ! triomphai-je.
— Bien, Watson ; mais pas tout à fait assez bien. Car il n’y a guère de livre, je suppose, dont les compagnons de Moriarty fassent moins leur livre de chevet. D’ailleurs, les éditions de l’Écriture sont trop nombreuses pour qu’il en existe deux ayant la même pagination. L’ouvrage qui nous occupe est forcément d’un type unique, et Porlock sait que la page 534 de son exemplaire concorde avec la page 534 du mien.
— Je ne vois dans ce cas-là que bien peu de livres.
— En effet. Et c’est ce qui nous sauve. C’est ce qui fait que nous pouvons nous en tenir aux ouvrages d’un type unique et d’un usage très généralisé.
— L’indicateur Bradshaw !
— J’en doute, Watson. Le vocabulaire du Bradshaw est nerveux et concis, mais pauvre. Il ne se prêterait guère à la rédaction d’un message. Éliminons le Bradshaw. Je crains que des raisons analogues ne nous obligent à exclure le dictionnaire. Que nous reste-t-il dès lors ?
— Un almanach.
— À merveille. J’ai idée que vous brûlez, Watson. Examinons les titres de l’almanach Whitaker. Il est d’un usage courant. Il a toute la grosseur voulue. Il est imprimé sur deux colonnes. D’abord réservé dans son vocabulaire, il devient, vers la fin, très verbeux. »
Holmes prit l’ouvrage sur son bureau.
« Voici la page 534, deuxième colonne. Texte compact. Article sur le commerce et les ressources de l’Inde anglaise. Comptez les mots, Watson. Le treizième, c’est « Mahratta » J’avoue ne pas bien augurer de ce début. Le cent vingt-septième mot est « gouvernement ». Celui-là, du moins, peut avoir un sens, quoiqu’il me paraisse n’avoir de rapport ni avec Moriarty ni avec nous-mêmes. Essayons encore. Mais que peut avoir à faire ici le gouvernement de Mahratta ? Hélas ! le mot suivant est« soies de porc ». Nous faisons fausse route, Watson. Je renonce. »
Il parlait d’un ton badin, mais à la façon dont il rapprochait les sourcils je devinais son irritation, sa déconvenue. Incapable de lui venir en aide, je regardais tristement le foyer, quand une soudaine exclamation coupa le silence ; et je vis Holmes courir vers un placard, d’où il rapporta un second volume à couverture jaune.
« C’est votre faute, Watson ! s’écria-t-il. Nous sommes trop pressés de vivre. Nous voulons toujours être en avance sur le temps. Parce que c’est aujourd’hui le 7 janvier, nous avons naturellement consulté le nouvel almanach. Or, c’est très probablement dans celui de l’an passé que Porlock a pris les mots de son message. Et il l’aurait spécifié sans doute s’il avait pu écrire sa lettre d’explication. Voyons ce que va nous dire la page 534. Le treizième mot est « très ». Voilà qui nous promet quelque chose. Le cent vingt-septième est « grave ». « Très grave »
Les yeux d’Holmes brillaient d’excitation ; ses doigts minces, nerveux, se contractaient pendant qu’il comptait les mots.
« Danger… » Ah ! ah ! nous y sommes. Notez cela, Watson. « Très grave danger. – Événement – peut — survenir – très – vite. » Puis nous avons le nom « Douglas ». Puis : « Riche – campagne – actuellement – Birlstone – house – Birlstone – sûreté – urgence – intervenir. » Eh bien, que vous semble de la raison pure et de ses fruits ? Sile boutiquier du coin vendait des couronnes de laurier, j’enverrais Billy nous en acheter une. »
Un papier posé sur le genou, j’avais retranscrit, au fur et a mesure qu’Holmes le déchiffrait, l’étrange message ; et je le relisais avec étonnement.
« Quelle façon gauche et baroque de s’exprimer ! dis-je.
— Au contraire, dit Holmes, cela me paraît fort remarquable. Quand on n’a, pour s’exprimer, que les mots qu’on va chercher dans une colonne d’almanach, on ne peut se flatter de trouver tous ceux qu’on désire. Il faut compter sur l’intelligence de celui à qui l’on s’adresse. Ici, pas d’obscurité ni d’équivoque. Il se trame quelque chose d’horrible contre un certain Douglas, propriétaire campagnard, dont on nous indique la résidence. Porlock est sûr – « sûreté » est ce qu’il a trouvé de plus approchant – que nous devons nous hâter d’intervenir. Et voilà le résultat de notre petit travail, qui est, je puis le dire, un joli morceau d’analyse. »
Holmes, même quand il se lamentait sur un résultat inférieur à ses espérances, éprouvait cette joie impersonnelle de l’artiste qui se sent vraiment faire son œuvre. Il riait encore tout bas de sa réussite quand Billy ouvrit la porte, pour livrer passage à l’inspecteur Mac Donald, de Scotland Yard.
Nous étions alors dans les dernières années duxixesiècle ; il s’en fallait que Mac Donald fût, comme aujourd’hui, une espèce de célébriténationale. Cependant le jeune détective s’était déjà signalé dans plusieurs affaires, et ses chefs le tenaient en grande estime. À voir sa longue personne osseuse, on y devinait le siège d’une force physique exceptionnelle, tandis que son large crâne, ses yeux brillants, profondément enchâssés derrière ses sourcils touffus, manifestaient L’intelligence la plus vive. C’était un homme renfermé, précis, bougon, et qui parlait avec un fort accent d’Aberdeen. À deux reprises, Holmes avait aidé à son succès, pour le seul plaisir de la difficulté à vaincre. De là, chez l’Écossais, à l’égard de son collègue amateur, une affection et un respect dont il donnait la preuve en venant le consulter chaque fois qu’il se trouvait dans l’embarras. La médiocrité ne voit rien au-dessus d’elle ; en revanche, le talent s’incline tout de suite devant le génie. Et Mac Donald avait, dans sa profession, assez de talent pour ne pas se croire humilié quand il recherchait l’assistance d’un homme que ses dons et son expérience mettaient hors de pair en Europe. Holmes n’avait pas l’amitié facile ; mais il supportait le grand Écossais, et il sourit en l’apercevant.
« Vous courez tôt le gibier, ce matin, monsieur Mac. Bonne chasse ! Eh ! mais, viendriez-vous nous annoncer quelque vilaine nouvelle ? J’en ai peur.
— Dites : « Je l’espère », vous serez plus près de la vérité, je crois, monsieur Holmes, repartit l’inspecteur avec une grimace significative.Rien de tel qu’une petite trotte pour vous réchauffer, le matin. Non, je ne fume pas, merci. Je ne fais que passer, car, vous le savez, les premières heures d’une affaire sont toujours les plus précieuses. Mais… mais… »
L’inspecteur s’était brusquement interrompu ; et il regardait avec stupéfaction sur la table la feuille de papier où j’avais retranscrit l’énigmatique message.
« Douglas ? s’écria-t-il. Birlstone ? Est-il possible ? Et seriez-vous sorcier, monsieur Holmes ? Où diable avez-vous pris ces noms ?
— Ils font partie d’un message chiffré que le docteur Watson et moi venons de tirer au clair. Qu’y a-t-il là qui vous épouvante ? »
L’inspecteur, de plus en plus ébaubi, nous dévisageait tour à tour l’un et l’autre.
« Il y a ceci, répondit-il, que Mr. Douglas, du manoir de Birlstone, vient d’être la victime d’un horrible assassinat. »
Ce fut une de ces minutes dramatiques pour lesquelles mon ami semble vivre. Non pas qu’une nouvelle si extraordinaire parût beaucoup le frapper : sans qu’il entrât la moindre cruauté dans son caractère, l’habitude dedominer ses émotions avait fini par le rendre insensible. Mais si la sensibilité chez lui était amortie, les perceptions intellectuelles étaient on ne peut plus actives. À défaut d’une impression d’horreur telle que me l’avait fait éprouver la brève déclaration de Mac Donald, je pouvais lire sur le visage d’Holmes le tranquille intérêt du chimiste qui voit se précipiter les cristaux dans une solution sursaturée.
« Remarquable ! dit-il, remarquable !
« Vous n’avez pas l’air surpris ?
— Surpris ? Non, je ne suis pas précisément surpris, mais intéressé, monsieur Mac. Pourquoi serais-je surpris ? On m’avise, de bonne main, qu’un danger menace une certaine personne. Une heure plus tard, j’apprends que le danger a pris forme, que cette personne est morte. Cela m’intéresse, mais, comme vous le dites, cela ne me surprend pas. »
Il raconta brièvement à l’inspecteur l’histoire de la lettre et du chiffre. Mac Donald s’était assis, le menton entre les poings ; ses gros sourcils rapprochés ne formaient plus qu’une touffe jaune.
« J’étais en route pour Birlstone, dit-il ; et je pensais vous demander s’il vous plairait de m’accompagner. Après ce que je viens d’apprendre, peut-être aurions-nous mieux à faire à Londres.
— Je ne crois pas, dit Holmes.
— Diantre soit de votre message ! D’ici quarante-huit heures, les journaux vont êtrepleins du mystère de Birlstone. Or, je vous le demande, où est le mystère si un homme, à Londres, a pu annoncer le crime avant qu’il s’accomplît ? Nous n’avons qu’à mettre la main sur l’homme : tout le reste suivra.
— Sans doute, monsieur Mac. Mais comment vous y prendrez-vous pour mettre la main sur Porlock ? »
Mac Donald tourna dans tous les sens la lettre que lui avait tendue Holmes.
« Expédiée de Camberwell : cela ne nous avance pas à grand’chose. Et signée, dites-vous, d’un nom d’emprunt. Nous n’irons pas loin avec ça. J’ai cru comprendre que vous aviez envoyé de l’argent à ce Porlock ?
— Deux fois.
— Sous quelle forme ?
— Sous la forme de billets de banque, adresses à Camberwell, poste restante.
— Et vous n’avez pas eu la curiosité de voir qui se présentait à la poste pour retirer l’envoi ?
— Non. »
L’inspecteur montra un étonnement voisin de l’effarement.
« Pourquoi ?
— Parce que je tiens toujours ma parole. J’avais promis à Porlock, quand il m’écrivit pour la première fois, que je ne chercherais pas à le connaître.
— Vous croyez qu’il y a quelqu’un derrière lui ?
— J’en suis sûr.
— Peut-être ce professeur dont je vous ai entendu parler ?
— Lui-même. »
L’inspecteur Mac Donald sourit en me jetant un regard du coin de l’œil.
« Je ne vous le cacherai pas, monsieur Holmes : on prétend, chez nous, dans le service, que, pour tout ce qui touche à ce professeur, vous avez un hanneton qui vous travaille. J’ai fait personnellement ma petite enquête. Il a l’air d’un homme très respectable, très instruit et plein de talent.
— Je suis heureux que vous soyez allé jusqu’à reconnaître le talent.
— Oh ! quant à ça, impossible de ne pas le reconnaître. Donc, sachant vos idées sur le professeur, je me suis arrangé pour le voir un jour chez lui. Nous avons causé des éclipses. Comment la conversation avait pris ce tour, je n’en sais plus rien. Avec une lampe à réflecteur et une mappemonde, il me fit tout comprendre en une minute. Il me prêta un bouquin, mais je vous avoue sans honte que j’en trouvai la lecture un peu ardue, bien qu’on m’ait solidement élevé à Aberdeen. Il aurait fait un très grand ministre avec son visage maigre, ses cheveux gris et sa solennité de langage. Il me mit la main sur l’épaule au moment où je le quittais ; et l’on eût dit un père bénissant son enfant qui s’en va braver les cruautés du monde. »
Holmes riait en se frottant les mains.
« Magnifique ! s’écria-t-il, magnifique !Voyons, ami Mac Donald, cette entrevue si cordiale, si touchante, avait lieu, je suppose, dans le cabinet du professeur ?
— En effet.
— Une jolie pièce, n’est-ce pas ?
— Plus que jolie, monsieur Holmes, très belle.
— Vous étiez assis en face du bureau ?
— Comme vous dites.
— Vous aviez le soleil dans les yeux, tandis que le professeur tournait le dos à la lumière ?
— C’était le soir, mais j’ai idée que la lampe m’éclairait en plein.
— N’en doutez pas. Et avez-vous remarqué, au-dessus de la tête du professeur, un tableau ?
— Peu de choses m’échappent ; c’est vous, je crois, qui m’avez appris à observer, monsieur Holmes. Oui, j’ai vu cette peinture : une jeune femme, la tête appuyée sur les mains et regardant de côté.
— Le tableau en question est de Jean-Baptiste Greuze. »
L’inspecteur s’efforça de paraître intéressé.
« Jean-Baptiste Greuze, continua Holmes, joignant ses doigts et se renversant sur sa chaise, est un artiste français qui, de 1750 à 1800, eut une carrière féconde et brillante. La critique moderne a largement ratifié l’estime qu’avaient pour lui ses contemporains. »
Les yeux de l’inspecteur devenaient vagues.
« Ne ferions-nous pas mieux ?… commença-t-il.
— Nous sommes dans notre sujet, interrompit Holmes. Tout ce que je dis se rattache directement, essentiellement, à ce que vous avez nommé le mystère de Birlstone. Dans le fait, c’en est comme le centre. »
Mac Donald eut un faible sourire ; et me regardant de l’air de me prendre à témoin :
« Votre pensée va trop vite pour moi, monsieur Holmes. Vous sautez d’un point à un autre : je n’arrive pas à franchir l’intervalle. Quel rapport peut-il y avoir entre ce tableau ancien et l’affaire de Birlstone ?
— Il n’est rien qu’un détective ne doive savoir, prononça Holmes. Même le fait, insignifiant en apparence, que laJeune fille à l’agneau, de Greuze, atteignit, en 1865, à la vente Portalis, le prix, de cent mille francs, peut susciter chez vous toutes sortes de réflexions. »
Holmes ne se trompait pas : l’inspecteur commençait de lui prêter une oreille attentive.
« Je vous rappellerai, dit Holmes, que plusieurs documents dignes de foi nous permettent d’évaluer le revenu annuel du professeur. Il s’élève à sept cents livres.
— Comment, avec cela, pourrait-il acheter ?…
— Oui, comment le pourrait-il ?
— Très curieux, fit Mac Donald, pensif. Continuez, monsieur Holmes. J’aime à vous écouter. C’est un plaisir peu commun. »
L’admiration sincère échauffait Holmes : signe caractéristique de l’artiste.
« Eh bien ? demanda-t-il, et Birlstone ?
— Nous avons le temps, répondit l’inspecteur, en consultant sa montre. Un cab attend à la porte ; en vingt minutes nous serons à Victoria. Mais, à propos de ce tableau, je pense à une chose : vous m’avez dit un jour n’avoir jamais rencontré le professeur Moriarty ?
— Jamais, c’est vrai.
— D’où vient alors que vous connaissiez son appartement ?
— Oh ! ça, c’est une autre affaire. Je suis allé trois fois chez lui : deux fois pour l’attendre sous divers prétextes et repartir avant qu’il arrivât. La troisième fois – l’avouerai-je à un représentant de la police officielle ? – je pris la liberté de fouiller ses papiers, ce qui me donna un résultat fort imprévu.
— Quelque trouvaille compromettante ?
— Non, je ne trouvai rien. J’eus cette surprise. Seulement, je remarquai le tableau. Le tableau prouve que Moriarty a de la fortune. Or, comment l’a-t-il acquise ? Il est célibataire, Son frère cadet exerce les modestes fonctions de chef de gare dans l’ouest de l’Angleterre. Sa chaire de professeur lui rapporte sept cents livres par an. Et il possède un Greuze !
— Eh bien ?
— Eh bien, la conclusion s’impose.
— Vous pensez que, s’il jouit d’un gros revenu, il doit se le procurer par des moyens illicites ?
— Vous y êtes. Bien entendu, j’ai d’autresraisons de le croire. Je vois une quantité de fils tenus convergeant plus ou moins directement vers le centre de la toile que tisse le monstre venimeux et immobile. Je ne fais mention du Greuze que parce qu’il entre dans vos moyens d’observation.
— Ce que vous me dites n’est pas seulement captivant, monsieur Holmes, c’est merveilleux. Mais permettez-moi d’y voir un peu plus clair. De quoi l’accusez-vous ? D’être un faussaire ? un faux monnayeur ? un voleur ? D’où pensez-vous qu’il tire l’argent ?
— Avez-vous lu l’histoire de Jonathan Wild ?
— Ma foi, il me semble avoir entendu ce nom… Quelque personnage de roman, n’est-ce pas ? J’ai peu de goût pour les détectives de roman. Ils font des tas de choses, mais sans jamais laisser voir comment ils s’y prennent. Très joli, tout ça ; pas sérieux.
— Non, Jonathan Wild n’était ni un personnage de roman ni un détective. C’était un maître criminel, qui vivait au siècle dernier, vers 1750.
— Alors, je n’ai rien à en tirer. Je suis un homme pratique.
— Monsieur Mac, la chose la plus pratique que vous pourriez faire, ce serait de vous enfermer trois mois pour lire, douze heures par jour, les annales du crime. Tout vient par cycles, même le professeur Moriarty. Jonathan Wild était la force cachée des malfaiteurs deLondres. Il leur vendait son intelligence et ses talents d’organisateur moyennant quinze pour cent de commission sur leurs entreprises. Tout s’est fait, tout se refera. Je vais vous dire sur Moriarty une ou deux choses très édifiantes…
— Qui m’édifieront, puisque vous en répondez.
— Il se trouve que je connais le premier anneau de la chaîne, de cette chaîne qui commence à Moriarty pour aboutir à un certain nombre de misérables comparses : picpockets, escrocs, aigrefins, rattachés à lui par toutes sortes de crimes. Le chef d’état-major de la troupe est le colonel Sébastien Moran, lequel sait se tenir en dehors, au-dessus et à l’abri de la loi, autant que Moriarty lui-même. Combien croyez-vous que Moriarty le paye ?
— Dites.
— Six mille livres par an. Le professeur suit la méthode américaine, il rétribue le mérite. C’est un détail que j’ai su par hasard. Six mille livres : plus que le traitement d’un premier ministre. Imaginez par là ce que gagne Moriarty, et sur quelle échelle il opère. Autre chose. J’ai eu la curiosité de rechercher, ces derniers temps, un certain nombre de chèques payés par Moriarty : chèques bien innocents, bien quelconques, puisqu’ils avaient servi à régler des dépenses domestiques. Ils étaient au nom de six banques différentes. Cela ne vous impressionne pas ?
— C’est, effectivement, très sinqulier. Mais qu’en concluez-vous ?
— Que le professeur ne veut pas qu’on jase sur sa situation financière, qu’il tient à n’en rien laisser savoir à personne. Pour moi, cet homme a vingt comptes en banque, et le principal de sa fortune se trouve à l’étranger, dans les coffres de la Deutsche Bank ou du Crédit Lyonnais. Quand vous aurez un ou deux ans de loisirs, étudiez donc le professeur Moriarty, je vous le recommande. »
Petit à petit, à mesure que se poursuivait la conversation, Mac Donald se laissait absorber jusqu’à perdre de vue l’objet de sa visite. Mais il avait l’esprit positif du bon Écossais, il ne tarda pas à se reprendre.
« J’ai le temps d’y songer, dit-il. Vos intéressantes anecdotes nous éloignent de notre chemin, monsieur Holmes. Ce qui compte, c’est qu’il vous paraît y avoir une connexité entre le professeur et le crime ; cela ressortirait du message de votre Porlock. Ne pourrions-nous pas, pour nos besoins immédiats, pousser plus loin nos conjectures ?
— Nous pouvons former certaines hypothèses relativement aux mobiles du crime. Autant que j’en juge par vos déclarations, l’assassinat serait, pour le moment, inexplicable, ou, du moins, inexpliqué. Supposé que l’instigateur en soit celui que nous connaissons, je vois s’imposer à l’examen deux sortes de mobiles. Mais d’abord, sachez ceci : Moriartygouverne ses gens avec une baguette de fer. Il les soumet à une discipline effroyable. Son code ne prévoit qu’une peine : la mort. Admettons que la victime du meurtre, ce Douglas, dont un des affiliés présageait la mort imminente, eût, d’une façon ou d’une autre, trahi son chef : la punition devait suivre, et toute la bande en être informée, ne fût-ce qu’à titre d’enseignement salutaire.
— Première hypothèse, monsieur Holmes.
— Ou bien Moriarty n’a vu dans cette affaire d’assassinat qu’une affaire comme une autre. Est-ce qu’il y a eu vol ?
— Je l’ignore.
— Dans ce cas, bien entendu, la seconde hypothèse prévaudrait sur la première. La promesse d’une part de butin aurait décidé Moriarty à machiner le crime ; à moins qu’on ne l’ait simplement payé pour cela : les deux explications sont également plausibles. De toute façon, ou s’il y en a une troisième, c’est à Birlstone que nous devons aller nous en éclaircir. Je connais trop mon individu pour le croire capable d’une négligence qui nous mettrait sur sa pistes.
— Allons donc à Birlstone ! s’écria Mac Donald, qui, là-dessus, bondit de sa chaise. Ma parole ! il est plus tard que je ne pensais. Messieurs, je vous donne cinq minutes pour vos préparatifs, pas davantage.
— C’est plus qu’il ne nous faut, réponditHolmes, échangeant en un clin d’œil sa robe de chambre contre un veston. Chemin faisant, monsieur Mac, je vous prierai de me donner sur le crime tous les détails possibles. »
Tous les détails possibles se réduisaient à un petit nombre, qu’Holmes jugea dignes de la plus grande attention. Il écoutait avec une satisfaction visible, en se frottant les mains. Nous sortions d’une longue période de semaines stériles ; or, les facultés spéciales ont toutes cela de commun qu’elles deviennent une charge quand on n’en a pas l’emploi ; et mon ami retrouvait enfin l’occasion d’exercer les siennes. Ce cerveau aiguisé comme une lame s’émoussait et se rouillait dans l’inaction. Au premier appel qu’on lui adressait, les yeux de Sherlock Holmes brillaient, ses joues pâles revêtaient une teinte plus chaude, son ardente figure laissait transparaître une flamme intérieure. Penché en avant dans le cab, il était tout oreilles cependant que Mac Donald nous exposait les brèves données du problème que nous allions aborder dans le Sussex. Tout ce que savait l’inspecteur, c’était ce que lui avait appris un billet reçu le matin, de bonne heure, par le train des laitiers. White Mason, le chef de la police locale, étant de ses amis, l’avait prévenu plus tôt qu’on n’a coutume de prévenir Scotland Yard quand on a besoin de son intervention en province ; car il est rare qu’on mande la police métropolitaine assez vite pour qu’elle parte sur une piste fraîche.
Mac Donald nous communiqua la lettre. Elle était ainsi conçue :
« Mon cher inspecteur Mac Dornald, je requiers d’autre part vos services dans la forme officielle ; ceci n’est qu’un mot pour vous. Faites-moi savoir télégraphiquement par quel train du matin vous comptez venir à Birlstone. Je vous attendrai à la gare si rien ne m’en empêche, ou l’on vous y attendra pour moi. Nous avons ici une affaire qui va ronfler. Ne perdez pas une minute. Tâchez d’amener Mr. Holmes : je lui promets quelque chose à sa convenance. N’était qu’il y a un mort, tout semblerait avoir été combiné uniquement pour un effet de théâtre. Ma parole, ça va ronfler ! »
— Votre ami ne m’a pas l’air d’un sot, déclara Holmes.
— Loin de là, monsieur ; White Mason est un homme fort dégourdi, autant que je peux m’y connaître.
— Il n’ajoute rien dans sa lettre ?
— Simplement qu’il nous racontera tout de vive voix.
— Alors, comment savez-vous qu’il s’agit d’un Mr Douglas et d’un horrible meurtre ?
— Par le rapport. Le rapport n’emploie pas l’expression « horrible », — elle n’a pas cours chez nous. Il désigne nommément John Douglas et donne quelques précisions. La mort est la conséquence de blessures à la tête occasionnées par une arme à feu. L’alarme a étédonnée vers minuit. Indubitablement, on se trouve en présence d’un crime, mais on n’a pas encore opéré d’arrestation. Enfin, il y a dans l’affaire certaines particularités curieuses et troublantes. C’est tout pour le moment, monsieur Holmes.
— Eh bien, nous en resterons là, s’il vous plaît. La tentation de bâtir des théories prématurées sur des données insuffisantes n’est rien moins que le fléau de notre profession. Jusqu’ici, je ne vois de certain que deux choses : une grande intelligence à Londres et un mort dans le Sussex. Nous allons essayer d’apercevoir la chaîne qui les relie. »