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"Le Signe des quatre" ("The Sign of Four" en version originale) est la deuxième aventure de Sherlock Holmes, écrite en 1889 par Arthur Conan Doyle et publiée en 1890. Le titre de ce roman, chronologiquement le premier du cycle de Sherlock Holmes à paraître en français, fut aussi traduit "La Marque des quatre" ou encore "Le Pacte des quatre".
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Seitenzahl: 217
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Chapitre I – La déduction élevée à la hauteur d’une science.
Chapitre II – Exposé de l’affaire.
Chapitre III – À la recherche d’une solution.
Chapitre IV – Récit de l’homme chauve.
Chapitre V – Le drame de Pondichery Lodge.
Chapitre VI – Théorie de Sherlock Holmes.
Chapitre VII – Incident du baril.
Chapitre VIII – Les irréguliers de Baker Street.
Chapitre IX – En défaut.
Chapitre X – Comment périt l’insulaire Andaman.
Chapitre XI – Le trésor d’Agra.
Chapitre XII – L’étrange histoire de Jonathan Small.
Notes
Page de copyright
Sherlock Holmes alla prendre un flacon sur le coin de la cheminée, puis, tirant de son écrin une seringue Pravaz, de ses doigts effilés et nerveux il ajusta l’aiguille acérée au bout de l’instrument et releva sa manche gauche. Un instant ses yeux restèrent fixés avec une expression songeuse sur son avant-bras si musclé, son poignet si nerveux, l’un et l’autre remplis d’innombrables cicatrices occasionnées par toutes les piqûres qu’il se faisait. Enfin il se décida à enfoncer l’aiguille sous la peau et, après avoir pressé la tige de son instrument, il se laissa tomber dans un fauteuil de velours, en poussant un long soupir de soulagement.
Trois fois par jour depuis bien des mois j’avais assisté à pareille opération ; mais je n’avais pu encore en prendre mon parti. Au contraire, de jour en jour ce spectacle m’irritait davantage ; chaque nuit je sentais ma conscience se révolter devant la lâcheté qui m’empêchait de protester ouvertement contre une telle manie. Bien des fois j’avais fait le serment d’apaiser mes remords en accomplissant mon devoir ; mais l’air froid, ennuyé, de mon compagnon glaçait toujours les paroles sur mes lèvres. Ses facultés extraordinaires, l’autorité que lui donnaient ses connaissances si étendues, les nombreuses preuves que j’avais eues de toutes ses qualités, tout contribuait à changer mon hésitation en inertie, tant je craignais de le contrarier.
Cependant ce jour-là, soit que je fusse encore sous l’influence du petit vin de Beaune dont j’avais arrosé mon déjeuner, soit que la manière délibérée dont il procédait m’eût particulièrement exaspéré, je me sentis incapable de me contenir davantage :
« Et qu’est-ce aujourd’hui, demandai-je, morphine ou cocaïne ? »
Il interrompit la lecture d’un vieux bouquin imprimé en caractères gothiques et leva nonchalamment les yeux sur moi :
« Cocaïne, répondit-il, solution à 7 pour 100. Auriez-vous envie d’en tâter ?
— Non, répliquai-je brusquement, je ne voudrais certes pas soumettre à pareille épreuve une santé encore mal remise de la campagne d’Afghanistan. »
Ma vivacité le fit sourire.
« Peut-être avez-vous raison, Watson, me dit-il. Je crois bien qu’au point de vue physique l’influence de cette drogue peut être pernicieuse ; mais je trouve que c’est un stimulant d’une telle puissance pour activer les fonctions du cerveau et lui donner de la lucidité que peu m’importent ses effets secondaires.
— Songez donc à ce que vous faites, m’écriai-je vivement. Voyez ce que vous risquez. Vous pouvez sans doute, comme vous le dites, produire par ce moyen une surexcitation momentanée dans votre cerveau. Mais ce processus purement pathologique est un processus morbide qui va s’aggravant chaque jour et doit à la longue amener un affaiblissement certain. Ne sentez-vous pas d’ailleurs vous-même la terrible réaction qui se manifeste après chaque opération ? Voyons, le jeu en vaut-il la chandelle ? À quoi bon, pour une jouissance passagère, risquer de détruire les magnifiques facultés dont vous êtes doué ? Remarquez bien que je ne parle pas seulement en ami, mais aussi en médecin, et comme tel je me sens jusqu’à un certain point responsable de votre santé. »
Ce petit discours, loin de le contrarier, sembla l’inciter à causer, car il s’établit confortablement dans son fauteuil, les coudes appuyés, les bouts des doigts réunis.
« Mon esprit, dit-il, ne peut rester en repos. Fournissez-moi soit des problèmes à résoudre, soit un travail à faire, proposez-moi l’énigme la plus indéchiffrable ou l’analyse la plus subtile, je me sentirai aussitôt dans l’atmosphère qui me convient. C’est alors que les stimulants artificiels me deviennent inutiles. Mais j’abhorre la stupide monotonie de la vie courante. Je ne puis vivre sans excitation intellectuelle, voilà pourquoi j’ai choisi une carrière spéciale, ou plutôt pourquoi je l’ai créée ; car je suis le seul au monde de mon espèce.
— Le seul détective amateur ? dis-je en soulevant mes paupières.
— Le seul détective consultant amateur, rectifia-t-il Je suis dans ma partie la cour d’appel la plus haute, celle qui juge en dernier ressort. Lorsque Greyson, ou Lestrade, ou Athelney Jones ne savent plus où donner de la tête ― ce qui par parenthèse leur arrive plus souvent qu’à leur tour, ― ils viennent m’exposer leur cas. J’examine les données du problème et je me prononce ensuite avec l’autorité qui résulte des connaissances particulières que j’ai amassées. Je ne cherche pas à me prévaloir de mes succès. Jamais vous ne verrez mon nom figurer dans un journal, mais le seul plaisir de travailler, la jouissance de découvrir un champ où je puisse exercer mes facultés spéciales, voilà pour moi les récompenses les plus enviables. D’ailleurs vous avez pu juger vous-même de ma manière de procéder dans l’affaire Jefferson Hope.
— Certainement, dis-je, jamais je n’ai été plus étonné, et même j’ai coordonné tout cela dans une petite brochure sous ce titre fantaisiste : Étude de rouge. »
Il secoua la tête avec tristesse.
« Je l’ai parcourue, dit-il, et vraiment je ne puis vous en féliciter. La science du détective est ― ou devrait être ― une science exacte. En conséquence, l’exposé doit être précis, froid et dépourvu de cette teinte romanesque que vous lui avez donnée. Votre procédé est donc faux, absolument faux, et vous me faites l’effet d’avoir voulu tirer un roman d’un théorème de géométrie.
— Mais le roman y était bien, répondis-je timidement. Je ne pouvais pourtant pas dénaturer les faits.
— Certains auraient pu être passés sous silence, ou en tout cas être mis moins en évidence. Le seul point à faire ressortir était ce procédé d’analyse si curieux qui consiste à remonter de l’effet à la cause et grâce auquel j’ai pu débrouiller la vérité. »
Cette critique d’un ouvrage destiné spécialement à être agréable a Sherlock Holmes me contrariait vivement. J’étais même irrité de cette personnalité, de cet égoïsme, qui lui faisaient exiger que chaque ligne de ma brochure fût entièrement consacrée à faire ressortir ses facultés extraordinaires et sa manière de les appliquer. Je m’étais bien aperçu plus d’une fois, depuis notre cohabitation dans la maison de Baker Street, qu’une certaine dose de vanité se mêlait à la conscience qu’il avait de son réel mérite. Je me tus cependant, me contentant de chercher une position confortable pour ma malheureuse jambe qui avait été traversée par une balle Djezaïl lors de ma campagne d’Afghanistan et qui depuis lors, tout en ne me refusant pas le service, me faisait cruellement souffrir à chaque changement de temps. Je restais là absorbé dans mes réflexions, lorsque Sherlock Holmes, rompant le silence :
« Ma clientèle s’étend maintenant jusqu’au continent, dit-il, tout en bourrant sa pipe. J’ai été consulté la semaine dernière par François Le Villard, le détective français qui commence à percer si brillamment et dont vous avez peut-être entendu parler. Il est doué de cette puissance d’intuition qui est le propre de la race celte, mais il lui manque un ensemble de connaissances exactes absolument essentiel pour atteindre la perfection dans son art. Il s’agissait d’un testament et l’affaire présentait vraiment un certain intérêt. J’ai pu le renvoyer à l’étude de deux cas identiques, celui de Riga en 1857 et celui de Saint-Louis en 1871. Cette piste l’a mené à la vraie solution. Voici la lettre que j’ai reçue de lui ce matin pour me remercier de mon concours. »
Tout en parlant, Sherlock Holmes chiffonnait une feuille de papier dans ses doigts. En la parcourant, je fus frappé de la profusion d’expressions élogieuses, telles que magnifiques, coups de maître, tours de force ; c’était bien la preuve irrécusable de l’admiration du détective français.
« On dirait un élève s’adressant à son maître, fis-je après avoir lu.
— Oh ! il exagère bien un peu l’aide que je lui ai apportée, reprit Sherlock Holmes avec une indifférence feinte. Il est lui-même très bien doué, car, sur les trois qualités indispensables au parfait détective il en possède deux. Il a le don d’observation et celui de déduction. Ce qui lui manque, c’est uniquement la science, et ceci peut toujours s’acquérir. Il traduit en ce moment mes petits ouvrages en français.
— Vos ouvrages ?
— Comment ? Vous ne savez pas ? dit-il en souriant. Eh bien ! oui, j’ai sur la conscience plusieurs brochures traitant toutes de sujets techniques. Voici le titre de l’une d’elles par exemple : De la distinction entre les cendres provenant desdifférents tabacs. J’y énumère cent quarante espèces de cigares, cigarettes et tabacs de pipe, avec des gravures en couleur représentant la différence qui existe entre toutes les cendres produites. C’est un point essentiel qui se rencontre sans cesse dans les causes criminelles et qui est souvent un indice de la plus haute importance. Affirmez d’une façon sûre et certaine qu’un crime a été commis par un homme qui fumait un lunkah indien, et vous aurez considérablement restreint le champ de vos recherches. Pour un œil exercé il y a autant de différence entre les cendres noires d’un trichinopoly et celles blanches et floconneuses du tabac « bird’seye » qu’entre un chou et une pomme de terre.
— Vous avez vraiment la spécialité des infiniment petits, remarquai-je.
— J’apprécie en effet leur importance. Tenez, j’ai publié une autre brochure sur les différences constatées entre les traces des pas, avec quelques considérations sur l’emploi du plâtre de Paris pour mouler les empreintes. J’ai encore écrit un petit traité fort curieux sur la manière dont un métier peut modifier la forme de la main, avec des gravures représentant des mains de couvreurs, de marins, de fabricants de bouchons, de compositeurs d’imprimerie, de tisserands et de tailleurs de diamants. Tout cela a un très grand intérêt pratique au point de vue de la science du détective, surtout lorsqu’on a affaire à des cadavres inconnus, ou lorsqu’on veut découvrir les antécédents d’un criminel…. Mais je vous fatigue peut-être avec mes lubies ?
— Pas le moins du monde, répondis-je très franchement, vous m’intéressez au plus haut degré, surtout depuis que j’ai eu l’occasion de constater comment vous savez faire l’application de vos principes. Mais dites-moi à ce propos, vous parliez d’observation et de déduction : sûrement l’une ne va guère sans l’autre.
— Et pourquoi donc ? pas toujours. »
Sur cette réponse il se renversa paresseusement dans son fauteuil en tirant de sa pipe de petits nuages bleus.
« Tenez, en voulez-vous un exemple ? L’observation me prouve que vous avez été ce matin au bureau de poste de Wigmore Street, mais la déduction m’amène à vous dire que vous y avez envoyé un télégramme.
— Parfaitement exact, dis-je, sur les deux points. Mais comment le savez-vous ? Car je suis entré là par hasard et je ne l’ai dit à personne.
— C’est jeu d’enfant, répondit-il en souriant de ma surprise, et c’est tellement simple qu’il est presque superflu de l’expliquer ; cependant voilà un exemple bien fait pour déterminer les limites qui séparent l’observation de la déduction. Ainsi l’observation me prouve que vos chaussures conservent un peu de boue rougeâtre. Eh bien ! à l’entrée du bureau de Wigmore Street on a défoncé la rue et rejeté de la terre sur laquelle on est forcément obligé de passer. Cette terre a une teinte rougeâtre spéciale et qu’à ma connaissance on ne retrouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Voilà ou s’arrête l’observation, le reste est du domaine de la déduction.
— Dites-moi donc comment vous avez procédé pour découvrir que j’avais envoyé un télégramme.
— Eh bien ! voici : je sais que vous n’avez pas écrit de lettre, puisque nous sommes restés ensemble toute la matinée. J’avais vu aussi sur votre bureau une provision de timbres et tout un paquet de cartes postales. Pourquoi donc seriez-vous entré dans un bureau de poste, si ce n’était pour envoyer un télégramme ? En éliminant toutes les autres suppositions, la seule qui reste est la vraie.
— Dans ce cas-ci, vous avez raison, répondis-je après un instant de réflexion. C’est évidemment très simple. Mais n’en voudriez-vous si je soumettais vos théories à une plus sévère épreuve ?
— Au contraire, répondit-il, car cela m’empêcherait de prendre une seconde dose de cocaïne. Je serai ravi de déchiffrer tout problème que vous voudrez bien me proposer.
— Je vous ai entendu dire qu’il était difficile de posséder un objet d’emploi usuel sans y laisser une empreinte de son individualité suffisante pour qu’un observateur exercé puisse y lire bien des choses. Or, voici une montre que j’ai seulement depuis peu de temps. Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion sur le caractère, ou sur les habitudes, de son précédent propriétaire ? »
Je lui tendis la montre, persuadé que j’allais m’amuser à ses dépens, car l’épreuve me semblait au-dessus de ses forces et je comptais en profiter pour rabattre son ton doctoral. Il soupesa la montre, regarda attentivement le cadran, ouvrit le boîtier et examina les rouages, d’abord à l’œil nu, puis avec une forte loupe. J’eus peine à dissimuler un sourire en voyant l’air morne et le mouvement brusque avec lequel il referma le boîtier et me rendit la montre.
« Elle ne dit pas grand’chose, dit-il. Cette montre vient d’être nettoyée et cela restreint beaucoup le champ de mes observations.
— Vous avez raison, répondis-je, elle a été en effet nettoyée avant de m’être envoyée. » J’accusais intérieurement mon camarade de couvrir son insuccès d’une bien piteuse excuse. Quelles autres données cette montre aurait-elle pu lui fournir quand bien même elle n’aurait pas été nettoyée récemment ?
« Mes observations, quoique peu satisfaisantes, n’ont cependant pas été absolument infructueuses, ajouta-t-il, fixant au plafond un regard morne et songeur. Sauf rectification de votre part, je serais enclin à penser que cette montre vous vient de votre frère aîné qui en hérita lui-même de votre père.
— Ce sont sans doute les initiales H. W., gravées sur le boîtier, qui vous font croire cela.
— Précisément. Le W. se rapporte à votre nom de famille ; de plus, cette montre a été fabriquée il y a une cinquantaine d’années et le chiffre a été gravé en même temps. Elle a donc été faite pour la génération qui précède la nôtre. Or, si j’ai bonne mémoire, votre père est décédé depuis plusieurs années. Comme les bijoux font généralement partie du lot qui échoit dans l’héritage au fils aîné, et que celui-ci porte souvent le même nom que son père, j’en conclus que cette montre devait se trouver depuis la mort de votre père entre les mains de votre frère aîné.
— Tout cela est vrai. Et ensuite ?
— Votre frère était un homme insouciant, plus qu’insouciant, désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n’a pas su en profiter ; il a passé une partie de sa vie dans la misère, tout en connaissant de temps à autre des jours plus fortunés. En fin de compte, il s’est adonné à la boisson et il en est mort. Voilà à quoi se bornent mes découvertes. »
Je bondis de ma chaise et me mis à arpenter nerveusement la chambre avec une mauvaise humeur non déguisée.
« Ceci n’est pas digne de vous, Holmes, m’écriai-je ; jamais je n’aurais cru que vous pussiez vous abaisser jusque-là. Vous avez évidemment fait une enquête sur l’histoire de mon malheureux frère, et vous en profitez maintenant pour paraître ne l’apprendre qu’à l’aide de moyens fantastiques ; car vous n’espérez pas me faire croire que cette vieille montre ait pu vous faire de telles révélations ! C’est un mauvais procédé de votre part, et, pour parler franc, ce n’est que du charlatanisme !
— Mon cher docteur, reprit Holmes avec douceur, veuillez, je vous prie, agréer, mes excuses. Je n’avais considéré que le problème en lui-même,même, oubliant combien la question vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Je vous donne ma parole, cependant, que je ne soupçonnais pas l’existence de votre frère avant que vous m’eussiez fait voir cette montre.
— Mais, alors, par quel miracle avez-vous pu découvrir ce que vous m’avez dit ? car tout cela est parfaitement exact !
— Vraiment ? Eh bien ! c’est de la chance, je n’avais que des probabilités et je n’espérais pas être tombé si juste.
— Mais vous ne vous êtes cependant pas borné à deviner.
— Non, non, je ne devine jamais. C’est la une détestable habitude qui détruit toute logique. Comme vous n’êtes pas initié au cours que suivent mes pensées, vous ne pouvez voir combien l’observation de faits, insignifiants en apparence, arrive à me fournir les renseignements les plus utiles. Aussi tout cela vous paraît-il merveilleux ! Tenez, je vous ai d’abord dit que votre frère n’avait ni soin ni ordre. Regardez bien le boîtier : vous remarquerez qu’il est tout couturé et rayé, ce qui prouve l’habitude de porter dans la même poche des objets durs tels que des sous ou des clefs. Il ne faut pas être très malin pour conclure qu’un homme qui en use d’une façon aussi insouciante avec une montre de cinquante louis n’a pas beaucoup d’ordre. Est-il plus difficile de déduire en même temps que l’héritier d’un bijou de cette valeur devait naturellement se trouver dans une situation prospère ? »
Je fis un signe d’assentiment et il continua :
« Bien souvent les prêteurs sur gage, en Angleterre, ont l’habitude de graver avec une épingle, dans l’intérieur des montres qu’on leur confie, le numéro du reçu qu’ils donnent en échange.
« C’est plus commode qu’une étiquette, puisque ce numéro ne peut s’égarer et qu’une erreur devient ainsi impossible. Or, il n’y a pas moins de quatre numéros de ce genre, visibles à la loupe sur l’intérieur du boîtier, preuve que votre frère se trouvait souvent dans une situation précaire, mais preuve aussi qu’il avait par moments des retours de fortune qui lui permettaient de rentrer en possession de sa montre. Enfin, veuillez regarder le boîtier intérieur : vous y verrez des milliers d’éraflures produites par la clef autour des trous destinés à la recevoir. Croyez-vous qu’un homme qui n’aurait pas eu des habitudes d’intempérance aurait eu tant de peine à introduire une clef dans son trou ? Sachez-le bien, toutes les montres appartenant à des ivrognes ont des marques semblables. Ils veulent remonter leur montre le soir, leur main tremble et la clef s’échappe. Qu’y a-t-il de si mystérieux dans tout cela ?
— C’est clair comme le jour, répondis-je, et je regrette d’avoir été si injuste vis-à-vis de vous. J’aurais dû avoir plus de confiance dans vos merveilleuses facultés. Mais serait-il indiscret de vous demander si vous avez en ce moment quelque affaire sur le chantier ?
— Aucune, et c’est pourquoi je m’adonne à la cocaïne. Je ne puis vivre sans un travail intellectuel quelconque. D’ailleurs quel autre but y a-t-il dans la vie ? Ouvrez la fenêtre et voyez ce qui se passe. Que ce monde est triste, lugubre et vide ! Le brouillard jaunâtre s’abat sur les rues, il recouvre les maisons qu’il assombrit. Désespérance, prosaïsme, vile matière, voilà ce qui nous entoure ! À quoi bon l’intelligence si elle n’a pas un champ ou s’exercer ? Tout n’est que monotonie, docteur, la vie comme le crime, et les facultés qui concourent à cette monotonie universelle sont les seules qui aient droit d’asile sur cette terre. »
J’ouvrais déjà la bouche pour répondre à cette étrange théorie, lorsque notre propriétaire frappa un petit coup sec à la porte et entra, portant une carte sur un plateau.
« Il y a là une jeune fille qui demande Monsieur », dit-elle, en s’adressant à mon compagnon.
« Miss Mary Morstan, lut-il sur la carte. Hum ! je n’ai aucune souvenance de ce nom. Madame Hudson, demandez donc à cette jeune personne d’entrer. Ne vous en allez donc pas, docteur. Je préfère que vous restiez là. »
Calme, presque compassée, miss Morstan fit son entrée. C’était une jeune personne blonde, de taille moyenne, très soignée d’extérieur, irréprochablement gantée et mise avec un goût parfait. Il y avait malgré cela dans son costume une certaine simplicité qui indiquait une fortune modeste. Sa robe beige foncé, sans aucune garniture, et son chapeau se composait d’une petite toque de même étoffe, relevée seulement d’un côté par une légère plume blanche. Rien de régulier dans les traits, rien de remarquable dans le teint, mais l’ensemble était aimable et séduisant et de grands yeux bleus animaient cette physionomie et la rendaient éminemment sympathique.
Dans les trois parties du monde que j’avais parcourues, dans les nombreux pays que j’avais traversés, jamais il ne m’était arrivé de rencontrer une figure reflétant plus clairement la délicatesse et la sensibilité. Je m’aperçus, au moment où elle prit le siège que Sherlock Holmes lui tendait, que ses lèvres s’agitaient, que sa main tremblait, qu’en un mot tout dénotait en elle une violente émotion intérieure.
« Je viens vous trouver, monsieur Sherlock Holmes, lui dit-elle, parce que Mrs Cecil Forrester, chez laquelle je suis placée, m’a raconté avec quelle habileté vous aviez su démêler la vérité dans un ennui domestique qu’elle a eu jadis. Votre talent non moins que votre bonté ont fait sur elle la plus vive impression.
— Ah, oui, Mrs Cecil Forrester, reprit-il, je crois me rappeler lui avoir rendu un léger service. Mais, si j’ai bonne mémoire, il s’agissait d’une affaire bien peu compliquée.
— Tel n’était pas son avis, répondit miss Morstan. En tout cas vous ne pourrez guère appliquer la même épithète au cas qui m’amène. Il est difficile ― je crois même qu’il est impossible ― d’imaginer une situation plus étrange et plus complètement inexplicable que celle dans laquelle je me trouve. »
Holmes se frotta les mains, et une flamme s’alluma dans ses yeux. Il se pencha en avant, la curiosité la plus vive se peignant sur ses traits dont le fin profil lui donnait tant de ressemblance avec un oiseau de proie.
« Exposez votre affaire », dit-il, avec le ton sec d’un homme de loi.
Je craignais d’être importun.
« Vous voudrez bien m’excuser », fis-je, en me levant.
Mais, à ma grande surprise, la jeune fille elle-même mit la main sur mon bras pour me retenir.
« Si votre ami, dit-elle à Holmes, avait la bonté de rester, je lui en serais très reconnaissante. »
Je me rassis donc.
« Voici en quelques mots le résumé des faits. Mon père, officier dans un régiment indien, me renvoya en Angleterre lorsque j’étais toute jeune encore. J’avais perdu ma mère et je me trouvais sans parents. Je fus placée dans une bonne pension à Édimbourg et j’y restai jusqu’à ma dix-septième année. En 1878, mon père, qui se trouvait être le plus ancien des capitaines de son régiment, obtint un congé d’un an et revint en Angleterre. Il me télégraphia de Londres qu’il était arrivé à bon port et me pria de venir le rejoindre sur l’heure à l’hôtel Langham. Autant que je m’en souviens, son message était très tendre et très affectueux. En arrivant à Londres, je me fis conduire en voiture à l’hôtel et là j’appris que le capitaine Morstan y était bien descendu en effet, mais qu’il était sorti la veille au soir et qu’il n’était pas rentré depuis. J’attendis toute la journée sans recevoir aucune nouvelle de mon père. Le soir, sur l’avis du maître de l’hôtel, j’avisai la police et, le lendemain, je fis insérer des annonces dans tous les journaux. Les recherches n’aboutirent à aucun résultat, et depuis ce jour jusqu’à maintenant, jamais personne n’a plus entendu parler de mon infortuné père. Il rentrait le cœur joyeux, espérant trouver la paix, le repos ; au lieu de cela…. »
Elle porta la main à sa gorge et un sanglot lui coupa la parole.
« La date ? » demanda Sherlock Holmes en ouvrant son carnet.
« C’est le 3 décembre 1878 – il y a près de dix ans – qu’on le vit pour la dernière fois.
— Et ses bagages ?
— Ils étaient restés à l’hôtel, mais ils ne contenaient rien qui ait pu fournir quelque indice : des vêtements, des livres et surtout beaucoup de bibelots et d’objets curieux provenant de l’archipel Andaman, car il avait fait partie de la garnison chargée de surveiller les condamnés relégués dans ces îles.
— Avait-il des amis dans Londres ?
— Un seul à ma connaissance, le major Sholto, du même régiment que lui, du 34e fusiliers de Bombay. Le major avait pris sa retraite quelque temps auparavant et demeurait à Upper Norwood. On a été naturellement aux renseignements auprès de lui, mais il ne savait même pas que son ancien camarade eût débarqué en Angleterre.
— Singulière affaire, remarqua Holmes.
— Cependant je ne vous ai pas encore dit ce qu’il y a de plus singulier dans tout cela. Il y a environ six ans – ou plutôt, pour donner la date précise, le 4 mai 1882 – je lus dans le Times. une annonce demandant l’adresse de miss Mary Morstan et ajoutant qu’il y allait de son intérêt personnel. Mais le demandeur n’indiquait ni son nom, ni son domicile. Je venais d’entrer comme institutrice dans la famille de Mrs Cecil Forrester et, d’après son conseil, j’insérai mon adresse à la colonne des annonces. Le même jour, je reçus par la poste une petite boîte en carton contenant une très grosse perle d’un orient magnifique. Pas un mot d’écrit n’accompagnait cet envoi. Depuis lors, chaque année à la même date, j’ai reçu une boîte semblable contenant une perle aussi belle, sans aucun indice qui pût faire connaître l’expéditeur. Un expert a déclaré que ces perles étaient d`une espèce fort rare et d’une très grande valeur. Du reste, vous pouvez en juger par vous-même. »
Et, tout en parlant, elle ouvrit une petite boîte et nous montra les six plus belles perles que j’aie vues de ma vie.
« Votre récit est des plus intéressants, dit Sherlock Holmes. Vous est-il arrivé autre chose ?
— Oui, et pas plus tard qu’aujourd’hui ; c’est même ce qui m’amène chez vous. Ce matin j’ai reçu la lettre que voici et dont vous tiendrez sans doute à prendre connaissance.
— Merci, dit Holmes. Donnez-moi aussi l’enveloppe, je vous prie. – Timbrée de Londres S. W. et datée du 7 juillet. – Hum ! empreinte d’un pouce d’homme sur le coin, probablement du lecteur. – Qualité du papier ; supérieure. – Enveloppe à 0 fr. 60 le paquet. C’est un homme évidemment soucieux d’avoir du bon papier à lettre. Pas de marque de fournisseur. « Trouvez-vous ce soir, à sept heures, devant le Lyceum Théâtre près de la troisième colonne en partant de la gauche. Si vous craignez quelque chose, faites-vous accompagner de deux amis. Vous êtes une victime, mais on vous fera rendre justice. N’amenez pas de gens de police. Tout serait perdu. Votre ami inconnu. » Eh bien ! oui, franchement, il y a là un joli mystère à débrouiller. Que comptez-vous faire, miss Morstan ?
— C’est justement ce que je viens vous demander.
— Alors, mon avis est d’aller au rendez-vous avec moi et avec… mon Dieu, pourquoi pas ? avec le Dr Watson ; c’est précisément l’homme qu’il nous faut, puisque votre correspondant vous dit d’amener deux amis, et lui et moi nous avons travaillé en collaboration plus d’une fois…
— Mais sera-t-il assez bon pour venir ? demanda-t-elle d’une voix suppliante.
— Je serai heureux et fier, répondis-je avec l’accent le plus convaincu, de pouvoir vous être utile.
— Que vous êtes bons tous les deux ! reprit-elle. J’ai mené une vie très retirée et n’ai pas d’amis auxquels je puisse m’adresser. Il suffira, je pense, que je vienne vous prendre ici à six heures.
— Oui, mais pas plus tard, dit Holmes. – Encore une question. Cette écriture est-elle la même que celle employée pour les adresses mises sur les boîtes de perles ?
— J’ai toutes ces adresses sur moi, répondit-elle en tirant de sa poche six bandes de papier.
— Vous êtes assurément le modèle des clients, car vous avez le sentiment très juste de ce qui peut être important. Voyons ce qui en est. »
Il étala les papiers sur la table et je remarquai qu’il les examinait en faisant aller rapidement ses yeux de l’un à l’autre.