Sous leurs armures - Hélène Martinot - E-Book

Sous leurs armures E-Book

Hélène Martinot

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Beschreibung

Après Chronos ou c’est dans les détails que se cache le diable, Hélène Martinot dévoile, à travers ce deuxième opus, l’ambiguïté de personnages narcissiques, révélant des facettes surprenantes d’ombre et de lumière. Sous le ciel de Marseille, une passion amoureuse se mêle à une enquête policière captivante et bien ficelée, entraînant le lecteur dans une série d’événements mystérieux au cœur de la police judiciaire et de la DGSE. Un roman palpitant jusqu’à la dernière page.

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Couverture

Page de titre

Hélène Martinot

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous leurs armures

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Hélène Martinot

ISBN : 979-10-422-3130-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma chère cousine, Mathilde Vignal,

pour son soutien et ses conseils judicieux.

Avec mes plus chaleureux remerciements

et toute ma sympathie au Commandant Divisionnaire,

Claude Bourrelly, Chef d’État-Major

à la direction départementale de sécurité publique de la Drôme.

Prologue

 

 

 

La pluie heurtait le pavé avec une puissance inouïe. Magguie avançait col relevé, sautant parfois pour éviter les flaques. Son imperméable se trempa et ses escarpins s’inondèrent. L’orage, pourtant annoncé, l’avait surprise à la sortie de l’hôpital. La prudence britannique lui fit défaut ; elle avait oublié son parapluie mais un abribus providentiel lui permit de se protéger.

Après dix minutes de déchaînement, le ciel se calma. Elle s’apprêta à rejoindre son véhicule, lorsqu’un homme s’approcha et laissa malencontreusement tomber deux livres mal coincés sous un bras.

— Merde, tout est trempé !

La jeune femme se baissa spontanément et l’aida à récupérer les lectures dégoulinantes. Saisissant un des ouvrages, elle le secoua et jeta dessus un œil furtif avant de le tendre à son propriétaire : « Les plus belles pages de la poésie française ».

— Merci madame, c’est aimable.

Ils se dévisagèrent un instant ; ils s’étaient déjà vus quelque part. Édouard Tramontez, un flic venu dans son service pour interroger un prisonnier hospitalisé dont elle s’occupait, la reconnut immédiatement. Elle aussi.

— Au revoirmadame, nous nous reverrons.

— Ça y est, je viens de me souvenir, vous êtes le commissaire !

— Et vous le médecin du service de médecine interne ! Alors à demain sans doute !

— Peut-être !Au revoir monsieur.

Magguie Bertra tourna les talons sans un mot de plus et atteignit sa voiture. Elle s’engagea boulevard Baille direction l’avenue du Prado jusqu’au David, puis à gauche vers la Pointe Rouge et toujours tout droit cap aux Goudes, pour arriver enfin devant sa maison de pêcheur ; un quatre pièces et un jardinet escarpé comme on n’en fait plus, s’accrochant aux rochers en surplomb d’un petit port de la Méditerranée. Les levers et couchers de soleil n’y sont jamais les mêmes ; quelquefois voilés et souvent brillants, ils déclinent sur les eaux les teintes des plus belles palettes. Ce soir-là, l’Artiste Créateur n’avait pas lésiné ; un dégradé de rouge orangé de fin de journée d’orage flottait à l’horizon, le découpant en couches flamboyantes.

Après avoir quitté sans fanfare ni trompette, un mari aux antipodes de ses valeurs, Magguie recherchait un endroit pour poser ses valises. Elle tomba sur cette aubaine à l’écart des bruits de la ville. Louée sur un coup de cœur et de confiance, autant envers la propriétaire, Jeanine Bouffiague, qu’envers les lieux, Magguie s’y installa avec la sensation d’avoir enfin trouvé son havre. Elle avait soigné l’époux de madame Bouffiague hospitalisé dans le service de médecine interne où elle exerçait ; puis fatalement, il est parti. Madame Bouffiague faillit sombrer. Mais chez les femmes de pêcheurs, on ne coule pas, on trouve toujours le courage de s’accrocher. Les mots déterminants et les phrases réparatrices, que Magguie sut lui décocher, furent les bouées l’empêchant de se noyer dans le chagrin. Peu à peu, la peine fit place aux souvenirs qui se rangèrent doucement dans un coin de sa tête pour y dormir tranquilles. Ils surgissaient de temps à autre mais ce sauvetage opéré lui permit d’oser encore aimer la vie, qui doucement reprit.

Magguie frappa à la fenêtre de la maison jouxtant la sienne.

— Bonsoir, madame Bouffiague !

— Magguie, vous rentrez bien tard ! Venez donc prendre un petit apéritif, cela vous remontera, vous devez être fatiguée ! Entrez, la porte est ouverte.

Magguie pénétra dans une cuisine étroite, éclairée par la lumière crue de vieux néons démodés. Elle s’assit devant une table de formica et se déchaussa. Puis elle saisit le torchon qui pendait sur l’évier, juste à côté d’elle, et se sécha les pieds sans aucune gêne. Une atmosphère simple et chaleureuse où se déchargeaient le stress et les angoisses des visiteurs. Ici, tout sentait les confitures, les goûters après l’école, mais aussi l’amour maternel frustré. Un enfant, tant attendu et jamais arrivé, avait laissé les traces d’une espérance déçue, flottant sur les murs et les objets de cette vieille maison tel un fantôme. Un neveu venait de temps à autre ; quelques photos de son enfance, exposées çà et là, donnaient l’illusion d’éclairer une solitude. Depuis que Magguie habitait la maison voisine, il se faisait de plus en plus rare. Il n’aimait pas la concurrence de cette nouvelle venue. Madame Bouffiague n’en avait cure ; son bonheur le plus grand était d’accueillir Magguie de temps à autre, lorsqu’elle rentrait. Comme ce soir-là, passant devant chez elle, elle s’arrêtait et venait quelquefois partager autour d’un verre des mots simples qui racontent la journée et disent que l’on est vivant et parfois heureux.

— La consultation a été très longue aujourd’hui. Vous savez, madame Bouffiague, on ne partirait jamais de ces services si on ne se faisait pas violence !

— Je vous ai vue à l’œuvre avec mon Gaspard…

La vieille femme changea vite de sujet et partit dans ses descriptions Pagnolesques dont elle détenait les secrets.

— Ô Bonne Mère, vous avez vu l’orage tout à l’heure ? La mer était si en colère que les poissons voulaient sortir de l'eau ! Ils seraient presque venus nager dans le bassin du jardin pour être plus tranquilles !

Magguie riait à gorge déployée des excentricités oratoires de madame Bouffiague interrompues par le chien Platon qui avait entendu sa maîtresse. Il sauta la barrière séparant les deux jardinets et vint chercher son rituel de caresses.

La soirée coula paisible autour d’un repas léger et impromptu. Madame Bouffiague admirait cette fille qu’elle aurait voulu avoir. Elle disait que c’était la Bonne Mère qui l’avait envoyée pour l’aider à achever son chemin. Magguie acceptait volontiers de partager quelques fois un dîner sur un coin de table mais accueillait toujours ses paroles avec retenue, redoutant par-dessus tous les attaches et les contraintes. Elle ne voulait pas avoir à rembourser de dette affective.

— Ne vous inventez pas une filiation qui un jour vous ferait souffrir. Un matin, sans crier gare, je pourrais bien partir vers un ailleurs… lui disait-elle souvent.

Madame Bouffiague ne répondait jamais.

 

 

 

 

 

— Monsieur Zétis, je souhaiterais vous parler avant le staff, s’il vous plaît.

Sans attendre la réponse de son patron, Magguie enchaîna.

— Je ne crois pas que l’état du détenu Pazam soit en train de s’aggraver… Hier soir, j’ai relu son bilan sanguin du jour ; il y a une amélioration surprenante et un sacré décalage avec les résultats des prélèvements faits en prison… et cliniquement, je le trouve très bien. Rien à voir avec la description qui nous a été faite sur le résumé de transfert. Il faudrait le revoir ensemble.

— Si tu veux Magguie.

Devant la chambre numéro 10 réservée aux détenus, deux policiers gardaient les lieux, assis sur une chaise et arme à la ceinture. À l’arrivée des deux médecins, ils se levèrent et encadrèrent leur entrée.

Au fond du lit, un grand gaillard, à la carrure imposante, lisait un journal tenu de sa main libre. Il le laissa tomber à terre. Ses yeux noirs éclairaient un visage émacié où les traces de la vie d’un baroudeur s’inscrivaient dans chaque sillon de rides. Ses lèvres charnues et ourlées, portées par une mâchoire carrée, s’ouvraient sur une dentition impeccable d’une blancheur de porcelaine. Il avait des cheveux fournis et un air de crooner à la Dany Brillant. Une ironie provocatrice et un charme indéfinissable habitaient cet homme.

— Est-ce bien indispensable ? dit Zétis s’adressant à l’un des gardiens, leur montrant le bras de son patient attaché au lit.

— Professeur, c’est obligatoire…

— Peut-être et je le comprends. Mais je viens ici pour examiner un malade, et qui qu’il soit, j’ai besoin de la liberté de ses mouvements pour pratiquer mon examen de façon convenable.

À cet instant, on frappa à la porte.

— Ah ! Commissaire Tramontez, vous alors, on peut dire que vous tombez à pic ! Je suis en train de discuter avec vos hommes pour savoir s’il est possible de détacher le bras gauche de monsieur Pazam, j’ai besoin de l’examiner.

— Bonjour professeur, si pour les besoins de votre examen nous devons libérer son bras, nous le ferons. Mes hommes vont d’abord procéder à la fouille de la chambre et de son lit.

Tramontez s’avança vers Magguie. Sa voix était posée et grave ; une voix qui venait de loin.

— Bonjour docteure, ça va depuis hier ? Plus au sec aujourd'hui ! N'est-ce-pas ?

Elle lui envoya un « parfaitement merci » d'une indifférence polie, sans s'arrêter sur son observation.

— La vérification sera simple et rapide professeur, histoire d’être en accord avec les règles.

Magguie s’aventura.

— Quand même, il ne va pas s’envoler, monsieur Pazam !

— Ah ! si c’était avec vous, je me ferais bien la belle, chère toubib ! Mais je crois que notre commissaire s’y opposerait… Puis voyez-vous, je n’en ai pas trop la force et ce n’est pas dans mes projets immédiats…

— Hé Pazam ! Arrête ton char ! Ici, tu es dans un lieu où l’on se dévoue même pour des types comme toi ! Alors pas de blagues déplacées s’il te plaît !

— Monsieur le Commissaire, je suis au bout du rouleau, et justement, parce que je suis au bout du rouleau, même un type comme moi a droit à quelques libertés… si j’ose dire ! J’ai bien vu en une fraction de seconde que vous en pincez pour la belle toubib ! Entre nous, vous avez raison, elle est délicieuse !

Magguie, gênée, se mit à rougir. Tramontez prit l’air hautain. Zétis intervint et dissipa le malaise.

— Ce matin, nous avons du travail, plus de dix malades à voir ! Alors, s’il vous plaît, nous voudrions procéder à votre examen, monsieur Pazam, sérieusement et vite !

On le détacha. Tramontez et ses fonctionnaires sortirent de la chambre d’une démarche étudiée.

— Monsieur Pazam, pouvez-vous vous asseoir sur le lit ? Le professeur Zétis va vous examiner.

— Je t’en prie Magguie, à toi plutôt, tu me donneras ton avis.

— Sauf votre respect, monsieur le Professeur, quel bonheur d’être dans ses mains !

— Chut ! Taisez-vous, je veux écouter vos poumons et votre cœur ; si vous parlez, je ne parviendrai pas à entendre.

— Je me tais, mais mon palpitant va s’emballer auprès de vous ! Je vais exploser !

D’un signe de la main pour obtenir son silence, elle passa son index devant la bouche de Pazam qui se tut aussitôt et se laissa faire. Zétis observa la scène.

Cet homme forçait l’intérêt avec quelque chose d’étonnant au fond des yeux. Zétis savait par le commissaire qu’il devait être gardé jour et nuit. Son habileté à se fondre dans la nature était redoutée. Spécialiste de cambriolages dans des lieux conservant des données hautement confidentielles, même les plus fins limiers n’étaient jamais parvenus à le confondre. Edouard Tramontez, commissaire divisionnaire à la direction interrégionale de la police judiciaire de Marseille, venu de Bordeaux cinq ans plus tôt, fut chargé de mettre la main sur celui ou celle qui défrayait la chronique, alimentant les sarcasmes des journalistes sur les errements de la police… Il comprit très vite à qui il avait affaire ; à un homme seul, opérant sans violence, avec une préparation en amont méticuleuse et fine, en marge absolue du milieu sans jamais s’y mêler. Certains caïds auraient sûrement bien aimé s’introduire dans ses affaires et en croquer, mais pour eux aussi, Antoine Pazam était invisible, évanescent… Un solitaire terriblement habile, inconnu des services. Lorsqu’il lui mit la main dessus, Tramontez avait accumulé suffisamment de preuves pour faire mettre Pazam en préventive, voulant se prémunir contre son art de la disparition. Cette mise en détention provisoire, ordonnée par le juge, permettrait peut-être de faire sortir d’autres loups du bois mais Tramontez n’y croyait pas.

— Monsieur Pazam, notre examen clinique est terminé. Avant tout, vous passerez un scanner dans la journée, puis la docteure Magguie Bertra viendra vous informer de notre diagnostic.

— Merci Professeur. Chère Toubib, revenez quand vous le voulez, ce ne sera qu’un grand plaisir et qu’une fascination !

— Soyez un peu sérieux monsieur Pazam ! Vous n’arrêtez jamais !

Pazam saisit la balle au bond et se lança aussitôt dans un éloge.

— Que voulez-vous, une jeune femme distinguée et de votre qualité, on n’en croise pas tous les jours ! Alors quand la chance la met sur votre route, on a le droit d’être ému, d’être ébloui ! De pareilles rencontres, je n’en ai jamais fait et n’en ferai sûrement jamais d’aussi belles ! Et puis la vie ne m’a pas offert les choix d’en faire !

Magguie soupira à nouveau avant de lui lancer péremptoire :

— Vous savez monsieur Pazam, de belles rencontres, on peut tous se donner le choix d’en faire… Sachez que ce sont nos désirs les plus profonds qui commandent et font que nous devenons ce que nous sommes ! Le hasard, la chance ou la malchance viennent parfois troubler les dés, le milieu et la culture se mêlent aussi d’influencer la partie, mais en aucun cas ils ne la déterminent ! On peut toujours reprendre la main et rebrousser chemin si on le souhaite ! Et c’est là que l’on a le choix ! Le seul couperet qui vient tout trancher, c’est celui de la maladie ! Le reste, c’est de la littérature, ne l’oubliez jamais !

Elle avait le ton sec et hautain, celui qu’elle empruntait quand elle était contrariée sans réellement savoir pourquoi. Une simple impression.

Pazam l’écouta jusqu’au bout mais réagit aussitôt.

— Naïve et donneuse de leçons, chère belle toubib ! Quelle facilité de se précipiter vers les lieux communs de la morale, dans des répliques convenues et boursouflées ! De la réflexion à deux balles, en boîte de conserve, prête à l’emploi et à être servie !

Magguie Bertra eut un mouvement de recul mais aucune réplique ne put à cet instant sortir de sa bouche. Après deux ou trois secondes de répit, comme s’il voulait lui redonner du souffle pour rétorquer, Pazam s’engouffra dans des mots étonnants.

— Ça, ce n’est pas vous ça ! Ce n’est pas possible, ça ne vous ressemble pas ! Non, ce n’est pas vous, insista-t-il, je vous connais déjà et je sais qui vous êtes !

Cette fois-ci, un réflexe d’agacement libéra enfin la parole de la jeune femme.

— Non, monsieur Pazam ! Vous ne me connaissez pas et vous ne savez rien, rien du tout !

Magguie redressa la tête ; vexée, elle quitta la chambre sans aucun autre commentaire et aucun autre regard. Elle claqua la porte et rejoignit son patron qui détecta chez elle une contrariété inhabituelle. Il n’en fit cependant pas état, et se contentade revenir au planning de la matinée.

— Nous reparlerons de Pazam après le résultat de son scanner. Les internes nous attendent. Tu appelleras le labo de biologie de l’hôpital Nord, synthétisa Zétis.

Tout se déroula comme d’habitude ; une consultation avec des patients atteints de pathologies lourdes, des pénuries de personnels, des réunions interminables des différents pôles de santé, des astreintes, des contraintes ; et l’envie de Magguie d’envoyer tout promener et d’en finir avec ce fichu boulot, malgré son parcours sans faute, consacré par une agrégation.

Vers treize heures, elle partit s’offrir un peu de répit à la cafeteria de l’hôpital. Au moment d’entrer dans l’ascenseur, le commissaire en sortit. Il bloqua la porte du pied.

— Rebonjour, puis-je vous parler s’il vous plaît ?

— Non, pas maintenant ! Je pars déjeuner, j’ai peu de temps. Ma consultation doit reprendre à quatorze heures… Je pourrais éventuellement vous consacrer dix minutes vers la fin d’après-midi si vous le voulez.

— Je croyais vous trouver disponible de ces heures ; je reviendrai alors plus tard et redescends avec vous.

L’ascenseur se mit en route à la vitesse de l’escargot. Tramontez osa quelques paroles banales, auxquelles Magguie répondit avec la même banalité. Elle esquissa un léger sourire. L’ascenseur s’ouvrit. Rez-de-chaussée. Édouard Tramontez sortit. La porte se referma aussitôt sans laisser le temps de mots supplémentaires.

Les blouses blanches animaient la salle de restauration. Des tables de formica rangées les unes à côté des autres, des chaises presque bancales, un brouhaha incessant et des odeurs de friture. Magguie s’approcha du self-service, remplit très vite son assiette et s’installa à la seule place restée libre. Elle était absorbée et troublée. Ce patient Pazam, vraiment pas ordinaire, aux résultats curieux et aux répliques percutantes, l’avait contrariée. Un confrère vint lui dire bonjour. Elle ne répondit pas immédiatement.

— Mais Magguie, tu rêves ou tu es fâchée ?

Elle leva la tête.

— Bobo, pardonne-moi, j’étais dans les nuages… Tu arrives vraiment à point nommé ! Décidément, aujourd’hui c’est la séquence des imprévus ! Je vais t’envoyer un patient au scanner à quinze heures, Antoine Pazam. C’est un détenu et un personnage assez atypique. Un peu provocateur, mais pas désagréable. Il est bien gardé et surveillé de très près ! Je voudrais avoir les résultats très vite ; pourrais-tu faire ça pour moi, mon cher Boris ?

Son confrère hocha la tête, s’assit face à elle et d’un air pincé lui déclara :

— Ma chère Magguie, combien de scanners ai-je fait pratiquer et ai-je lus en priorité pour toi ? Et combien de déjeuners ou de dîners as-tu accepté de partager avec moi, juste pour parler, depuis que…

— Depuis que quoi ?

— Depuis que tu m’as laissé tomber comme une vieille et sale chaussette ! Alors, cela doit faire quatre cent quatre-vingt-quinze millions de scanners et zéro dîner ! Mais comme je suis un garçon gentil et persévérant, je lirai les clichés aussitôt. Et je viendrai même te les rendre dans ton bureau si tu le veux…

— Mon cher Boris, je ne t’en demande pas tant ! Juste un beau résultat bien commenté, comme tu sais le faire et que tu m’adresseras par mail… Tu es le meilleur radiologue de toute l’Assistance publique de Marseille et tu n’oserais quand même pas me faire du chantage au dîner !

— Ah ! Si j’osais… Bien dommage que tu ne m’en demandes pas tant ! Ce serait un plaisir que de m’exécuter… Donc, comme d’habitude, je t’enverrai mon compte-rendu par cette horrible messagerie qui me prive de ta présence et après j’envisagerai d’aller me jeter à la mer pour me noyer avec mon chagrin… lança-t-il aigre-doux et badin.

Magguie se leva et tapota l’épaule de Boris.

— Allons mon Bobo, pas de ça ! Je compte sur toi pour des résultats avant la fin de l’après-midi, s’il te plaît ! Et pour cela, voilà une bise !

Elle se pencha et lui colla au milieu du front l’empreinte rouge carmin de ses lèvres encore maquillées.

— Bobo, te voilà marqué ! Toutes mes excuses !

D’une main délicate et du bout des doigts qu’elle porta à la bouche, elle estompa la trace de rouge. Boris se laissa faire sans rien dire, il la regardait agacé. Il détestait cette amitié qu’elle lui donnait, ce sentiment tiède sans passion. Malgré tout, il aimait ce moment et aurait voulu le prolonger. Il y a des amours inoubliables, mais Magguie, elle, l’avait complètement oublié. Elle le regarda à peine désolée, sourire en coin et d’une voix douce et tranquille lui adressa un « bon après-midi » cruel de banalité qui le transperçait. Le bon après-midi adressé à son épicier, à son chauffeur de taxi ou à son banquier.

Magguie rejoignit son étage. Seulement quatre patients à la consultation. C’était un miracle. Elle avait bien en tête qu’en fin de journée elle devait rencontrer ce commissaire. Elle se mit à murmurer.

— Qu’ai-je à dire à ce monsieur Tramontez ? Je ne vois pas en quoi je pourrai l’aider ! En tous les cas, je ne trahirai aucun secret médical, même pour la police ! Oublions cela, les choses sérieuses vont recommencer. Concentration.

Les consultations enchaînées et le dernier malade vu, elle regagna son secrétariat où le commissaire se trouvait déjà en discussion avec son patron.

— Oui, nous avons fait tous les examens nécessaires à monsieur Pazam et il ne nous reste plus qu’à obtenir le résultat de son scanner ; nous saurons si nous devons le garder après une discussion collégiale. Pour l’heure, je ne vous en dirai pas davantage.

Zétis aperçut Magguie.

— Magguie, le commissaire vient aux nouvelles, as-tu eu le compte-rendu du scanner du patient Pazam ?

— Non pas encore, je vais appeler Boris. Il me l’a peut-être déjà envoyé par mail. Je vais vérifier dans mon bureau.

Tramontez en profita et interrompit :

— Puis-je vous accompagner ? J’ai aussi besoin d’avoir votre point de vue, au moins psychologique sur ce détenu, et de parler au calme avec vous.

— Si vous le souhaitez, oui. Cependant, je ne suis ni psychiatre ni psychologue ! J’ai peu de temps devant moi. Mais venez, mon bureau est au fond du couloir.

Magguie sortit la première. Tramontez lui emboîta le pas. Elle avait gardé sur elle sa blouse blanche des consultations. Elle lui arrivait mi-genou, laissant apparaître ses longues jambes fuselées et bronzées, montées sur des escarpins. Elle sentait dans son dos un regard détailler sa silhouette.

— Voilà, nous y sommes ; installez-vous.

Elle poussa une pile de dossiers qui prenait toute la place devant elle et s’assit derrière sa table de travail.

— Je vous écoute commissaire.

Le téléphone l’interrompit.

— C’est ton Bobo éconduit… J’ai les résultats de ton détenu ; il est nickel ton monsieur Pazam ! Je n’ai rien trouvé d’anormal. J’ai lu et relu trois fois les coupes ! Rien, il n’y a rien ! On ne va pas pousser jusqu’au petscan quand même !

— Merci Boris, je te rappellerai, ou mieux peut-être, on en reparlera demain à la cafeteria si tu le veux, vers treize heures ?

— Oh oui ! je le veux ! Mon Dieu, que t’arrive-t-il, tu veux m’épouser ?

— Sois sérieux ! Tu sais bien que non ! Je suis en entretien, nous discuterons demain.

— Tout ce que tu veux ! Je suis le plus heureux des radiologues et des hommes…

— Ah non ! Ne recommence pas ! À demain !

Magguie raccrocha, et se demanda si le commissaire n’avait pas entendu les mots de Boris… Dans une pièce aussi étroite que son bureau, les paroles se perçoivent à travers le combiné.

Elle se racla la gorge et reprit.

— Veuillez m’excuser, je vous écoute.

— Vous savez, Pazam, j’ai l’impression qu’il a toujours un temps d’avance sur les autres… Comment vous dire ? Il est insaisissable, indéfinissable. En vingt-cinq ans de carrière, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme lui. Pourtant, j’en ai vu de toute nature, mais là je suis surpris et je n’aime pas ce type de surprises… Bref, sans trahir vos secrets médicaux, ses jours sont-ils réellement en danger ?

Magguie se passa la main sur le front et plissa les yeux et les sourcils. C’était son habitude lorsqu’elle hésitait.

— Je viens d’avoir le résultat de son scanner, et je vais demander un examen complémentaire pour envisager ou non une thérapeutique. Pour l’heure, je ne peux rien vous dire. D’ailleurs commissaire, ainsi que vous venez de le glisser, vous avez bien compris que je suis liée par le secret médical… Quant à savoir si ses jours sont en danger, un jour ou l’autre ils le seront, comme les vôtres et les miens !

Tramontez ne lui répondit pas immédiatement. Il laissa passer un silence. Il fixa Magguie et plongea en elle. Le moindre rictus, le plus léger battement de cils étaient épiés… Cette intrusion l’incommoda ; Tramontez sentit son malaise.

— Pardonnez-moi, je suis très attentif à vos paroles ; vous souhaitez donc des examens complémentaires et garder encore Pazam. C’est cela ?

— Oui et il faut chercher plus loin. Vous devez certainement bien me comprendre, car vous aussi, vous cherchez toujours plus loin…

— C’est vrai et quand je trouve, je suis très satisfait. Pas vous ?

Magguie poussa sa chaise en arrière sans répondre. Elle se leva et voulut interrompre brutalement la conversation mais Tramontez l’en empêcha.

— Non, s’il vous plaît, pas encore !

— Pardon ? Pas encore quoi ?

— Vous me trouverez certainement sans détour, mais je n’aime pas les semblants et les hésitations… Je suis plutôt du style direct et voudrais vous connaître. Pourrions-nous dîner ensemble un de ces soirs ?

— Le moins que l’on puisse dire, est qu’en effet, vous êtes sans détour ! Je vous connais depuis à peine quarante-huit heures et vous m’invitez déjà à dîner ! Je pense que vous ne doutez de rien et en avez des certitudes !

Tramontez coupa court.

— Que diriez-vous de jeudi soir aux « Sables Blonds » à vingt heures, vous connaissez ?

— Oui, je connais, reprit-elle hésitante, ce n’est pas loin de chez moi. J’habite aux Goudes. Mais pourquoi vous dirais-je oui ?

— Pourquoi pas ? Mais surtout parce qu’il le faut !

— Parce qu’il le faut ? Je ne pense pas qu’il le faille ! Quelle idée ! Non, il ne le faut pas !

— C’est pourtant une bonne idée, je pense… mais si, je sais qu’il le faut !

Magguie se tut. Elle était confuse. Cette discussion qui d’ordinaire l’aurait agacée, subitement lui plaisait presque. Narcisse passait par là et résistait à son intelligence.

Le téléphone interrompit encore.

— Professeur Bertra, lança la voix au bout du fil, c’est l’interne du service. Le détenu en chambre 10 vient de faire un malaise. Pouvez-vous venir s’il vous plaît ? Il est vraiment mal !

— Je dois vous laisser commissaire, monsieur Pazam ne va pas bien, on vient de me prévenir.

Avant de quitter son bureau et Tramontez, qui sans attendre se leva, Magguie lui tendit un morceau de papier tiré de sa poche.

— Si vous souhaitez des nouvelles de monsieur Pazam, téléphonez dans le service à ce numéro. Les infirmières ou les internes vous répondront.

Elle disparut dans les couloirs. Edouard Tramontez alla rejoindre ses hommes de garde devant la chambre. Un brigadier lui expliqua que Pazam s’était mis subitement à gémir et à appeler en râlant.

Tramontez marmonna.

— Ouais… Soyez très vigilants, je reviendrai sûrement demain.

Sans plus de commentaires, il rentra à l’hôtel de police, « l’Évêché ». Les évêques et autres prélats occupèrent ce bâtiment historique jusqu’à la séparation de l’église et de l’état. Puis la République le récupéra et en fit le haut lieu de la police marseillaise. La crème des condés y était concentrée, comme celle des voyous… On était bien loin des hommes de Dieu, bien que Tramontez fît de ses fonctions un véritable sacerdoce.

Il tritura nerveusement dans sa poche le papier remis par la toubib ; les tiroirs dans sa tête, d’habitude si bien rangés, se mélangeaient et débordaient de tous les côtés… Il se balançait sur son fauteuil de cuir à roulettes, regardant la mer par la fenêtre comme si le large allait lui éclaircir les idées. Le téléphone sonna.

— Tramontez, bonjour, Vinclar à l’appareil.

— Monsieur le Procureur, comment allez-vous ?

— Je vais bien, merci Tramontez ! J’irai encore mieux quand vous aurez terminé avec ce Pazam. Il faut l’inculper et trouver des preuves solides, monsieur le commissaire ! Dépêchez-vous et faites-moi le plaisir de récupérer les documents que l’on cherche. La DGSE veut et va s’en mêler.

— La DGSE ?

— Oui, vous avez bien entendu ! La DGSE ! Alors, faites vite. Dans une semaine, ce doit être bouclé ! Une semaine, vous avez compris ? Pas un jour de plus ! Je vous salue Tramontez.

Le Procureur de la République raccrocha. Tramontez se massa la nuque et tourna la tête de bas en haut, et de droite à gauche. C’était sa technique lorsqu’il devait évacuer le stress qui l’empêchait de réfléchir.

— Oui, j’en étais sûr, c’était trop simple. Il y a forcément autre chose, se dit-il.

Ses exercices de détente terminés, Tramontez saisit avec précaution les cadres posés à l’angle de son bureau. Un coin de sanctuaire dont l’accès était interdit à quiconque. On ne touchait sous aucun prétexte aux portraits installés face à lui, même pour en enlever délicatement la poussière. Lui seul s’en chargeait. Il prenait toujours soin de faire installer ses visiteurs à quelques mètres. Jamais collés devant. Personne ne devait risquer de heurter, frôler ou faire tomber une seule de ces deux photos. Deux clichés en noir et blanc. Il les prit un à un dans ses mains larges et de ses longs doigts caressa le visage de l’un et de l’autre. Deux allures élégantes. Un air à la Pierre Fresnay, l’œil brillant et vif pour son père, et tout le style des Gadz’Arts de Cluny pour son frère.

— Que feriez-vous tous les deux ? Vous insisteriez, lui feriez livrer des fleurs ? Non, pas ton style Papa, mais toi Albert, peut-être… Tu étais si délicat. Tout mon contraire… Et lui, ce Pazam, vous en pensez quoi ? Je dois le cuisiner méchant, ou habile ?

Il fixa les deux visages encore quelques secondes avant d’être submergé. Des images soudaines, des angoisses térébrantes le traversaient depuis leur départ, lors d’un exécrable matin. Un matin, où l’air était chaud et humide, où un de ces vents venus du sud et de l’ouest en même temps, battait dans un ciel gris et voilé annonçant le soulèvement de la mer. Tramontez avait dix-huit ans à peine et les yeux dans le vague, sans les voir réellement, il fixait les cercueils de son père et son frère pénétrer lentement dans la maison de Dieu. Ce cortège infernal s’incrusta pour toujours dans sa tête. Après deux respirations profondes, il continuait et s’arrangeait avec ses oppressions. Il vérifia machinalement les tiroirs de son bureau, récupéra son arme et quitta à pied l’Évêché. Il coupa par le boulevard des Dames et descendit jusqu’à La Joliette. Les quais et les docks rénovés donnaient du lustre au quartier. Tramontez aimait s’y promener, sentir la ville, ses cris, ses rumeurs, ses odeurs et réfléchir dans le tumulte urbain. Il avait besoin de la rue.

Il poussa la porte du Vingtième siècle, son troquet préféré. Multi-cultures, multi-ethnies et populaire. Le banquier de la rue y buvait le café avec le boulanger, le coiffeur du coin et Azzibi un épicier courageux, qui tenait ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre un magasin de fortune. Le patron, Émile, personnage hors norme, dissimulé derrière sa caisse enregistreuse, lisait quotidiennement Le Monde. La vie et ses aléas l’avaient jeté là. Il était parvenu à s’habituer à ses clients philistins… disait-il, et à s’attacher à l’amitié de Tramontez devenu son pote poulagat. Ces deux hommes se ressemblaient. Les injonctions du destin conduisirent l’un à des études de droit pour devenir poulet et arrêtèrent net les années de fac de lettres de l’autre, pour devenir taulier. Les déchirures de la disparition du père et du frère de Tramontez trouvaient une sorte d’écho au malheur d’Émile, séparé tragiquement de la seule femme qu’il n’ait jamais aimée. Complicités inconscientes et douloureuses de drames semblables vécus.

Tramontez accepta l’invitation du taulier à partager un plat de pieds et paquets. Ça lui viderait la tête. Dans l’arrière-cour du café, fermée par trois hauts murs tapissés de lierre, un vieux tilleul propageait une ombre bienvenue sous laquelle se réunissaient des compagnons de chasse et de ball-trap. Tramontez les connaissait tous et venait volontiers rigoler avec eux. Se retrouver seulement à la table du Préfet, du Procureur ou d’autres notables l’emmerdait. Les mondanités de temps en temps, oui, mais à faibles doses. Par-dessus tout, il exécrait ces fréquentations pseudo-amicales ne servant qu’à créer pour certains, des fiertés d’appartenance, animant les petits esprits bourgeois et étriqués en mal de notoriété. Les cons. Ce n’était pas pour lui. Il adorait mixer les relations et s’enrichir de leurs différences.

Ce soir-là, Émile trouva à Tramontez un air jamais vu, un air d’autre chose à peine perceptible qui lui changeait le regard.

— Ça va, Édouard ? Vous avez pincé un coupe-jarret aujourd’hui ?

— Je n’ai rien pincé du tout, Émile ! Et pour tout vous dire, je m’en fous !

— Alors de celle-là, je n’en crois pas un mot ! Vous, le cador des poulets, vous vous en foutez de coffrer les truands ? Y aurait-il du changement chez les évêques ? Ils se défroquent ?

— Non Émile, ce sont les préoccupations qui varient et changent de direction ! Tramontez se mit à rire pour la première fois de la journée.

La prochaine séance de ball-trap à Meyrargues occupa tout le repas. Tramontez était ailleurs, l’oreille distraite. Il ne s’attarda pas et quitta le Vingtième siècle aux alentours de vingt-deux heures pour rejoindre son appartement, rue de la République. Il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil et lut quelques lignes de poésie ; son remède préféré lorsqu’il ne parvenait pas à s’endormir. Ce soir, ce Pazam l’emmerdait. Cette toubib lui encombrait trop la tête.

Sous leurs armures

 

 

 

 

 

Monsieur Pazam, comment vous sentez-vous maintenant ? Vous avez fait un sérieux malaise vagal.

— Oui, encore vaseux et très fatigué.

Assise sur le côté du lit, Magguie l’observait. Délicatement, elle lui prit le poignet pour sentir son pouls.

— Vous êtes angoissé, je le comprends ; ces menottes au poignet sont terribles. Je vais voir s’il est possible de vous contraindre seulement par une cheville.

Elle appela un gardien.

— Monsieur, mon patient ne peut plus être attaché de cette façon. Pouvez-vous, s’il vous plaît, lui poser ces maudites menottes à la cheville ?

— Oui docteur, cela est possible mais on ne libère pas sa main tant que son pied n’est pas bloqué…

Magguie haussa les yeux au ciel. Elle envoya un regard torve au gardien.

— On ne fait que notre boulot professeure ! Il est de notre responsabilité de surveiller ce détenu, nous n’avons pas le choix !

Magguie ne répliqua pas.

Pazam la fixa l’espace d’un instant comme s’il voyait revenir sa liberté et naître à l’horizon la chance d’une vie nouvelle. Une photo instantanée prise et partagée dans un éclair fulgurant qui, semblable à ceux des nuits d’orage, illumine le ciel. Une clarté aveuglante qui sonne ceux qui la regardent et les renvoie à un rêve. Magguie lui prit la main, conduite par une pulsion soudaine et emportée dans un mirage éphémère, sitôt apparu, sitôt évanoui. Elle s’écarta du lit. Pazam tourna la tête sur l’oreiller et de ses deux mains enfin libres, il remonta le drap jusqu’au menton et ferma les yeux, prononçant un timide merci Magguie.

Subitement, aimantée par un désir incontrôlé, elle revint vers lui et posa ses lèvres sur sa chevelure brune qu’elle caressa d’un geste doux. Elle le dévisagea, lui sourit et l’embrassa à nouveau. Puis elle prit une respiration profonde et s’éloigna du lit, interdite, étourdie et grisée par ce qu’elle venait de faire. Une ivresse fugace. Le moment d’égarement passé et revenue à elle, Magguie s’adressa à Pazam comme si de rien n’était. Elle savait parfaitement cloisonner ses émotions et ses pensées retombant toujours sur ses pattes.

— Je vous laisse, j’ai donné des consignes ; vous prendrez un anxiolytique et serez apaisé. Nous nous reverrons demain.

Elle quitta la chambre.

C’était un tohu-bohu dans sa tête. Il fallait qu’elle aille respirer, hors des murs de l’hôpital. Sans plus attendre, elle rentra chez elle. Le mistral avait cédé. L’air du soir retrouvait sa tiédeur estivale. Le long du littoral, les maisons, les rues et les boulevards sentaient l’été et faisaient monter les bruits de la vie dans la transparence de l’air de juillet.

Les aboiements de joie de Platon reniflant sa maîtresse, avant même sa descente de voiture, avertissaient toujours madame Bouffiague de l’arrivée imminente de Magguie. Chaque soir, c’était le même scénario ; léger, clair et parfumé à l’odeur des choses simples. Pourtant, ce soir-là lui paraissait étrangement différent.

 

De la cuisine de madame Bouffiague s’échappaient les effluves d’une daube qui mijotait sur le gaz. Comme tous les premiers mardis du mois, avant que son cher Gaspard ne s’en aille, elle continuait à cuisiner son plat préféré.

— Vous voyez Magguie, j’ai l’impression qu’il est encore là. Toutes ces odeurs habitent ma journée, et je remonte dans le temps, dans le temps d’avant. C’est ma bouffée d’amour. Quand il rentrait dans la cuisine, se frottant les mains, il me disait : « La meilleure daube de Marseille, c’est ici qu’on la mange ; chez moi, cuisinée par ma femme à moi, dans ma maison à moi ! » Il me prenait la taille et rajoutait : « Ici, ça sent bon, ça sent surtout la vie ! »

Madame Bouffiague avait besoin de ce rituel pour éloigner son malheur et le vide de l’absence, sous le regard de Magguie impuissante, qui la prit tendrement dans ses bras et se mit à lui jouer la gaieté… L’épisode de l’hôpital avec Pazam appartenait à une autre histoire contenue, ne débordant sur rien. Une expérience de vie, ni plus, ni moins, passée et oubliée. Elle savait changer de registre sans aucun embarras.

— Allons, madame Bouffiague, on ne va pas se laisser emmerder par la mort ! Votre Gaspard sera toujours là dans votre tête, dans ces odeurs, dans cette maison ! Cela, la mort ne vous le prendra jamais ! Cette daube sera merveilleuse, comme l’a été votre journée, merveilleuse à cuisiner avec votre Gaspard dans le cœur ! Et tout à l’heure, il mangera même avec nous ! Attendez un peu, je vais chercher un Châteauneuf-du-Pape dans mon placard ; une vieille vigne de mes amis viticulteurs du domaine Cristia, un régal ! Nous allons amuser nos papilles et trinquer à la vie !

Madame Bouffiague lui sourit entre deux larmes. Elle se pinça les lèvres pour en retenir d’autres.

 

 

 

 

 

— Pur-Beurre, je t’ai demandé de venir car maintenant il faut passer la vitesse supérieure dans l’affaire Pazam ! J’exige, dans les détails, toutes les adresses des lieux où Pazam a sévi. Il me faut les noms des victimes. Savoir où elles crèchent, leur situation familiale, professionnelle, bancaire, leurs toubibs, leurs amis et avec qui elles baisent. Je veux tout ! Tout, tu as compris ? Tu as quarante-huit heures devant toi pour trouver une accroche. C’est bien clair ? Quarante-huit heures, pas une heure de plus ! Mobilise tes équipes.

Une chemise rose relevait la couleur d’un costume de lin gris pâle, parfaitement taillé, au tombé impeccable. Toujours tiré à quatre épingles, le commandant Grégoire Walter, alias Pur-Beurre, avait davantage l’allure d’un dandy que d’un officier de la PJ marseillaise… Pur produit de la bourgeoisie lyonnaise, son arrivée à Marseille fut un choc culturel, tant pour ses collègues que pour lui. Ses seules passions étaient la police, le bon vin, la cuisine, les yeux brillants des femmes et sa mère. Intégration oblige, il dut aussi apprendre à aimer l’OM.

Tramontez savait qu’il ne se trompait pas d’officier en confiant l’affaire à cet homme, plus adaptable qu’un caméléon, plus méticuleux qu’un orfèvre horloger, et dirigeant parfaitement ses troupes.

— Patron, pourquoi tout devient soudain si urgent ?

Tramontez se leva et alla fermer la porte de son bureau avant de lui répondre.

— Je vais te le dire Pur-Beurre ; en Haut Lieu, on s’énerve et on s’énerve même beaucoup ! La DGSE serait aussi sur le coup… Je n’aime pas ça du tout ! Je n’ai pas l’habitude de me faire doubler ! Si ça les concerne, on leur filera le bébé. Pour l’heure, on n’est pas dans le secret défense, même si ça sent un peu le moisi… Ce que recherche la DGSE c’est une clef USB que Pazam aurait volée ! Son contenu est classé Top Secret Défense.

Pur-Beurre fixa son patron quelques secondes et comprit que l’affaire prenait une autre tournure, il lui faudrait être disponible à deux cents pour cent. Adieu, les soirées mondaines avec les copines et autres frivolités…

— J’ajoute que tu travailleras avec seulement deux de tes gars les plus sûrs, cette enquête est trop sensible. Enfin, tu sais faire ! Tous les matins à dix heures pétantes, je te veux au rapport dans mon bureau.

— Compris, merci de votre confiance.

Le commandant Walter alias Pur-Beurre avait appris à contenir son agacement devant l’autorité et le caractère rugueux de Tramontez. Il était rompu à l’exercice. Il avait la carapace dure, et les écarts de langage de son patron glissaient dessus. Il lui vouait même une admiration certaine pour sa rigueur, son intégrité et surtout le respect qu’il avait pour ses hommes. L’admiration du chef, du héros, et la fierté vaniteuse d’appartenance à un modèle, à une équipe, s’interdisant la faiblesse. Il était donc temps de s’activer au plus vite, avant que son divisionnaire de patron ne s’emportât dans ses colères mémorables qui faisaient trembler les bureaux de l’Évêché… Pur-Beurre se retroussa les manches et mobilisa ses équipes. Il verrait sa nouvelle copine plus tard et trouverait comme à son habitude une excuse valable.

— Je vais à la Timone, je dois parler avec Pazam. On se voit demain matin. Dix heures, n’oublie pas Pur-Beurre !

Pur-Beurre ne risquait pas d’oublier.

Un brigadier accompagna Tramontez. Ils quittèrent la cour de l’Évêché, sirènes hurlantes et traversèrent Marseille à tout berzingue.

— Surtout aucun relâchement dans la surveillance, vous m’avez bien compris tous les deux, lança-t-il aux gardiens en faction devant la porte de Pazam. J’ai réquisitionné quatre hommes supplémentaires pour garder l’entrée des ascenseurs et l’accès aux escaliers de secours. Ils resteront là jusqu’au terme de son hospitalisation.

Tramontez ne s’inquiétait pas souvent mais son flair lui envoyait des drôles de signaux… Il trouva Pazam en train de lire. Il avait dans les yeux une lueur que Tramontez n’aimait pas, cette lueur qui lui annonçait que quelque chose pouvait à tout instant arriver.

— Pazam, lui dit-il, s’asseyant sur le fauteuil à côté de son lit, lorsque tu as vidé la « Villa Anthon » à Carry le Rouet, peux-tu me dire ce que tu as trouvé dans le coffre que tu as percé avec tant d’habileté ? Et dans celui de la suite 21, du Carlton sur la Côte ?

— Je n’ai pas visité cette villa ni percé de coffre au Carlton.

— Sois gentil, ne me prends pas pour un cave ! Je n’aime pas ça.

— Commissaire, s’il existe quelqu’un que je ne prends pas pour un cave, c’est bien vous ! Mais quoi que vous en disiez, je n’ai jamais participé à tout ça !

— Tu sais bien tout ce que tu vas prendre avec tes cambriolages, tes arnaques multiples et variées… Si tu t’allongeais, je pourrais intervenir auprès du juge…

— Désolé, Commissaire, je n’ai rien à vous dire sur ces cambriolages ! Je ne sais rien et je suis fatigué, très fatigué. Je dois dormir.

Pazam se tourna sur le côté, plongea la tête dans son oreiller. Tramontez savait que sans avis médical l’y autorisant, il ne pouvait pas pousser davantage l’interrogatoire ; la chambre d’hôpital d’un détenu étant un lieu privé. Il décida de rester dans les clous.

— Pazam, demain ou dans quelques jours, tu me répondras et tu y seras obligé si tu veux que je te mette sous protection. Car, au cas où tu ferais semblant de l’ignorer, je te confirme qu’il y a de gros méchants qui veulent mettre la main sur ce que tu as pris et appris… Tu sais, du style, on ne plaisante pas avec les secrets d’État ! Eux, ce ne sont pas des petits caïds de banlieue ou des rigolos du dimanche à la petite semaine ! Réfléchis bien !

Tramontez sortit de la chambre en claquant la porte. Il se dirigea vers le secrétariat de l’hospitalisation. Dans un bureau à la lumière artificielle trop forte, une assistante administrative tapait des courriers médicaux. La porte du bureau adjacent s’ouvrit brusquement. Magguie Bertra en sortit, stéthoscope au tour du cou, et courriers à la main. Trop absorbée, elle ne vit pas Tramontez adossé au mur et caché par un haut meuble de métal servant de classeur. Il attendait que la secrétaire veuille bien s’adresser à lui. Mais ça l’arrangeait d’être là, presque incognito…

— S’il vous plaît, mettez-moi en communication avec le service d’analyses médicales biologiques de l’hôpital nord, demanda Magguie à sa collaboratrice. Vous me le passerez dans le bureau à côté. Merci.