Souvenirs d'une Homme de Lettres - Alphonse Daudet - E-Book

Souvenirs d'une Homme de Lettres E-Book

Alphonse Daudet

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Beschreibung

Alphonse Daudet évoque, sur un ton parfois passionné, la genèse de deux de ses oeuvres (Numa Roumestan, Les Rois en exil), ses rencontres avec les écrivains (Edmond de Goncourt), les hommes politiques (Gambetta) et les acteurs et actrices (Déjazet) marquants de son époque, le siège de Paris pendant la guerre de 1870 et la Commune.

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Seitenzahl: 164

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Souvenirs d'une Homme de Lettres

Souvenirs d'une Homme de LettresÉmile OllivierGambettaHistoire de mes livres Numa RoumestanLes Francs-tireursLe jardin de la rue des RosiersUne évasionLes Palais d'étéLe naufrageLes rois en exilUne lecture chez Edmond de GoncourtGens de théâtreDéjazetLesueurFélixMadame Arnould-PlessyAdolphe DupuisLa FontaineNotes sur ParisLes nounousLes salons ridiculesEn provinceUn membre du Jockey-ClubLes courses de GuérandeUne visite à l'île de HouatPage de copyright

Souvenirs d'une Homme de Lettres

 Alphonse Daudet

Émile Ollivier

Entre tous les salons parisiens où fréquenta mon premier habit, le salon Ortolan, à l'École de droit, m'a laissé un souvenir aimable. Le père Ortolan, méridional à tête fine, jurisconsulte de renom, était aussi poète à ses heures. Il avait publié les Enfantines et tout en jurant ne jamais écrire que pour le jeune âge, il ne dédaignait pas à l'endroit de ses vers l'approbation des grandes personnes. Aussi ses soirées, très suivies par les indigènes des quartiers savants, offraient-elles un agréable et original mélange de jolies femmes, de professeurs et d'avocats, de gens doctes et de poètes. C'est comme poète qu'on m'invitait.

Parmi les jeunes et antiques célébrités que je vis passer là dans le brouillard d'or des premiers éblouissements, vint un soir Émile Ollivier. Il était avec sa femme, la première, et le grand musicien Liszt, son beau-père. De la femme, je me rappelle des cheveux blonds sur un corsage de velours ; de Liszt, du Liszt de ce temps-là, moins encore. Je n'avais d'yeux, de curiosité que pour Ollivier. Âgé d'environ trente-trois ans (on était en 1858), coryphée du parti très populaire parmi la jeunesse républicaine qui était fière d'avoir un chef de son âge, il marchait alors dans la gloire. On se disait la légende de sa famille : le vieux père longtemps proscrit, le frère tombé dans un duel, lui-même proconsul à vingt ans et gouvernant Marseille par l'éloquence. Tout cela lui donnait de loin, dans les esprits, une certaine tournure de tribun romain ou grec, et même quelque ressemblance avec les jeunes hommes tragiques de la grande Révolution : les Saint-Just, les Desmoulin, les Danton. Pour moi, que la politique touchait peu, le voyant ainsi, poétique malgré ses lunettes, éloquent, lamartinien, toujours prêt à parler et à s'émouvoir, je ne pouvais m'empêcher de le comparer à un arbre de son pays – non à celui dont il porte le nom et qui est symbole de sagesse – mais à un de ces pins harmonieux qui couronnent les collines blanches et se reflètent dans les flots bleus des côtes provençales, pins stériles mais gardant en eux comme un écho de la lyre antique, et frémissant toujours, résonnant toujours de leurs innombrables petites aiguilles entrechoquées au plus léger souffle de tempête, au moindre vent qui vient d'Italie.

Émile Ollivier était alors un des Cinq, un des cinq députés qui, seuls, osaient braver l'Empire, et il siégeait au milieu d'eux, tout en haut des bancs de l'assemblée, isolé dans son opposition comme sur un inexpugnable Aventin. En face, renversé dans le fauteuil présidentiel, l'air endormi et las, Morny, de son œil froid de connaisseur d'hommes, guettait celui-ci : il l'avait jugé moins Romain que Grec, plus emporté par la légèreté athénienne que lesté de prudence et de froide raison latine. Il connaissait l'endroit vulnérable ; il savait que sous cette toge de tribun se cachait la vanité native et sans défense des virtuoses et des poètes, et c'est par là qu'un jour ou l'autre il espérait en venir à bout.

Des années plus tard, quand pour la seconde fois et dans les circonstances que je vais dire, je me rencontrai avec Émile Ollivier, il était conquis à l'Empire. Morny avant de mourir avait mis comme une coquetterie à vaincre, à force d'avances narquoises et de hautaines câlineries, les résistances, pour la forme et la galerie, de cette mélodieuse vanité. On avait crié dans les rues : « la grande trahison d'Émile Ollivier », et pour cela, Émile Ollivier se croyait le comte de Mirabeau. Mirabeau avait voulu faire marcher d'accord la Révolution et la Monarchie ; Ollivier, plein d'ailleurs des intentions les meilleures, tentait après vingt ans d'unir la Liberté à l'Empire, et ses efforts rappelaient Phrosine mariant l'Adriatique avec le Grand Turc. En attendant le Grand Turc, comme il se trouvait veuf depuis longtemps, il s'était remarié lui-même, avec une toute jeune fille, provençale comme lui, qui l'admirait. On le disait radieux, triomphant, une même lune de miel dorait de ses plus doux rayons et ses amours et sa politique. Un homme heureux !

Cependant un coup de pistolet retentit du côté d'Auteuil. Pierre Bonaparte venait de tuer Victor Noir ; et cette balle corse, à travers la poitrine d'un jeune homme, frappait en plein cœur la fiction de l'Empire libéral. Paris soudain s'émeut ; les cafés parlent à voix haute, une foule gesticule sur les trottoirs. De minute en minute les nouvelles arrivent, les bruits circulent ; on se raconte l'intérieur étrange du prince Pierre, cette maison d'Auteuil fermée en plein Paris, comme une tour de seigneur génois ou florentin, sentant la poudre et la ferraille, et tout le jour retentissante du bruit des pistolets de tir et du cliquetis des épées froissées. On dit ce qu'était Victor Noir, sa grande douceur, sa jeunesse, son mariage tout prochain. Et voilà que les femmes s'en mêlent : elles plaignent la mère, la fiancée ; l'attendrissement d'un roman d'amour s'ajoute aux colères politiques. La Marseillaise, encadrée de noir, publie son appel aux armes ; des gens disent que ce soir Rochefort distribuera quatre mille revolvers dans ses bureaux. Deux cent mille hommes, enfants ou femmes, les quartiers bourgeois, tous les faubourgs se préparent pour la grande manifestation du lendemain ; il souffle un vent de barricades, et, dans la tristesse du jour tombant, on entend ces bruits indistincts, précurseurs des révolutions, qui semblent les craquements sourds des ais d'un trône.

À ce moment, je rencontrai un ami sur le boulevard. « Ça va mal, lui dis-je. – Très mal, et le plus bête, c'est qu'en haut, ils ne se doutent pas de la gravité de la chose. » Puis, passant son bras sous mon bras : « Émile Ollivier te connaît, viens avec moi place Vendôme. »

Depuis qu'Émile Ollivier y était entré, le ministère de la justice avait perdu tout caractère de pompe et de morgue administrative. Prenant au sincère son rêve d'Empire démocratique et libéral, vrai ministre à l'américaine, Ollivier n'avait pas voulu habiter ces vastes appartements, ces hauts salons, brodés d'abeilles, timbrés et chargés selon lui de trop autocratiques dorures. Il occupait toujours, rue Saint-Guillaume, son modeste logement d'avocat-député, et arrivait chaque matin place Vendôme, une grande serviette bourrée de papiers sous le bras, avec sa redingote et ses lunettes, comme un homme d'affaires qui va au Palais, comme un brave employé qui se rend pédestrement à son bureau. Cela le faisait mépriser un peu par les garçons et les huissiers. Porte grande ouverte, escalier désert ! Huissiers et garçons nous laissèrent passer, ne daignant pas même nous demander où nous allions, ni qui nous cherchions, témoignant seulement par un air dédaigneusement résigné et une certaine insolence correcte d'attitude combien ils trouvaient ces mœurs, familières et nouvelles contraires aux belles traditions et éloignées de l'idéal administratif.

Dans un grand cabinet haut de plafond, large ouvert sur deux vastes portes-fenêtres, un de ces cabinets d'aspect triste et froid où tout est vert, mais de ce vert bureaucratique des cartons verts et des fauteuils de cuir vert qui est à la belle verdure des forêts ce qu'un papier timbré est à un sonnet sur vélin, ce que le cidre est au champagne, – le ministre était seul, adossé contre la cheminée, à son poste, dans une attitude d'orateur. La nuit venait. Des garçons apportèrent de grandes lampes tout allumées.

Mon ami avait dit vrai, on ne se doutait de rien en haut ; les bruits de la rue n'arrivent qu'indistincts sur ces cimes. Émile Ollivier, avec l'infatuation naturelle doublée d'une certaine façon myope de voir, qui caractérise l'homme au pouvoir, nous déclara que tout allait pour le mieux, qu'il était au courant des choses ; il nous montra même le billet écrit par Pierre Bonaparte à M. Conti, qu'on venait de lui communiquer, billet sauvage et féodal, bien dans la tradition italienne du seizième siècle, commençant ainsi : « Deux jeunes gens sont venus me provoquer… » Et se terminant par ces mots : «…Je crois que j'en ai tué un ».

Alors je pris la parole et je racontai ce que je croyais être la vérité, parlant, non en politique, mais en homme, disant l'effervescence des esprits, l'exaspération de la rue, l'alternative inévitable d'une prise d'armes ou d'un courageux acte de justice. J'ajoutai que Fonvielle et Noir me semblaient, comme à tous, certainement, incapables d'avoir voulu tuer ou frapper le prince chez lui ; que je les connaissais, Noir surtout, et combien m'était sympathique ce grand garçon inoffensif, presque un enfant encore, étonné lui-même de ses succès parisiens et fier de sa précoce renommée, cherchant à force de travail à conquérir ce qui lui manquait en fait d'instruction première, et dont la plus grande joie était de se faire apprendre par un ami quelque courte citation latine, avec la manière de l'introduire adroitement, à propos de n'importe quoi, dans la conversation, histoire d'étonner, le soir, par cet étalage d'érudition, J.-J. Weiss, alors au Journal de Paris, qui lui enseignait l'orthographe.

Émile Ollivier m'écouta attentivement, l'air pensif et décidé, puis, quand j'eus fini, après un silence, il prononça d'une voix fière cette phrase que je rapporte textuellement : « Eh bien ! Si le prince Pierre est un assassin, nous l'enverrons au bagne ! »

Au bagne, un Bonaparte ! C'était bien là le mot d'un garde des sceaux de l'Empire libéral, d'un ministre encore empêtré dans ses illusions d'orateur, d'un ministre qui porte le titre de ministre sans en posséder l'esprit, d'un ministre enfin qui habite rue Saint-Guillaume !

Le lendemain, il est vrai, Pierre Bonaparte était prisonnier, mais prisonnier comme l'est un prince, au premier étage de la Tour d'Argent, avec vue sur la place du Châtelet et la Seine, et les Parisiens en passant les ponts se montraient son cachot pour rire et les rideaux blancs de ses fenêtres à peine grillées. Quelques semaines après, le prince Pierre était solennellement acquitté par la haute Cour de Bourges. De bagne, Émile Ollivier n'en parlait plus ; il quittait décidément la rue Saint-Guillaume pour la place Vendôme. Désormais, dans les grands escaliers, les vastes corridors, huissiers et garçons de bureau souriaient cérémonieusement à son passage, il était devenu parfait ministre et l'Empire libéral avait vécu !

En résumé, un homme d'État médiocre, plein de fougue et sans réflexion, mais un honnête homme, un poète idéaliste fourvoyé dans les affaires, ainsi peut se définir Émile Ollivier. Morny d'abord, puis d'autres après Morny, en jouèrent. Républicain, il essaya de consolider la dynastie, en passant dessus un crépi de liberté ; plus tard, il voulait la paix, déclara la guerre, et non pas cœur léger, comme il le dit par inspiration malheureuse, mais esprit irrémédiablement léger, il nous entraîna avec lui dans l'abîme d'où nous sommes sortis, où il est resté !

L'autre soir, on finit toujours par se rencontrer dans Paris, nous dînions en face l'un de l'autre à une table amie : le même qu'autrefois, même regard de rêveur interrogeant et indécis derrière le cristal des lunettes, même physionomie de parleur, où tout est dans le pli des lèvres, le dessin de la bouche plein d'audace et sans volonté. Fier et droit d'ailleurs, mais tout blanc. Blanc par ses cheveux drus, blanc par ses favoris courts, blanc comme un camp abandonné dans une désastreuse campagne, sous la neige. Avec cela, la voix cassante, nerveuse, des gens qui en ont sur le cœur plus gros qu'ils n'en veulent laisser voir…

Et je me rappelais le jeune tribun, noir comme un corbeau, entr'aperçu dans le salon du père Ortolan.

Gambetta

Un jour, il y a des années et des années, à ma table d'hôte de l'Hôtel du Sénat, que je vous ai déjà montrée – toute petite au fond d'une étroite cour au pavé froid et balayé, où des lauriers-roses et des fusains s'étiolaient dans leurs classiques caisses vertes – devant un somptueux festin à deux francs par tête, Gambetta et Rochefort se rencontrèrent. J'avais amené Rochefort. Il m'arrivait ainsi quelquefois d'inviter un ami de lettres au lendemain d'un article au Figaro, quand souriait la fortune ; cela variait et ravigotait notre table un peu provinciale. Malheureusement Gambetta et Rochefort n'étaient pas faits pour s'entendre, et je crois bien que ce soir-là ils ne se parlèrent point. Je les vois, chacun à un bout, séparés par toute la longueur de la nappe et tels déjà qu'ils demeureront : l'un serré, tout en dedans, le rire sec et en long, le geste rare, l'autre qui rit en large, crie, gesticule, débordant et fumeux comme une cuve de vin de Cahors. Et que de choses, que d'événements tenaient, sans qu'on s'en doutât dans l'écart de ces deux convives, au milieu des pots à goudron et des ronds de serviettes d'un maigre dîner d'étudiants !

Le Gambetta d'alors jetait sa gourme et assourdissait de sa tonitruante faconde les cafés du quartier Latin. Mais ne vous y trompez point, les cafés du quartier, à cette époque, n'étaient pas seulement l'estaminet où l'on boit et où l'on fume. Au milieu de Paris musclé, sans vie publique et sans journaux, ces réunions de la jeunesse studieuse et généreuse, véritables écoles d'opposition ou plutôt de résistance légale, demeuraient les seuls endroits où pouvait encore se faire entendre une voix libre. Chacun d'eux avait son orateur attitré, une table qui, à de certains moments, devenait presque une tribune, et chaque orateur, dans le quartier, ses admirateurs et ses partisans.

« Au Voltaire, il y a Larmina qui est fort... Bigre ! Qu’il est fort, le Larmina du Voltaire !…

– Je ne dis pas, mais au Procope, Pesquidoux est encore plus fort que lui. »

Et l'on allait par bande, en pèlerinage, au Voltaire entendre Larmina, puis au Procope entendre Pesquidoux avec la foi naïve, ardente des vingt ans de cette époque-là. En somme ces discussions autour d'un bock, dans la fumée des pipes, préparaient une génération et tenaient en éveil cette France qu'on croyait définitivement chloroformisée. Plus d'un doctrinaire (1), qui, aujourd'hui loti ou espérant l'être, affecte pour ces mœurs un dédain de bon goût et traite volontiers de vieux étudiants les hommes nouveaux, a longtemps vécu et vit encore (j'en connais) des bribes d'éloquence ou de haute raison que des prodigues bien doués laissaient alors traîner sur les tables.

[(1) Écrit en 1878, pour le Nouveau Temps, de Saint-Pétersbourg.]

Sans doute quelques-uns de nos jeunes tribuns s'attardèrent, vieillirent sur place, parlèrent toujours et ne firent jamais rien. Tout corps d'armée a ses traînards qu'en fin de compte la tête abandonne ; mais Gambetta n'était pas de ceux-là. S'il s'escrimait au café sous le gaz, ce n'était qu'après avoir rempli de travail réel sa journée. Comme l'usine, le soir, lâche sa vapeur au ruisseau, il venait là répandre en paroles son trop-plein de verve et d'idées. Cela ne l'empêchait point d'être étudiant sérieux, d'avoir des triomphes à la conférence Molé, de prendre ses inscriptions, de conquérir ses diplômes et ses licences. Un soir, chez Mme Ancelot, – qu'il y a longtemps de cela, Dieu de Dieu ! – dans ce salon de la rue Saint-Guillaume plein de vieillards pétillants et d'oiseaux en cage, je me rappelle avoir entendu dire à la très bienveillante maîtresse du logis : « Mon gendre Lachaud a un nouveau secrétaire, un jeune homme très éloquent, paraît-il, avec un bien drôle de nom… Attendez… Il s'appelle… Il s'appelle M. Gambetta. » Assurément la bonne vieille dame était loin de prévoir jusqu'où irait ce jeune secrétaire qu'on disait éloquent et qui avait un si drôle de nom. Et pourtant, à part l'inévitable apaisement dont la pratique de la vie se charge d'apprendre la nécessité à de moins subtilement compréhensifs que lui, à part certaine connaissance politique des mobiles et des dessous facilement puisée dans l'exercice du pouvoir et le maniement des affaires, le stagiaire de ce temps-là, pour l'ensemble du caractère et de la physionomie, était bien ce qu'il est resté. Non pas gros encore, mais carrément taillé, le dos rond, le geste tutoyeur, aimant déjà à s'appuyer tout en marchant, tout en causant, au bras d'un ami, il parlait beaucoup, à tout propos, de cette dure et forte voix méridionale qui découpe les phrases comme au balancier et frappe les mots en médaille ; mais il écoutait aussi, interrogeait, lisait, s'assimilait toutes choses, et préparait cet énorme emmagasinement de faits et d'idées si nécessaire à qui prétend diriger une époque et un pays aussi compliqués que les nôtres. Gambetta est un des rares hommes politiques qui ait des curiosités d'Art et qui soupçonne que les Lettres ne sont pas sans tenir quelque place dans la vie d'un peuple. Cette préoccupation apparaît couramment dans ses conversations et perce même dans ses discours, mais sans morgue, sans pédantisme et comme venant de quelqu'un qui a vu des artistes de près et pour qui les choses des Lettres et des Arts sont quotidiennes et familières. Du temps de l'Hôtel du Sénat, le jeune avocat dont j'étais l'ami, brûlait parfois un cours pour aller dans les Musées admirer les maîtres, ou défendre, aux ouvertures de Salon, contre les endormis et les retardataires le grand peintre François Millet alors méconnu. Son initiateur et son guide dans les sept cercles de l'enfer de la peinture, était un méridional comme lui, plus âgé que lui, poilu, bourru, avec de terribles yeux qu'on voyait luire sous d'énormes sourcils retombants, comme un feu de brigands au fond d'une caverne voilée de broussailles. C'était Théophile Silvestre, parleur superbe et infatigable, à la voix montagnarde et sonnant le fer ariégeois, écrivain de haute saveur, critique d'Art incomparable, épris des peintres et les pénétrant avec la subtilité compréhensive d'un amoureux et d'un poète. Il aimait Gambetta inconnu, pressentant chez lui son grand rôle, il continua à l'aimer plus tard malgré de terribles dissentiments politiques, et vint mourir un jour à sa table, de joie on peut le dire, et dans l'ivresse d'une tardive réconciliation. Ces promenades à travers le Salon, à travers le Louvre, au bras de Théophile Silvestre avaient fait à Gambetta auprès de certains hommes État en herbe, dès l'enfance sanglés et cravatés, une sorte de réputation de paresse. Ce sont ceux-là encore, mais grandis, qui toujours pleins d'eux-mêmes et toujours hermétiquement bouchés, le traitent en petit comité d'homme frivole et de politique pas sérieux, parce qu'il se plaît à la compagnie d'un garçon d'esprit qui est comédien. Cela prouverait tout au plus qu'alors comme aujourd'hui Gambetta se connaissait en hommes et savait le grand secret pour se servir d'eux, qui est de s'en faire aimer. Un trait de caractère qui achèvera de peindre le Gambetta d'alors : cette voix de porte-voix, ce parleur terrible, ce grand gasconnant n'était pas gascon. Est-ce influence de la race ? Mais par plus d'un côté cet enragé fils de Cahors se rapprochait de la frontière et de la prudence italiennes ; le mélange du sang génois en faisait presque un avisé Provençal. Parlant souvent, parlant toujours, il ne se laissait pas emporter dans le tourbillon de sa parole ; très enthousiaste, il savait d'avance le point précis où son enthousiasme devait s'arrêter, et pour tout exprimer d'un mot, c'est à peu près le seul grand parleur, à ma connaissance, qui ne fût pas en même temps un détestable prometteur.

Un matin, comme cela finit toujours par arriver, cette bruyante couvée de jeunesse qui nichait Hôtel du Sénat, prit son vol, ayant senti pousser ses ailes. L'un tira au nord, l'autre au sud ; on se dispersa aux quatre coins du ciel. Gambetta et moi nous nous perdîmes de vue. Je ne l'oubliai pas cependant, piochant pour mon compte et vivant très à l'écart du monde politique, je me, demandais quelquefois : « Où est passé mon ami de Cahors ? » et cela m'eût étonné qu'il ne fût pas en train de devenir quelqu'un