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Strasbourg, Attila Aulevant, ancien officier de la Légion étrangère, devenu SDF, découvre au hasard d’une nuit noire des documents qui révèlent le secret du secret. Il pleut du sang sur les deux rives du Rhin, les témoins gênants sont éliminés. Côté français, le commandant Brubeck, flanqué de son coéquipier, le lieutenant Delroche, s'engage contre vents et marées dans une course contre la montre pour remonter le fil des évènements. À Berlin, l’inspecteur Gunther Kampfe et son binôme, l'inspectrice Heike Werner, sont au diapason. Ils mènent le même combat. Ailleurs, sur la planète Terre, il souffle un vent de terreur.
A PROPOS DE L'AUTEUR
Patrice Bourderioux traduit, par l’écriture, son regard sur la vie, son sens de la justice et le goût des autres. Par ailleurs, il est l’auteur de plusieurs livres dont
Misuzu.
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Patrice Bourderioux
Substitution
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrice Bourderioux
ISBN : 979-10-377-5096-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avertissements
Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des situations existant ou ayant existé ne serait que fortuite.
17 mars 2021, Strasbourg, quai Jacoutot
Deux heures du matin par une nuit froide, Attila Aulevant, tout juste la soixantaine, un bon mètre quatre-vingt-huit, des épaules de déménageur, la barbe grisonnante, les yeux bleus et le teint mat, se réveille en sursaut. Un bruit sourd a attiré son attention. Dans la noirceur du ciel, il aperçoit, de manière furtive, plusieurs silhouettes. L’une d’elles détale en boitant à tout berzingue. Il a du mal à se mettre sur ses jambes. La veille a été plutôt bien arrosée. Cet ancien de la légion, apatride, a subi tous les avatars de la vie. Il a erré dans les coins les plus reculés de l’Afrique de l’Ouest avant de sombrer dans l’anonymat des sans domicile fixe. Un choix assumé au demeurant, dirait-il.
— Putain, que se passe-t-il ! Qui peut bien foutre un bordel pareil à cette heure-ci ?
Dans ce remue-ménage, il parvient à se redresser, lentement, sur ses guibolles. À pas de loup, il s’approche du bord du quai. Là, à la lueur d’un réverbère, il aperçoit quelque chose flotter entre deux eaux parmi les immondices qui dérivent au fil du courant.
— C’est quoi cette merde ?
Il se met à plat ventre. D’une main, il agrippe la masse visqueuse à demi immergée et la dépose sur la berge. D’un œil perçant, tel un faucon, il scrute les alentours et s’assure que personne ne l’a vu. Les lieux ne sont pas sûrs. Tous les marginaux s’y retrouvent. Tout est calme. Avec agilité, malgré le volume d’alcool qui coule dans ses veines, il retourne à sa tente. Il s’éclaire à la torche. D’un coup de canif, il éventre la poche noirâtre qui se met à dégueuler toute l’eau qui s’est infiltrée. Enfouissant sa main dans l’ouverture béante tel le vétérinaire dans le cul d’une vache, il en retire un calepin, un étui en cuir et un petit paquet gluant, plus lourd, entouré d’adhésif.
— Mi az ! se dit-il en hongrois, sa langue maternelle ?
Il s’empare du carnet détrempé et le feuillette sous un rai de lumière. Sur chacune des pages, il distingue une écriture bâclée, à peine lisible où s’entremêle dans le lavis bleuâtre de l’encre, une succession de mots en anglais et en allemand. L’inventaire du portefeuille ne donne rien sinon que dans le soufflet central sont insérées deux cartes à puce au format Visa, vierges de tout marquage. Dans la poche à billet, un ticket de métro station Mendelssohn-Bartholdypark Berlin, c’est tout…
Attila s’interroge sur le contenu du deuxième paquet. Ni une, ni deux, il incise l’épaisse enveloppe avec la lame acérée de son canif. Il la déchire nerveusement et en extrait un objet en métal extra plat. Il reconnaît la forme d’un disque dur.
Un bon quart d’heure s’est écoulé. Le silence règne autour de lui. Personne n’a bougé, pas même celle qu’il surnomme la comtesse, sa voisine et concubine de dessous les ponts. Elle qui d’habitude se réveille au moindre bruit n’a pas levé ne serait-ce qu’un sourcil. Faut dire qu’elle tenait une cuite sévère hier soir, la mignonne. Tous les deux forment un couple d’infortune, contre nature. De son état civil, elle s’appelle Anne-Sophie de la Rivardière. Ce nom sonne bien la thune, mais aussi la banqueroute à trop avoir fréquenté les casinos et autres lieux de perdition. Elle a écumé les tripots en tous genres. Des plus sordides aux plus luxueux en passant de l’enfer de Macao au paradis de Monaco. Elle est « classe » l’érudite. Elle parle plusieurs langues quand elle est à jeun. Elle a encore fière allure malgré les effets dévastateurs d’une vie dissolue. La cinquantaine, bien campée sur ses jambes. Signes particuliers, de taille moyenne, svelte, la poitrine généreuse et la cuisse aguichante. Particularités, la peau sèche comme un hareng fumé. Sa silhouette est mise en valeur par une tignasse rougeoyante qui lui ceint la nuque de part et d’autre.
Attila, les cheveux ébouriffés, range ses trouvailles au fond d’un sac à dos de l’armée. Juste à ce moment-là, il ne remarque pas la comtesse qui, d’un œil, l’observe dans ses moindres faits et gestes. Elle reste immobile, telle une panthère en chasse.
Il est trois heures du matin quand il s’enroule enfin dans son couchage pour pioncer.
Toutefois, les vapeurs de vinasse l’empêchent de retrouver le sommeil…
18 mars, Berlin, 9 heures, siège de la BKA (Bubdeskriminalami) Police criminelle
L’officier de police Gunther Kampfe est appelé en urgence par son supérieur Wolfgang Brandt.
— Gunther, prenez votre binôme et partez de suite à l’antenne d’Interpol. Un officier des renseignements français vous y attend.
— À quel sujet ?
— À l’heure actuelle, je ne peux pas vous en dire davantage !
— OK, nous y allons !
Immédiatement, il se rend au deuxième étage informer sa collègue, l’inspectrice Heike Werner. Une jeune femme célibataire, dynamique, la trentaine, bien dans sa tête, hyper active, à l’opposé de lui qui est une personne placide, au calme olympien. Ce dernier est fasciné par cette partenaire à qui il voue une certaine affection. Il faut dire que du haut de ses 1,78 m, la belle brune aux yeux verts est plus qu’attirante. Lui, quadragénaire, marié et père de famille, n’est pas le James Bond du service même si on lui reconnaît une très grande efficacité dans ses enquêtes.
— Que va-t-on faire à Interpol ?
— Je ne sais pas encore !
— Tu me laisses le temps de terminer le rapport sur l’affaire Schanowski ?
— Non, nous y allons illico presto, Fräulein !
— OK.
Tous deux partent sans plus attendre, toute sirène hurlante, vers l’antenne locale du NCB.
Paris, neuf heures, trente
Dans son appartement, haussmannien, du quai Branly, Anatole Bellantrade, veuf, 73 ans, ancien diplomate de haut rang, reçoit un appel téléphonique provenant d’un numéro inconnu. Une voix de femme s’exprimant en allemand lui parvient à l’oreille. Tout juste a-t-elle le temps de prononcer quelques mots : « Staatsgeheimnisnis, Behörde » (secret d’État, autorités), qu’une première détonation retentit, suivie d’une deuxième et puis, plus rien…
Le haut fonctionnaire est saisi de stupeur. Il ne comprend pas. Ce n’est que quelques minutes plus tard que ressurgissent en lui des souvenirs lointains, à l’époque où il était ambassadeur à Stockholm dans les années 2000. Le nom de Behörde résonne dans ses neurones. Il est pris d’effroi. Son majordome perçoit un trouble :
— Ça va, monsieur ? Voulez-vous que j’appelle votre médecin ?
— Non merci Gérald, portez-moi un verre d’eau, ça ira.
— De suite. Dois-je prévenir mademoiselle votre fille ?
Le vieil homme est ébranlé, hésitant.
— Surtout pas, Gérald, Angélique s’inquiéterait. Merci !
Berlin, neuf heures quarante-cinq
Gunther et Heike arrivent dans les locaux d’Interpol où ils sont attendus par le commandant Éric Brubeck accompagné pour la circonstance par le lieutenant Maxime Delroche. Les deux Français dépêchés par le ministère de l’Intérieur discutent avec Mayer, patron de l’antenne d’Interpol à Berlin. Après les présentations d’usage, l’officier français, vieux baroudeur issu du renseignement militaire, la cinquantaine, petit, trapu, cheveux en brosse très courts, s’adresse aux nouveaux venus dans un Allemand sans accent. Le lieutenant Delroche qui ne parle pas la langue de Goethe écoute son boss en bâillant bruyamment, ce qui ne passe pas inaperçu aux yeux de Heike.
— Chers collègues, nos ministères exigent une collaboration étroite, sur un dossier sensible. Mayer et moi-même sommes désignés pour diriger cette enquête. Nous devons établir, sur la base des quelques éléments, le lien qu’il y aurait entre la fuite de documents compromettants et l’identité d’un corps retrouvé décapité sur la rive droite du Rhin à Kehl sachant que sur la rive gauche, côté Strasbourg, les marins de L’Europa 1 ont repêché une tête en piteux état. Nous voulons savoir s’il s’agit d’une même personne ? La plus grande discrétion est requise. Nous serons vos uniques interlocuteurs. Le commandant Mayer, jusque-là resté en retrait, trentenaire, regard d’acier aux yeux bleus, très athlétique, pas loin du double mètre, cheveux blonds courts, façon commando, s’adresse à son compatriote Gunther d’une voix grave :
— Nous vous avons choisi parce que vous êtes un brillant enquêteur judiciaire, doublé d’une expertise de pathologiste. Vos compétences, associées à celles d’une éminente légiste, devraient faire parler les corps. Je me trompe ?
— Non, néanmoins je ne suis pas médecin, je suis flic avant tout !
— Raison pour laquelle Kenize Baathur sera dépêchée à vos côtés. Elle sera assistée d’un légiste français.
— Et, Heike, dans tout ça ?
— Votre binôme, pour mener l’enquête qui s’annonce longue et périlleuse, d’autant que renseignements pris, Heike parle couramment le français, n’est-ce pas ?
— Oui monsieur, vous êtes bien informé.
— Le mien est basique, ajouta Gunther.
— C’est parfait, vous vous compléterez. Brubeck et moi serons vos seuls référents sur cette affaire pour laquelle vous êtes entièrement détachés. Laissez vos dossiers en cours, vos collègues s’en chargeront. En l’absence de Brubeck, vous vous adresserez uniquement au lieutenant Delroche basé à Strasbourg.
— OK.
— Autre chose, à titre exceptionnel, abandonnez vos portables. Prenez ceux-ci, ils sont sécurisés.
— Vous ne dites rien, Heike ?
— Pourquoi autant de précautions ?
— A priori, suite à une dénonciation anonyme, il s’agirait d’une affaire qui sortirait du cadre habituel et impliquerait des personnalités politiques via un réseau mafieux. Les documents qui ont été dérobés s’avèrent d’une haute importance. Nos services spéciaux le confirment. Au travail ! Vous serez appelés dès ce soir par Kenize, faites le ménage dans vos têtes. Vous aurez besoin de clarté, bye-bye, « viel glück freunde ».
— Beaucoup de mystères, rétorque Gunther.
— Est-ce une affaire d’État ? ose demander Heike.
Mayer s’adresse à ses compatriotes avec autorité.
— Je vous ai dit ce que je savais. Peut-être que Brubeck vous en dira davantage ?
— Non ! répondit l’officier français.
Tous se regardent, incrédules, et se séparent.
Strasbourg
Onze heures, la comtesse revient de faire sa toilette, coiffée, pomponnée, apte à raisonner. Elle paraît à jeun, sa démarche est rectiligne. Attila l’interpelle à voix basse, presque inaudible.
— Approche ma belle, je dois te dire quelque chose, viens.
— Oh ! Qu’est-ce que tu me veux de si bonne heure, comme ça ?
— Un truc important.
— Quoi ?
— Un chose qui m’est arrivée cette nuit !
— D’abord, dis « une chose et pas un chose ».
— Oh ! Ne fais pas la savante. Il faut que je te parle à l’oreille des fois que les autres nous écouteraient.
— T’en fais bien des manières ce matin, d’habitude t’es moins discret quand tu es en vapeur !
— Tais-toi, et laisse-moi parler. Vers deux heures du matin, j’ai entendu un bruit, comme si quelqu’un tombait dans l’eau, j’ai sorti mon nez au-dehors au même moment où des lascars déguerpissaient à grandes enjambées. Le temps que je me dresse sur mes cannes, ils avaient disparu…
— Tu m’étonnes avec ce que tu tenais hier soir, tu n’aurais pas été qualifié pour les quarts de finale du 100 mètres !
— Arrête de déconner, ma belle, je suis sérieux. « àtok » merde, se dit-il en hongrois.
— Allez, continue, je sens que je t’énerve !
— Ouais, c’est peu dire ! D’abord, j’ai cru qu’ils avaient balancé un corps au canal. Je me suis approché du bord et là, j’ai vu un truc qui allait couler. Ce n’était pas ça. Je l’ai attrapé tant bien que mal avant qu’il ne sombre. Je te le fous dans le mille, sais-tu ce qu’il y avait dans la pochette surprise ?
— Dis !
— Eh bien, des papiers et un disque dur d’ordinateur.
— Pourquoi tu me dis tout ça ! Je ne veux pas d’emmerdes. Tu gardes ça pour toi.
— Je te le dis parce que tu causes couramment anglais.
— Ah ! C’est gentil de me le rappeler, mais en quoi cela me concerne ?
— Eh bien, tout est écrit dans la langue de Shakespeare. Il faudrait que tu m’aides, tu veux bien ?
— Et j’y gagne quoi ?
— Ne fais pas l’idiote, ma belle, je te paierai un coup, une bonne bibine de qualité supérieure.
— Bon, donne-moi ton missel ?
Il sort le carnet de sa poche en se gardant bien de lui montrer les cartes à puce.
— Tiens, regarde !
Elle saisit le précieux sésame, au papier encore détrempé.
— Vingt dieux, ce n’est pas lisible. Impossible de traduire dans ce brouillard d’encre ?
— Fais un effort !
Elle se met à lire en silence. Pendant ce temps, Attila manipule discrètement les cartes à puce en réfléchissant à la manière dont il les fera parler. Personne n’imagine autour de lui qu’il est un cador des réseaux informatiques. Un expert en piratage. Tous pensent qu’il a été une bête sanguinaire, tireur d’élite au sein des forces spéciales. Jamais, il n’a cherché à les démentir, car dans le milieu inhospitalier des SDF, mieux vaut être respecté. Il s’y emploie en jouant de sa carrure imposante et de son foutu caractère. L’homme est redouté.
Soudain, la comtesse s’adresse à lui bruyamment :
— Il me faudra plus de temps. Certaines parties sont illisibles. J’arrive quand même à comprendre le sens des phrases, mais ce n’est pas gagné mon Attila.
C’est la première fois qu’elle le nomme par son prénom, oubliant les quolibets habituels. En réalité, sa véritable identité, Lazlo Puskas, personne ne la connaît. Il l’a abandonnée lors de son intégration dans la légion en adoptant celle d’Attila Aulevant.
— Comment m’as-tu appelé, ma belle ?
— Euh ! Attila, je crois, ça te choque ? Elle lui fait un petit clin d’œil.
— Plutôt ! Je prends ça comme une marque de respect venant de toi !
— Oh ! Qu’il est mignon et sensible le « grandasse », eh bien, oui, je t’aime bien, tu le sais, fais pas l’innocent, tu ne m’es pas indifférent, souviens-toi, coquin…
— J’n’ai pas oublié Anne-Sophie !
— Tu vois quand tu veux, tu as de bonnes manières avec les dames.
— C’est parce que tu m’impressionnes, tu n’es pas une personne normale.
— Tu es chou, mon légionnaire, laisse-moi finir, on causera littérature et savoir-vivre plus tard.
— OK, ne te trouble pas ma comtesse.
— Ah, tu redeviens familier !
Elle eut un sourire complice puis continua, comme si de rien n’était, à déchiffrer les secrets du petit carnet.
Effectivement, ces deux-là se connaissent bien. De temps à autre, quand ils sont chauds, à limite de l’ivresse, que la nuit est belle et douce, il leur arrive de se dire des tendresses, de partager leur libido entre deux cloisons de cartons rigides. Lui adore les gâteries et Anne-Sophie qu’on lui cultive le jardin des plaisirs. C’est sans compter sur la hardiesse d’Attila qui lui donne tout ce qui lui reste d’énergie pour la combler. Aucun ne souffre de ces échanges qui les mènent au paradis. Ils font l’amour à la vie, oubliant pour un instant les lendemains qui déchantent. Ensuite, le temps reprend ses droits avec ses vicissitudes dans un environnement qui est tout sauf bucolique.
Les heures passent. En fin d’après-midi, la comtesse a réussi à traduire, sur un morceau de carton blanc, l’essentiel de ce qui était lisible. Entre-temps, Attila a élaboré son plan pour faire causer les cartes à puce. Toutefois, le problème demeure entier, car il n’a pas le matos nécessaire. Il a, tout de même, son idée pour y arriver. Décrypter ce type de composant n’est pas réellement difficile, un simple lecteur certifié PC/Sc, ferait l’affaire. Tout juste le prix de trois paquets de clopes. Il lui suffira de capter l’image logicielle de la carte et de lire les statuts. Les codes sources sont probablement en ZC Basic. Ensuite, l’acquisition d’un vieux compteur ATC pour « Application Transaction Counter » conviendra et le tour sera joué. Il se souvient que lors des maraudes de la Croix rouge, Émilien et lui causent, toujours, d’informatique, car le jeune homme est passionné. Il y a là une opportunité de lui demander ce dont il aura besoin afin que ce dernier le lui procure. Sur ce, il part rejoindre la comtesse en son palais de bric et de broc.
— Alors, t’as pu en tirer quelque chose, ma belle ?
— Un peu, tu vas voir !
— Tu me le lis ?
— Non, j’ai traduit ce que j’ai pu, je n’y comprends rien à ce charabia. Un nom se répète sur plusieurs pages. Tiens, regarde par toi-même.
Il se met à lire tout en baragouinant des mots en hongrois, jurant, vociférant au point que la comtesse se trouve dans la confusion.
Les joues d’Attila, habituellement creuses, enflent sous la force de sa rage. La traduction des deux dernières phrases l’interpelle. « I trust you, go back up the network, and eliminate the unwanted ». Ce que sa savante amie a traduit par : « je te fais confiance, remonte le réseau et élimine les indésirables ». La suivante « lean on history and wake up he sentries, no direct contact. Act now ». Autrement dit : « appuie-toi sur antécédents et réveille les sentinelles, aucun contact direct. Agissez maintenant ». Il était annoté en marge en caractères grossiers « they frighten me » : ils m’effraient. De qui peut-il s’agir ? Le mot qui semble être le nœud de l’intrigue, Behörde, « autorités » est maintes fois répété. Attila fume dans sa tête en répétant en boucle chaque phrase. Ce doit être, sans aucun doute, un nom de code… Les dernières lignes d’écritures ne sont qu’une succession de chiffres qui lui rappellent des exécutables. Ça reste confus ! La comtesse qui le regarde fulminer ne peut s’empêcher de l’apostropher :
— Eh ! Je t’ai vu cette nuit faire ton agent secret, je ne t’ai rien dit pour ne pas te fâcher.
— Tu fais la discrète, mais tu n’en perds pas une, ma coquine !
— Ne crains rien, je ne moufterai, à personne, parole d’Anne Sophie, mais ne me mêle pas à cette histoire
— Promis, parole de militaire, lui dit-il en riant.
Épuisés, ils s’asseyent au bord du canal, les jambes pendantes, et s’envoient un bourgogne sorti d’un vieux caddie qui leur sert de moyen de transport quand ils doivent déguerpir en urgence.
Berlin
Kenize Baathur termine sa journée après trois autopsies d’enfants et de leur mère filicide. Cela fut pénible d’autant que les gamins étaient très jeunes. Elle a pour habitude de dire que l’on ne se fait jamais à ce genre d’exercice de médecine légale. Elle est née avec un bistouri à la main. La scientifique allemande, d’origine turque, n’a rien d’une bleue. Ses travaux en criminologie sont une référence mondiale.
Gunther est rentré chez lui. Christina, son épouse, s’occupe des enfants pendant qu’assis devant son poste de télévision, il écoute les informations. Il sirote avec délectation une bière brune quand son nouveau téléphone se met à vibrer. Aucun numéro ne s’affiche. Il décroche :
— Allô, inspecteur Kampfe ? demande une voix de femme.
— Lui-même !
— Kenize Baathur, médecin légiste.
— J’attendais votre appel, le commandant Mayer m’avait prévenu.
— OK, je vais être brève ! Je serai demain en fin d’après-midi à l’institut médico-légal de Strasbourg. Vos supérieurs m’ont assuré que vous pourriez vous y rendre dès le lendemain. Cependant, il n’est pas nécessaire que vous soyez là aux premières heures.
— Ah bon, je pensais que l’autopsie se ferait à Berlin.
— Non, pour des raisons techniques et juridiques, elle se fera en France !
— Bien, ça me laisse le temps de vous y rejoindre avec l’inspectrice Werner.
— Prévoyez de rester au moins deux jours. Je serais assistée d’un médecin français, Antoine Pigas. Pas de question ?
— Non !
— Avant de nous quitter, vous a-t-on remis un rapport, préliminaire à l’enquête ?
— Non ! Nous avons juste été avisés verbalement par nos supérieurs et un officier français du nom d’Éric Brubeck.
— Nous en sommes au même stade. Au revoir.
Aussitôt qu’ils eurent terminé leur conversation, il appela son binôme pour l’informer.
Heike est allongée dans son bain quand elle entend la sonnerie de son portable posé sur le rebord de la baignoire. D’un mouvement rapide, elle décroche et reconnaît le timbre de la voix de son coéquipier.
— Oui, Gunther.
— Je te dérange peut-être ?
— Non !
— J’ai eu la légiste. Nous partirons pour Strasbourg dès demain. Je m’occupe de réserver, prévois ton barda pour au moins deux jours, si ce n’est pas trois. Nous verrons sur place, après l’autopsie !
— OK, pas de soucis, tu passes me chercher ?
— Bien sûr, je t’appellerai dès que je serai à proximité, à demain, profite bien !
— C’est ça, bye.
Elle continue à se laisser emporter dans une avalanche de mousse onctueuse aux senteurs d’effluves sauvages. Elle attend avec impatience son amie Chiara Bauer qu’elle a invitée pour la soirée, voire plus. Toutes deux ont une relation intime, naissante. Elles se sont rencontrées lors d’un concert de hard rock.
Chiara contrairement à Heike est douce, une femme dans un corps de femme, brune aux yeux noirs, peau mate, d’origine italienne, chimiste de profession. La soirée s’annonce sous de bons auspices quand soudain, un téléphone retentit à nouveau, le sien, personnel. Elle sort du bain et attrape l’appareil qui est dans la poche du jean posé sur une chaise. La mousse, qui recouvre le haut de son corps, se met à glisser lentement sur sa peau en se muant en gouttelettes d’eau qui éclaboussent le sol.
— Allô !
— Heike, c’est moi, je ne pourrai pas venir ce soir. J’ai un empêchement. Je suis navrée, mes parents ont débarqué chez moi à l’improviste pour me faire une surprise. Je ne peux pas les mettre dehors. Tu comprends !
— Oh, je suis déçue, d’autant que je vais m’absenter les prochains jours pour mener une nouvelle enquête.
— Je te promets que dès ton retour nous passerons du temps ensemble.
— J’avais tellement envie de toi…
— Tu pars demain ?
— Oui ! Je te rappellerai dès que je serais revenue, j’ai besoin de toi, tu sais !
— Moi aussi, je t’embrasse, à plus. Chiara raccrocha.
Heike enfile son peignoir. Elle est très déçue. Plus tard dans la soirée, avant de s’endormir, elle calmera ses pulsions par la méthode la plus naturelle que la nature lui a donné, jusqu’à s’évanouir de plaisir.
Paris
Brubeck est en conversation avec le lieutenant Delroche.
— Mon commandant nous avons une nouvelle emmerde sur les bras.
— Dites voir !
— La découverte d’un cadavre dans la banlieue strasbourgeoise. D’après les premiers éléments, il s’agirait d’une personnalité de nationalité allemande. L’homme a été tué par balle. Il y aurait moins de 24 heures selon le légiste de service. Le juge Gentil nous confie l’affaire, c’est vous qui en assurerez la direction. Il a eu l’accord du substitut du procureur Lescournec. Ce dernier exige de nous la plus grande discrétion vis-à-vis de la presse. La chancellerie lui a adressé des ordres en ce sens. La procureure générale Brigitte Deffoyset gère le dossier. Vous la connaissez ?
— Non, je n’ai jamais eu affaire à elle.
— Je vais vous brosser un tableau du personnage : cette femme est issue d’une famille de notables auvergnats. La quarantaine bien assumée, célibataire endurcie, yeux noirs, cheveux courts auburn, une silhouette de star désirable à souhait, pas trop empourprée, provocante. D’une nature redoutable et exubérante. Elle est crainte de tous pour ses diatribes blessantes. On se plaît à dire, autour d’elle, qu’elle aurait épousé son métier et s’en satisferait. Toutefois, les jaloux lui attribuent de nombreux amants.
— Elle n’est pas parfaite, Delroche !
— Certes. Au début de sa carrière, elle a été conseillère du Premier ministre, ça laisse des traces. Le juge Gentil qui la pratique souvent soupçonne qu’elle soit restée aux ordres. Elle est connue pour sa conception personnelle de la justice. Elle suscite souvent des tensions avec ses pairs et les juges. Certains, à fort caractère, arrivent quand même à garder leur indépendance vis-à-vis d’elle. Mais ils ne sont pas légion.
— Merci pour ce portrait éloquent. Pensez-vous qu’il y ait un lien avec l’enquête en cours ?
— Le juge Gentil ne l’écarte pas. Il s’est mis en rapport avec Hans Strobell, procureur général du parquet de Berlin qui suit les deux dossiers.
Les évènements se précipitent et s’enchaînent.
Strasbourg, quai Jacoutot
L’ancien légionnaire attend patiemment le passage de la maraude. Il sait que le jeune Émilien sera là, vers 21 heures. Il a son plan. En attendant, il s’approche de la comtesse, qui, sous l’influence de ses addictions, nage entre brume et brouillard. Elle écoute avec son autre voisine d’infortune, la non moins célèbre Aïssia, une émission de radio. Sa copine n’est autre qu’une ancienne prostituée d’origine malienne qui a échoué sur le quai. Du temps de sa splendeur, elle faisait le tapin non loin du parc du Heyritz. Aujourd’hui, elle n’a pas raccroché la culotte. En dehors de ses moments d’oisiveté, elle continue de combler les désirs les plus enfouis de ses congénères aux dents élimées par les carences du manque de tout, mais pas de cul, pour certains. Tu as droit à du sexe quelle que soit ta condition sociale se plaît-elle à gueuler auprès de ces miséreux qu’elle rend heureux l’espace d’une éjaculation, souvent précoce. Attila l’observe d’un œil noir.
— Alors, soldat une petite gâterie pour finir la soirée ou bien un repas complet avec la comtesse. Hein ! Quand dis-tu beau gosse !
— Ferme ta gueule, j’ai des choses sérieuses à dire à la comtesse, viens, ma belle. Il faut que je te cause…
— Attila, ne fais pas chier mon amie, t’es con ou quoi, pourquoi t’y parles comme ça.
— J’ai l’impression que toutes les deux vous avez forcé sur la « pitanje », les grenouilles vont croasser cette nuit, l’ambiance est à la gerbe….
— Arrête de nous emmerder, dégage, lui répond la déesse noire toute sortie d’un nuage de fumée tiré de sa clope roulée en cornet à frites. Tu nous les casses. J’appelle Aldo (qui n’est autre que son maquereau, un vieux taulard, sorti des bas-fonds de centrale au bout de quinze ans, condamné pour meurtre et proxénétisme aggravé).
— Qu’il vienne. Tu vas voir ce que je vais en faire…
Les choses s’envenimant, la comtesse malgré une alcoolémie élevée, comprenant que la situation tourne au vinaigre, s’éclipse en tirant Attila, par la manche, jusqu’à sa résidence.
— Tu veux quoi Attila, une guerre ethnique, qu’est-ce qui te prend tout à coup, t’es énervé ?
— Il faut que je te parle. Tu resteras auprès de moi quand le jeune de la Croix rouge sera là. Tu occuperas les autres membres de l’équipe pendant que je lui causerai en aparté. Tu comprends ? J’ai besoin de toi, Anne-Sophie, d’accord ? Sérieux !
— Tu ne pouvais pas me le chuchoter au lieu de foutre le bordel, non !
— Bon, allez, on n’en parle plus, ma belle. J’étais en colère, c’est tout. Ça m’a passé maintenant.
— Ouais !
— Hep, ils arrivent, fais ce que je t’ai dit Anne-Sophie !
— Tu redeviens aimable, c’est comme ça qu’il faut me parler !
— Allez, ne charrie pas s’il te plaît. Puis, il marmonna dans sa barbe en hongrois.
Comme à l’accoutumée, la petite brigade fait sa bonne action en laissant sur son passage quelques denrées non périssables, des vêtements et des couvertures. Parfois, quelques mots, réconfortants, s’échangent. Émilien est là. Il s’avance vers le légionnaire. Aussitôt, il engage la conversation, empreint, d’une voix douce…
— Alors monsieur Attila, ça va mieux ce soir ? Pas de bobo, avez-vous toujours mal à votre dent ?
— Merci, je ne souffre plus. J’ai quelque chose à vous demander.
— Ah !
— Vous pourriez me procurer un lecteur/compteur ATC ainsi qu’un PC portable en état de marche avec un câble USB, doubles entrées ? J’ai l’argent. Je peux payer.
— Qu’est-ce que vous voulez décrypter avec un ATC ?
— Oh, je dois dépanner des copains, voilà c’est tout, ça me passera mes journées !
— OK, je vais vous trouver ça !
— Demain, c’est possible ?
— Oui pour le PC, j’en ai un qui ne me sert plus. Quant au lecteur, j’irai vous l’acheter, ça ne coûte pas cher. Il faudra compter une trentaine d’euros max.
— Sa beigne, alors c’est oui ?
— Avec plaisir, à demain. Je continue.
— Merci chef !
La comtesse qui se tient en retrait discute encore avec les deux femmes de l’équipe qui, voyant le jeune Émilien partir, s’éclipsent au pas de course.
— Alors mon Attila, tu as eu ce que tu voulais ?
— Ouais
— Et tu vas faire quoi maintenant ?
— Je te dirai quand j’aurai compris ce qui se passe. De toute façon, tu ne veux pas savoir, alors je ne te dis pas, logique, non ?
— Évidemment ! On boit un petit canon ? T’y restes de la fine Napoléon ?
— Nada, pas une larme, tu m’as tout sifflé l’autre jour avec Aldo et Aïssia, jusqu’à plus soif. Il me reste « une Boutanche de Pif blanc sec » ça te dit ?
— Envoie l’artillerie, ça fera l’affaire et réchauffera les âmes.
— Tu en as une, toi ?
— Ne redeviens pas vulgaire Attila, sinon je file et pas d’amour ce soir.
— Chantage Anne-Sophie, provocation inutile. Je gamberge. Ma tête va imploser. Il faut éteindre le feu.
— Allez, fais-moi passer le liquide qui apaise, après je m’occuperai de toi.
Les deux « acolytres » allèrent au bout de leurs folies, avant qu’un sommeil lourd ne vienne les happer, le sexe passera plus tard…
Quarante-huit heures plus tard, 1 place de l’Hôpital à Strasbourg, institut médico-légal
L’inspecteur Gunther Kampfe et l’inspectrice Heike Werner entrent dans les locaux où ils sont attendus. Il est 10 heures. L’officier français Éric Brubeck est déjà là. Il est venu seul. S’exprimant en allemand, Brubeck s’adresse à ses homologues.
— Vous avez fait bon voyage ?
— Oui, merci, nous sommes arrivés hier soir.
— À quel hôtel, au cas où je devrais vous joindre ?
— Beaucour, près de la cathédrale !
— Bien, nous allons nous rendre en salle d’autopsie, mais auparavant je voudrais vous informer que nous avons une deuxième victime, retrouvée hier, tuée par balle dans les environs de Strasbourg. Nous ne savons pas s’il y a un lien avec l’affaire en cours, cependant, il est établi que la victime est de nationalité allemande. Votre ambassadeur a été informé. D’après les premiers éléments communiqués par la brigade criminelle, ce serait un haut dignitaire de l’establishment financier. Je n’en sais pas plus à ce stade de l’enquête.
— Vous a-t-on précisé l’identité de la victime, Brubeck ?
— Non ! Rien n’a encore filtré.
— Serons-nous associés à cette enquête ?
— Probablement ! Attendons de voir ce que décidera votre chancellerie. Pour le moment, nous devons nous adapter au contexte. Je n’en dis pas plus. Vous verrez avec Wolfgang Brandt. Il est au courant.
Dans un bureau voisin, la doctoresse Kenize s’entretient avec son homologue français, Antoine Pigas, expert pathologiste auprès des tribunaux, tout comme Gunther qui avait fait trois années de médecine avant de changer pour l’investigation policière. Le légiste français a forgé sa réputation dans la résolution d’enquêtes très compliquées, en trouvant des traces incroyables générées par le criminel à l’occasion de son méfait. Il est surnommé par l’instance judiciaire « Monsieur, aveu indirect ».
Kenize, ayant aperçu les policiers, leur fait un geste de la main pour les inviter à pénétrer dans la salle d’autopsie où l’on devine sur chacune des tables les parties de corps autopsiées. Du moins sur l’une, le tronc avec ses membres et sur l’autre la tête recouverte d’un champ opératoire. La belle et ténébreuse légiste s’avance et présente son confrère.
— Docteur Pigas, il est chargé des analyses toxicologiques, des liquides biologiques et anatomopathologique. Mais bon, pour le moment, nous allons vous faire un rapport oral des premières constatations de l’examen nécropsique. Nous enverrons le rapport définitif en incluant les résultats d’analyses complémentaires dans les prochains jours. Des questions avant de commencer ?
— Non ! répondirent Gunther et Heike.
— Cdt Brubeck, c’est bon pour vous, c’est clair ?
— Oui, faites ! L’odeur de putréfaction, bien qu’elle fût masquée par un parfum d’huile essentielle, était insoutenable. Brubeck, visiblement incommodé, fit une moue qui n’échappa pas à Kenize qui esquissa un petit sourire.
— Avant de rentrer dans les détails, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que la tête et le tronc sont une même personne. Les rapports ADN des analyses génétiques le confirment sans conteste possible. Décès présumé, environ un mois, mode opératoire et causes : décapitation et immersion dans l’eau. Le corps est celui d’un homme, europoïde de type caucasien, normalement développé avec la particularité de présenter une musculature au-dessus de la moyenne et entretenu, mesurant 1,84 m et pesant 80 kg, retrouvés entièrement nu. La conservation des tissus est altérée par un séjour dans l’eau, aussi bien pour le tronc que pour la tête. Cheveux bruns coupés très courts, particularités : yeux crevés, dents arrachées. La nuque a été sectionnée par une arme blanche, type sabre, l’abdomen est neutre, ainsi que la poitrine. Le bout des doigts brûlé, aucune prise d’empreintes possibles. Nous avons fait un prélèvement sous les ongles qui présentaient des incrustations de tissus. Etc.
Le bras gauche présente des traces évidentes de piqûres intraveineuses dans le pli du coude. Le bras droit, neutre.
Tête et cou : plaie d’un centimètre, irrégulière, à la base du cou et tout autour causée par une lame très tranchante. La tête a ensuite heurté un sol dur, contusion de 4e catégorie à l’arrière du crâne, fragments osseux adhérents à la plaie via le cuir chevelu. La blessure par décapitation est la cause de la mort.
Extrémités : À la partie de la jambe inférieure droite existe d’anciennes fractures ainsi que sur l’avant-bras droit, sans doute lors d’un même évènement.
Tronc : poitrine neutre, le dos présente un large tatouage coloré, lequel a été en partie effacé par une lame chauffée à blanc, probablement post mortem. Néanmoins, son empreinte reste lisible (voir photos), notez aussi, ce petit tatouage à la base de la nuque, en dessous de la plaie. C’est une marque identitaire.
Examen interne : Difficile après un séjour dans l’eau. L’absence de circulation sanguine a empêché la colonisation des tissus, pas de présence de diatomées, donc pas de décès par noyade vitale.
Tous les examens internes font l’objet d’analyses biologiques, les résultats figureront sur le rapport final.
Pour conclure : impossibilité dans l’immédiat d’identifier le cadavre, par la seule autopsie. Il faudra attendre les compléments de l’examen anatomopathologique dirigé par Pigas.
— Eh bien, dites-moi, en résumé, ça ressemble à un crime organisé par anticipation rationnelle ! L’auteur ou les auteurs ont voulu rendre impossible toute identification. Pas de vêtements, pas d’empreintes, pas d’yeux, gencives entièrement édentées, aucun signe particulier sinon un tatouage dorsal dont les contours ont été en partie masqués par brûlures.
— Tout à fait, inspecteur Kampfe !
— Nous verrons ce que donneront les analyses biologiques en complément de l’ADN. Nous allons diffuser ce code génétique sur nos bases de données, nationale, européenne et plus si nécessaire.
— Oui, c’est très important. Murmura Brubeck qui se pinçait le nez.
Pigas et Heike discutent en aparté. Le jeune légiste français lui souligne certains détails des plaies recouvrant le tatouage dorsal. L’inspectrice s’empresse de les photographier ainsi que la petite croix de fer tatouée à la base de la nuque, enfin ce qu’il en reste. Pigas prend un malin plaisir à l’observer en la déshabillant avec les yeux d’un prédateur. Il faut dire que la cambrure de son dos invite à la découverte. Pigas ne s’en prive pas.
Gunther écoute Kenize. Elle insiste sur la méthode ayant causé la mort par décapitation, suivie d’une mise à l’eau pour accélérer la putréfaction du corps. Pour elle, la mise en scène ne serait pas celle d’un individu isolé, mais plutôt celle d’une organisation méthodique, réfléchie, avec ses codes.
Brubeck, prends des notes et semble aux abonnés absent. Quand soudain, il relève la tête et lance d’un air pressé :
— Je vous laisse conclure, car je suis attendu à Paris en milieu d’après-midi. Le mort de Strasbourg inquiète au plus haut niveau de l’état. La chancelière a relancé notre ministre des Affaires étrangères pour que la lumière soit faite dans le meilleur délai. Une deuxième autopsie sera pratiquée en Allemagne. Nous avons du pain sur la planche avec Delroche. Je vous rappellerai Kampfe, dès que j’aurai de nouveaux éléments. J’ai pris des notes. Je vais mettre toute mon équipe sur le pont.
— Merci, Brubeck. Pour le moment, les indices sont insuffisants. Nous connaissons le mode opératoire, c’est tout. De notre côté, nous allons orienter les recherches plus en amont, nous resterons à Kehl, dans la zone portuaire.
— Non, Gunther, dans le cadre de cette enquête vous avez toutes délégations pour intervenir en territoire Français. Le ministre de l’Intérieur nous l’a confirmé, vous avez carte blanche, nous travaillons en binôme.
— Parfait ! Cela simplifiera les démarches.
— Maintenant, excusez-moi, mais je suis pressé, je vous rappellerai
— Bye commandant, à bientôt… Répondit Gunther.
Paris, 22 mars
La ville endormie s’éveille au petit matin, seuls déambulent quelques livreurs.
Non loin de là, à la résidence feutrée du quai Branly, l’ancien ambassadeur Anatole Bellantrade ne cesse de se morfondre. Il pense encore à cet appel, trois jours auparavant. Cette voix de femme, éraillée, presque inaudible, murmurant quelques mots en allemand puis les détonations qui s’en suivirent avant que le silence ne se fasse. Bien que l’homme eût été formaté pour faire face aux évènements les plus inattendus, il n’en demeurait pas moins choqué. Avec le recul, il n’a pas tardé à comprendre une partie de l’énigme, Verteidigungstat est une station de métro de Berlin, précisément, celle du quartier des ambassades. Jusque-là, rien de surprenant, à part les coups de feu qui suivirent et le dernier mot prononcé « Behörde ». Et là, la situation prenait une tout autre dimension et pour cause. Du temps où il officiait à Stockholm, il avait eu connaissance d’un dossier très controversé sur le blanchiment d’argent, provenant de détournements de fonds à l’échelle européenne. À l’époque, il avait remis le document en main propre au ministre des Affaires étrangères du pays concerné. Jamais, il n’en avait pas fait part à son patron de tutelle, estimant que s’il le faisait, il était un homme mort. Toutefois, il en avait conservé une copie dans son coffre. Voilà que vingt ans après, la terrible menace était exhumée. Le doute et la crainte s’emparaient de lui. Qui avait bien pu l’appeler ? Peu de gens connaissaient son numéro privé. Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il ne voyait pas. Il doutait. Son majordome aurait peut-être un indice. Ce dernier, à son service depuis plus de trente ans, notait tout, ses carnets le suivaient partout. Il fallait faire appel à ses archives en toute discrétion, sans éveiller de soupçons. Il se souvint que cette affaire remontait à 1999, année où il avait été nommé ambassadeur en Suède. Le 19 août de cette année-là, il avait organisé une grande réception en l’honneur d’un membre de la famille royale. C’est le lendemain que le dossier lui avait été remis en catimini par le banquier et ami de nationalité norvégienne, Magnus Christiansen. Ce ne pouvait pas être lui qui se manifestait. Il était décédé d’une crise cardiaque quelques mois après, en décembre 1999. Il appela son fidèle serviteur.
— Gérald, vous souvenez-vous de cette grande soirée que j’avais organisée avec le corps diplomatique à Stockholm le 19 août 1999 en l’honneur d’un membre de la famille royale ?
— Oui ! C’était une fête magnifique en présence de beau monde, Monsieur.
— Effectivement. Dites-moi, qui était la personne qui accompagnait mon ami Magnus Christiansen ? Nous les avions logés à l’ambassade. Ils étaient repartis le lendemain.
— J’ai dû le noter, car je les avais ramenés à l’aéroport.
Il alla chercher l’un de ses nombreux calepins qu’il conservait comme de précieuses reliques. Il revint quelques minutes plus tard, tout émoustillé.
— Il s’agissait d’Astrid Fergusen. Une belle fille, un top model ou bien une Escort girl ?
— Ne soyons pas mauvaises langues, Magnus n’était plus marié. Il fréquentait, c’est vrai, les plus belles filles. Après tout n’avait-il pas raison ? Il est mort quelques mois plus tard.
— Oh ! Monsieur, je disais ça sans arrière-pensée !
— Ce n’est pas important Gérald, c’était donc elle ! L’avons-nous revue, ensuite ?
— Je ne crois pas Monsieur, je l’aurais noté.
— Certainement, cela n’aurait pas pu vous échapper.
— Je veillais à votre sécurité.
— Je n’en ai jamais douté, Gérald.
— Vous avez encore besoin de moi ?
— Non pas pour le moment, merci.
Qu’était devenue cette femme, seul témoin de cet échange ? Il faudrait remonter le temps et retrouver sa trace. Pour cela, il fera appel à Camille Lefrançois, un barbouze de la DGSE, en fin de carrière. À l’époque, il faisait partie des membres de la sécurité de l’ambassade. À vrai dire l’ancien ambassadeur n’a jamais su, officiellement, quel rôle Lefrançois jouait à cette période-là. Ses fonctions au sein de l’ambassade demeuraient floues.
Strasbourg
Attila se fait très discret ces derniers temps. Aucun de ses compagnons de misère n’est arrivé à le faire sortir de sa tanière. Le jeune Émilien lui a livré tout le matériel nécessaire pour mener à bien ses recherches. Oh, il n’a pas perdu la main, l’ancien spécialiste des réseaux informatiques. En deux temps, trois mouvements, il réussit à « violer » le module cryptoprocesseur en rentrant dans le PUF (Physical Unclonable Function) des puces. Il démystifie l’architecture des circuits générant chacun un code d’accès. Il réussit à forcer tous les canaux auxiliaires ou cachés du système. Il exulte. Maintenant, la bibliothèque est libre d’accès. Il sait que les implémentations cryptographiques seront vulnérables en introduisant une erreur dans l’algorithme, ce qu’il fait pour obtenir les clés donnant l’autorisation de pénétrer dans le cœur. Il n’a plus qu’à établir le lien avec le disque dur. Les cartes de type TPM « Trusted Platform Module » lui permettront le déchiffrement du système en utilisant la dématérialisation des données de la puce sur un simple téléphone Android pour accéder à un compte en ligne. Et pour finir, il déverrouillera la liste des comptes. Ce qu’il fera en interchangeant les disques durs. Ainsi, il aura accès au contenu de celui trouvé dans le sac. Au moment d’engager la procédure, il est dérangé par la comtesse qui s’inquiète de cette subite vie en autarcie. Cela fait trois jours qu’il est à jeun de boissons fortes. Pas au point d’en être sevré, tout de même.
— Alors mon gars, on est fâché, tu fais le carême ou le ramadan que sais-je ?
— Non, j’ai besoin de solitude !
— Ah bon ! Ma présence t’est devenue insupportable, peut-être ?
— Pas du tout ma belle, tu n’es pas concernée. Je ne voulais pas t’impliquer dans cette parenthèse.
— J’ai compris nabot. Tu questionnes tes machins. Je me trompe ?
— Non !
— Qu’est-ce que ce truc ?
— Beaucoup de choses compliquées.
— Raconte, après tout je t’ai un peu aidé. Tu es un vrai mystère Attila. Je te découvre encore !
— Oui, mais ce pourrait être dangereux pour toi. Je ne sais pas si je dois le dire, laisse-moi réfléchir.
— D’accord, comme tu veux.
— Demain, tu en sauras plus. En attendant si nous prenions un petit canon pour arroser ta visite, moi je suis à sec, toi t’as de quoi se rafraîchir le gosier ?
— T’es un amour quand tu veux, je vais chercher une gueuse de bière chez Courteaux de la Boutanche. Il a fait le plein et il les refourgue à prix coûtant en ces temps de disette.
— Vas-y, je sors les chopes.
Profitant de son absence, Lazlo se remet à lire les deux fichiers du disque dur. Le premier correspond à une liste de codes à treize chiffres tous différents les uns des autres. Le second l’interpelle davantage. Il s’agit d’un codage alphanumérique, dont chaque ligne commence et finit systématiquement par les mêmes lettres.
Il n’a pas le temps de terminer sa recherche que la comtesse arrive, toute guillerette, les bras chargés d’un pack de six flacons de bière.
— Tu ne peux pas t’imaginer ce qu’il est « gnan gnan » cette patte folle de Courteaux de la Boutanche.
— Tu crois ! Moi je n’ai jamais eu confiance en ce mec, un cogné de la calebasse, surtout quand il est saoul.