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Après avoir fui la France, Lazlo Puskas, alias Attila Aulevant, pensait être hors d’atteinte et de danger dans son pays natal, la Hongrie. Le feu n’était pas éteint. L’affaire Behörde couvait sous les cendres encore incandescentes de son terrible secret. L’ancien capitaine de la Légion étrangère était plus que jamais la proie de la puissante mafia Solntlevskaïa. Une folle chasse à l’homme s’engageait. À Paris, le lieutenant Delroche, flanqué de son binôme Antoine Lebell, un jeune et brillant hacker repenti, va tout faire pour être le premier à mettre la main sur le Hongrois à qui il voue une certaine admiration. Pendant ce temps, de hauts fonctionnaires sont assassinés. L’argent sale continue d’alimenter les réseaux, ce venin s’exporte en contaminant le monde. Sous ce ciel noir, fait de mensonges, constellé d’horreurs, y aura-t-il une place pour la justice ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Patrice Bourderioux traduit, par l’écriture, son regard sur la vie, son sens de la justice et le goût des autres. Par ailleurs, il est l’auteur de plusieurs livres dont
Misuzu.
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Patrice Bourderioux
SubstitutionII
Une identité remarquable
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrice Bourderioux
ISBN : 979-10-377-8746-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avertissements
Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des situations existantes ou ayant existé ne serait que fortuite.
Il est conçu pour rendre les mensonges crédibles et le meurtre respectable, et pour donner une apparence de consistance à ce qui n’est que du vent.
De George Orwell à propos du langage politique
Six heures du matin, au large du Finistère, Ronan Leguenec partait relever ses casiers en mer d’Iroise. Habituellement, il pratiquait la pêche à la ligne. Ils n’étaient que quelques-uns, les ligneurs, à se coltiner ce fardeau de la gaule. Il était seul à bord de son Iroise IV. La mer était calme, ce qui n’empêchait pas les forts courants de solliciter le vaillant moteur. Chez les Leguenec, de père en fils, on devient : fileyeur, ligneur ou caseyeur. Il était à moins de dix minutes de sa zone de pêche quand il aperçut à tribord un voilier qui dérivait en direction du raz de sein, toutes voiles affalées. Le Pogo 36, poussé par un vent modéré, cahotait sur la crête des vagues à cette heure de la marée. En s’approchant au plus près de l’embarcation, Ronan identifia son immatriculation. Il lui lança un appel radio, en vain. Après avoir prévenu les autorités maritimes, il aborda le voilier à bâbord. L’ancre flottante était à la mer. La fine coque gîtait sensiblement, la drisse affalée. Il assura solidement l’amarrage. Au moment où il se trouva sur le pont, il aperçut le corps d’un homme inerte, sans aucune blessure apparente. Toutefois, il observa sur son visage les stigmates de la frayeur. Il s’agenouilla près de lui, prit le pouls au niveau de l’artère radiale du poignet ainsi qu’à la carotide. Seule la force du vent agitait les voiles, son cœur avait cessé de battre. L’inconnu avait laissé la vie derrière lui. La mort l’avait drapé du linceul des embruns. Ronan ne toucha plus à rien. Il se contenta d’appeler la SNSM sur le canal 16. Au moment où il émergeait du cockpit, il reçut un appel radio. Il s’agissait de la gendarmerie maritime. Les pandores avaient été averties par les gens de la société de sauvetage en mer. Ronan leur fit une rapide description de la scène. Le remorquage jusqu’au port d’Esquibien se ferait sous escorte de la vedette de la gendarmerie, lui dit-on. Entre-temps, le propriétaire du voilier fut identifié. Il s’agissait d’un ancien pacha de la royale, l’amiral Kemener. Ce dernier, impliqué dans l’affaire Behörde, avait pu échapper aux foudres de la justice. Ses protecteurs avaient eu suffisamment d’influence pour l’extraire de ce merdier sans fin, eu égard à tous les services rendus aux marchands d’armes les plus vils. Leguenec attendit durant plus d’une heure les secours et les autorités à bord de son Iroise. Les deux embarcations jumelées chevauchaient la houle dans la brume matutinale.
Si le paradis existait, il serait ici sur les bords du lac Balaton. Ce matin ensoleillé inondait les berges de la presqu’île de Tihany. Du haut de la colline qui surplombait le lac s’ouvrait un panorama tout en majesté, couvert d’une végétation luxuriante qui serpentait entre feuillus et bosquets entrelacés de conifères aux senteurs de résine. De l’immense terrasse qui se jouait des regards indiscrets. Lazlo Puskas écoutait en toute quiétude les bécasseaux minute émettre leurs tits, courts et stridents, avant de reprendre leur envol vers un nouvel horizon. Plus loin, il observait à la jumelle la danse nuptiale de deux bergeronnettes printanières qui, sur le rivage humide, poussaient des sriips aigus de consentement avant l’accouplement. Les derniers jours de l’hiver s’enfuyaient pour gagner l’hémisphère sud, tandis que les premières fleurs embrasaient de leurs couleurs la nature qui sortait d’une longue hibernation. Le silence des lieux était propice à la réflexion. Lazlo avait changé physiquement. Ses cheveux étaient quelque peu blanchis, sa barbe remisée à son passé de légionnaire. Un entraînement quotidien, intensif, avait métamorphosé le bonhomme. La bedaine avait fondu, laissant place à des pectoraux saillants. Plus une goutte d’alcool n’irriguait ses veines. Lazlo, alias Attila, renaissait de ses cendres, tel le phénix. Tous les matins, il consultait les grands hebdomadaires européens à l’affût des moindres informations susceptibles de le concerner. Il savait que l’affaire Behörde continuait de provoquer des ravages. Les journalistes, « ICIJ », investiguaient sans relâche en recherchant toutes les voies empruntées par les systèmes politico-financiers, corrompus à l’échelle mondiale. Malgré les remaniements, les démissions, les incarcérations, les procès à tout va, le génie des malfaisants avait un coup d’avance. Les affaires prospéraient dans l’ombre des précédentes. Les ventes d’armes proliféraient au gré des conflits planétaires, les milliards s’échangeaient plus que jamais sur tous les continents. Les témoins gênants, les plus dangereux, étaient pourchassés et éliminés…
Lazlo se savait empêtré dans cette affaire aux démêlés nauséabonds, traqué par la mafia. Sa retraite était sérieusement compromise. Interpol restait cramponné à ses trousses. Il n’ignorait pas que le lieutenant Delroche lui courait après, sans faiblir.
Les rhumatismes de l’esprit ne l’empêchaient pas de fouiller les tréfonds de cet immense bordel. Récemment, il avait encore fait une découverte qui ne laissait aucun doute quant à la cupidité exacerbée, démesurée, des hommes de pouvoir, des despotes sanguinaires les plus puissants.
Quelque part en région parisienne, les barbouzes de l’ombre, entassés dans un fourgon de la SDAT, truffé d’électronique, planquaient depuis trois jours. Leur mission consistait à observer, filmer et enregistrer les allées et venues de factieux notoires. Delroche venait d’être promu au grade de commandant de cette nouvelle unité de la sous-direction antiterroriste. La montée en puissance de ce mouvement inquiétait, car son influence ne cessait de progresser. Selon les services spéciaux, ce serait environ plusieurs milliers de militants radicaux qui œuvreraient sur l’ensemble du territoire, français. Cette organisation se transformait au fil du temps en une mouvance à connotation révolutionnaire, agissant sous la tutelle d’ultras… Toujours d’après les services secrets, une mue s’opérait par l’infiltration d’extrémistes religieux qui, à dessein, y apercevraient l’occasion, pour certaines franges, de déstabiliser les lois de la République et pour d’autres, d’imposer une religion monothéiste, abrahamique afin de combattre la laïcité.
En dépit de cette récente affectation, il ne s’était pas résigné à aller au bout de l’affaire Behörde. Il en avait fait la promesse au commandant Brubeck avant que celui-ci ne consente, contre son gré, à prendre une retraite anticipée pour raison de santé. La promotion de Delroche fut appuyée par le nouveau ministre de l’Intérieur qui y vit l’opportunité d’éloigner un emmerdeur du jeu politique. De son côté, la justice continuait son travail. Ce faisant, elle ne se pressait pas, laissant les effets du temps agir sur le pourrissement des dossiers les plus chauds. Le ministre de la Justice usait du parquet pour arriver à ses fins… Le juge Gentil, saisi du dossier, se sentait mis au ban depuis la nomination du nouveau procureur, Langlois. Il lui arrivait de regretter l’ancienne procureure, Brigitte Deffoyset.
Ce soir, Delroche rentrerait à Paris, où il résidait dorénavant. L’Alsace ne lui manquait pas. Il n’avait aucune attache sentimentale, ce qui avait facilité sa mutation. Il ne revit plus ses collègues allemands, Gunther et Heike. Ces derniers avaient été mutés dans des services différents. Le nouveau chancelier manœuvrait délicatement les leviers du pouvoir pour que les dossiers de l’affaire Behörde s’enlisent dans les abîmes de la vindicte médiatique.
Sur les conseils de Brubeck, Delroche s’entoura, officiellement, d’une pointure en informatique, Antoine Lebell. Un hacker repenti pour lequel la justice commua sa peine en un travail d’intérêt national, particulier. Ce dernier était rattaché à la task-force, luttant contre la cybercriminalité, de la plateforme PHAROS. Ce geek d’un nouveau genre, surnommé Trouvetou, malgré son jeune âge, sortit major de sa promotion de Paris-Saclay. Ce matheux pur jus brillait par son génie des télécommunications, le roi du « phreaking », piratage satellitaire.
Il avait mis au point un algorithme d’intelligence artificielle d’écoutes qui permettait, quelle que fût la localisation de l’émetteur sur la planète, de le repérer en quelques secondes. Le hic, c’était que ce système reposait sur une technique d’apprentissage automatique où venaient s’agréger tous types d’informations souvent opaques pour le commun des mortels. Les paramètres se modifiaient en permanence et les données de sortie n’étaient pas toujours pertinentes, ce qui pouvait se traduire par de mauvaises décisions à cause de biais dans le codage d’origines humaines. Le système avait concouru, récemment, à faire interpeller un individu suspecté de terrorisme, parce qu’il avait eu le malheur d’utiliser un Android corrompu, acheté et reconditionné sur un site marchand, mondialement connu. Le pauvre mec était tout simplement un revendeur de hachisch dans une cité phocéenne… il ne prêchait que la défonce, adepte de la paix intérieure. Delroche était fou de rage, cela faisait des semaines que le sicaire était sur écoutes. Pour lui permettre de se racheter, il demanda à Lebell de faire mouliner l’une de ses machines en intégrant un programme d’intelligence artificielle. Le paramétrage consisterait à identifier tous les patronymes hongrois pénétrant dans l’espace du territoire français, y compris les départements d’outre-mer. Pas un billet de transport, un retrait d’espèces, un appel téléphonique, une pièce d’identité n’échapperaient au filtrage. Le chalut, une fois jeté, draguerait les ondes en tout point du territoire : banques, commerces, établissements publics… Les mailles du filet étant étroites, peu de choses passeraient à travers.
Le commandant savait pertinemment que l’ancien légionnaire restait une pointure, intelligent, malin. Il était convaincu qu’il détenait la clé de l’énigme. Il était vital de le retrouver avant qu’il ne soit neutralisé par des services secrets étrangers ou la mafia. Il avait la mort aux trousses. Pendant ce temps, Lebell se masturbait « les méninges ». Il avait introduit au cœur même de son machiavélique programme une ligne de code qui permettait de fixer un individu recherché, sur n’importe quel réseau de caméras implantées dans le domaine public. Le principe reposait sur la reconnaissance faciale, dès lors qu’il aurait été ciblé une première fois. Antoine était un célibataire effacé, tellement effacé qu’il en était invisible. Son visage, rongé par les séquelles de la varicelle, n’attirait pas le regard des filles. Ses tenues vestimentaires d’un autre âge, non plus et pourtant… Ce grand garçon se distinguait outre par son capital intellectuel, mais aussi par un don de la nature que sa mère identifia dès son plus jeune âge. Il était doté d’un attribut génital hors norme. Sa mère eut cette réflexion à son endroit à la puberté : « Mon fils, la nature t’a pourvu d’un zguègue d’éléphant ». Ces paroles eurent pour lui une résonance particulière, vaudevillesque…
Il était minuit quand Delroche ouvrit la porte de son deux pièces situé rue des Belles Feuilles dans le XVIe. L’homme, célibataire, cohabitait avec un désordre sans nom. Un reliquat de vêtements sales macérait au fond d’un panier à linge d’où il se dégageait une légère odeur de fumure, probablement due aux effluves de la digestion de micro-organismes privés d’oxygène durant ses absences prolongées. « La crasse n’enrichit pas la propreté », aurait dit sa mère. À sa grande stupéfaction, son frigo n’était que la pâle copie de sa panière. Une insoutenable odeur s’échappait de ses entrailles. Deux filets de harengs, oubliés dans le fond d’une assiette creuse, avaient fermenté par autolyse sous l’action de leurs propres bactéries. L’acide propionique produit dégageait une odeur âcre, indéfinissable sur l’échelle de l’odorat, qui allait de celle du beurre ranci à l’œuf pourri. Avant de refermer l’immonde glacière, il tira une canette de bière qu’il décapsula d’un coup sec sur le bord de l’évier. Il s’effondra sur le coussin moelleux du divan tout en buvant la Gueuse au goulot. Soudain, un rot s’échappa des profondeurs de l’estomac, accompagné d’un bâillement à se démonter la mâchoire, le tout témoignant d’une intense fatigue. Il ne résistait plus, les bras du sommeil l’enserraient dans les profondeurs de la nuit. Alors que le corps s’abandonnait, l’esprit ressassait les dernières péripéties de la journée. Un vrai « Mikado » à démêler. Les heures passaient, le corps et l’esprit s’ankylosaient. Le logiciel cérébral se mettait en mode hypothermique.
Ailleurs dans Paris, au cœur même du premier arrondissement, dans l’un des logements sociaux de la Samaritaine, Antoine Lebell ne cherchait pas le sommeil. La nuit était sa complice. Il dormait autrement, à d’autres heures choisies de lui seul. En dehors de ses missions officielles, il écoutait les grandes oreilles de la DGSE ainsi que celles des renseignements militaires. Ce dernier, doté d’un matériel à faire pâlir nos généraux, avait inventorié la quasi-totalité des stations des télécommunications que ce soit en métropole où hors métropole ? Depuis peu, il avait enrichi son réseau avec celles de la NSA. Il couvrait dorénavant une bonne partie de la planète. Ses employeurs n’ignoraient pas ce hobby. En guise de mise à l’épreuve, il était lui-même surveillé dans ses déplacements à l’aide d’un IMSI-catcher. Un de ses partenaires le dissimulait dans un petit sac à dos. Cette technologie permettait d’écouter son téléphone mobile et de pirater son PC dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres. Le piégeur était piégé. L’homme était sous contrôle étant donné qu’il n’était pas issu du sérail. Il restait suspect pour les autorités de l’ombre. Vers trois heures du matin, il intercepta une bafouille en langage codée, provenant de la péninsule arabique. Ses compétences en mathématiques l’aidèrent à ouvrir un processus d’authentification de type SSO (Single.Sign-On). Il décrypta les lignes de codes qui permirent au système de s’assurer de la légitimité de sa demande d’accès. À partir de là, il était validé et pouvait pénétrer le serveur de type cloud computing. Il put lire la bafouille rédigée en anglais. Le texte était bref, mais précis : « Agree for solution. Avangard and Kinjal plan 2, in progress. Next contact: bank details... will follow (OK pour solution, plan 2 en cours. Prochain contact suivant : les coordonnées bancaires suivront.) »
Il n’en comprit pas toute la signification. Il en informerait Delroche, au cas où il y aurait un lien avec son job.
Ce n’est qu’à cinq heures du matin qu’Antoine, résigné, s’octroya quelques heures d’un repos bien mérité. Dans son cycle de sommeil, avant d’engager la phase profonde, il sauvegardait dans sa tête ce qu’il avait retenu de sa journée. Parallèlement, son cerveau libérait un excès de dopamine qui, à n’en pas douter, provoquait chez lui une excitation propre à célébrer sa première érection, nocturne.
Dix heures, la sonnerie du réveil n’était pas au rendez-vous. Delroche, enfoui sous un vieux plaid grenu, tout habillé des vêtements de la veille, sursauta. L’état de bromidrose de ses aisselles rappelait la puanteur sortie du frigidaire. Son odeur corporelle s’approchait de celle des harengs…
Sitôt levé, il se désapa et exposa son corps sous les jets d’une douche chaude, cinglante. Le linge souillé rejoignit le panier qui débordait. Il déambula en caleçon dans la grande pièce, enfila un jean qu’il assortit à une chemise blanche en coton épais. Il chaussa, pieds nus, des Adidas Copenhague. L’homme pressé se fit un double expresso qu’il ingurgita encore brûlant. Il ouvrit en grand la porte-fenêtre donnant sur un ridicule balconnet pour chasser l’air vicié. Le ciel était chargé de lourds nuages d’un bleu délavé. L’air humide plombait la rue animée. Le brouhaha des livreurs se heurtait aux bruits sourds du petit peuple du travail qui s’engouffrait dans la gueule béante du métro. Paris respirait. Il retira de son frigo les restes pestilentiels pour les enfouir dans un sac poubelle qu’il déposa sitôt devant sa porte. Au même moment, le portable posé sur la commode s’illumina. Il le saisit de la main encore chargée des exhalaisons. D’une humeur bougonne, il prit l’appel.
— Maxime, c’est Lebell !
— Euh ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— Chef, cette nuit j’ai intercepté un message bizarre.
— Une intrusion hors cadre, je me trompe ?
— Oui ! C’était sur le réseau de la NSA. Je pensais que ça pouvait vous intéresser.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Ben à cause des terroristes ?
— Pourquoi pas ?
— Je vous envoie un texto ?
— Non, surtout pas. Nous nous verrons à midi pour déjeuner, à la cantine habituelle.
— OK.
Delroche raccrocha. Lebell venait subitement de le remettre en selle. L’antiterrorisme ne le branchait pas vraiment. Il ne s’y trouvait pas à sa place. Son rôle était mal défini, sa définition de fonction se résumait en une page blanche. À vrai dire, il ne traitait pas l’information jusqu’à sa finalité. Les services secrets se chargeaient de le faire. Il n’était qu’un intermédiaire. Il n’arrivait pas à s’échapper de son passé. À la criminelle, il avait les coudées franches, il menait ses enquêtes de fond en comble. Bref, il se faisait chier dans ce nouveau job. Il en parlerait prochainement avec son nouveau patron. D’ici là, comme à l’accoutumée, il ferait le boulot. En consultant son agenda, il se mit à sourire. À partir de vingt et une heures, ce soir, il était invité à fêter l’anniversaire de Jules Ménadier, un ancien collègue de l’école de police de Saint-Cyr-au-Mont d’Or. Aujourd’hui, ce pote était le patron de la sous-direction de la DRPJ. Avant de partir, il lança une lessive. Quand il rentrerait, le cycle aurait séché et défroissé les reliques… D’un geste rageur, il enfila son duffle-coat, ouvrit la porte d’entrée, poussa le sac poubelle avec le pied et claqua la porte. En descendant l’escalier, il poussa un long soupir de soulagement en voyant le local poubelle ouvert. Il lança à la manière d’un handballeur le sac dans le conteneur, après quoi, il sortit dans la rue fraîchement nettoyée. Le trottoir sentait le chlore, un léger picotement irritait le nez. La patine du macadam mouillé reflétait des modénatures en noir et blanc à l’esthétique haussmannienne, du Doisneau vu du ciel.
Un encart paru dans le Parisien aurait pu passer inaperçu si ce n’était la méticulosité d’un œil exercé qui le parcourut au hasard d’une lecture, entre deux faits divers.
« L’appartement d’un haut fonctionnaire dans le XVIe cambriolé. Tout a été saccagé, pillé, relatait le journaliste. »
En lisant cet article, le sang du retraité Brubeck ne fit qu’un tour. Tout concourait à identifier « le fonctionnaire » en question. Il s’agissait de l’appartement d’Angélique Bellantrade, fille de l’ancien ambassadeur Anatole Bellantrade, impliqué dans l’affaire Behörde. Cela ne faisait aucun doute. Il s’en assura immédiatement auprès d’un pigiste du journal qu’il connaissait particulièrement. Il le lui confirma sous le sceau du secret. Il se mit à penser à voix basse : « Putain ! Les malfrats ne lâchent rien ! Voilà que maintenant, ils s’en prennent à sa fille. Cela va-t-il s’arrêter un jour, bordel ? »
Brubeck, qui prenait un café en terrasse aux abords de la place du Châtelet, décida, après un petit temps de réflexion, de prévenir Delroche, même s’il savait que ce dernier n’était plus dans le circuit. Il composa son numéro et attendit qu’il soit au rendez-vous des ondes…
— Brubeck ?
— Oui, Delroche ! Je vous dérange ?
— Non ! Je flânais.
— Le Parisien de ce matin fait état d’un fait divers qui va vous parler.
— C’est-à-dire ?
— L’appartement d’Angélique Bellantrade a été cambriolé.
— Oh, merde !
— Ouais, comme vous dites. Je pensais que vous pourriez la contacter, non ?
— Bien sûr, mais vous n’ignorez pas que ce connard de Labrousse dirige l’enquête. S’il l’apprend, il va me casser les burnes. Il ira se plaindre auprès du procureur et Dieu sait que ce magistrat m’a fait des misères ces derniers mois, en me mettant hors jeu.
— Ce n’est pas la meilleure stratégie, je l’avoue, mais je n’en connais pas d’autres. Vous ne devez faire confiance à personne sur cette affaire. Il faut découvrir ce que cherchaient ces peigne-culs.
— OK, je l’appellerai au ministère ou bien chez elle. J’ai sa ligne privée.
— Tenez-moi informé. Je m’ennuie à la retraite, ça m’occupera. Je vous aiderai dans l’ombre. Au fait, Lebell tient-il ses promesses ?
— Mouais, il est quand même particulier le mec.
— Je ne vous le fais pas dire. Convenons quand même qu’il est au-dessus du lot. Il faut bien lui tenir les brides courtes, sinon il partirait vite en vrille.
— Oui, c’est sûr ! Heureusement qu’il maîtrise parfaitement son sujet, rien ne lui échappe. Il a un ordinateur à la place du cerveau. Bon, je vous rappellerai dès que j’en saurai davantage. En attendant, profitez du soleil et reposez-vous.
— OK, tchao.
En raccrochant, il pensait à la maladie de Brubeck. Il fallait qu’entre deux périodes de traitement son esprit s’ouvre à la vie des autres.
Delroche continua de marcher le long des quais de Seine. Brubeck venait de faire remonter en lui toute la hargne qui le tenaillait depuis son éviction de la criminelle. Il appellerait la fille de l’ambassadeur après déjeuner. Pour le moment, il aspirait à faire toute la lumière sur le message que Lebell avait intercepté la nuit précédente.
Midi sonnait, Lebell l’attendait au Maiella, rue Villiers à Levallois-Perret, assis en terrasse, malgré un froid sec à se geler les petites pinottes. Antoine était un rêveur juvénile, du genre à balancer de la pitance à tous les piafs qui se posaient autour de lui, à nourrir les chats du quartier, à zigzaguer sur les bords de Seine entre les échoppes des bouquinistes pour se nourrir de bandes dessinées ou bien d’ouvrages spécialisés. Il tâtait du bouquin comme s’il y cherchait une excitation, une sensualité toute particulière.
Delroche, tout droit sorti du métro, se dirigea vers la rue de Villiers. Il ne pouvait pas manquer Lebell. Ce dernier discutait avec une personne dont l’apparence ne laissait pas de doute. La jeune femme était debout, face à lui. La trentaine, belle silhouette pulpeuse aux cheveux d’un blond naturel, de taille moyenne, le regard à faire fondre un iceberg. La clarté de ses yeux bleus emplissait l’espace d’une insolente beauté. Quand il vit Delroche se figer devant lui, Antoine se leva, presque au garde-à-vous, et lui présenta son interlocutrice qui passait là par pur hasard, lui dit-il.
— Une amie, Anaïs.
— Enchanté, mademoiselle.
— Madame, précisa la snobinette d’un air amusé.
— Oh pardon, madame, insista Delroche d’une voix benoîte. Antoine reprit la main.
— Ouais, Anaïs travaille au PJGN (pôle judiciaire de la gendarmerie nationale). Elle est une experte au sein du service central de Renseignement criminel à Pontoise. Nous avons fait les mêmes études à Saclay.
— Vous êtes gendarme ? demanda Delroche.
— Effectivement, en tant que scientifique de criminalistique, j’ai le statut militaire.
— Parfait, nous sommes donc des confrères. Par contre, je ne suis pas militaire. Pas plus qu’Antoine d’ailleurs qui n’est que vacataire.
— Je sais. Je connais son passé de « cybercriminel », dit-elle en riant. « N’est-ce pas, mon Loulou ? » Lebell esquissa un léger sourire, empreint d’une petite gêne. Son œil frétillait.
Cette manière affectueuse d’appeler Antoine fit rire Delroche. Ce qui surprit l’intéressé, alors qu’Anaïs s’en réjouissait. Il y avait entre eux une connivence toute naturelle. Deux ados qui n’avaient pas fini de grandir. Delroche dévisageait Anaïs, son instinct de mâle n’y résista pas. Il accrocha son regard et ne put s’en défaire. Quelque chose se passait. Il sentait en lui poindre une attirance jusqu’alors inconnue. Jamais il n’avait éprouvé un tel effet secondaire. Elle avait un truc qui le branchait, ce qui ne passa pas inaperçu aux yeux d’Anaïs. Cette dernière, troublée, trouva un prétexte et prit congé des deux compères.
— Eh ben ! Vous l’avez intimidée.
— Elle est mariée, Antoine ?
— Plus vraiment ! Elle est séparée de son mari depuis quelques mois. Elle a demandé le divorce.
— Ah ! Bien, revenons aux choses sérieuses. On bouffe là ?
— Ouais, j’ai faim ! Menu du jour, chef ?
— Parfait, maintenant tu m’expliques quel type de message tu as intercepté illégalement. Auparavant, je te dis, sans détour, que je ne te couvrirais pas au cas où tu serais repéré chez toi, compris ? Tu en as parlé à ton amie ?
— Non, bien sûr !
— Bon, vas-y, accouche !
Lebell lui communiqua tous les détails du message. Delroche leva sa main pour l’interrompre avant qu’il finisse sa phrase. Il lui fit répéter le mot : « Avangard ». Quelques secondes s’écoulèrent avant que Lebell ne reprenne la lecture. Delroche accusa le coup.
— C’est énorme… Tu es sûr de l’origine du message ? Il provenait bien de la péninsule arabique ?
— Oui, sans aucun doute.
— Tu as pu déterminer l’endroit ?
— Non, car les antennes de la NSA ne sont pas toutes identifiables par géolocalisation dans cette région. Par contre, je suis sûr du quadrillage territorial.
— Tu as compris de quoi il s’agissait.
— Un peu, je ne suis pas con.
— Je n’en doute pas. Les Russes sont en train de faire un enfant dans le dos aux Américains. Là, ça devient extrêmement dangereux. Il s’agit d’armements modernes et porteurs de têtes nucléaires. A priori, ce n’est pas le canal officiel qui a été emprunté. Ça sent le soufre, la transaction pue l’opacité. Ce qui me surprend, c’est que ce type de matos est tout juste au point. Les Russes essuient encore les plâtres, notamment sur le porteur Avangard. Infos que je tiens d’un pote à la DRM. Pour le moment, nous gardons ça pour nous. Je vais glaner des renseignements chez les experts.
— Compris ! Lebell accusa le coup par un signe de tête.
Les deux hommes prirent le menu du jour. Ils se séparèrent trente minutes après. Delroche était pressé. Il devait faire des emplettes afin de trouver un cadeau pour son ami Jules qui fêtait son anniversaire dans la soirée. Il ne passerait pas au bureau en fin d’après-midi. Il était en récup.
De son côté, Lebell était satisfait de son entrevue. Il n’en revenait toujours pas de l’attitude de Delroche qui n’avait pas cessé de mater Anaïs. Il rentra chez lui dans la foulée, pressé qu’il était de repérer avec exactitude la zone d’émission du message. Ce n’est qu’au bout d’une heure qu’il trouva la réponse par les mathématiques, en croisant les coordonnées géographiques. En fait, il ne s’agissait pas de la péninsule arabique, mais de la péninsule persique. Un lieu tout proche d’une base iranienne, le long du détroit d’Hormus.
Il était près de vingt et une heures quand Delroche arriva, quai de Bourbon, chez les Ménadier. Jules, Éléonore, son épouse, et leur fille Réjane habitaient un magnifique appartement de 160 m² avec vue sur Seine. Tout le charme de l’ancien avait été préservé, un parquet type de Versailles, boiseries sur les murs, plafond à la française… Jules s’était embourgeoisé après son mariage avec Éléonore, fille unique, dont les parents figuraient à l’almanach du gotha des riches industriels. Elle-même dirigeait une banque d’affaires. Éléonore rayonnait par son sourire, sa gentillesse. Elle semblait heureuse. Aussitôt, elle embrassa Delroche qui ne la connaissait pas vraiment. Ils s’étaient vus une seule fois pour leur mariage. La fête battait son plein, le champagne coulait à flots. Les flûtes se vidaient et ne demandaient qu’à se remplir à nouveau. Les bulles sautaient de verre en verre. Les nombreux convives déambulaient dans l’espace de vie, une coupe dans une main, les petits fours dans l’autre. Malgré le froid qui cinglait les visages, les plus audacieux péroraient sur le large balcon qui habillait la façade haussmannienne. Jules semblait accaparé par un homme énervé. Delroche resta à distance, tenant son cadeau à la main. Subitement, il observa que le ton montait entre eux, au grand étonnement des deux couples qui discutaient à proximité. L’homme en colère posa sa coupe et s’en alla en menaçant son hôte. Jules était défait, vexé. Tout juste remarqua-t-il son ami qui s’approchait, l’air inquiet.
— Tout va bien, Jules ?
— Maxime, excuse-moi, c’est le bordel, un problème de boulot à régler.
— Qui était-ce ?
— Le chef de cabinet du ministre de l’Intérieur, un prétentieux d’énarque pour ne pas dire un con. Je verrai ça plus tard. Allons boire un coup. As-tu vu Éléonore ?
— Oui. Tiens, pour tes quarante-cinq balais.
Il lui remit un petit paquet qu’il s’empressa d’ouvrir malgré la contrariété qui l’habitait. Il prit l’étui dans sa main et s’exclama à voix feutrée.
— Oh, il est magnifique. Merci !
Il lui avait offert un stylo bille de marque Montblanc, un Meisterstück platiné.
— Ta correspondance ne souffrira plus de petits pâtés d’encre. Voilou mon pote.
Ils s’embrassèrent, scellant ainsi les vingt ans d’amitié qui les liaient bien que leurs destins aient pris des chemins différents au sein de la police.
— Je te sens préoccupé. Putain, lâche prise, il fera jour demain, lui dit Delroche.
— Oui, tu as raison, Maxime, mais ce con me met une pression énorme pour protéger un secrétaire d’État qui a merdé. Le mec a été surpris en flagrant délit de se faire sucer par un gus dans sa voiture, non loin du ministère. Les membres de la BAC n’ont rien voulu savoir, car il les insultait. Ils l’ont embarqué. Il n’avait pas ses papiers. Et cerise sur le gâteau, il avait dans ses poches de la dope, et pas un peu, le bougre. Il devait approvisionner le ministère. Imagines-tu la suite ? Le ministre d’État est monté au créneau pour le protéger. Sauf que le juge des comparutions immédiates ne l’a pas vu de cet œil. Il l’a foutu en garde à vue. Depuis, il est fiché au GAV (fichier des gardes à vue). Les stups s’en sont mêlés. Le procureur nous fait chier chaque jour pour alléger les faits.
— Quelle merde !
— Je te le fais pas dire. Bref, si nous levions une coupe à mon anniversaire, proposa Jules.
Tous deux s’envoyèrent une quille de champagne avant de rejoindre, dans un grand salon contigu, un groupe d’amis qui discutait en présence d’Éléonore et de ses parents. Ils parlaient bourse et affaires.
Les bulles aidant, sous l’impulsion de Jules, Delroche se mêla au petit cercle d’initiés. Quelle ne fut pas sa surprise quand il reconnut un individu qui avait eu des démêlés avec la justice ? L’homme ne connaissait pas Delroche. Par contre, lui savait qui il était. Le monde était subitement petit. Le satrape était soupçonné d’être à l’origine d’une vaste escroquerie aux dépens d’une compagnie d’assurances et non moins célèbre mutuelle française, pour un montant dépassant le milliard d’euros. Apparemment, il se vantait au moment où tous l’écoutaient en compagnie de Jules, qu’il menait toujours grand train. En catimini, Jules fit un petit signe à Maxime afin de l’attirer ailleurs.
— Ouais Jules ? s’enquit Delroche.
— Ce n’est pas, mon ami. Il est là parce que mes beaux-parents ont insisté. Il est en cheville avec eux sur des placements boursiers. De grosses sommes ont été investies sur un fonds de pension américain. Un truc énorme, selon eux. Je le sais par Éléonore.
— Jules, il est inutile de justifier la présence de ce bonhomme. Je connais son pedigree. Il est fiché. Quand j’étais à Strasbourg, j’ai participé à une grande enquête aux retombées internationales. Il est impliqué dans plusieurs dossiers. Le problème, c’est qu’il est protégé d’en haut bien qu’il ait des casseroles au cul. As-tu entendu parler de l’affaire Behörde ?
— Oui bien sûr, que ce soit dans les médias ou bien dans les couloirs du ministère de l’Intérieur. Un vrai panier de crabes.
— Tout à fait ! Ce loustic est un membre éminent du conseil d’administration de la First Antartica-Financial-Compagny. Il est au-dessus des lois, apparenté à la mafia russe. Ta famille doit se méfier de ce caïd. Tu es bien placé à la direction régionale de la police judiciaire pour soulever le tapis et y trouver ce qu’il y a dessous. Fais gaffe quand même, les poussières sont toxiques.
Jules était défait, atterré par ce que Maxime lui révélait. Décidément, ce n’était pas son jour. Il se souviendrait de cette soirée d’anniversaire. Il devait être près d’une heure du matin quand Delroche prit congé de ses hôtes. Éléonore lui fit promettre de se revoir, ce qu’il accepta.
Il rentra chez lui à pied pour se dégriser. Les lumières de la nuit se heurtaient aux chromes des voitures. Les réverbères renvoyaient des éclats orangés dans l’eau de la Seine qui se ridait sous les effets d’une brise légère. Les bruits de la ville vacillaient entre les immeubles bourgeois avant de s’échapper vers l’île Saint-Louis pour y mourir dans l’anonymat. Les derniers bateaux-mouches abandonnaient les touristes à la flotte des taxis qui jaillissaient en silence en tête de station. Il aurait aimé faire part à Jules de son désir de quitter sa nouvelle affectation, les désagréments de la soirée ne le permirent pas. Il verrait plus tard.
Le voilier de Kemener fut sorti de l’eau avec de gros moyens pour être mis en cale sèche à l’intérieur d’un hangar du chantier naval d’Audierne pour les besoins de l’enquête. La gendarmerie scientifique fut dépêchée, immédiatement. Le procureur de Brest arriva sur les lieux deux heures après. La veille, le corps de l’ancien amiral avait été transporté à l’institut médico-légal de Brest. Selon les premières constatations de médecine légale, la mort remontait à une dizaine d’heures. Toujours d’après le médecin, le corps présentait tous les symptômes d’une mort violente. Aucun élément ne permettait de préfigurer une mort naturelle par arrêt cardiaque. La presse locale échafaudait, déjà, des scénarios dignes d’un roman noir. L’information avait dû être portée par le vent venant s’échoir sur le quai des mareyeurs.
Pendant que les techniciens de la gendarmerie établissaient les constats et prélèvements d’usages, le commandant de compagnie Lafforgue eut la bonne idée de consulter le fichier des antécédents judiciaires (TAJ). Il y trouva des informations concernant Kemener, succinctes, mais précieuses. A priori, quelqu’un était passé par là pour effacer une partie des procédures.
Il put quand même retrouver des noms importants, notamment celui du directeur de l’enquête, de son subordonné ainsi que ceux des magistrats ayant instruit son dossier.
À l’institut médico-légal du CHU de Brest, l’autopsie clinique pratiquée au cours de la nuit, à la demande du procureur, était terminée. Elle ne put déterminer la cause exacte du décès. Néanmoins, les examens pratiqués sous : IRM, CT-Scan, angiographie, post-mortem écartèrent sans ambiguïté un cas de mort subite. Le légiste, suspectant des troubles de la coagulation à la suite d’un problème digestif, demanda que l’on fasse des analyses complémentaires, toxicologiques et microbiologiques. Les premiers résultats mirent en évidence une intoxication par ingestion d’un produit hautement radioactif.
Les derniers résultats furent connus en milieu d’après-midi. Le décès par empoisonnement était établi. La présence de Polonium 210, en quantité létale, retrouvé dans les tissus du foie et des reins ne laissait aucun doute. Les organes avaient été au contact de particules alpha qui avaient modifié la formule sanguine. Le rapport concluait que l’analyse bayésienne pratiquée était fiable et que par conséquent, des deux hypothèses émises, seule celle de l’empoisonnement au Polonium confirmait la réalité scientifique. Le procureur de la République diligenta l’ouverture d’une enquête judiciaire, sous l’autorité de la gendarmerie maritime. Il délivra une commission rogatoire autorisant une perquisition de la maison de Kemener dans le quartier Saint-Marc à Brest. Entre-temps, Lafforgue chercha à contacter le commandant Brubeck. Son nom était celui mentionné dans les archives concernant Kemener. Il fut informé que ce dernier n’était plus en activité. Cependant, on lui communiqua la nouvelle affectation de son adjoint de l’époque, le lieutenant Delroche. La juge Mathilde Duprat fut chargée de l’enquête. Cette femme de quarante ans, mariée et mère de famille, ne passait pas inaperçue du haut de son mètre quatre-vingt. Ses collègues l’avaient surnommée, « Pollux », sa tignasse aux reflets roux, lui donnaient l’allure d’un lévrier afghan.
Avant d’appeler Delroche, Lafforgue eut un entretien avec le légiste.
— Dites-moi toubib, la mort a-t-elle été instantanée ?
— Probablement pas. Tout au plus trois à quatre heures d’agonie. La dose létale était supérieure à 80 microgrammes, une vraie bombe. D’ailleurs, à ce propos, vos services scientifiques ont retrouvé des traces de Polonium sur le bouchon du thermos de la victime. Aucune empreinte n’a pu être relevée.
— Effectivement ! Nous en avons également détecté sur le bastingage ainsi qu’en d’autres points du cockpit. Cependant, il demeure un point d’ombre…
— Lequel commandant ?
— Dans son état, agonisant, durant ces quelques heures, aurait-il eu la force d’appeler les secours ?
— Je ne crois pas, car son système nerveux, la moelle épinière en l’occurrence, a été neutralisé en quelques secondes. Il était, probablement, incapable de réagir, tétanisé par les effets de la puissante dose. Il devait être dans un état végétatif.
— Merci, je comprends mieux.
— À propos, pensez-vous qu’il y ait eu quelqu’un d’autre à bord ? demanda le docteur.
— Possible, sinon, comment expliquer que l’ancre flottante ait été mise à l’eau. Dans les conditions d’une navigation normale, à cet endroit du raz de Sein, les courants sont extrêmes, il faut rouler avec la force de la marée et donc ne pas ralentir la vitesse pour ne pas se retrouver au milieu des nombreux écueils environnants. La mer d’Iroise ne pardonne pas… Un dicton breton dit :
« Qui voit Molène, voit sa peine, qui voit Ouessant, voit son sang, pour finir qui voit Sein, voit sa fin. »
Le toubib écoutait attentivement Lafforgue. Il eut soudain une pensée qu’il voulut exprimer.
— Commandant, il me vient à l’idée que celui ou ceux qui lui ont administré le Polonium ne sont pas n’importe qui. Cet élément radioactif ne se trouve pas sur la place du marché. Il faut d’excellentes connaissances scientifiques pour le manipuler et militaires pour le trouver.
— J’en suis conscient. Pour les besoins de l’enquête, nous ferons le cheminement inverse, de la mer vers la terre.
— Bon courage commandant. Je vous enverrai le rapport dans la soirée.
— Merci, je ne vous dis pas à la prochaine !
— Pourquoi pas ? Au revoir.
— Salut toubib.
Ils se quittèrent à la lisière de la nuit. La juge Duprat demanda que la perquisition au domicile de Kemener se fasse dès le lendemain matin. L’ancien amiral vivait seul. Les accès à l’intérieur de la maison avaient été mis sous scellés. Deux gendarmes assuraient la garde des lieux.
Sur le chemin du retour, Delroche reçut un appel provenant d’un numéro inconnu. Il s’arrêta et prit l’appel. L’homme se présenta, immédiatement.
— Commandant Lafforgue, gendarmerie maritime de Brest. Lieutenant Delroche ?
— Oui ! Je suis le commandant Delroche.
— Excusez-moi, mes informations n’étaient pas à jour, commandant.
— Pas de soucis, je n’ai pas fait paraître une annonce officielle… répondit Delroche en riant.
Depuis la nuit des temps, les rapports entre les gendarmes et les policiers sont plus ou moins conflictuels. « Je t’aime moi non plus ». Bref, le pandore et le barbouze faisaient connaissance.
— Delroche, j’ai besoin de vos lumières dans le cadre d’une enquête. Le commandant Brubeck, auquel je devais avoir affaire, est à la retraite. Je n’ai pas eu ses coordonnées donc, je m’adresse à vous.
— Dites voir !
— Connaissez-vous l’amiral Kemener ?
— Oh que oui ! Ce mec est comme les bulles de savon, il vous éclate à la figure et disparaît.
— Vous ne croyez pas si bien dire, Delroche. Il est mort.
— Comment ?
— Selon l’expert de la médecine légale, empoisonné au Polonium.
— Putain, ça sent la grosse embrouille.
— Ouais ! Que pourriez-vous me dire à son sujet ?
— Avant toute chose, avez-vous eu accès au dossier : Behörde ?
— Non ! Par contre, cette référence est mentionnée dans le fichier (TAJ).
— OK ! Effectivement, les rapports des antécédents judiciaires sont minces et peu détaillés. Le pacha était impliqué dans une énorme magouille politico-financière, dans la vente d’armes à des pays tiers, sous embargos. Mais voilà, ce haut personnage n’a jamais pu être inquiété. Il était libre, protégé des Dieux. Encore aujourd’hui, nous ignorons qui étaient ses protecteurs. Sa copine a morflé pour lui en prenant 10 ans de réclusion.
— Qui était-ce ? interrogea Lafforgue.
— Caroline Duplessy ! Intéressez-vous aux médias qui suivent l’affaire, vous serez très bien informé.
— J’y regarderai de plus près.
— Lafforgue, le Polonium en lui-même, c’est la signature des mafieux russes. Ils sont très impliqués dans tous les assassinats de cette tentaculaire et machiavélique organisation secrète. Nos collègues allemands en ont fait les frais, comme nous d’ailleurs. Parlez-en au juge Gentil. Il siège ordinairement au tribunal de grande instance de Strasbourg. Il vous dira ce qu’il en pense. Il est toujours chargé d’instruire ce dossier qui n’est pas clos. Je vous communique ses coordonnées par SMS. Pour info, ne vous fiez pas au nouveau directeur d’enquête Labrousse, ce mec est un vendu, aux ordres des puissants. Il a été nommé pour arrondir les angles, si vous voyez ce que je veux dire.
— Parfaitement Delroche ! Cela ne m’étonne pas. J’ai eu le sentiment que le fichier concernant Kemener avait été revisité. Beaucoup de phrases incomplètes. La gomme a dû bien fonctionner.
— Bien, merci pour les infos, le cas échéant je vous rappellerai. Vous êtes dorénavant rattaché à la sous-direction de l’antiterrorisme, je me trompe ?
— Non ! Mais cela ne m’empêche pas de suivre de loin ce lourd dossier.
— Très bien ! Nous nous rappellerons, répondit le pandore.
Delroche était arrivé à la porte de son immeuble quand ils eurent raccroché. Il ne pouvait pas s’ôter de l’idée que tous les témoins gênants allaient être éliminés, même au plus haut niveau. Il fallait absolument qu’il retrouve, Attila Aulevant, l’ancien légionnaire. Volontairement, il ne l’avait pas cité dans son échange avec Lafforgue. Ce dernier devait ignorer son existence. C’est au moment de pénétrer dans son appartement qu’il se souvint d’appeler Angélique Bellantrade. À cette heure-ci, elle devait être chez elle. Il posa ses clés, enleva ses pompes, se versa un verre de Bourbon puis s’assit sur le sofa. Il but une gorgée de l’élixir en fermant les paupières. Pendant un court instant, le temps mourut. Le liquide sirupeux roula dans sa bouche tout en réchauffant son âme. Il expira un grand coup, prit son téléphone entre ses doigts, posa son verre et se mit à réfléchir avant d’agir. Il devait lui dire la vérité. Il n’était plus chargé de l’enquête. Il composa le numéro, se mit sur haut-parleur. Une voix de femme se fit entendre.
— Mme Bellantrade ?
— Oui !
— Commandant Delroche ! Excusez-moi de vous déranger, il est tard. Vous souvenez-vous de moi ?
— Comment pourrais-je vous avoir oublié ? Dites-moi, si ma mémoire est bonne, vous étiez lieutenant ? Vous avez pris du galon ?
— J’en ai bien peur, madame. Je me permets de vous appeler sur les conseils de mon ancien patron, le commandant Brubeck. Il a été mis à la retraite anticipée.
— Ah ! Il ne m’avait pas paru en âge, pourtant ?
— Non, mais des soucis de santé l’y ont contraint.
— J’espère que ce n’est pas trop grave. J’ai gardé un excellent souvenir de nos échanges.