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À la suite du décès de leur chef de famille, les Jeannin s’installent dans un quartier défavorisé de Paris. Quelque temps après, à la mort soudaine de leur mère, due à un accident de travail, Augustine, la fille aînée, trouve réconfort dans les bras du fils de ses employeurs. Quant à Charles, le cadet, il disparaît dans les rues pour rejoindre une bande d’Apaches. Il grandit alors au sein du groupe, participant à leurs activités criminelles jusqu’à en devenir le leader. Quel destin attend les jeunes Jeannin dans le tourbillon de la vie urbaine parisienne de la Belle Époque ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après la publication de son livre "Nouvelles vies pour nouveau monde en 2020" au Lys Bleu Éditions,
Emmanuel Beggi revient avec un autre roman captivant. Cette fois, il nous plonge dans l’univers palpitant des Apaches de la Belle Époque, mêlant savamment faits historiques et fiction pour nous entraîner dans cette ère fascinante.
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Emmanuel Beggi
Sur les pavés
Une histoire d’Apaches
Roman
© Lys Bleu Éditions – Emmanuel Beggi
ISBN : 979-10-422-2880-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Été 1903. Anne-Marie, jeune veuve dans la quarantaine, descendait du train qui l’avait emmenée de Villandry, petit village des faubourgs de Tours, à Paris. Tenant de sa main droite la porte du wagon, elle hésita un court moment à descendre. Ses cheveux châtains, où quelques blancs commençaient à apparaître, héritage de l’âge et des soucis qu’elle avait connus, étaient tirés en arrière. Ils surplombaient de magnifiques yeux vert clair qui observaient avec vivacité la foule qui circulait sur le quai. Pour se donner du courage, elle prit une grande inspiration, avant d’enfin oser se lancer. D’un pas mal assuré, elle commença à descendre du train. Si triste, dans sa longue robe noire, les cheveux mal dissimulés sous une petite coiffe assortie, elle tenait d’une main une valise en carton, et de l’autre un sac en toile de jute, noué avec un morceau de ficelle. Elle incarnait toute la misère des campagnes françaises de l’époque.
Sur le quai, elle jeta un bref coup d’œil autour d’elle. Un monde étonnant fourmillait dans cette immense gare Montparnasse, sous la verrière crasseuse et noircie par la fumée des locomotives. Des porteurs, sacs ou valises sur les épaules, invectivaient les voyageurs trop lents, tandis que des employés des lignes de chemin de fer apostrophaient les chefs de quais depuis leurs trains. Des militaires en permission ou en transfert se saluaient, tandis que cette vague humaine se dirigeait vers la sortie. Dans ce flot incessant, on distinguait sans difficulté les immigrants de la campagne, qui espéraient par cet exode vers la capitale française, atteindre une vie meilleure.
Comme eux, Anne-Marie avait tout laissé derrière elle. Pourtant il y a peu de temps, la vie semblait lui sourire. Issue d’une famille de fermiers qui avaient su correctement exploiter leur ferme, elle n’avait manqué de rien étant enfant. Plus tard, elle avait épousé Joseph, un homme aimant et courageux, bien que d’une condition légèrement plus pauvre, et avec qui elle avait deux beaux enfants : Augustine, une jolie jeune fille de seize ans et Charles, leur fils qui aujourd’hui en avait quatorze. Leur mère s’estimait chanceuse, car, contrairement à la majorité des familles à cette époque, tous ses enfants avaient survécu à leur enfance. Laboureurs avec son époux, ils louaient une charmante petite ferme sur les hauteurs de Villandry, à quelques distances de la Loire, dans les faubourgs de Tours. Les enfants avaient obtenu tous deux leurs certificats d’études sans difficulté et aidaient maintenant leurs parents dans l’exploitation, en attendant l’âge d’un bon mariage, synonyme de bel avenir pour leur Augustine, et de l’héritage de la ferme pour Charles.
Malgré l’austérité de leur condition et la dureté de leur travail, la vie était belle pour la famille Jeannin. Mais tout changea ce funeste jour de septembre 1900. Joseph, braconnier à ses heures perdues, comme la plupart des paysans du pays, fut abattu par un riche propriétaire des environs, alors qu’il posait des pièges sur les terres de celui-ci. Au malheur de la disparition se greffa le verdict d’un procès à charge, puisque l’assassin du père de famille s’en sortit sans aucune condamnation, les jurés estimant qu’il n’avait fait que défendre ses biens face à une tentative de pillage.
Cette parodie de justice contraignit la famille Jeannin pétrie de chagrin à vivre dans la honte. Durant la période de tentative de réhabilitation par son épouse Anne-Marie, leurs proches et amis leur apportèrent un soutien sans faille. Mais les autorités se refusant à donner une suite favorable, Joseph finit par être considéré petit à petit, comme un brigand et les autres villageois commencèrent à observer d’un œil mauvais cette famille de condamnés. Le silence et l’ignorance prévalaient donc vis-à-vis d’eux, dans cette France rurale qui commençait tout juste à sortir du moyen âge pour entrer dans l’air moderne.
Peu importait la demande, peu importait la raison, la morale de l’époque interdisait à quiconque, excepté quelques amis fidèles, d’aider Anne-Marie ou ses enfants. D’ailleurs régulièrement, Charles revenait à la ferme, les vêtements déchirés, saignant du nez et les lèvres tuméfiées, simplement parce qu’il voulait défendre l’honneur de son père face aux garnements qu’il croisait lors des foires ou des bals.
Mais petit à petit, même les amis les plus proches finirent par leur tourner le dos, même si certains, avec discrétion, leur apportaient de temps à autre un peu d’aide lors des travaux difficiles. Un souci supplémentaire à la disparition de Joseph alourdissait la tristesse permanente dans laquelle vivaient Anne-Marie et ses enfants. Tous trois ne parvenaient pas à exploiter correctement la ferme. Bien qu’intelligent et fort pour son âge, Charles ne possédait pas toutes les connaissances de son père, utiles à la gestion d’une exploitation agricole, et il lui manquait encore la force physique d’un adulte pour pouvoir assurer tous les travaux. De plus, la famille ne pouvait pas demander d’aide aux voisins, comme cela se faisait habituellement. Alors les rentrées financières se tarirent et les créanciers finirent par venir réclamer le payement de leurs dettes directement à la ferme.
Consciente du gouffre financier dans lequel ils s’enfonçaient un peu plus chaque jour, Anne-Marie, après une longue et douloureuse réflexion, décida d’abandonner l’exploitation agricole et de partir vivre à Paris avec ses enfants. D’autres avant eux avaient déjà fait ce chemin, et personne n’était jamais revenu, ce qui pouvait laisser croire à des esprits simples que la vie là-bas était plus facile qu’à la ferme. Après de longues discussions, le soir avec ses enfants et surtout avec monsieur Lebrac, le maire du village qui, conscient de leur situation, mais aussi de l’intérêt qu’il pourrait tirer lors des prochaines élections de l’éloignement de cette famille non grata loin de ses administrés, avait choisi de les aider. La mère de famille avait pris sa décision, puisqu’aucun avenir n’était envisageable ici pour ses enfants. Qui souhaiterait marier son fils ou sa fille aux enfants d’un brigand, mort en réalisant ses forfaits ? Quitter Villandry était la seule solution, mais leurs finances ne leur permettant pas de louer une ferme dans un autre village, seul le travail à la ville pouvait être envisageable.
Sur le quai, repensant brièvement à cette vie qu’elle laissait derrière elle, Anne-Marie éprouva doutes et inquiétudes sur l’avenir que lui réservait la grande ville. Pourtant, malgré cela, et bien que toujours en deuil, elle ne savait comment définir cette sensation qu’elle ressentait au fond d’elle. Avoir laissé Villandry et tous ses problèmes derrière elle la soulageait malgré tout énormément. Bizarrement, bien qu’incertaine de l’avenir, elle pouvait presque se sentir bien.
Elle observait encore la verrière de la gare, quand une voix de jeune fille résonna derrière elle :
— Maman, pouvons-nous descendre ?
Lentement elle se tourna vers sa fille qui attendait derrière elle pour pouvoir passer, une petite valise à la main. Elle lui jeta un regard tendre, puis fit un pas de côté afin de la laisser accéder au quai à son tour.
Âgée de seize ans, les yeux noisette avec de magnifiques cheveux châtains, Augustine était une très jolie jeune fille. D’une beauté prometteuse, bien qu’encore un peu fluette et manquant légèrement de formes, elle faisait déjà tourner la tête des garçons à Villandry. Très souvent sollicitée pour aller danser et s’amuser au bal, son père et sa mère s’étaient toujours opposés à la laisser sortir seule, sachant trop bien ce que pouvaient espérer les garçons. Mais comme tous les jeunes gens de son âge, elle ne croyait pas ses parents, pensant que tous étaient des amis appréciant sa compagnie et faisant les idiots avec elle par nature.
Ce ne fut qu’après la mort de son père qu’Augustine prit conscience de la réalité des choses. Les regards de ses camarades, jusqu’ici tendres et rêveurs, étaient subitement devenus plus sombres, presque dérangeants. La gentillesse des premières rencontres, essentielle pour pouvoir séduire, avait laissé place à une espèce de décontraction malsaine. Plusieurs fois, Augustine s’était fait toucher les fesses ou la poitrine par certains garçons ne montrant plus aucune retenue. Comme si le fait qu’elle fut, malgré elle, la fille d’un brigand, leur donnait le droit de la malmener.
Cette situation dura jusqu’à ce qu’elle en gifle deux qui l’avaient suivie dans une ruelle du village, tout en lui servant des réflexions salaces. Surpris par les gifles qu’ils venaient de recevoir, les deux garnements serrèrent les poings pour répondre, quand leur regard croisa celui du curé qui sortait à l’instant d’une maison où il venait de donner l’extrême-onction. Paniqués à l’idée que leur comportement puisse être connu, surtout de leurs parents, les deux gredins disparurent aussitôt en courant. Mais le mal était fait et le souvenir resta vivace un long moment chez la malheureuse jeune fille.
Plutôt coquette, malgré le style de vie généralement austère qu’elle avait mené jusqu’ici, Augustine était des trois membres de sa famille, la plus heureuse de venir vivre à la ville. Elle pensait qu’ainsi, elle pourrait être à la pointe de l’élégance et suivre toutes les tendances vestimentaires du moment. Émerveillée par le grandiose qu’offrait la verrière de la gare Montparnasse, elle l’observa un long moment en silence. Tous ces bruits, ce tumulte de va-et-vient la rendait heureuse. Ici elle se sentait vivante, enfin ! Elle allait pouvoir quitter le travail de la terre et remplacer ses habituels sabots par de jolies chaussures en cuir.
— Attention, lança une voix de jeune garçon derrière elle.
S’écartant rapidement de la descente du train, la jeune fille aperçut un sac en toile volant par-dessus son épaule, qui s’écrasa sur le quai. C’était Charles, son frère qui, poussé par les autres voyageurs agacés par le temps que la famille prenait pour descendre, s’empressait de jeter les dernières affaires sur le quai. Attrapant les deux valises, il sauta prestement sur le béton et regroupa sacs, valises et baluchons le long du wagon. Il leva ensuite les yeux et observa autour de lui.
À l’inverse de sa sœur, il ressentait exactement la même sensation que sa mère, mélange d’inquiétude de ce qu’ils allaient devenir dans cette gigantesque cité et de soulagement d’avoir laissé derrière lui tous ses problèmes. Car lui aussi avait été victime du comportement de la population de Villandry. Sans même savoir pourquoi, les autres jeunes garçons s’amusaient à lui mener la vie dure. Les bagarres étaient devenues monnaie courante, et par essence jamais équitables. Contraint de devoir se défendre, Charles était pourtant un jeune garçon d’une forte sensibilité et n’aimant pas la bagarre.
C’était l’éducation que lui avait donné son père, qui pensait que la violence n’avait aucune utilité, car elle ne suivait aucun but précis. Elle n’était pour lui qu’une preuve de l’absence de réflexion ou de peur chez ceux qui s’en servaient. Bien qu’il insista sur le principe de toujours se défendre et se faire respecter. Aussi, lorsque l’on s’attaquait à lui, Charles n’hésitait pas à répondre. Comme ce soir de printemps où en rentrant du village après être allé chercher chez le charron, un lourd madrier de bois pour réparer l’attelage leur permettant de travailler la terre, il se retrouva au détour d’un virage, nez à nez avec les trois frères Michelier qui l’attendaient assis sur le talus. Comprenant immédiatement le but de leur présence, Charles anticipa leur action sans leur laisser le temps de parler. De toutes ses forces, il leur jeta en pleine poitrine la lourde pièce de bois qu’il maintenait jusque-là sur son épaule.
L’aîné des frères se retrouvant projeté au sol, fut couché sous le madrier, et tandis que le deuxième faisait un saut de côté pour éviter le projectile, Charles en profita pour se ruer sur le troisième qui regardait passer le projectile. D’un colossal direct, il le coucha. Se tournant vers le second, qui reprenait à peine son équilibre, il l’abattit d’un crochet à la tempe. Puis il s’agenouilla rapidement sur le torse de l’aîné toujours sous le madrier et lui décocha, avant qu’il ne puisse se relever, un violent coup de poing, qui lui brisa aussitôt le nez. Les trois malfrats hors-jeu et geignant à terre, il ramassa en silence le madrier qu’il hissa sur son épaule et reprit son chemin en direction de la ferme, sans perdre de temps, se gardant bien de raconter à sa mère ou à sa sœur ce qui lui était arrivé en chemin.
Au petit jour, le soleil se levait à peine, quand des coups répétés à la porte sortirent Anne-Marie et ses enfants de leur sommeil. Après avoir enfilé une couverture par-dessus sa chemise de nuit, la mère se dirigea vers la fenêtre de la chambre où toute la famille dormait, passant devant Augustine et Charles qui, assis sur leur lit, l’observaient en silence. Elle ouvrit la fenêtre et poussa sur le volet. Dans un grincement, la lumière entra dans la pièce et Anne-Marie se pencha à l’extérieur où elle aperçut le père des frères Michelier, Mathurin.
— Que veux-tu à cette heure Mathurin ? lui demanda-t-elle.
Levant la tête vers la fenêtre, le cinquantenaire cria en tendant le poing dans sa direction.
— Ton fils ! Il a abîmé mes trois garçons hier soir. On n’a pas idée de faire une chose pareille. C’est bien le fils de son père, celui-là. Un vaut-rien !
Tournant la tête en direction de Charles qui, à peine réveillé et en pyjama, baissait les yeux, Anne-Marie fit la moue. Elle connaissait son garçon et savait qu’il ne se battait pas de manière gratuite. Reprenant sa place à la fenêtre, elle lança alors au père Michelier :
— Tes trois garçons ? Tu te moques de moi ? Mon fils seul face à eux trois et en plus tu viens te plaindre chez moi. T’as pas honte, dis ?
Désarçonné par cette réaction à laquelle il ne s’attendait pas, le père Michelier resta muet. D’un air un brin moqueur, Anne-Marie ajouta :
— Tu ferais mieux de leur apprendre à bien se comporter plutôt que de venir les défendre ici.
Puis d’un geste sec, elle referma le volet. Ce jour-là, Anne-Marie avait disputé Charles par principe, mais le cœur n’y était pas. Elle savait très bien que le jugement rendu contre feu son époux, poussait certains à se croire dans leur bon droit vis-à-vis d’eux, peu importait la raison, même lorsqu’ils étaient les agresseurs.
Mais ces mauvais moments n’étaient maintenant plus que des souvenirs, loin derrière eux. Tous les trois sur le quai, ils saisirent leurs effets et suivirent la foule qui quittait les lieux. Cette marée humaine était si dense qu’ils éprouvaient des difficultés à rester groupés et étaient contraints de s’appeler pour ne pas se retrouver isolés. Anne-Marie marchait en tête, suivie de près par Augustine un peu malmenée par ce flot auquel elle n’était pas habituée. Charles fermait la marche, portant la majorité des paquets.
Parvenus sur le parvis de la gare, Anne-Marie avisa un bistrot indiquant être également relais de téléphone et annonça à ses enfants :
— Allons là-bas, je dois téléphoner.
Face à la devanture, elle leur dit :
— Attendez-moi là, ce ne sera pas long.
Anne-Marie, épuisée par le voyage, entra dans le café situé sur la rue de l’arrivée et demanda si elle pouvait téléphoner, pendant que ses enfants, assis sur les valises dans la rue, n’en finissaient pas de découvrir l’ambiance de la capitale. Rien de ce qu’ils voyaient défiler devant leurs yeux ne ressemblait à ce qu’ils avaient vécu jusqu’ici. Les immeubles étaient hauts et serrés, le sol était partout fait de pavés au milieu desquels de longs rails servaient de route aux tramways vrombissants. Des calèches allaient et venaient, les passants paraissaient tous aussi pressés les uns que les autres, et affichaient pour certains de magnifiques vêtements. Les hommes portaient presque tous des costumes sombres parfaitement taillés, tandis que les femmes resplendissaient dans leurs longues robes confectionnées de toutes sortes de tissus et de couleurs. Les quelques passants moins bien habillés étaient souvent les fonctionnaires en uniformes : postiers, policiers, égoutiers… Les deux enfants n’en finissaient pas d’observer ce monde totalement inédit et c’est le sourire aux lèvres qu’ils attendirent le retour de leur mère.
À l’intérieur du café, Anne-Marie décrocha le combiné et demanda à la standardiste de lui passer un numéro à Ménilmontant. Quelques instants plus tard, à l’autre bout du fil, une femme à la voix désagréable décrocha.
— Bonjour, je suis Anne-Marie Jeannin et je souhaite parler à Madame Martin.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— C’est Monsieur Lebrac, le maire de Villandry, qui m’a dit de vous contacter. C’est au sujet d’un logement pour moi et mes enfants.
— Oui, je suis au courant. Retrouvez-moi six rue de la Mare pour dix-sept heures. Ne soyez pas en retard.
— Très bien, mais comment vous reconnaîtrai-je ?
— C’est moi qui vous reconnaîtrai.
Puis la communication fut brutalement coupée. Un peu surprise de la teneur de leurs échanges et de la rapidité avec laquelle tout cela s’était passé, Anne-Marie rajusta sa coiffe et sortit de la cabine. Longeant le comptoir, elle demanda au tenancier, un homme d’une cinquantaine d’années avec une grosse moustache blanche, le prix de la communication :
— Dix centimes.
— Tenez, répondit-elle en sortant une petite pièce de son porte-monnaie.
— Vous venez d’arriver à Paris vous, ou je me trompe ? dit-il avec un fort accent parisien.
— Oui.
— Seule avec vos deux petits qui sont dehors ?
— En effet.
— Et votre mari, il n’est pas venu avec vous ?
Un peu désarçonnée par l’évocation de son défunt mari, Anne-Marie rangea le porte-monnaie dans son sac et se dirigea vers la sortie sans répondre à cette question, se contentant d’un poli :
— Merci Monsieur. Au revoir.
La regardant fermer la porte derrière elle, le tenancier pensa à haute voix.
— Encore une malheureuse qui espère trouver un avenir ici. Pauvres gens !
Marchant dans la rue avec ses enfants, Anne-Marie se dirigea comme convenu vers la rue de la Mare, demandant leur chemin à différents passants. Jusqu’à emprunter finalement, sur le conseil d’un kiosquier, un omnibus à cheval qui les mena de Montparnasse à la place de la République. Là, ils descendirent et reprirent leur marche en direction de Ménilmontant. Chemin faisant, ils croisèrent de nombreux travailleurs qui semblaient tous plus ou moins heureux de leur sort. Les enfants ne s’en rendaient pas vraiment compte, mais cette vision rassurait quelque peu Anne-Marie.
Pourtant, petit à petit, l’ambiance changeait à mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination. Les bâtiments semblaient de plus en plus délabrés, les personnes qu’ils croisaient paraissant plus pauvres, voire sans le sou. Des hommes seuls, débraillés et assis à même le trottoir les observaient avec une lueur malsaine dans le regard ou étaient perdus dans leurs songes. Très gênés, Anne-Marie et ses enfants poursuivirent néanmoins leur chemin.
Après un long moment de marche tout en portant leurs sacs et valises, ils parvinrent enfin, exténués, à l’adresse indiquée. S’installant sur leurs valises déposées sur les pavés déformés et sales, tous les trois attendirent l’arrivée de cette fameuse Madame Martin. Puisqu’ils avaient un peu de temps, ils observèrent autour d’eux. Le quartier était, on ne peut plus dégoûtant. Du crottin de cheval plein les rues, des détritus dans les recoins, les façades des immeubles noires et abîmées. Rien de ce qu’ils pouvaient voir ne les rassurait, et l’envie de prendre leurs jambes à leur cou commençait à les gagner. Mais après un tel voyage, ils étaient bien trop fatigués pour faire le moindre effort supplémentaire. Et puis pour aller où après tout ?
Au bout de quelques minutes, arriva devant eux une grande femme, maigre, le visage osseux, évoluant avec des gestes assez masculins. Elle avait les cheveux gris, attachés derrière la tête en un vilain chignon et portait un chemisier blanc sur une jupe grise, sur laquelle trônait un tablier bleu nuit. Sans un regard ni un sourire pour les enfants, elle lança sèchement à leur mère :
— Anne-Marie Jeannin ?
— Oui.
— Suivez-moi !
Sans attendre, la vieille femme s’élança dans les rues nauséabondes du quartier. Durant dix minutes elle descendit à vive allure ces rues en pente en entraînant Anne-Marie et ses enfants, avant de s’arrêter devant le numéro vingt-neuf de l’une d’elles.
La rejoignant à grand-peine, exténués, les pieds endoloris et les bras chargés, les trois membres de la famille Jeannin se postèrent à ses côtés et observèrent le bâtiment. Ce qu’ils découvrirent les attrista. L’immeuble était vétuste. D’une couleur jaunâtre, il était taché d’une crasse noire qui s’écoulait le long des murs. Il manquait des lattes de bois à tous les volets, quand ces derniers n’étaient pas tout simplement absents.
Répugnés par ce qu’ils voyaient, les trois membres de la famille se regardèrent écœurés. Sans attendre plus longtemps, la logeuse introduisit la clé dans la porte et dit simplement :
— C’est là.
S’engouffrant dans un hall on ne peut plus sombre, Anne-Marie capta le regard inquiet de ses enfants.
— Allez les enfants, suivez la dame, dit-elle pour les faire avancer et tenter de les rassurer.
Augustine regarda son frère avec anxiété. Se secouant, ils attrapèrent leurs sacs et grimpèrent les deux marches du perron. Anne-Marie les suivit, lasse.
L’intérieur de l’immeuble était sale et abîmé. Une malheureuse ampoule éclairait, on se demandait bien comment, le long couloir d’un fil de lumière pâle. Après quelques mètres dans ce couloir, une odeur d’humidité saisit tout le monde à la gorge. Les murs, qui avaient dû à une certaine époque être de couleur blanche, étaient maintenant d’un gris sale, probablement dû à son ancienneté et à la poussière accumulée depuis des décennies. Sur tout un pan, des coulures marron d’on ne sait quel liquide descendaient du plafond jusqu’au sol. Au bout de ce couloir d’environ cinq ou six mètres, Madame Martin, la logeuse, grimpa un escalier serré et peu engageant. Sur plusieurs marches, il manquait des morceaux de parquet, permettant d’observer dans l’ouverture ainsi créée une montagne de détritus entassés. Aucun des Jeannin n’osa s’aider de la rambarde pour gravir cet escalier, tant celle-ci était couverte de crasse.
Durant l’ascension, la logeuse lança sèchement sans même se retourner :
— C’est au troisième.
Une fois les étages gravis, ils arrivèrent face à une porte crasseuse, sur un palier minuscule et poussiéreux. La vieille femme sortit une nouvelle clé de la poche de sa jupe et l’introduisit dans la serrure. Inquiète de ce qu’elle allait découvrir, Anne-Marie jeta un regard à ses enfants qui semblaient pétrifiés à l’idée d’habiter ici. D’un timide sourire, elle chercha à les rassurer, mais savait que cela ne suffirait pas. Madame Martin poussa la porte et s’effaça pour laisser passer Anne-Marie qui s’engouffra dans le logement.
La vision de ce qu’elle découvrit la désappointa. Une odeur pestilentielle de renfermé la saisit. Les volets, ou ce qu’il en restait étaient tirés, mais laissaient passer une lumière blafarde rendant l’atmosphère glauque. Lentement, la mère de famille observa le reste de la pièce.
Le logement ne se composait que d’une seule pièce mansardée, au milieu de laquelle trônait un vieux lit en fer tordu, sur lequel un matelas était replié en deux. Ce qui avait dû être une tapisserie se décollait des murs par lambeaux entiers. Dans un coin, elle aperçut un lavabo au fond duquel un dépôt sec apparaissait, l’eau avait dû s’en évaporer. Se tournant de l’autre côté de la pièce, elle distingua un fourneau datant au moins du Premier Empire, si ce n’était d’avant, totalement rouillé et minuscule, et dont l’un des pieds, cassé, était calé à l’aide d’un pavé. À ses côtés se tenait une table minuscule en bois, collée contre le mur et sous laquelle une chaise complètement désempaillée était glissée.
Anne-Marie hésita un instant, puis se retourna vers la logeuse. Elle ne voulait pas vivre ici, mais elle savait aussi qu’elle ne pourrait trouver mieux, du moins pour l’instant. Elle n’avait pas encore de travail et le peu d’économie qui lui restait ne leur permettrait pas de subvenir à leurs besoins plus de quelques semaines. Complètement abattue, elle fixa la vieille femme d’un regard dépité et se résigna à demander :
— Combien en voulez-vous ?
— Vingt francs par mois et deux mois payés d’avance.
Effarée du prix demandé, Anne-Marie rétorqua :
— Vingt francs ! Mais cela ne les vaut pas, s’écria-t-elle.
Agacée par cette réplique à laquelle elle était certainement habituée, la vieille femme qui commençait à s’impatienter, leva brutalement le plat de la main pour la stopper dans son élan et lui répondit :
— Houla, ma petite dame, si ça vous convient pas, vous déguerpissez aussi sec. J’ai dix personnes derrière qui sont prêtes à payer le double immédiatement. Je ne vous fais passer en priorité que pour faire plaisir à Lebrac. Mais si vous préférez, y a la zone à quelques kilomètres. Ça doit être moins cher.
— La zone ? interrogea Anne-Marie.
La vieille femme leva les yeux au ciel, saisissant que son interlocutrice, originaire de la campagne, ne savait pas ce dont il s’agissait, ce qui enlevait tout le poids de son argument. Magnanime, elle précisa :
— C’est le bidonville qui ceinture la ville !
Marquant l’arrêt, elle observa la réaction d’Anne-Marie avant d’ajouter d’un ton plus calme, mais toujours autoritaire :
— Donc vous prenez ou vous partez sans me faire perdre plus de temps.
Désarçonnée par la virulence avec laquelle cette femme venait de lui répondre, et sachant très bien qu’elle ne pouvait pas dormir dans la rue avec ses enfants, Anne-Marie lança à ces derniers un regard empli de tristesse. Un pâle sourire se dessina sur son visage, essayant de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Se tournant vers Madame Martin, elle lui dit :
— C’est bon.
— Parfait. Donnez-moi les quarante francs de suite et je vous laisse vous installer.
Sortant son porte-monnaie de son sac, Anne-Marie prit le peu qu’il lui restait et les tendit à la logeuse.
— Bien, fit-elle en saisissant les billets. Et attention, je ne fais pas crédit. Si vous payez plus, vous restez plus, compris ?
À peine sa phrase terminée, elle tourna les talons et partit sans un mot de plus ni un regard pour les enfants, restés sur le pas de la porte. Les deux jeunes gens s’effacèrent alors rapidement pour ne pas être bousculés par cette vieille femme acariâtre, pressée de quitter les lieux une fois son argent empoché.
Toujours sur le palier, Charles l’observa descendre les escaliers dans la pénombre. Puis il se retourna vers l’appartement et vit sa mère à l’intérieur qui les regardait avec un sourire qui, malgré toute la volonté dont elle faisait preuve, n’arrivait pas à les convaincre. Elle leur fit alors signe d’entrer. Augustine prit les devants et attrapa la main de son petit frère afin de rejoindre leur mère qui les attendait les bras ouverts. Ils déposèrent leurs sacs et valises à l’intérieur et vinrent alors se blottir contre elle. D’une voix douce, Anne-Marie leur murmura dans le creux de l’oreille, les yeux embués de larmes :
— Ça va aller les enfants. Ça va aller.
Un vent d’automne froid et glacial soufflait en ce lundi matin du mois de novembre, annonçant l’arrivée prochaine de l’hiver. Anne-Marie tremblante était dehors, debout, immobile, enveloppée dans un long manteau pas assez épais pour la saison. Elle patientait depuis un moment dans une file d’attente de femmes qui cherchaient du travail comme ouvrière dans une usine. Celle pour laquelle elles patientaient toutes à cet instant, fabriquait des pinceaux.
C’était la deuxième entreprise où elle tentait sa chance ce jour-là. Voilà plusieurs jours qu’elle enchaînait les échecs. À chaque fois qu’elle avait dû essuyer un refus, elle n’était soit pas qualifiée, soit toutes les places étaient prises. À croire qu’il y avait trop de travailleurs pour un déficit de travail à Paris. On était bien loin du paradis dont parlaient les habitants de province qui évoquaient leur prochaine venue dans la capitale pour y trouver une vie meilleure. Tout y était sale, froid et dangereux. Anne-Marie observait discrètement les mains des travailleuses dans la file d’attente. Beaucoup avaient été blessées et leurs phalanges étaient souvent couvertes de cicatrices. Il manquait même des doigts à certaines, leurs mains ayant probablement été happées par des machines sur lesquelles elles travaillaient. Les discussions autour d’elle dans la file évoquaient régulièrement de graves blessures, voire des accidents mortels dans ces usines de misère.
Qu’il faisait froid et humide dans cette cour d’usine de l’Est parisien ! D’environ dix mètres par cinq, on y accédait d’un côté par une gigantesque grille où se tenait un gardien. L’autre côté de l’usine se composait d’un grand hangar fermé, fait de murs en briques rouges sur lesquels reposait une grande verrière poussiéreuse. Sous celle-ci, le bruit strident de machines-outils en fonctionnement résonnait. Une petite porte en fer, seul point de passage, donnait accès à l’intérieur du hangar. À côté un petit escalier d’une dizaine de marches donnait accès à une grande porte en bois. Cette dernière desservait les bureaux de l’usine.
Anne-Marie observait discrètement ses voisines. De nombreuses femmes qui l’entouraient paraissaient fatiguées et en mauvaise santé. Pâles, l’air très amaigries et souffrantes, elles patientaient en silence. Certaines s’épiaient discrètement, tandis que d’autres avaient le regard perdu dans le lointain.
À l’autre bout de la file se trouvait une petite table derrière laquelle était installé un homme. La cinquantaine, cheveux grisonnants, barbe de plusieurs jours et léger embonpoint, il s’adressait à toutes ces malheureuses sans même lever les yeux vers elles. Caché sous sa casquette, il répétait inlassablement les mêmes mots : « Ton nom, ton âge. Tu sais faire quoi ? » Si la réponse lui convenait, il enchaînait :
— Le salaire est de deux francs cinquante par jour. Début de journée à sept heures. Si ça te convient, tu signes ici. Si tu ne sais pas écrire, tu fais une croix.
Dans le cas contraire, le retour était cinglant. Tendant simplement le bras en direction du portail de l’usine, il lançait d’une voix forte et directe « Non. Suivante ! », les éliminées devant partir aussitôt. Certaines pleuraient, n’ayant certainement plus d’espoir de nourrir leur famille, d’autres ronchonnaient, mais la plupart ne semblaient même pas touchées par ce qui venait de se produire, comme blasées de ces successions de refus.
Cela faisait près d’une demi-heure qu’Anne-Marie attendait debout, craignant que tous les postes ne soient pourvus avant son tour. Tapant du pied et soufflant dans le creux de ses mains pour essayer de les réchauffer, elle écoutait avec inquiétude, la discussion que tenaient deux femmes derrière elle.
— C’est la septième usine qu’je fais en trois jours, annonçait la première.
— Moi la cinquième, répliqua la seconde. Ça va plus.
— Tu crois qu’y a une chance pour qu’ici y ait de la place ?
— J’en sais rien, mais ça devient de plus en plus difficile de trouver où gagner son pain.
Peu rassurée par ces propos, Anne-Marie ne se retourna pas et continua de frotter ses doigts engourdis par le froid. Au bout d’un moment, qui sembla durer une éternité, la mère de famille arriva face à cette inquiétante table. De l’autre côté, face à elle, le contremaître. Le regard plongé sur ses papiers, il lui demanda :
— Ton nom, ton âge.
— Anne-Marie Jeannin, trente-huit ans.
— T’sais faire quoi ?
— Tout.
Surpris d’une réponse aussi évasive, le contremaître leva les yeux vers la jeune femme. S’appuyant au dos de sa chaise, il lança, d’un air goguenard :
— C’est pas une réponse ça. Mais encore ?
Inquiète sur la tournure que prenait la discussion, Anne-Marie se retrouva déstabilisée. Qu’est-ce que ce contremaître avait envie d’entendre ? Prenant appui sur ses coudes, en se pinçant la mâchoire avec ses deux pouces, l’homme l’interrogea de nouveau :
— Faisons plus simple. Qu’est-ce que tu faisais auparavant ?
Certaine que sa réponse ne conviendrait pas, mais incapable d’inventer un autre métier sur lequel elle se ferait obligatoirement piéger à la première question, elle répondit avec honnêteté :
— J’étais cultivatrice, près de Tours.
L’homme dodelina de la tête. Un léger sourire aux lèvres, il réagit :
— De Tours. Tiens donc. Je viens de Pernay.
Affichant un sourire forcé, Anne-Marie répondit :
— Je connais. C’était pas loin de chez nous.
La dévisageant, l’homme se pinça les lèvres et répéta d’un air las :
— Cultivatrice.
Peu surpris par une réponse qu’il avait l’habitude d’entendre depuis quelques années, tellement l’exode rural semblait s’accentuer, l’homme se réadossa à sa chaise. Puis faisant une moue, il tendit la main pour l’écarter, ne pouvant se permettre l’embauche d’une ouvrière non qualifiée, même si elle était originaire de la même région que lui.
Voyant son geste s’amorcer, Anne-Marie se jeta en avant sur la table avant qu’il n’ait le temps de prononcer sa sentence, synonyme pour elle de malheur. D’un geste vif, elle lui saisit alors la main et lui lança son regard plein de larmes :
— Je vous en supplie, j’ai deux enfants à nourrir et je suis veuve. J’ai besoin de ce travail. Je vous promets que vous n’aurez pas à vous plaindre de moi. S’il vous plaît.
Désarçonné par les supplications de la jeune femme, auxquelles il était pourtant habitué, l’homme hésita. Apercevant le brassard noir de ceux qui sont effectivement en deuil, il la regarda ensuite droit dans les yeux. Anne-Marie ajouta alors, les yeux malheureux :
— Je vous en supplie.
Se sentant hésitant, l’homme regarda aux alentours comme pour vérifier que personne ne le surveillait. Puis d’un geste souple et délicat, il retira sa main serrée dans celle d’Anne-Marie. Lui tendant un crayon, il ajouta d’une voix forte et directe comme pour se faire entendre par le reste de la file :
— Le salaire est de deux francs cinquante par jour. Début de journée à sept heures, jusqu’à dix-huit heures avec une heure de pause pour déjeuner. Si ça te convient, tu signes ici. Si tu sais pas écrire, t’as qu’à faire une croix.
La main tremblante, Anne-Marie saisit le crayon et fit glisser la mine sur le papier. Relevant la tête, son regard embué croisa alors celui du contremaître, qui lui lança discrètement, et l’air grave :
— C’est bien parce qu’on vient du même endroit. Mais que je n’entende jamais parler de toi ici. Vu ?
Laissant une larme couler le long de sa joue, Anne-Marie joignit ses mains pour les embrasser doucement, chuchotant un discret « Merci » à cet homme qui avait accepté d’entendre sa détresse. Il tendit alors soudainement le doigt en direction de la femme qui patientait derrière Anne-Marie, et annonça : « Suivante ! »
Après une brève explication sur son nouvel emploi, Anne-Marie fut mise immédiatement au travail. Son rôle consistait à récupérer toutes les chutes de crins et de fibres qui tombaient lors de leur sertissage aux manches des pinceaux, les avant-bras enfoncés au cœur d’une machine par une petite trappe permettant d’y accéder. Appliquée, elle faisait très attention à ne pas trop approcher les doigts de toutes les courroies et rouages qui pouvaient en une fraction de seconde lui happer la main. Jetant un rapide coup d’œil par-dessus la petite trappe, elle aperçut Hyppolite, le contremaître qui l’avait embauchée et qui surveillait ses moindres faits et gestes. Voyant qu’il se tournait vers elle, Anne-Marie accéléra son mouvement et une fois la machine nettoyée, se redressa en fermant la trappe, avant de se glisser à la suivante.
Rapidement, lors de la pause déjeuner, une autre ouvrière s’appelant Léonie, d’une trentaine d’année et paysanne comme elle, mais originaire de Picardie, lui dépeignit la personnalité du contremaître, lui recommanda de s’en méfier en permanence. D’un caractère des plus exécrables, il passait son temps à disputer les filles qu’il estimait ne pas travailler assez vite. Détestable, il lui arrivait souvent, si la direction se plaignait des cadences de la production, de molester les ouvrières qui ne travaillaient pas assez vite à son goût. Il paraissait même que lorsqu’il avait un peu bu, il se permettait des familiarités et attouchements sur certaines filles. En bref, il était dangereux et mieux valait ne pas le décevoir, ni le perdre de vue.
L’usine où travaillait Anne-Marie comprenait une trentaine de machines-outils qui tournaient en faisant un bruit assourdissant. Derrière chacune d’elles opéraient les femmes ayant le plus d’expérience dans le domaine. Les autres, les nouvelles et sans spécialité se partageaient les tâches les moins valorisantes, telles que l’approvisionnement des machines, la récupération des pinceaux sertis ou la coupe des crins. Faisant partie des ouvrières les moins expérimentées, dites « non qualifiées », Anne-Marie avait pour tâche, le nettoyage des machines. Sa mission consistait à ramasser toutes les saletés qui s’y déposaient, afin qu’un autre employé, un homme cette fois, puisse en graisser régulièrement les rouages pour leur éviter l’enrayage. Cette mission était des plus délicates et dangereuses, car la machine continuait de tourner, l’opératrice à son poste, pendant que la nettoyeuse glissait ses doigts à l’intérieur du système.
Bien évidemment, des ouvrières s’y blessaient régulièrement, en s’y faisant écraser ou arracher des doigts. Ce qui entraînait en général l’impossibilité de travailler durant une longue période et par conséquent un renvoi. Même si l’entreprise était largement responsable, il était très rare qu’elle soit condamnée à verser une indemnité à une simple ouvrière. Anne-Marie devait donc rester concentrée en permanence pour éviter un accident, ce qui était très éprouvant pour les nerfs tant l’ambiance de l’usine était lourde et bruyante.
Rester concentrée à ce point, durant une journée complète était très fatigant et chaque jour, Anne-Marie rentrait chez elle totalement épuisée physiquement et psychologiquement, par ces cadences de nettoyage infernales. Même s’il ne fallait pas plus de cinq à six minutes pour nettoyer une machine, il fallait le refaire toutes les deux heures sous peine d’arrêt de la production.
Les fois où une machine se bloquait parce qu’elle n’avait pas été nettoyée régulièrement, Hyppolite, le contremaître passait un tel savon à l’ouvrière, allant jusqu’à la frapper, que la malheureuse s’obligeait à accélérer le mouvement pour que cela ne se reproduise plus. Mais bien évidemment, travailler plus vite incluait une baisse de vigilance et engendrait souvent des accidents.
Malgré cela, la mère de famille était heureuse de son sort, car elle avait trouvé un emploi assez rapidement, dans une usine chauffée en hiver et aérée en été, ce qui rendait le travail moins pénible. Ses seuls soucis étaient donc de ne pas se blesser, et de ne pas commettre d’erreur qui ferait sortir Hyppolite de ses gonds.
De leur côté, les enfants s’étaient également bien débrouillés pour aider leur mère à assurer le quotidien. Augustine, grâce à son certificat d’études empoché haut la main, avait trouvé un emploi dans la boutique d’un tailleur installé dans le quartier de République. Toujours passionnée par la mode vestimentaire, ce fut pour elle le plus grand des bonheurs de pouvoir entrer dans cette maison, certes modeste, mais où l’ambiance très familiale lui plaisait.
N’étant bien sûr pas familière des travaux manuels dans le textile, ses seules expériences ayant été de repriser les culottes trouées de son petit frère, elle était chargée d’aider à la gestion du stock et aux préparatifs des tissus afin que son patron, Monsieur Pierre Tasset, puisse se consacrer à ce qu’il appelait « son art ». La cinquantaine, une moustache grisonnante fournie, il était originaire de Bretagne. Ancien combattant du premier régiment d’artillerie de marine, il avait été blessé à Bazeilles lors de la guerre franco-prussienne en dix-huit cent soixante-dix. Après le conflit et surtout la Commune, il s’était installé dans le quartier, ne pouvant plus travailler la terre chez lui suite à une blessure à la jambe qui le laissait boiteux. Rejoint peu de temps après par sa fiancée Marguerite restée dans leur petit village d’origine, ils s’étaient mariés et avaient ouvert cette jolie boutique, aujourd’hui florissante. D’une douceur et gentillesse peu communes, ils avaient tôt fait d’accueillir à l’essai la malheureuse Augustine, malgré son inexpérience.
Augustine travaillait ponctuellement en compagnie de Jean-Marie, le fils de ses patrons, de deux ans son aîné. Ponctuellement, car en parallèle de la boutique, que son père souhaitait lui céder, le jeune homme suivait des études de commerce afin de pouvoir faire fructifier l’affaire familiale.
Sachant parfaitement lire et écrire, ce qui, à l’époque, était assez rare pour une jeune femme de la condition d’Augustine, et étant très motivée, elle fut intégrée définitivement à la boutique. Son sérieux et sa joie de vivre lui permirent même de seconder Marguerite à la boutique, lorsque celle-ci était débordée par l’afflux des clients ou devait s’absenter pour une course.
Son salaire, bien que peu élevé, permettait à la famille une petite bouffée d’oxygène. Cumulé à celui de sa mère, cela permettait de couvrir le loyer sans difficulté et même de pourvoir à une partie des besoins en nourriture. Le reste de la somme nécessaire à la survie de la famille provenait donc du travail de Charles.
Ce dernier passait ses journées sur une charrette remplie de charbon, allant d’immeuble en immeuble dans les quartiers du Nord-est parisien, tout en suivant son carnet de commandes, accompagné de son patron. Ce dernier, un homme grand et fort, distribuait le charbon à l’aide d’un grand panier qu’il portait sur l’épaule et que Charles était chargé de remplir à l’aide d’une petite pelle, les pieds enfoncés dans la roche. Une fois que le panier, qui reposait sur le bord de la charrette était rempli, son patron le chargeait sur ses épaules et prenait la direction de l’immeuble devant lequel était stationnée la charrette. Puis il s’engouffrait alors dans l’immeuble pour y livrer sa marchandise.
Le jeune garçon, quant à lui, était chargé de garder la charrette et d’avancer au fur et à mesure dans la rue, tout en annonçant à voix forte l’arrivée du bougnat. De temps en temps, on les hélait du haut d’une fenêtre, leur faisant signe d’attendre ou de directement monter un panier de charbon.
Charles s’était lui aussi fort bien débrouillé, avantagé par le fait de savoir lire et écrire parfaitement, il avait été embauché par un vendeur de charbon auvergnat qu’on appelait les bougnats, qui passait régulièrement dans leur rue. À force de se croiser sur le trottoir, ils avaient fini par sympathiser et le commerçant avait accepté de prendre Charles à ses côtés en tant que commis, afin d’éviter qu’on lui chaparde du charbon pendant qu’il assurait ses livraisons.
Les journées étaient dures et longues pour le jeune garçon, surtout lorsque la pluie et la neige firent leur apparition. Son maigre salaire ne lui permettait pas de s’acheter un manteau bien chaud, aussi devait-il subir les caprices du temps sans broncher. Sa veste et son bonnet ne l’empêchaient pas de souffrir des rigueurs de l’hiver.
Tournant toute la journée dans la charrette avec son patron, ils ne repassaient à la boutique que le midi pour réapprovisionner la charrette en matière première et faire boire le cheval. Bien qu’un salaire de commis ne représente que peu d’argent, cette petite somme permettait à toute la famille Jeannin d’avoir suffisamment d’argent pour couvrir toutes leurs dépenses. Aussi, un an plus tard, la famille habitait toujours dans cette masure, qu’Anne-Marie à force de travail et de patience était parvenue à égayer un petit peu, trois salaires permettant d’agrémenter l’espace d’un peu de décoration.
Anne-Marie avait ainsi pu installer des rideaux devant la seule fenêtre de l’appartement, mais aussi acheter une chaise pour remplacer l’ancienne complètement usée. Mais malgré cela, l’endroit restait spartiate. Un seul grand lit dans lequel les trois membres de la famille dormaient ensemble occupait la pièce principale. Leur seul véritable avantage était qu’avec son emploi, Charles pouvait ramener un peu de charbon, autorisé par son patron les jours de grand froid. Cela leur permettait de réduire l’humidité des jours d’automne et de se laver à l’eau chaude, dans la grosse bassine métallique faisant office de douche.
En général, Charles était le premier à rentrer chez lui, et profitait de sa solitude pour se débarbouiller de tout le charbon qui le couvrait de la tête aux pieds, dans le lavabo se trouvant dans le coin de la pièce. Chaque jour, il usait la peau de son visage, de ses mains et avant-bras à force de frotter le charbon qui s’y déposait. Un jour, alors qu’il insistait longuement avec une éponge, il entendit la porte de l’appartement s’ouvrir derrière lui. Jetant un rapide coup d’œil dans le miroir, il aperçut sa mère, les traits tirés, qui franchissait l’entrée. Elle lui adressa alors un sourire fatigué et s’assit sur le lit, prenant quelques secondes pour récupérer de la montée des escaliers. Puis elle demanda à son fils :
— Ça va mon chéri ? Ta journée s’est bien passée ?
— Oui M’an, lança-t-il sans arrêter de se frotter.
— Ta sœur n’est pas rentrée ?
— Oh ! tu sais celle-là depuis qu’elle a son travail dans un magasin, on vit plus sur la même planète.
— Dis donc, lui lança sa mère. Ce n’est pas une façon de parler de ta sœur.
Arrêtant de se frotter, Charles se redressa et observa sa mère dans le miroir avant de se retourner :
— Mais regarde Maman. Tu travailles comme une damnée, moi aussi et elle, elle se pavane avec plein de jolies tenues que son patron lui laisse faire dans ses chutes de tissus.
— Charles ! s’écria sa mère. Ta sœur fait ce qu’elle peut, tout comme nous. Alors, ne lui en veux pas d’avoir trouvé un emploi moins difficile que nous.
Baissant les yeux, il répondit à voix basse :
— Tu as raison. Mais c’est juste que j’ai l’impression qu’aujourd’hui, elle a honte de nous à cause de cela.
Surprise par les propos de son fils, Anne-Marie lui saisit le poignet et l’attira pour qu’il s’asseye à côté d’elle. Saisissant son visage entre ses mains, elle le fixa de son regard bleu et lui dit :
— Charles, même si ta sœur et toi ne travaillez pas dans les mêmes milieux, elle restera toujours ta sœur. Tu comprends ?
Pour toute réponse, le jeune garçon secoua la tête de bas en haut.
— Ne lui en veux pas d’être heureuse de son sort. Même si elle ne le montre pas, sache qu’elle t’aime, comme je vous aime. Et que tu pourras toujours compter sur elle.
À peine sa phrase prononcée, Anne-Marie prit son petit garçon devenu grand dans ses bras. Elle le serra alors très fort contre elle, avant de lui caresser tendrement la joue et de le laisser retourner se débarbouiller.
Alors qu’il reprenait son nettoyage, la poignée de la porte d’entrée s’abaissa et Augustine apparut radieuse dans une jupe bleu nuit surmontée d’un chemisier blanc. Elle paraissait heureuse, voire guillerette. Refermant la porte derrière elle, la jeune fille, un grand sourire sur le visage, lança en chantonnant :
— Bonsoir tout le monde.
— Bonsoir ma chérie, répondit sa mère en lui retournant son sourire.
— B’soir, se contenta de lancer Charles sans arrêter sa toilette.
Enlevant son petit chapeau, Augustine le jeta sur le lit et annonça tout heureuse :
— Vous ne devinerez jamais ce qui m’arrive.
Enlevant ensuite son châle, elle le déposa sur un crochet près de la porte d’entrée.
— Ma patronne me propose de devenir vendeuse en plus de l’aider à gérer l’arrière-boutique. Je passerai donc plus de temps avec les clients qu’en réserve. Où je continuerai d’aller néanmoins, quand le magasin sera désert.
— C’est merveilleux ma chérie, lui répondit sa mère avec un timide sourire. N’est-ce pas Charles ?
— Oui, oui, fit-il sans tourner le regard vers sa sœur.
S’asseyant sur le lit, les yeux pleins d’étoiles, la jeune fille poursuivit son monologue :
— Holala ! Vendeuse dans un magasin de confection ! Comme je suis contente. Je vais avoir le droit à plein de nouvelles robes pour pouvoir être présentable aux clients.
Anne-Marie, les lèvres pincées, se remémora la discussion qu’elle venait d’avoir avec son fils. Elle sentait que malgré ses efforts, ses deux enfants prenaient des voies bien différentes.
Augustine était devenue une belle jeune fille, qui s’extasiait devant les tissus et la mode, et obtenait de belles opportunités dans son travail. Tandis que Charles, devenant un peu plus fort chaque jour, semblait plutôt prendre la direction de l’ouvrier subissant les choix des autres, plutôt que décidant lui-même de son avenir. Petit à petit, les liens unissant le frère et la sœur semblaient se distendre. Ils n’étaient pas au point de se détester bien sûr, mais l’amour fraternel qu’ils avaient eu l’un pour l’autre du temps de la ferme, semblait avoir presque totalement disparu.
Anne-Marie soupira avant de se lever du lit pour aller préparer à dîner. Le menu se composait d’une soupe à base de pommes de terre et de pain rassis. Ce soir-là, la famille mangea en silence, Charles le nez dans son assiette, Anne-Marie accablée de fatigue et Augustine les yeux dans les étoiles.
Irrémédiablement, les jours s’égrainèrent, se différenciant si peu les uns des autres. À ceci près qu’Augustine s’éloignait petit à petit de sa mère, et surtout de son frère. Satisfaite de son sort dans la boutique, elle vivait détachée de la situation familiale.
Son emploi lui plaisait et ses patrons étaient des gens adorables. Pourquoi se plaindrait-elle ? De plus, Monsieur Jean-Marie comme elle aimait l’appeler, le fils de ses employeurs, semblait lui porter de plus en plus d’intérêt.
À l’arrivée de la jeune paysanne, il s’était montré très distant et discret, percevant celle-ci comme un frein à l’expansion de l’affaire familiale. Il pensait que la bienveillance de ses parents à l’égard d’Augustine, avait pour origine, la similitude de leurs parcours respectifs. Pour lui, une fille de la terre ne connaissait rien aux frivolités de la vie parisienne et sa présence était plutôt incompatible avec la bonne santé des affaires. Mais petit à petit, l’intelligence et l’investissement d’Augustine, complétés par son bagage scolaire, lui prouvèrent qu’à force de persévérance, il était possible de devenir une vraie valeur ajoutée au sein de l’entreprise. Même pour celui ou celle qui provenait d’un milieu rural modeste.
Mais au-delà de ses capacités professionnelles, Jean-Marie était de plus en plus sensible à la beauté et au charme que dégageait la jeune femme. Au point de lui valoir parfois les moqueries de ses camarades et les remontrances de ses amies, qui trouvaient qu’il les délaissait trop pour passer son temps au magasin. Mais aucun ne se doutait de ses sentiments naissants pour la jeune employée.
De son côté, Augustine semblait apprécier la délicatesse dont faisait preuve le fils de ses patrons. Elle s’apercevait chaque jour un peu plus de son intérêt pour elle, le surprenant par exemple en train de l’observer durant son travail ou proposant son aide pour porter les lourds rouleaux de tissu dès qu’il le pouvait. Un certain trouble s’installait entre eux. À tel point, que les parents de Jean-Marie finirent par s’en apercevoir. Ils furent au début un peu réticent à l’idée que leur fils unique puisse s’intéresser à la jeune employée. Ils auraient préféré qu’il s’éprenne d’une jeune femme de la petite bourgeoisie, qu’il avait pourtant l’habitude de fréquenter. Mais se rappelant leurs origines également modestes, ils décidèrent de ne pas en parler aux intéressés, laissant à penser qu’ils ne s’étaient pas aperçus de la situation. Le temps réglerait tout cela, pensaient-ils.
Mais la joie de vivre et l’esprit dont faisait preuve Augustine, additionnés à son investissement dans son travail, finirent de convaincre les parents Tasset. Même s’ils espéraient une union avec une jeune femme amenant dans ses bagages une dot conséquente qui aurait permis à leur affaire de prospérer encore davantage, les capacités que démontrait chaque jour Augustine finirent de convaincre les parents Tasset qu’elle serait une aide bien appréciable pour Jean-Marie. Aussi, afin de favoriser leur rapprochement, le couple de patrons chercha à laisser le maximum d’intimité aux deux jeunes gens, toujours à leur insu. Ils profitaient d’une livraison de tissus pour les laisser tous deux dans l’arrière-boutique quelques instants, ou prétextaient devoir aller prendre une commande spéciale ou encore faire des commissions pour leur abandonner les clés du magasin quelques instants.
Jean-Marie, qui connaissait bien ses parents et leurs habitudes, eut tôt fait de flairer leur jeu. Comprenant qu’ils s’effaçaient pour les laisser seuls, il profita alors de chacune des opportunités qui s’offraient à lui pour se rapprocher d’Augustine. Tous les prétextes étaient bons pour venir lui parler : des consignes pour le magasin, des questions sur ses idées pour mieux organiser les ventes ou le rangement du stock, même ses goûts vestimentaires furent utilisés à ces fins.
Intelligente et espiègle, Augustine comprit très vite le sens de ce petit manège. Flattée et tout aussi attirée par Jean-Marie, elle jouait, sans forcer, le jeu de la séduction. Provoquant des rencontres imprévues où, par accident, elle le faisait la bousculer, ou encore jouant au chat et à la souris en se dérobant face à une approche un peu trop évidente. À chaque fois, elle s’apercevait que cela renforçait l’intérêt du jeune homme, qui revenait vers elle encore plus prestement.
Un jour, monsieur et madame Tasset les quittèrent pour l’heure du déjeuner, précisant être invités par d’autres commerçants et amis du quartier à se retrouver dans une brasserie de l’arrondissement. Vraie ou fausse excuse, en sortant, Pierre Tasset dit à son fils :
— Je te laisse fermer la boutique pour le déjeuner Jean-Marie, nous serons en retard pour la réouverture, alors soyez à l’heure, d’accord ?
— Ne t’inquiète pas, répondit Jean-Marie en fermant la porte après lui.
Restés seuls aux commandes, Augustine s’occupa de la dernière cliente de la matinée, hésitante sur la couleur du chapeau qui accompagnerait sa nouvelle robe, tandis que Jean-Marie s’occupait des livres de comptes dans l’arrière-boutique. Une trentaine de minutes plus tard, la dernière cliente de la matinée sortie, Augustine referma la porte à clé avant de retourner la pancarte qui indiquait que la boutique était maintenant fermée. Elle prit ensuite la direction de l’arrière-boutique pour aller se restaurer.
Entrant dans la grande salle aux murs gris clair, éclairée par la lumière de la rue au travers d’une vitrine de verre en relief, elle aperçut Jean-Marie, dans le fond, toujours penché sur ses livres de comptes, concentré. Saisissant son sac suspendu à une patère, elle en sortit une gamelle en métal qui contenait son repas du midi : pomme de terre et choux. Elle s’installa ensuite, à la petite table prévue à cet effet, située tout à côté du grand plan de travail sur lequel patrons et tissus étaient encore disposés. Sans un mot, elle commença à déjeuner, tout en observant le jeune homme. Elle était surprise de voir Jean-Marie toujours occupé à travailler à cette heure avancée. D’habitude, il s’absentait le midi, soit pour rentrer manger avec ses parents, soit pour déjeuner en ville avec des amis, tandis qu’Augustine gardait le magasin. Jamais encore il n’était resté dans la boutique à cette heure-là. Sa curiosité touchée, après quelques bouchées, Augustine lui demanda :
— Vous n’allez pas déjeuner, Monsieur Jean-Marie ?
Sans lever les yeux de ses comptes, il répondit en secouant la tête :
— Hunhun. Je n’ai pas très faim pour l’instant.
Hochant la tête, Augustine continua de manger, sortant un ridicule morceau de saucisson de son sac. Elle n’en fit qu’une bouchée tellement la pièce était mince. Une fois son maigre repas terminé avec une pomme, elle referma sa gamelle et la remit dans son sac, avant d’aller le suspendre au porte-manteau et revenir s’asseoir sur sa chaise.
C’est à ce moment que Jean-Marie se décida à refermer le livre de comptes, en se frottant les yeux. Un peu étourdi par tous les calculs, il se leva et se servit un grand verre d’eau de la carafe en verre disposée sur la table près de laquelle Augustine était assise. Après une longue gorgée, il regarda la jeune femme en souriant et lui déclara :
— Je crois que je ne vais pas manger ce midi.
Tendant le doigt en direction d’une autre chaise, il ajouta :
— Je peux vous tenir compagnie ?
— Bien sûr ! s’empressa de répondre Augustine trop heureuse d’avoir un peu Jean-Marie pour elle seule.
Tirant une chaise à lui, il s’assit et s’y adossa en se frottant de nouveau les yeux. À brûle-pourpoint, il demanda à Augustine :
— Vous aimez la musique ?
Haussant les épaules, elle répondit :
— Oui, mais malheureusement je n’ai pas souvent l’occasion d’en écouter.
Posant son coude sur la table, Jean-Marie mit son menton dans le creux de sa main et demanda :
— Vous connaissez tout de même Dalbret ?
Un peu honteuse, elle secoua négativement sans prononcer un mot. Surpris, Jean-Marie se redressa puis, prenant appui sur la table, il se leva d’un bon.
— Il faut absolument que je vous fasse découvrir cela alors ! lança-t-il tout en se dirigeant vers le fond de la pièce. Soulevant un grand drap, il fit apparaître une énorme corne qu’Augustine n’avait pas encore vue, n’ayant jamais osé regarder ni même demander ce qui se cachait en dessous.
— C’est un gramophone. Mon père l’a obtenu par l’un de ses amis, mais n’étant pas très mélomane, il l’a entreposé là en attendant de savoir qu’en faire.
Attrapant un des trois disques disposés à côté, il le déposa sur la platine et remonta la manivelle du curieux appareil. Un grésillement qu’elle n’avait jamais entendu parvint aux oreilles de la jeune femme. Après quelques secondes, on entendit une voix nasillarde sortir de la corne, annonçant le contenu du disque :
— L’amour malin, interprété par Dalbret.
Souriant, Jean-Marie observa les réactions d’Augustine, pendant que la chanson se lançait. Très excitée, la jolie châtaine attendait la suite, les yeux ronds. Soudain, un orchestre jouant une musique joyeuse et entraînante s’éleva, avant que la voix du chanteur ne se fasse entendre. Émerveillée, Augustine n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait entendu parler de ces appareils faisant de la musique, mais sans les moyens de fréquenter les bistrots ou les cinémas, la seule musique qu’elle connaissait se limitait aux orchestres de rue qu’elle croisait ou qui jouaient lors des fêtes dans son village d’enfance.
Se déplaçant lentement, Jean-Marie contourna la table, fixant avec tendresse la jeune fille. Puis il se planta face à elle, fit une forme de révérence amusée, avant de lui tendre la main en lui demandant :
— M’accorderiez-vous cette danse, mademoiselle ?