Tu ne m’as pas vendu du rêve - Alain Le Bris - E-Book

Tu ne m’as pas vendu du rêve E-Book

Alain Le Bris

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Beschreibung

"Tu ne m’as pas vendu du rêve" est une autobiographie qui dévoile le parcours passionné d’un professeur de cuisine dévoué à ses élèves et à son métier. L’auteur nous plonge dans un voyage tant gustatif qu’émotionnel à travers les coulisses de sa vie, depuis ses modestes débuts jusqu’à ses succès professionnels. Avec une sincérité poignante, il partage les moments forts de sa carrière, entre créations culinaires, défis et rencontres marquantes, révélant les précieuses leçons apprises au contact de ses collègues. Au-delà d’un simple récit, cet ouvrage célèbre la cuisine et l’art de transmettre.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Le Bris, ancien professeur de cuisine en SEGPA, partage à travers cet ouvrage les défis relevés et les moments forts de sa carrière mouvementée dans l’enseignement culinaire.

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Alain Le Bris

Tu ne m’as pas vendu du rêve

Une carrière de prof de cuisine

en SEGPA

© Lys Bleu Éditions – Alain Le Bris

ISBN :979-10-422-3848-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie ce livre à tous mes élèves…

Il devrait y avoir des professeurs de bonheur.

Charles Trenet

On commence par la fin

Aujourd’hui, nous sommes le 1er septembre 2023. Mes collègues font leur prérentrée tout comme les 853 700 autres enseignants français. Les 339 800 agents, secrétaires, assistants pédagogiques qu’on appelait les surveillants ou « les pions » à une certaine époque et les personnels de direction ont déjà fait leur rentrée quelques jours plus tôt.

Pour la première fois depuis 1992, je ne la ferai pas. Ça y est, je suis en retraite comme on dit. Je n’aime pas ce mot. Je laisse une carrière que j’ai aimée pour passer à autre chose. Il y a tant à faire dans ce monde et pour ce monde.

J’aurais tout de même préféré continuer. Je me suis toujours dit que tant que je croirai en ce métier, je poursuivrai, même après mes 64 ans. (C’est notre président de la République qui aurait été content !) Ce métier, j’y crois encore, mais voilà, ce fichu covid long ne me lâche pas depuis le 17 avril 2020. Je ne peux plus travailler, alors à 61 ans, je tire ma révérence. (Tiens, c’est plus joli ce terme ! Ça fait un peu l’artiste qui fait ses adieux à la scène. Ça ne me déplaît pas. Allons pour cette expression alors.)

Pour tout dire, ma retraite, je l’ai prise le 3 février 2023. Mes collègues avaient organisé un repas le midi à la SEGPA du collège. Je n’y avais pas remis les pieds depuis mon arrêt de travail trois semaines après la reprise de septembre en mi-temps thérapeutique. Ma joie de retrouver mes collègues, les agents, les élèves, a été très forte pour moi, trop forte. Je me suis retrouvé comme dans une sorte de machine à laver. Tout allait vite et dans tous les sens : sonnerie rythmant la fin des cours, discussions décousues mêlées aux problèmes à régler : « Karim a encore fait des siennes, il a été sorti du cours », « au fait, la commande pour les feutres des tableaux blancs n’est pas encore arrivée », « la photocopieuse est encore en panne ». Mon cerveau a eu du mal à suivre.

Je suis rentré chez moi ému, mais épuisé. Je me suis couché et j’ai dormi.

Quand je me suis réveillé, j’étais serein, paisible. Ça y est, aujourd’hui, j’ai compris, ma carrière est terminée.

Mais, il va falloir revenir au début de ma très belle carrière, parce que j’ai vraiment eu une très belle carrière.

Si j’ai voulu écrire ce livre, c’est pour partager tout cela, faire découvrir que « les SEGPA », ces élèves si souvent stigmatisés ont eux aussi des richesses incroyables enfouies au fond d’eux, comme chacun d’entre nous.

Alors, assoyez-vous, sortez vos classeurs…

Ah, vieux réflexe de prof !

(Pour ceux que cela intéresse, j’ai écrit un témoignage sur ma maladie : Finalement, j’ai envie de vivre – Ma vie avec mes deux covids longs, aux éditions Les 3 colonnes.)

Pourquoi ce titre ?

Aller vers l’idéal en partant du réel.

Jean Jaurès

Mika a aujourd’hui 37 ans. Je l’ai eu en cours il y a… plus de vingt ans, quand même. Nous nous revoyons souvent. Nous sommes devenus amis.

Il y a quelque temps, nous reparlions de ces années passées ensemble au collège. Un moment, il me dit : « Tu ne m’as pas vendu du rêve… »

J’ai trouvé sa réflexion très belle et très juste.

« Il faut croire en ses rêves », entend-on souvent. Je ne fais pas l’apologie du rêve. Mika m’a dit cela parce qu’il a senti que je voulais l’aider à sortir de l’angélisme et que je tenais à ce qu’il voie la réalité d’un métier difficile, loin de la féérie, même s’il était passionné.

Nous le retrouverons plus tard dans ce livre, quelques pages lui sont consacrées.

Mika, tu m’as aussi donné l’envie d’écrire ces quelques souvenirs, tout simplement.

Un peu comme un tableau impressionniste, je vais relater par petites touches de couleurs chaudes, de couleurs froides, de couleurs sombres et de couleurs lumineuses toutes ces belles aventures, toutes ces belles rencontres, mais aussi mes doutes, mes erreurs, mes espérances, mais surtout ces grands moments d’humanité.

(Par respect, par décence, par pudeur, j’ai changé le nom de certains élèves.)

Comment j’en suis arrivé là

Par quoi commencer ?

Salvador Dalí a débuté sa biographie à l’époque où il était un spermatozoïde, je vais aller encore plus avant…

C’est en Bretagne que mamie Marie André a épousé papi Nicolas Morry, tous les deux sont nés vers 1587 à l’époque du roi Henri II. Ce sont mes deux plus lointains ancêtres paternels. Un autre papi Nicolas sera le premier Le Bris que l’on a retrouvé. Il était né en 1773, à l’époque du roi Louis XV. Pendant trois siècles, et certainement avant, la famille n’a pas bougé de plus de douze kilomètres autour de Landerneau dans le Finistère : Diridon, Irvillac, Saint-Urbain, Hanvec, Plougastel-Daoulas (la ville des fraises !), Plouédern, La Roche-Maurice.

Le nom Le Bris est un sobriquet qui signifie : tacheté, bigarré, celui qui a des taches de rousseur. Ce nom a pu s’appliquer également aux personnes portant un vêtement bariolé.

Quand j’étais petit, j’avais des taches de rousseur. Je porte donc bien mon nom.

Dans les années 1930, papi Martin, mon grand-père paternel a quitté sa Bretagne « pour aller en France » comme il disait. « Je suis Breton et Français après. » Un Breton, vrai de vrai.

Il n’y avait plus assez de travail à la ferme et il a eu l’opportunité de venir en Normandie comme terrassier, pour creuser les fondations de la Basilique à Lisieux, en l’honneur de la petite Thérèse Martin, morte de tuberculose en 1897 (l’année où est né papi Martin). Mon père est donc né à Lisieux, alors qu’il aurait dû être breton.

Chaque année, le 6 juin, mon père nous racontait comment il avait vécu à 14 ans « le jour le plus long ». Comment Lisieux, la capitale du bois sculpté, a brûlé à 70 % et où ont disparu sous les bombes 2000 personnes, soit 10 % des Léxoviens ? (Comme vous l’avez compris, c’est le nom des habitants de Lisieux, cela vient de Lexovi à l’époque romaine. C’est bon à savoir pour ceux qui jouent au « trivial poursuit ». Fermons la parenthèse culturelle.) La première bombe est tombée, sans faire de dégâts, proche de là où mon père habitait avec sa mère et son frère – papi Martin avait quitté le foyer familial – à côté de la caserne Delaunay où résidaient des soldats allemands. La deuxième bombe a touché une maison où vivaient une maman et ses enfants. La ville a été éclairée toute la nuit. Onze mois plus tard, la guerre était finie, et tout a dû être reconstruit, les bâtiments, les maisons et les rues, mais aussi tous ces êtres brisés.

Du côté maternel, il y a mamie Marie-Marthe Mallard qui a épousé à Paris papi Pierre Hennequin qui était né en 1738. Le pauvre Papi Pierre a été retrouvé mort de froid en 1776.

Voici son histoire relatée dans le journal :

Histoire de l’académie royale des sciences.

Année M.DCCLXXVI.

Avec les mémoires de mathématique et de physique pour la même année.

Tirés des registres de cette Académie.

À Paris.

De l’imprimerie Royale.

Le grand froid occasionna beaucoup d’accidents (sic) à Paris et à la campagne ; les courriers, les voyageurs souffrirent beaucoup, plusieurs d’entre eux eurent une partie de leur corps gelée, et d’autres perdirent la vie (…)

Un boulanger, de la rue Saint-Honoré, nommé Pierre Hennequin, âgé de 38 ans, parti (sic) de Paris à pied, le lundi 29 janvier, jour du plus grand froid, à 11 heures du matin, en bonne santé, pour se rendre à Pontoise, il dîna à Neuilly, vers les 3 heures, il continua son chemin jusqu’à un quart de lieue au-delà de Herblay, et à deux de Pontoise ; il ne put aller plus loin, le froid le saisit, et le lendemain matin 30, on le trouva gelé auprès d’une croix. Je tiens ces détails de sa veuve.

Mais papi Pierre, qu’est-ce que tu étais parti faire à Pontoise à pied et en plein froid ? Tu as laissé mamie Marie-Marthe avec ses cinq gosses pour gérer la boulangerie. Papi Pierre était maître boulanger.

Pour la petite histoire, c’est dans cette même maison où la famille habitait et où papi Pierre avait sa boutique au 96 rue St Honoré à Paris, que Molière était né 116 ans plus tôt. Il y a une polémique au sujet de son lieu de naissance, puisqu’un panneau au-dessus d’une autre maison, rue du Pont-Neuf, pas très loin de la rue St Honoré, indique que Molière y serait né en 1620. L’acte de baptême atteste que ses parents habitaient rue St Honoré et que Molière est né en 1622 et non en 1620. Le sujet est clos.

Mamie Marthe, une des cinq pauvres orphelines a 6 ans quand son père meurt (mes ancêtres, parents et enfants sont tous mes papis et mamies), elle épouse le premier Davesnne (le nom de jeune fille de ma mère) papi Pierre-Nicolas en 1791, en pleine Révolution française, à l’époque le nom s’écrit : D’Avêne, leur fils, papi Jean-Joseph, s’appellera Davesne.

Y aurait-il eu des nobles dans la famille ? La particule aurait-elle disparu à cause de la Révolution ? En tout cas, dans la famille on ne trouve pas vraiment d’aristocrates, mais un bronzier, une cartonnière, une couturière et un opérateur TSF.

Puis, le nom prendra deux « n » avec mon arrière-grand-père, papi Amédée, dont le fils, le père de ma mère s’appellera aussi Amédée.

Papi Amédée (le 2e) épousera mamie Marie-Clotilde d’origine espagnole en 1931 et dont il est intéressant de raconter la naissance…

En 1911, au 183 rue Saint-Maur à Paris vivait Vicenzo Peruggia, un ouvrier italien qui travaillait au Louvre comme menuisier. Au mois d’août, il a eu la bonne idée de voler la Joconde. Elle est italienne, elle doit retourner chez elle. Mais François Ier l’avait acheté à Léonard… Passons.

En mai 1911, mamie Julie-Cunégonde donne naissance à mamie Clotilde, la mère de ma mère. Ils habitaient au 183, rue Saint-Maur… Pendant deux ans, Vincenzo cachera le portrait de Mona Lisa sous son lit, dans sa chambre de bonne au 6e étage, juste au-dessus de chez papi et mamie.

Quand je vais au Louvre et que je vois la belle Florentine qui me sourit, je me dis que c’est parce qu’elle se souvient qu’elle fait un peu partie de la famille.

Mamie Clotilde aura la tuberculose et mourra en 1943 à 32 ans. Papi Amédée se remariera avec mamie Lucienne que j’appellerai « mère-grand ».

Ils quitteront Paris avec leurs enfants pour la Normandie dans les années 1950.

Donc, reprenons. (Il est toujours important de bien se faire comprendre… Oups, vieux réflexe de prof. Je n’ai pas tout à fait « décroché » comme on dit…) papi Martin et mamie Marie-Joseph (« domestique » comme on disait à l’époque) ont quitté la Bretagne pour Lisieux, papi Amédée et mamie Lucienne ont quitté Paris pour Coquainvilliers, un village à 9 km de Lisieux.

Geneviève a 18 ans quand en revenant à vélo de son travail comme femme de ménage au Breuil-en-auge à quelques kilomètres de Coquainvilliers, deux jeunes garçons poussent un hurlement derrière elle, pour rire. Elle rentre chez elle complètement affolée. Voyant sa détresse, son père lui demande de ne plus retourner au Breuil-en-Auge et elle devient ouvrière d’usine chez Dahl en face de chez Roger qui vit là avec sa mère qui elle-même travaillait dans cette usine.

Roger repère Geneviève.

— Je peux vous accompagner pour un bout de chemin ?

— Voulez-vous me ficher la paix !

(Je crois même que le terme était un peu plus cru…)

Le bout de chemin va durer plus de cinquante ans.

Trois ans après ma sœur, c’est à mon tour d’arriver sur cette terre quarante-deux jours après la fin de la guerre d’Algérie. (Que de guerres dans ce monde !)

Voilà !

Une dernière anecdote. C’est à Coquainvilliers que le 13 novembre 1907, Paul Cornu a effectué le premier vol en hélicoptère. Un lycée professionnel porte son nom à Lisieux.

Je suis donc fils d’ouvriers. Mon père sera maçon comme son arrière-grand-père François et ma mère ouvrière d’usine, puis femme de ménage et enfin elle fera carrière à l’hôpital de la ville comme agent. Elle s’occupera de la cuisine du service de chirurgie pendant 23 ans.

Il est de bon ton souvent de se vanter d’être issu de « la France d’en bas » comme l’a dit un ministre que cela fait bien d’y trouver quelque orgueil.

Hasard de la naissance.

On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille, chante Maxime Le forestier.

Si j’ai raconté l’histoire de mes ancêtres, c’est parce que j’ai trouvé amusants ces parcours de vie, ces hasards de rencontres, ces chemins qui se croisent. La vie de mes ancêtres lointains a-t-elle influencé celui que je suis aujourd’hui ? Certains spécialistes en psychologie et en généalogie diront que oui. Je n’en sais rien. Il est certain que nous sommes le fruit de ce que nous avons reçu, le fruit d’un certain atavisme aussi, mais je crois également à un existentialisme profond qui fait que nous sommes ce que nous nous efforçons de vraiment être. Que nous soyons liés par le sang ou non, nous ne formons qu’une seule humanité.

J’ai donc été élevé dans une famille que l’on qualifierait de modeste et j’ai vécu une enfance heureuse.

Dans la première maison de ville où nous vivions à Lisieux, il n’y avait pas d’eau courante. Certains m’ont demandé dans quel siècle je vivais. Mon père avait mis un baquet dans le grenier et tous les samedis, il remplissait les 300 litres avec l’eau prise à la pompe en bas de chez nous. J’avais trois ans quand nous sommes partis vivre à la ZUP, comme on disait, dans un HLM tout neuf. Nous avons été expulsés de la maison de ville. J’ai peu de souvenirs de cette première maison, si ce n’est cette pompe verte avec une manivelle sur le dessus qu’il fallait tourner et que l’eau sortait très froide.

Ma mère pleurait quand elle est arrivée dans ce nouveau logement avec le confort (et l’eau courante !) Son ancien quartier lui manquait. Comme quoi tout est relatif dans le confort.

J’ai une dizaine d’années quand nous partons pour la première fois en vacances à Carnac en Bretagne, une remorque avec tout le matériel de camping à l’intérieur, la tente en toile « Jamey », le camping gaz, les duvets, etc., tirée par « Titine » notre 2CV.

Que de bons souvenirs. L’année suivante, nous sommes allés à Die dans la Drôme. Titine était un peu poussive dans les montées. Monsieur Bisson, le directeur de l’école qui fut également mon instituteur en CE2, nous a accueillis en short à notre arrivée dans le camping. Le hasard a fait que nous étions sur le même lieu de vacances, sans le savoir.

J’ai été un enfant comme les autres, un peu les 7 nains à moi tout seul :

Joyeux, presque toujours.

Grincheux, parfois, mais pas souvent.

Timide, quand je ne connaissais pas les gens.

Atchoum, l’hiver quand j’attrapais froid.

Prof, quand j’étais tout heureux de raconter à mes parents ce que j’avais appris à l’école.

Dormeur, dans mon lit, après que Nounours a souhaité à tous les enfants : « Bonne nuit, les petits », sur l’unique chaîne de télé en noir et blanc, mais jamais en classe.

Simplet, parce que j’étais naïf et qu’il y avait là quelque chose de beau.

J’entre donc à l’école maternelle Jean de La Fontaine (toute neuve), puis à l’école primaire du même nom, juste à côté. Je voulais être maître d’école (aujourd’hui, on dit professeur des écoles). J’étais très sérieux, même si sur mon bulletin de notes en CM1, monsieur Perrot, mon maître avait écrit : « Un certain goût pour la plaisanterie. » Ah bon ! Déjà ?

J’ai appris à lire en quelques semaines et je n’ai jamais cessé de lire depuis. Je pense que j’ai su lire rapidement parce que j’en avais assez que ma sœur – de trois ans plus âgée que moi – me lise des histoires le soir et que moi, allongé sur mon lit, les bras derrière la tête, je m’endorme avant la fin de l’histoire. Au moins quand je saurai lire, j’en connaîtrai la fin !

En CP, la maîtresse nous avait lu l’histoire de La Chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, puis, elle nous avait demandé de raconter l’histoire avec nos mots, une sorte de première rédaction. Elle fut surprise quand elle lut sur mon cahier cette phrase écrite à l’encre avec un porte-plume. (J’ai vraiment l’impression d’avoir vécu à une autre époque, pas d’eau courante, écriture au porte-plume. Ah j’oubliais ! Nous mettions une blouse en classe aussi.)

Ah, qu’elle était jolie la petite chèvre de monsieur Seguin, quelle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande. Et j’avais ajouté cette phrase que je trouvais très belle : Un amour de petite chèvre.

J’avais retenu par cœur cet extrait de l’histoire. (Et je m’en souviens encore…)

Non, je n’étais pas un enfant surdoué, mais avec des petits éclats lumineux parfois, comme tous les enfants. (Oui, je sais que certains de ceux qui me connaissent diront que mes éclairs de génie furent brefs…)

Ce que j’ai pu la lire et la relire, cette histoire de La chèvre de monsieur Seguin. Je ne voulais pas qu’elle meure à la fin, alors en relisant sa vie, je pensais que Blanquette ne serait pas mangée par le loup. Non, décidément, je n’étais pas un enfant surdoué !

Madame Lemarchand est ma maîtresse de CE1. Tout le monde l’adorait. Elle était connue dans toute l’école et tous les élèves souhaitaient l’avoir. Une petite dame un peu ronde, qui paraissait très vieille (elle n’avait que 57 ans), avec une blouse couleur prune et des petites lunettes qui glissaient sur son nez. Elle marchait péniblement et elle était toujours très essoufflée.

L’après-midi, c’était la lecture. Elle désignait celui qui devait lire… Au bout d’un moment, elle s’endormait assise sur sa chaise, les bras croisés sur son bureau. La première fois que c’est arrivé, nous avons tous été surpris. Que faire ? Eh bien, on a continué à lire. Quand l’un d’entre nous s’arrêtait, un autre reprenait.

Et puis, madame Lemarchand s’est absentée. Et puis, on a appris qu’elle était morte. On a tous pleuré. Première rencontre avec la mort.

C’est l’entrée au collège. Une très bonne année de 6e. Un peu trop d’amusement en 5e, alors en 4e et en 3e on m’a mis dans une classe « aménagée ». Au lieu d’avoir une seconde langue vivante, nous avions une heure de plus de français, de math et d’anglais. Une prof que nous n’avions pas avait dit que c’était « la classe poubelle ». Ça vient peut-être de là mon engouement pour les classes à « profil particulier » comme on dit.

Eh bien moi, j’étais heureux dans « ma classe poubelle ». Deux très belles années avec une bonne ambiance de travail. Nous n’étions que 18 élèves. Nous avions de très bons professeurs qui savaient nous encourager. Ah, monsieur Baudouin, mon prof de français ! C’est lui qui m’a encouragé à écrire, je lui dois certainement aussi un peu ces quelques pages de souvenirs. Il avait dit à mes parents que j’étais un peu poète. (J’écrivais des poésies comme beaucoup d’adolescents de mon âge.)

C’est en repensant au travail d’enseignants comme lui et à d’autres qui m’ont marqué, comme nous en avons tous connus, que l’on se dit qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec les jeunes qui nous sont confiés. On comprend que l’on porte le poids d’une grande responsabilité. Son exemple, et celui de certains de mes excellents professeurs, a été une boussole qui m’a donné une direction et m’a aidé dans ma carrière.

Je n’avais pas revu Monsieur Baudoin depuis mon départ du collège, et les hasards de la vie ont fait qu’à la suite du décès de mon père, nous nous rencontrâmes trente-trois ans plus tard. C’est quand même singulier. J’avais revu alors un ancien voisin de mes parents après l’enterrement et tout en parlant de cette époque de voisinage et du collège, j’ai appris qu’il était ami avec monsieur Baudouin. Une rencontre émouvante a eu lieu. Mon ancien professeur se souvenait de moi. J’étais, et je suis toujours un grand admirateur de Victor Hugo. J’avais fait un exposé sur sa vie et son œuvre avec des diapositives (aujourd’hui, on dit « PowerPoint ! ») De cela aussi il s’en souvenait.

Donc revenons aux années collège. J’ai eu mon BEPC avec succès – aujourd’hui, brevet des collèges (je suis décidément d’une autre époque), puis c’est la rentrée au lycée.

Seconde et première A (aujourd’hui L, les lettres changent à la guise des réformes). J’ai de bons résultats au bac français avec un 15 à l’oral. Terminale. Normalement l’année où l’on travaille le plus, une année sabbatique pour moi.

Sorties, amusement, insouciance. Une envie de liberté, une envie de vivre, mais alors…

17 ans, l’entrée dans l’adolescence.

On n’est pas sérieux quand on a 17 ans, a écrit le jeune Rimbaud.

L’adolescence, cette période « du homard » comme disait Françoise Dolto où l’on sort de la carapace de l’enfance pour se métamorphoser en adulte. Une transformation rapide et déconcertante du corps, de la voix, de la pensée, de l’esprit aussi. Une période de lucidité où on se prend en pleine face le monde avec ses injustices et on ne le supporte pas. Une période où l’on a l’intuition que la vie devrait être autrement. Une période où l’on ressent et où l’on désire la liberté. Une période des premiers émois aussi qui bouleversent et qui font tant de bien. On a envie d’être protégé, mais on rejette cette protection :

— J’ai besoin de vous, mais laissez-moi tranquille !

On se sent bien, on se sent mal. On vit tout à fond : les émotions, les joies, les peines.

Mais peut-être que le génie ne s’exprime-t-il jamais autant que durant cette période.

Alors, bien sûr, on devient désobéissant, insolent.

Plus personne ne nous comprend.

Henri Tachan, auteur, compositeur, interprète trop peu connu, décédé en 2022, a écrit ce très beau texte :

C’est un coin d’herbes folles, de bleuets, de chiendent,

Blotti entre la jungle infernale des grands

Et le petit jardin tranquille de l’Enfance,

C’est une île inconnue de vos cartes adultes,

Un lagon épargné, une prairie inculte,

Une lande battue où les korrigans dansent,

L’Adolescence…

C’est l’échelle de soie, c’est Juliette entrevue

Debout dans le miroir c’est la cousine nue

Qui s’émerveille et crie au fond de mon silence,

C’est un baiser volé à la barbe du Temps,

C’est deux enfants qui s’aiment à l’ombre d’un cadran

Où sous chaque seconde l’Immortalité danse,

L’Adolescence…

C’est « Toujours », c’est « Jamais », c’est éternellement

Le cœur au bord des lèvres, le spleen à fleur de dents

Et au ventre-volcan l’Amour-incandescence,

C’est « Je t’aime : on se tient ! » c’est « Je t’aime : on se tue ! »

C’est la Vallée d’la Mort de l’autr' côté d’la rue,

Vers les noirs pâturages la haute transhumance,

L’Adolescence…

C’est les poings dans les poches fermés à double tour,

C’est « Familles, je vous hais ! », c’est René à Combourg

Ophélie qui se noie, c’est Lucile qui s’avance

C’est notre Diable au corps, c’est le Grand Meaulnes en route,

C’est ce vieux Bateau Ivre qui reviendra sans doute

Les flancs chargés d’oiseaux, de fleurs et d’innocence,

L’Adolescence…

Depuis plus de vingt ans que j’y ai jeté l’ancre

Dans ce pays de fous, de chiens tièdes et de cancres,

Depuis plus de vingt ans, j’y passe mes vacances,

Et comme ce vieillard de quatre-vingts printemps

Qui s’endort, un beau soir, et qu’on couche dedans

Son petit, tout petit coin de terre de Provence

Couchez-moi, je vous prie, quand viendra le moment,

Dans ma terre, mon pays, couchez-moi doucement

En Adolescence, en Adolescence !

J’ai aussi été cet adolescent-là.

Il y a 2500 ans, Socrate disait déjà :

Ils aiment le luxe. Ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsque l’adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent la société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres.

Comme quoi, rien n’a vraiment changé depuis des millénaires. Nous avons tous été à peu près les mêmes, quelles que soient les époques.

J’ai essayé de toujours me souvenir de cela dans mon métier au contact avec ces adolescents, même si parfois je l’ai oublié, peut-être parce que je ne l’étais plus et peut-être parce que j’avais la nostalgie de celui que j’avais été…

En première, avec un camarade de classe, nous avions parié à celui qui aurait la moins bonne moyenne en physique. (On s’en fichait un peu, nous n’avions cette matière qu’en première.) C’est moi qui ai gagné avec 02/20 de moyenne. J’avais toujours cette même note, alors d’un ton très provocateur, j’ai dit au prof : « au moins, vous ne pouvez pas me reprocher mon travail irrégulier ! » Je revois les yeux du prof qui a préféré se taire…

J’avais écrit une chanson que je jouais à la guitare et qui agaçait fortement ma mère. Ça s’appelait ; il riait.

Quand le bac est arrivé

Alors bien sûr il l’a raté.

Croyez-vous vous qu’il a pleuré,

Gémi ou bien trépigné ?

Non, il riait.

Ma chanson fut vraie, je n’ai pas eu le bac… J’ai eu 0 en philo !

Le sujet m’inspirait pourtant : « Qu’y a-t-il de plus facile, déceler des erreurs ou reconnaître des vérités. » J’ai rempli mes quatre pages. L’appréciation du correcteur a été : « On ne peut pas aller en deçà. » (Ce n’est pas faux, mais n’est-ce pas ce que l’on appelle une lapalissade ?)

Le proviseur m’avait convoqué pour me remettre les résultats et parce que je devais passer le rattrapage. Au-dessus de sa main, j’ai vu ma note… et j’ai ri. (Comme dans ma chanson.)

Le rattrapage ? Non, je ne peux pas y aller, j’ai trouvé un travail dans un abattoir industriel pendant les vacances. Le proviseur est sidéré par tant d’aplomb, d’insouciance et d’insolence.

J’ai quand même fait la fête avec ceux qui avaient eu leur bac. C’est quand même important de fêter le diplôme de ceux qui l’ont eu. Il faut être solidaire.

Je suis rentré plus tard que l’heure autorisée. Ma mère s’est levée de son lit. J’en ai profité pour lui annoncer que j’avais devancé l’appel et que je partais à l’armée en octobre.

Ah, oui, j’ai oublié, c’est chez les paras !

Maman, tu ne dis plus rien…

Je devenais l’homme aux semelles de vent, comme disait Paul Verlaine à propos de Rimbaud.

Comme dans les romans du XIXe siècle : « Fin de la première époque. »