Un Eden pour conclure - Jean-Noël Bertora - E-Book

Un Eden pour conclure E-Book

Jean-Noël Bertora

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Beschreibung

Quelques survivants de l’espèce humaine, enfermés au sein de leur ghetto, ignorent absolument tout de ce qui peut vivre au-delà des barrières végétales qui les emprisonnent. Ils ne se reproduisent pratiquement plus, leur extinction est proche. Afin d’échapper à la violence née de cette situation catastrophique, s’armant de courage, Julius, un viri, et Octavia, une génératricia, parviennent à s’enfuir de cette « prison » et font une découverte surprenante : le monde floroïde.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Noël Bertora s’inspire de son environnement pour écrire. Par ailleurs, il est également l'auteur d'un roman de fiction sociale intitulé Fraternité Égalité Liberté.

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Jean-Noël Bertora

Un Eden pour conclure

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Noël Bertora

ISBN : 979-10-377-6079-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Glossaire

Adolescentia : jeune pas encore adulte

Aeraria : atelier

Agricola : paysans, cultivateurs

Artifex : Ouvrier, artisan

Centurio : chef des gardes

Divinum Dominum : Chef divin du ghetto

Génératricia : femme dédiée à la reproduction

Médicina : femme médecin

Princeps : chef des ateliers

Servi : esclave

Sexus servi : esclave sexuel

Urbi : habitants du ghetto

Viri : guerrier, garde

Prologue

L’apocalypse

La Terre connut une évolution apocalyptique qui amena la quasi-disparition de l’espèce humaine.

Ce fut l’invention formidable de la fusion nucléaire, moyen infini d’apport énergétique et du prolongement de cette technologie par des moteurs à hydrogène qui, dans un énorme paradoxe écologique, marqua le commencement de la catastrophe.

Cette énergie infinie généralisa une extension universelle de technologie. Plus de 12 milliards d’êtres humains, des milliards de véhicules, d’usines de fabrication d’objets de toutes natures recouvrirent les continents.

Cette technologie qui se voulait propre et qui l’était, selon certains critères notamment par rapport au rejet de CO2, fut en fait le déclencheur d’un dérèglement climatique irréversible.

En effet, point de CO2, mais des quantités astronomiques de vapeur d’eau étaient rejetées chaque jour dans l’atmosphère. Malgré des alertes, lorsque la communauté internationale décida de réduire l’activité industrielle, il était déjà trop tard. En moins de 10 ans, les montées des eaux océaniques dévastèrent les zones côtières surpeuplées, les îles du pacifique. L’hémisphère nord fut accablé de sécheresse, l’hémisphère sud d’inondations et de cyclones. La production agricole fut réduite de plus de moitié, des famines touchèrent plus d’un tiers de la population mondiale, surtout en Afrique, en Asie.

Cette période créa de fait des tensions exacerbées pour la maîtrise des ressources naturelles, notamment et surtout celle de l’eau potable, entre les États de ces continents mais également au Moyen-Orient, dans les Balkans et dans certaines zones d’Amérique centrale et du Sud.

Un conflit nucléaire éclata en Asie entre l’Inde, la Chine et le Pakistan qui emporta avec lui toute l’Asie du Sud-Est et le Japon, ainsi que la partie asiatique de la Russie.

Les conflits inter-ethniques, de territoires, se généralisèrent sur tout le continent africain, ce qui provoqua un afflux considérable de réfugiés vers l’Europe. Les pays du sud, l’Italie, L’Espagne, La Grèce, les côtes méditerranéennes de la France furent envahies par des masses innombrables d’êtres affamés. Les souhaits de bien traiter les migrants furent vite emportés par une situation devenue incontrôlable, les violences dégénérèrent en tueries de masses par les forces militaires de ces pays.

Au Moyen-Orient, la Turquie, Israël, L’Iran et tous les pays limitrophes furent emportés dans une suite de conflits armés qui se terminèrent par des frappes nucléaires israéliennes et iraniennes.

Dans les Balkans, de l’Arménie à la Bulgarie, les anciennes rivalités réapparurent et dégénérèrent en des conflits armés dévastateurs.

Les zones épargnées par ces violences commencèrent à essayer de s’en isoler. Mais, à la fois par les effets des explosions nucléaires, par les incidences climatiques, par l’interruption des échanges commerciaux, ces zones, de l’Amérique du Nord à l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, furent atteintes de violences internes. Le retour du chômage massif, des inégalités, de la misère même pour une partie importante de la population, créa un chaos permanent, des victimes par millions entre révoltes et répressions.

Cette période dura trente ans. La population mondiale fut réduite à moins de 2 milliards d’individus. D’immenses zones géographiques d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et toutes les zones côtières jusqu’à plus de 100 kilomètres à l’intérieur des terres étaient de fait inhabitables, inexploitables.

Les pays des zones épargnées s’étaient bunkérisés, enfermés à l’intérieur de murs. Les États eux-mêmes étaient morcelés en des entités plus petites, isolées. La notion même d’État devint peu à peu obsolète.

L’isolement en des zones indépendantes et sécurisées avec une population survivante encline à une stabilité, refusant toutes espèces de rivalité, apporta les conditions d’une paix réelle et mondiale.

Cette période de paix dura cinquante ans, au cours de laquelle les progrès technologiques furent principalement dirigés vers la génétique.

Les élites scientifiques des entités géographiquement isolées communiquaient sur les réseaux informatiques. Ainsi, les inventions dans ce domaine atteignirent l’ensemble des zones encore habitées.

Durant les deux premières décennies, un même développement interne marqua de son empreinte l’humanité que constituaient des populations peu nombreuses, vivant en autarcie, reliées par des vecteurs immatériels. Les dérèglements climatiques accentués encore par les effets des explosions nucléaires apportaient des conditions de vie très restrictives qui imposaient une obligation drastique de limitation de l’activité et surtout de la démographie. La population mondiale se maintint ainsi durant cette période à moins d’un milliard d’êtres humains.

Au début de la troisième décennie, les progrès de la science génétique permettaient de créer des plantes à volonté selon les besoins spécifiques à chaque contrée. La manipulation des gènes apportait des possibilités presque infinies de modifications du vivant, qu’il soit végétal ou animal. Des animaux furent modifiés pour optimiser le rendement alimentaire de certaines espèces. Des poulets à 4 pattes côtoyaient des cochons rampant sur 8 moignons de cuisses.

La manipulation génétique permettait également de sélectionner par avance l’enfant unique du couple. Si on le voulait blond aux yeux bleus, d’un mètre quatre-vingts doté d’un QI de 180, il suffisait de remplir un formulaire en ligne et au bout d’une gestation in vitro de neuf mois, un bambin joufflu était livré au domicile des parents. Un bilan de conformité avait lieu à la fin de l’adolescence qui pouvait entraîner des dédommagements financiers en cas de non-respect des engagements pris.

La terre fut, de ce fait, peuplée d’une même humanité, ayant presque gommé toutes ses différences. Ainsi, les continents, américain, européen, et de petites parties des continents asiatique et africain étaient occupés par des zones isolées physiquement les unes des autres, seulement en contact virtuel, au sein desquelles une population sereine vivait dans une paix réelle. En effet, la peur de la contagion, les traumatismes des époques précédentes concoururent à proscrire toutes formes de déplacement, de transport physique entre ces zones. Le vieux proverbe français du chacun chez soi et les vaches seront bien gardées devint l’idéologie d’un monde confiné.

Les inégalités sociales avaient pratiquement disparu, les progrès technologiques, dans un contexte autarcique, avaient de fait permis une évolution quasi idéale des conditions de vie à l’intérieur des parties habitées.

Une nourriture abondante disponible pour tous, une population limitée aux seules capacités qu’offrait intrinsèquement le territoire concerné, disposant de tout le confort matériel, des nouvelles générations issues de sélections génétiques, créaient les conditions de sociétés humaines parfaites.

Ces conditions mêmes auraient pu à terme souffrir de dysfonctionnements inhérents à une société sclérosée sans perspectives autres que le confort et la tranquillité. Mais ce temps ne vint jamais, l’issue fut plus rapide et fatale.

La quatrième décennie marqua le début des dérèglements dans ce qui sous-tendait toute l’organisation et la vie même des nouvelles sociétés : la science génétique.

Cela commença par des anomalies dans les naissances des animaux génétiquement modifiés. Des bovins vinrent au monde couvert de poils, des cochons se virent dotés de bras sans main, des poules eurent des mains à trois doigts à l’extrémité de leurs pattes. La chair de ces animaux difformes devint immangeable, empoisonnée et mortelle à l’ingestion. De même, des plantes furent très rapidement toxiques pour les humains, mais étaient assimilées sans problème par les animaux monstrueux.

Les animaux ayant ces anomalies furent tués dès la naissance mais d’autres furent tout simplement rejetés vivants, dans les espaces extérieurs des zones habitées, comme pour les plantes et les semences avariées.

Presque dans le même temps, les anomalies génétiques touchèrent les naissances in vitro. Des bébés naquirent sans yeux, avec un troisième bras au niveau d’une omoplate, d’autres couverts d’un pelage zébré, sans sexe, avec un cerveau atrophié… la liste des monstruosités semblait inépuisable. Ces nouveaux - nés furent euthanasiés dès leur naissance. Cependant, certains parents ne purent s’y résoudre et préférèrent les garder jusqu’à ce que leur présence leur devienne insupportable. Ils les rejetèrent alors, eux aussi vivants, dans les déserts inhospitaliers et pollués qui entouraient leur résidence.

Il se développa ainsi un monde nouveau durant les deux dernières décennies de domination humaine avec deux évolutions opposées, l’une à l’intérieur des bastions humains, l’autre à l’extérieur, sur la totalité des territoires abandonnés des hommes.

Dans les premiers, la vie s’estompa peu à peu, par manque de nourriture ; mais également et surtout à cause de la rareté des naissances conçues naturellement, du fait de la stérilité des dernières générations viables, issues des manipulations génétiques. L’isolement complet, l’absence de moyen de transport accentuèrent la chute des sociétés. Toute la science et la recherche ayant été basées exclusivement sur la génétique, le rejet naturel de celle-ci, à la suite de ces évènements, laissa les hommes complètement démunis de toutes ressources technologiques.

À l’inverse, à l’extérieur, une évolution débridée, anarchique, mais exponentielle des plantes, des animaux et des humains dégénérés, qui, en s’adaptant aux conditions de survie d’un environnement dangereux, généra une hybridation entre les plantes et les vivants. Une nouvelle forme de vie apparut, monstrueuse à l’aune des critères de l’Humanité déclinante.

Cette histoire débute plus d’un siècle après cette période de mutation, sur une partie de territoire de l’ancienne Europe occidentale, dans une région semi-montagneuse au centre d’un pays qui s’était appelé autrefois, il y a bien longtemps, la France.

Isolé au sein de vastes territoires occupés par une nouvelle forme de vie, résultant d’une mutation uniforme, un petit groupe d’humains survivait tant bien que mal, retranché derrière des palissades, sur la défensive permanente.

Cet îlot de la présente ancienne humanité s’était constitué à partir d’une population qui avait dû retrouver, par la force des choses, des modes de vie naturels. Tous ses membres étaient issus d’une sélection impitoyable tout au long de ces années. Les réflexes autarciques acquis durant les périodes précédentes et ceux de survie et de conservation de l’identité humaine n’avaient pu qu’obliger ces survivants à s’isoler complètement du monde extérieur et d’en défendre militairement l’accès.

Complètement isolée durant une si longue période, cette population, d’un peu moins de 200 individus, avait créé une société moyenâgeuse adaptée aux nécessités de survie dans des circonstances spécifiques. Des travailleurs agricoles et quelques ouvriers plus spécialisés étaient les plus nombreux. Des guerriers et une caste dominante de religieux maintenaient la cohésion d’ensemble. Les femmes, en très petit nombre, étaient essentiellement vouées à la reproduction. Une hiérarchie très pesante organisait la vie de ce microcosme, cerné par une vie étrangère complètement inconnue et rejetée.

De petits nuages blancs d’altitude survolaient un paysage uniformément vert. À perte de vue, des forêts d’arbres filiformes se complétaient d’arbustes et d’herbes hautes. Parfois, une clairière marquait cette uniformité d’un repaire vite estompé. L’on devinait une activité sous ces frondaisons, mais celle-ci se faisait discrète, seulement trahie par moment par des mouvements de végétaux. Cette nature paraissait maîtrisée en ce que, nul débordement de plantes, nulle confusion d’espèces n’apparaissaient. Il y avait ces arbres, ces arbustes, ces herbes hautes, tous disposés de la même manière. S’il y avait de la vie autre que végétale, à l’œil nu, elle se dissimulait ou alors elle n’était que très peu nombreuse, voire inexistante. Si le cirrus d’altitude avait eu une pensée, il aurait trouvé étrange ce paysage sauvage et ordonné à la fois.

Soudain, une rupture dans la monotonie sylvestre apparut au loin. En se rapprochant, on pouvait distinguer que la flore, décrite précédemment, s’estompait pour disparaître complètement. Une bande de terrain nue d’une dizaine de mètres isolait la forêt de champs cultivés qui formaient un demi-cercle, pour atteindre une rivière par les deux extrémités. Ces champs, d’une profondeur d’une centaine de mètres, venaient mourir au pied d’une palissade en bois haute de plus de 6 mètres comportant des postes de guet espacés tout au long de la barrière. À l’intérieur, des constructions également en bois étaient regroupées par blocs de 4 à 6 unités. Au centre, un édifice plus conséquent sur deux étages dominait cet ensemble. Les mêmes dispositions, d’une palissade et d’une bande de terrain nu, isolaient de la rivière cet espace construit. Le site était habité par des hommes qui vaquaient à leurs occupations en cette matinée d’un jour ordinaire. Certains, à l’extérieur de la palissade servant de rempart, se courbaient pour travailler la terre.

D’autres hommes travaillaient à l’intérieur de bâtisses, certains tissaient, d’autres confectionnaient des outils, des armes, préparaient des repas. Tous étaient occupés à une tâche précise, aucun oisif si ce n’était, en apparence, les hommes qui se tenaient dans deux tours de guet.

Première partie

Le ghetto

Julius

Julius était un tout jeune viri, intronisé depuis seulement une récolte. De faction sur la tour de guet la plus proche de la rivière, son arbalète en bandoulière, il devait, à la fois surveiller la lisière de la forêt et, voire surtout, le travail des agricola dans les champs extérieurs. Cette partie des champs, sous sa surveillance, était uniquement dédiée aux plantes de fibres textiles, la base de tous les vêtements et équipements de toutes sortes. Cette fibre, une fois récoltée, était travaillée selon les besoins dans les aérarias. Il faisait déjà très chaud en ce milieu de matinée, les agricola, au nombre d’une vingtaine, montraient pour quelques-uns des signes avant-coureurs de fatigue. Or, la journée de travail était loin de se terminer. Julius devait donc veiller à ce que le rythme ne faiblisse pas, tout en tenant compte de la pénibilité de leur tâche et surtout de leur état physique. La communauté sortait d’une période de disette due au faible rendement de la dernière récolte de céréales, principale source de leur alimentation. Aussi, les hommes à moitié nus qui se mouvaient sous ses yeux étaient-ils, émaciés pour les plus vaillants, décharnés pour les autres. Mais le travail devait se faire, leur survie en dépendait, et ce, déjà depuis un nombre de récoltes si important que Julius peinait à l’appréhender. De son poste d’observation, il avait une vue sur tout le ghetto. Il devinait, à l’opposé, les agricola travaillant sur les parcelles de céréales et de légumes, à l’intérieur des remparts, trois aérarias en pleine activité : celui des vêtements, des outils et des préparations alimentaires. Les ouvriers qui y travaillaient présentaient les mêmes carences physiques que les agricola sous sa surveillance. Au centre, une manipule de viri s’exerçait au combat rapproché. Comme lui, ils étaient minces et musclés. Les meilleures nourritures leur étaient en effet réservées, mais pas autant que pour le Divinum Dominum qu’il aperçut, sortant du bâtiment central que tous appelaient le Château.

Un embonpoint soulevait sa toge et rendait sa démarche lourde et malhabile. Sans le voir, Julius devinait son regard noir, dur, implacable. Un mot de lui et la vie au sein du ghetto devenait un enfer sur terre. Comme pour Titus, Titus son frère de lait. Ils étaient nés au cours de la même récolte, allaités, sevrés, grandis, élevés ensemble, toujours ensemble jusqu’au jour de leur douzième récolte où le Divinum Dominum décidait de la fonction de chacun.

Ce jour-là, le destin était fixé pour toujours. Devant tous les urbi réunis au centre du ghetto, Julius et Titus, ainsi que deux autres adolescentia furent amenés, nus, devant le Divinum Dominum. Celui-ci les examina précisément tour à tour, jaugeant leurs muscles des bras, des jambes, allant jusqu’à l’examen de leur dentition. Puis la sentence tomba, viri pour Julius, artifex pour Titus, agricola pour les deux autres plus chétifs.

Ce que Julius ignorait, c’est qu’ils avaient été observés tout au long des années de leur enfance par le Divinum Dominum et les génératricia pour jauger leurs capacités physiques bien sûr, mais également leur intelligence, enfin tout du moins, leurs aptitudes à comprendre des ordres des plus simples à ceux un peu plus complexes. Ensuite, en fonction du classement, les meilleurs allaient rejoindre les viri, les autres les artifex, les moins performants les agricola. Lors de la cérémonie de la douzième récolte, l’examen du Divinum Dominum n’était qu’un simulacre.

La population du ghetto souffrait dans son ensemble de malnutrition, d’une sclérose de son développement en nombre évidemment, mais surtout intrinsèquement. Les générations se suivaient et les individus périclitaient. Le niveau intellectuel moyen à présent, permettait tout juste l’exécution de tâches simples et répétitives. Quelques sujets échappaient encore à cette décadence, mais leur nombre diminuait. Des adolescentia des dernières récoltes, seuls Julius et à un degré moindre Titus, disposaient d’un intellect les démarquant des brutes ordinaires du ghetto.

Tout à ses réflexions, Julius avait délaissé un court instant sa surveillance. Il réagit aussitôt craignant d’avoir commis une négligence qui aurait engendré une réprimande du Divinum Dominum. Tous étaient dans l’angoisse de se voir ainsi stigmatisés et punis, même eux les viri, par des tours de garde supplémentaires, des privations de nourriture voire des coups de fouet en séance publique. Pour d’autres, cela pouvait être beaucoup plus terrible, comme pour Titus…

Les agricola n’avaient pas baissé de rythme, ouf ! Dehors rien comme toujours, mais, sauf que… Julius força son regard sur les frondaisons jouxtant la rivière. Les branches des arbres les plus proches de lui s’agitaient en tous sens alors qu’aucun vent ne soufflait. Puis ce mouvement se transmit aux arbres les plus éloignés et il lui sembla que ce mouvement se propageait à la forêt entière comme si un message venait de lui être communiqué. Julius, comme tous les urbi du ghetto, vivait dans la crainte permanente du dehors. Pourtant de mémoire de génératricia, et ce depuis plus de cent récoltes, il ne s’était jamais rien passé au-delà des zones cultivées du ghetto. Toujours les mêmes arbres, toujours l’absence d’être vivant. Seules les médécina, accompagnées d’un ou deux viri, allaient plusieurs fois par récolte à l’orée de la forêt pour prélever des herbes médicinales. Julius redoutait et espérait en même temps son tour pour approcher des limites du ghetto. Pour essayer de savoir, il avait demandé aux viri plus anciens mais leurs réponses étaient lacunaires. « Rien, pas vu. » Mais lorsqu’ils lui répondaient, Julius percevait dans leurs yeux une ombre de peur qui ne s’effaçait pas. Toutes les tentatives d’aller plus loin devenaient impossibles devant une barrière végétale infranchissable. C’était comme si la forêt emprisonnait les humains. Pour Julius, c’était une question qui inlassablement tournait et retournait dans son esprit. Alors qu’il aurait voulu s’ouvrir et partager ses interrogations avec d’autres, il s’était vite aperçu de l’inanité de la chose en découvrant qu’il était une exception parmi tous les urbi mâles. Les viri, pourtant les élites du ghetto, qui l’entouraient à présent dans son quotidien, ne vivaient que pour les quelques avantages offerts par leur situation : la meilleure nourriture, leur pouvoir sur les autres urbi et les moments attendus de fornication avec les sexus servi. En dehors de cela, ils n’exprimaient que des banalités sur la vie du ghetto et sur leur propre condition physique, du genre « Ce matin ai pris beaucoup céréales, plus que toi… ai frappé un agricola qui traînait, coups de pied, ouais, ah, ah… demain moi seul pour engrosser génératricia, parce que plus fort que tous… »

Les génératricia, les femmes reproductrices du ghetto, étaient isolées dans le bâtiment principal, celui du Divinum Dominum. Recluses, elles ne sortaient qu’une ou deux fois par récolte, lors des cérémonies et seuls les viri pouvaient les engrosser à tour de rôle lors de leurs périodes de fécondation. Julius savait que son tour allait bientôt arriver. Les génératricia n’étaient pas que des pondeuses, mais elles étaient les seules à savoir lire et écrire, elles détenaient ainsi la mémoire du ghetto, elles contribuaient à l’éducation des adolescentia, à maintenir un niveau acceptable des techniques de base des activités. Julius gardait le souvenir de l’une d’entre elles, Octavia, la plus jeune des génératricia, peut-être à peine, quatre ou cinq récoltes de plus que lui. À la fin de la période d’élevage, à plusieurs reprises ils avaient échangé de longs regards qui l’avaient troublé, aussi lors de discussions en aparté sur des sujets qu’ils étaient les seuls à aborder. C’est elle qui l’avait amené sur les questions de leur isolement, sur l’absence de vie apparente hors du ghetto, sur le devenir même de leur communauté. Tout cela Julius l’avait un moment occulté, après sa douzième récolte, lors de la période d’apprentissage intense de viri qui ne donnait que peu de temps pour autre chose, tant était grande la sollicitation physique qui laissait le corps exténué, l’esprit englué dans une apathie isolante. Et puis, il avait en mémoire le dernier avertissement d’Octavia qui lui avait intimement recommandé de cacher ses capacités intellectuelles aux autres urbi.

À présent, tout lui revenait et l’empêchait de bien dormir. Il n’avait de hâte que de revoir Octavia pour lui parler, son tour de fécondation devrait bientôt lui en donner l’occasion, du moins l’espérait-il de toute son âme.

Du haut de son mirador, alors que la matinée arrivait à son terme et que l’heure de la relève était proche, Julius aperçut Titus sortir des latrina, courbé sous le poids de deux sceaux malodorants. Titus son frère de lait, à présent servi, condamné aux tâches les plus rebutantes, aux conditions de vie les plus dures, soumis aux caprices de tous les urbi, même des agricola. L’être le plus misérable du ghetto et tout cela pourquoi ? Parce que le Divinum Dominum l’avait condamné à la castration et à la servitude pour fait d’homosexualité, l’interdit absolu du ghetto. Une boule de chagrin lui remonta de la gorge en le voyant si misérable, nu et sale. Comme s’il avait senti le poids de son regard, Titus leva la tête vers lui, des larmes creusaient des sillons sur la crasse de ses joues. Julius voulut lui faire un signe pour lui montrer son empathie, mais Titus détourna brusquement la tête et reprit sa lente et pénible progression. Julius n’arrivait pas à admettre qu’une telle chose fut possible. Certes, durant la période d’élevage, au fur et à mesure de leur croissance, dans la promiscuité des dortoirs, ils s’étaient masturbés au vu et au su de tous les adolescentia, mais c’était naturel et pas vraiment prohibé, car toléré des génératricia. Alors, que Titus ait pu enfreindre l’interdit, une fois intégré à l’aeraria comme artifex, cela paraissait impossible. Et puis, pourquoi avait-il été le seul à être condamné ? Ces choses-là, ne se font-elles pas à deux ? Il y avait un mystère que Julius se promit de découvrir. Pour cela, il fallait qu’il lui parle, mais en toute discrétion, ce qui ne serait pas facile au sein du ghetto. Le doute s’insinuait de plus en plus dans son esprit et remettait en question tout ce qui lui avait été appris et présenté comme naturel, évident, de droit divin.

Titus

Ah, Julius… Julius l’avait vu… non pas Julius… Son regard, il n’avait pas pu soutenir son regard. La honte, une indicible honte le submergeait. Qu’il paraissait loin le temps de l’élevage, pourtant si proche ! En marchant, alourdi par les seaux puants, des images troublées de larmes lui revinrent à l’esprit. Les moments de sieste des après-midi auprès des génératricia, allongé sur des lits de feuilles, dans la pénombre fraîche du dortoir, il écoutait, sans vraiment comprendre, imprégné d’une sensation de plénitude, juste à côté de lui, les conversations de Julius et Octavia, la toute jeune génératricia.

Ils parlaient dans un langage précieux, un langage qui n’appartenait qu’à eux. Titus était dans une admiration sans fin envers son frère de lait. Et quand Julius se tournait vers lui, pour lui demander s’ils ne l’empêchaient pas de dormir, Titus répondait :

— Non, parler, c’est beau, moi, aime. Alors Julius lui souriait, Octavia lui caressait les cheveux et ils se remettaient à leur conversation érudite loin de ses facultés de compréhension mais proche de son cœur d’innocent.

Titus se rappelait que son frère de lait avait été très tôt, au tout début de l’élevage, pris en charge de manière particulière par les génératricia. Elles avaient très rapidement détecté en lui des capacités hors normes et l’avaient isolé des autres enfants. Seul Titus l’avait suivi car Julius avait exigé qu’ils ne soient pas séparés. Ainsi, l’avait-il accompagné tout au long de la période d’élevage et profité, lui aussi, un peu, très peu, de cet apprentissage élitiste, ce qui lui avait permis de rejoindre le corps des artifex lors de la cérémonie de la douzième récolte. Ce fut la fin de sa vie insouciante, heureuse, pleine de tendresse et d’affection. Jusqu’alors, il n’avait vécu que par et pour Julius. Les deux autres adolescentia de la même portée, il les avait ignorés.

Même lui les trouvait d’une laideur et d’une rusticité insigne. L’un, Fiberius, était difforme, une jambe plus courte que l’autre avec des excroissances entre les épaules, l’autre Romulus était d’une maigreur maladive, et les deux montraient des capacités cognitives si faibles qu’ils parvenaient à grand-peine à articuler un ou deux mots. Il avait entendu Octavia, en aparté avec Julius, dire que les générations se succédaient de plus en plus déficientes, en partie dû à l’absence de diversité génétique, en partie du fait de leur environnement sclérosé. Pour la première fois, il avait cru entendre Octavia parler d’une fin proche de l’humanité du ghetto. Tout cela, il l’avait entendu, mais sans vraiment en prendre conscience tant sa vie se résumait exclusivement à côtoyer Julius et Octavia. Et puis, la cérémonie de la douzième récolte avait fait exploser sa douce et tranquille quiétude. Même si Julius l’avait préparé à une séparation, il reçut un premier choc dans ses tripes quand le Divinum Dominum les sépara physiquement en déclarant d’une voie forte et glaciale :

— Moi, Divinum Dominum du Ghetto, descendant du Dieu des hommes sur Terre, je prédestine Julius à être un Viri exemplaire, Titus un Artifex prolixe, Romulus, Fiberius, des agricola besogneux pour que vivent les urbi du ghetto, dans la gloire du Dieu des Hommes.

Durant leur période d’apprentissage, ils n’avaient pratiquement jamais pu se rencontrer. De temps en temps, il apercevait Julius se former à la pratique des armes, arbalète et glaive. Pour lui, son activité résidait principalement à apprendre l’usage du métier à tisser à l’intérieur de l’aeraria, aussi les occasions de le voir étaient-elles peu fréquentes.

L’aeraria était composé de cinq artifex et du princeps. Son arrivée compensait le décès d’un artifex, il y avait de cela quatre récoltes. Le travail se faisait par deux par métier à tisser. Cependant, Titus s’aperçut très rapidement que paradoxalement, son arrivée n’était pas appréciée par les artifex et même par le princeps. Alexandrus, avec qui il devait partager les tâches sur le même métier à tisser, était celui qui le repoussait le plus. Titus ne comprenait pas pourquoi et ce rejet venait l’accabler encore plus après la séparation d’avec Julius et Octavia. Il s’était retrouvé tout seul, perdu, dans un désespoir terrible qui lui semblait irrémédiable. Alexandrus le frappait dès que le princeps détournait le regard, il l’injuriait à voix basse sans discontinuité. Il le trompait dans les manœuvres du métier pour que le princeps le réprimande et Titus pleurait tous les soirs sur son grabat et se levait le matin le ventre tordu d’angoisse. Ces jours sombres s’étaient écoulés identiques pendant plusieurs décades jusqu’à ce qu’un soir Alexandrus vienne le trouver, une grimace se voulant un sourire aux lèvres, mielleux, pour lui proposer de faire la paix.

Il s’était allongé à ses côtés, lui avait parlé longuement de sa voix rauque. Durant tout ce temps, Titus avait dû supporter la vision de ces chicots noircis et son haleine putride, mais il avait surmonté son dégoût pour écouter ses explications. Il crut comprendre qu’il était fier d’avoir su faire fonctionner le métier tout seul et que sa venue le déconsidérait de fait, puisqu’il se retrouvait au même niveau que tous les autres artifex de l’aeraria. Il lui dit qu’il avait réalisé que lui, Titus, n’en était pas responsable, qu’il voulait reprendre des relations apaisées et normales. Titus le crut, ce fut une erreur gravissime.

Quelques jours plus tard, alors que la nuit tombait, il fut informé par l’intermédiaire d’un autre artifex, qu’Alexandrus lui demandait de passer le voir dans son réduit. Dans la pénombre, il devina la forme allongée d’Alexandrus sur son grabat, qui lui faisait signe de le rejoindre. En se baissant Titus aperçut son sexe en érection, il lui prit la main et la posa sur sa verge,

— Tu suces moi, hein, bon petit. Titus eut un mouvement de recul, mais il lui prit la tête de sa main calleuse et le força jusqu’à ce que sa bouche touche son gland puant.

À ce moment Alexandrus se redressa vivement, cria et l’artifex qui l’avait prévenu, resté derrière lui sans qu’il s’en doute, le saisit brutalement par les épaules en appelant le princeps à tue-tête. Le piège s’était refermé sur Titus.

Ensuite, tout s’était accéléré dans un effroyable tourbillon qui l’avait laissé, là, aujourd’hui, nu, émasculé, esclave sous le regard de Julius son frère perdu.

Octavia

Le rez-de-chaussée du bâtiment central du Ghetto était réservé aux génératricia, le Divinum Dominum occupant, à lui seul tout, l’espace de l’étage qui n’était accessible que par un escalier isolé à l’entrée du bâtiment. Son accès était défendu par une porte, dont seul le Divinum Dominum en possédait la clé. Les seules personnes qui y étaient reçues se comptaient sur les seuls doigts d’une main. Il s’agissait du centurio des viri, du premier des princeps et de la mère supérieure des génératricia. En dehors de ceux-là, malheur pour ceux qui étaient convoqués à l’étage. Le dernier à avoir franchi la porte de l’escalier se nommait Titus…

Chaque fois qu’Octavia songeait à lui, une boule d’une triste colère montait dans sa gorge. Ce dernier épisode avait définitivement fermé tout espoir de vie dans cet univers sclérosé, déjà bien entamé par ses réflexions, ses études de l’histoire du ghetto, ses longs moments de partage avec Julius. Même les autres génératricia ne trouvaient plus grâce à ses yeux, à part Fausta la médicina. Leur nombre n’avait pas cessé de baisser. Actuellement, seulement huit génératricia, elle-même incluse, en assuraient la pérennité démographique, intellectuelle, technique. Et encore, fallait-il voir les deux plus anciennes, usées par les maternités, difformes, leur espérance de vie ne pouvant dépasser à peine deux ou trois récoltes. Dans la nursery, à ce jour, un seul enfant mâle âgé de 2 récoltes avait survécu. Des quatre autres naissances récentes, trois n’avaient pas survécu au premier jour, la dernière, une fille, espoir de la communauté, avait succombé après seulement trois décades.

Octavia se repliait de plus en plus dans une bulle de désespoir, d’anxiété et d’angoisse. Par-delà le devenir du ghetto, c’était aussi son propre destin qui la préoccupait. Elle n’avait eu qu’une seule maternité depuis qu’elle se faisait féconder. Les dernières fécondations n’avaient rien produit. Fausta lui avait fait prendre un traitement censé accroître la fertilité, mais sans grand succès à l’évidence. Le regard de la mère supérieure, de plus en plus suspicieux, lui faisait craindre le pire, d’autant qu’elle l’avait aperçue avec le Divinum Dominum et leur sujet de discussion ne lui fut plus inconnu quand ils cessèrent brutalement de parler à son arrivée. Le sort des génératricia stériles était connu. Elles devenaient sexus servi pour tous les mâles de la communauté. La dernière sexus servi était morte récemment. Le besoin s’en faisait sentir de manière pressente surtout chez les agricola, mais également chez les artifex, dont l’accès aux génératricia était interdit. Son cœur se souleva à l’idée de subir jour après jour les assauts de ces êtres repoussants. C’étaient des êtres humains, certes. Dans son confort intellectuel, elle les vénérait en tant que tels, survivants de l’humanité perdue, mais la vision de leur corps sur le sien la poussait dans des abîmes d’horreur incontrôlée. Cette dichotomie entre son appartenance à la communauté des hommes du ghetto et la répulsion grandissante de sa vie en son sein, la déchirait d’une façon grandissante. Comment accepter des choses telles que le supplice de Titus ?

Elle revoyait la scène. Toute la communauté était rassemblée dans la cour. Le Divinum Dominum, le centurio, les princeps, la mère supérieure mais également toutes les génératricia, se tenaient sur une estrade installée devant le bâtiment principal, face à la communauté des viri, des artifex et des agricola. Un silence pesant avait précédé et accompagné le discours du Divinum Dominum. Puis Titus, traîné par deux viri, fut amené sur l’estrade. Alors la foule se mit à crier Titus servi ! Titus servi ! La clameur augmenta encore, quand ses vêtements lui furent arrachés, SERVI, SERVI, SERVI et atteignit son comble quand la mère supérieure saisit ses testicules et d’un coup de couteau rapide et précis trancha la peau. Le cri de Titus et le jet de sang mirent la foule en transe ce qui s’amplifia encore quand la mère supérieure exhiba, le bras levé, les deux petites boules sanglantes, à présent séparées du corps humain de Titus. Octavia se revit, épouvantée, croiser le regard de Julius, effondré de douleur et d’incompréhension.

Comment pouvait-on vivre au sein d’une communauté aussi barbare et comment pouvait-on projeter, espérer le retour des hommes, de tels hommes, pour repeupler la Terre ? Les discussions qu’elle avait eues avec Fausta à ce sujet l’avaient encore plus désorientée, Il fallait voir Julius, parler avec Julius.

Fausta

Accolée au bâtiment central, une petite construction abritait le local de Fausta, la médicina du ghetto, qui se composait d’un laboratoire où elle élaborait les différentes potions à base de plantes. Un rideau séparait le laboratoire d’une pièce où elle recevait et soignait les patients. Une mezzanine en sous-pente constituait son lieu de vie. Fausta était la médicina respectée et crainte par toute la population du ghetto. Respectée en étant la seule à posséder les connaissances des plantes assurant leur survie, crainte parce qu’elle avait le pouvoir, ou du moins le croyait-on, de se faire obéir par les arbres encerclant le ghetto.

De mémoire d’urbi, les médicinas devaient aller à la limite de la zone permise aux humains, pour cueillir les plantes qui assuraient leur survie. Or, ces plantes se situaient au-delà de la première rangée d’arbres. Toujours accompagnée d’un viri, Fausta renouvelait sa collecte toutes les deux ou trois décades. Dès l’aube, elle sortait du ghetto, tout en sentant la peur du viri derrière elle croître au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la fin de la terre cultivée. À quelques mètres de la limite, le viri s’immobilisait laissant Fausta continuer et, toujours les yeux agrandis de stupeur, ébahi devant les branches épineuses qui s’écartaient lentement pour libérer un passage. De sa position, il discernait Fausta, cernée par la végétation hostile, accroupie, prélever les plantes médicinales. Une fois, un jeune viri avait voulu la suivre dans le passage libéré, à peine l’eut-il atteint que deux lianes, garnies d’épines tranchantes et aussi longues qu’une main, lui fouettèrent le visage et les jambes. Il dut être porté dans le ghetto, le visage en sang, défiguré, les mollets déchirés, la chair béante. Cette vision était encore dans la mémoire de tout le ghetto. Alors, les viri qui l’accompagnaient restaient bien loin des végétaux tyranniques, mais également d’elle, Fausta, celle qui les côtoyait. Ce que ces viri ignoraient, c’est que son accès était limité à une petite surface, juste adaptée à ses besoins. La même interdiction lui était opposée, si elle voulait aller plus en avant.

Les médicinas qui l’avaient précédée dans l’histoire du ghetto avaient plus ou moins vécu les mêmes choses, même si bien des évolutions avaient depuis changé la vie en profondeur. La comparaison des écrits historiques, les plus anciens avec ceux les plus récents, montrait le délitement continu des conditions de vie et de l’organisation de la communauté. L’aspect le plus marquant résidait dans la disparition de la solidarité entre les urbi, le lien fort qui les unissait alors. À présent, ce lien de solidarité avait fait place à des rapports de force, de contraintes allant jusqu’à l’officialisation du servage pour les agricola et de l’esclavage des femmes stériles et des hommes punis comme Titus récemment. Fausta subissait ce contexte et s’efforçait d’atténuer les effets en donnant le maximum de soins physiques et psychiques, surtout aux plus démunis des urbi mais aussi en tentant d’influencer le Divinum Dominum. Elle était en effet la seule à posséder un peu d’influence du fait de sa position et de son aura. Cependant, par-delà même cette influence, les conditions actuelles de vie dans le ghetto entraînaient des conséquences irrémédiables sur les rapports entre les castes. Fausta ne croyait plus en un avenir pérenne des hommes dans l’enclos formé par les remparts de bois. Elle éprouvait un grand besoin d’en parler, mais sa position l’isolait du reste de la communauté et en dehors des soins qu’elle prodiguait, elle n’avait que peu d’occasions de conversation. Ceux qu’elle prodigua à Octavia pour contrecarrer sa stérilité lui avaient donné l’opportunité d’aborder ces sujets avec la jeune génératricia très intelligente. Elle lui avait également indiqué qu’une autre personne dans le ghetto était à même d’en saisir toute la problématique et Fausta allait très rapidement trouver un moment pour parler avec Julius.

Fuir : une impérieuse nécessité

Ce matin était un matin ordinaire dans la vie du ghetto. L’aube naissante laissait déjà percer la chaleur d’une journée sans saison. La fraîcheur de la fin de nuit ne survivait jamais longtemps à l’apparition des premières rougeurs à l’horizon. Le dortoir des viri s’animait peu à peu. La relève de la dernière garde de nuit donnait le signal du réveil à la vingtaine d’hommes présents. Pour Julius, immobile sur son gravas, les yeux grands ouverts, la nuit fut longue et sans sommeil. Autour de lui, les viri se levaient, s’étiraient, se grattaient, pétaient, grognaient, et il ne les supportait plus. Le fossé qui les séparait se creusait tous les jours un peu plus et cacher cette aversion devenait aussi plus difficile chaque matin. Certains commençaient d’ailleurs à le regarder autrement. Mais Julius n’y prêtait qu’une attention fugace, son obsession actuelle était l’arrivée prochaine des séances de copulations avec les génératricia. Il devait à tout prix en faire partie et surtout voir Octavia. Contre toute pratique du ghetto, il ressentait un malaise profond lorsqu’il imaginait Octavia subissant les assauts des brutes qui l’entouraient. Pourtant, il savait que la survie de tous en dépendait depuis des générations d’urbi. Cette fois-ci, le Divinum Dominum avait décidé d’organiser un spectacle avec un combat entre les viri. Ils allaient s’affronter en duel, seul le vainqueur gagnerait le droit de copuler. Octavia lui avait dit que c’était un moyen de distraire afin de faire baisser des tensions qui, périodiquement, revenaient dans le ghetto. La vie miséreuse, cloîtrée sans d’autres perspectives que le repas du soir des agricola, générait des périodes d’intenses désespoirs et de colères qu’il convenait de faire baisser. Outre ces spectacles de combattants, la répression des viri en était un autre moyen ainsi que le défoulement sur un être encore plus misérable, comme un servi. Tout cela lui avait fait comprendre combien Titus était victime d’une machination du Divinum Dominum afin de servir de défouloir à toutes les frustrations. À présent, au-delà de la pitié ressentie envers Titus, une profonde colère le mettait en rage et l’éloignait irrémédiablement du ghetto. Il devait faire quelque chose pour en sortir avec Titus et Octavia. Tous les autres n’étaient que des brutes sans intérêt.

Ce matin, ils devaient former la composition des duos. Pour ce faire, tous réunis autour du centurio, ils attendaient que celui-ci leur donne les modalités de sélection qui changeaient selon son humeur. Au moment où il allait parler, Titus fit son apparition à l’entrée du dortoir, nu et sale, la peur permanente dans les yeux, il provoqua aussitôt la réaction des viri.

Maximus, la plus grosse brute de tous, lui donna un violent coup de pied qui le propulsa plusieurs mètres en arrière, dans un éclat de rire général.

— Puant ! servi ! dehors ! puant !

Son faciès hideux donna des frissons de dégoût et de rage à Julius. Aussi, quand le centurio annonça que chacun devait choisir son adversaire…

— Toi Maximus, je vais te massacrer.

— Ah, ah, ah, Julius, petit, moi te saigner.

Et tous les autres viri d’abonder en riant et en criant, Maximus était de loin le plus fort de tous.

— Moi, Maximus, copuler, toi Julius branler….

Julius ne répondit pas. Il sortit sous les quolibets en se demandant s’il n’avait pas commis une erreur, une grosse erreur, tandis que les arbres entourant le ghetto agitèrent soudain leurs branches comme pour le saluer ou l’encourager.

Lorsque Octavia pénétra dans l’officine, Fausta préparait une crème en pilant des herbes dans un bol de bois.

— Rentre, assieds-toi, je termine et je suis à toi.

— Fausta, les séances de copulation ne vont pas tarder. Il faudrait peut-être que tu me redonnes une dose de la préparation pour accroître ma fertilité.

— Écoute, Octavia, je ne voudrais pas me tromper mais je pense que tu es stérile. Je n’ai pas d’autre remède et tu n’as jamais été fécondée depuis plus de 4 récoltes. Je suis vraiment désolée. Si cette fois il ne se passe rien, je serai obligée d’en informer la mère supérieure et…

— Non, je t’en prie non, je ne survivrai pas à ça. Je t’en supplie Fausta, non… Les sanglots étranglaient sa gorge, une barre lui perfora le ventre, elle s’effondra et perdit connaissance.

Fausta l’allongea sur le sol, lui prit son pouls et tout en essayant de la ranimer elle contemplait son visage, angélique. Qualificatif qui lui vint aussitôt à l’esprit, belle, douce, tendre d’une rare intelligence, supérieure aux autres génératricia. Non, Octavia ne pouvait pas être une sexus servi, c’était impossible. Certes, mais que faire ? À ce moment, Octavia ouvrit les yeux.

— Je veux voir Julius. Fausta fait en sorte que je vois, Julius.

— Pourquoi ?

— Je ne pourrai pas être une sexus servi. Je n’ai qu’une solution, celle de partir du ghetto avec Julius. Quoiqu’il puisse nous arriver, ce ne pourra pas être plus horrible que ce qui m’attend ici. Et quand bien même cela le serait, ce sera très différent. Fausta, il faut que je parte et Julius semble avoir un rapport particulier avec les arbres. Il me l’a dit et je l’ai moi aussi observé. Il se sent attiré fortement, attiré par eux et chose extraordinaire, l’inverse paraît également vrai. Presque à chaque fois, quand Julius monte sur un mirador, aussitôt les arbres les plus proches s’animent et leurs branches communiquent entre elles. Fausta, il y a quelque chose entre Julius et la flore qui nous encercle. Aide-nous à fuir, Fausta, aide-nous, je t’en prie.

Fausta la regardait, si jeune, si jolie, si désespérée, après tout pourquoi pas. La vie, la vraie vie des hommes s’éteignait à grands pas dans le ghetto. Il n’y aura bientôt plus un seul être en état de penser et ceux qui resteront, seront dans un tel état de délabrement physique…. Pourquoi ne tenterais-je pas moi aussi l’aventure, si Julius peut nous faire traverser ?

— Octavia, sortir ne sera pas si simple. Arriver seulement à franchir les remparts sans se faire remarquer, puis aller au-delà des herbes médicinales, je ne crois pas franchement que Julius soit capable d’ouvrir un passage, mais il faudrait essayer. Non, Octavia, ce qui me fait le plus peur c’est d’y arriver… Dans quel monde allez-vous être projetés ? Te rappelles-tu la lecture des écrits des anciens, des premiers temps du ghetto, lorsque nos ancêtres durent se protéger des monstres qui peuplaient les terres polluées, ces êtres difformes, violents qui s’entredévoraient. Te rappelles-tu également les plantes toxiques et celles qui attaquaient les hommes, te souviens-tu de ce monde mortel duquel ils durent s’isoler, en interdire l’accès ? Comment peut-on être sûr que vous n’allez pas vous jeter dans un piège fatal ?

— Et alors, au moins on saura, et mourir plus tôt ou un peu plus tard, quelle différence ! Hein, Fausta, quelle différence cela fait, si cela m’évite d’être sexus servi pour tout le ghetto. Mais depuis cent récoltes au moins, l’extérieur est immobile, rien ne bouge, on ne voit aucune vie du haut des miradors. Il n’y a que des plantes et celles qui nous entourent ne sont pas toxiques. Elles nous laissent vivre, même si elles nous emprisonnent. Fausta, il faut essayer, c’est le seul espoir qu’il me reste.

— Pourquoi crois-tu que Julius voudrait partir ? Sa situation est meilleure. C’est un jeune viri en pleine santé qui ne risque rien au sein du ghetto, bien au contraire.

— Tu oublies qu’il est d’une intelligence rare, qu’il ne supporte plus les autres brutes, mais surtout que ce qui est arrivé à Titus l’a profondément, irrémédiablement marqué. Il n’est plus le même depuis. La vie du ghetto lui fait horreur à présent, et si moi… je deviens sexus servi alors il tuera tout le monde dans le ghetto. Nous avons, Fausta, lui et moi… je… ne sais pas, mais quelque chose nous lie plus fort que tout, je ne sais pas ce que sait. Quand je le vois j’ai mal, quand je ne le vois plus j’ai encore plus mal. Fausta aide-nous à fuir ensemble !

Au bout d’un long moment, Fausta se leva, pour vérifier que personne n’était entré depuis le début de leurs échanges, puis revint vers Octavia.

— D’accord, on va le faire et je viens avec vous. La période de copulation arrive. Elle sera précédée cette fois-ci par un combat de viri, ce sera un moment propice pour échanger dans la foule sans se faire remarquer. Julius devra vaincre pour venir copuler avec toi et surtout pour avoir l’occasion d’organiser la fuite, de vous mettre d’accord. Ma prochaine sortie médicinale est prévue après la séance de copulation, je ferai en sorte de me faire escorter par Julius et on verra s’il peut vraiment se faire obéir des gardiennes végétales. D’ici là, chacun de notre côté, recensons les éléments à prendre en compte. Même si Julius n’arrive pas à nous faire franchir la barrière végétale, on n’aura pas perdu de temps en faisant cet essai préalable. Ah au fait, j’oubliai de te dire, Julius a défié Maximus pour le combat, espérons qu’il sait ce qu’il fait.

Maximus, cette horrible brute, le plus fort du ghetto, mais qu’est-ce qui lui a pris ?

Le combat

Les jours de combat dans le ghetto étaient les seuls moments qui venaient rompre une monotonie désespérée. Les artifex avaient préparé une enceinte au centre du ghetto. Un cercle tracé directement sur le sol délimitait l’aire où se dérouleraient les combats. Le Divinum Dominum, le centurio, la mère supérieure étaient installés au tout premier rang sur des chaises. De part et d’autre, des bancs recevaient dans l’ordre, les génératricia, les princeps, et enfin, à l’opposé du Divinum Dominum, les artifex. Derrière eux, debout, entassés sur plusieurs rangs, les agricola, les plus forts devant, les plus faibles derrière, trépignaient d’impatience et vociféraient, criaient à tue-tête.

Lucius avait réussi, il ne savait comment, à être devant, juste derrière les artifex et il avait une vue entièrement dégagée du lieu des combats. C’était la première fois qu’il se trouvait dans cette situation privilégiée, alors que plusieurs dizaines de récoltes voûtaient ses épaules, durcissaient ses articulations, au point que les moindres mouvements lui causaient des douleurs violentes et continuelles. Lucius se savait condamné à brève échéance, il ne pouvait presque plus travailler. Le Divinum Dominum l’avait repéré et bientôt, il serait emmené par les viri, derrière les remparts où il subirait le sort de tous les urbi incapables d’accomplir leurs tâches. La gorge tranchée, son corps ira rejoindre la fosse commune. Il le savait et cela le soulageait presque tant il avait envie que tout s’arrête, la fatigue, les douleurs permanentes de son corps meurtri, le noir désespoir du ghetto. Mais aujourd’hui, il criait comme les autres pour voir les viri combattre. Il attendait enfin pour voir ceux qui allaient perdre, se faire battre, recevoir des coups. C’était lui, Lucius qui, par procuration, cognait les viri et se vengeait ainsi de toutes les humiliations subies depuis son élevage par les génératricia.

Soudain, le vacarme fut à son comble. Les viri, en colonne par deux, pénétrèrent dans le cercle. Ils s’alignèrent devant le Divinum Dominum. Celui-ci alors, se leva et d’un geste de la main imposa le silence à la foule excitée.

— Urbi, ce jour, encore une fois, les viri vont combattre pour la survie du ghetto. Les plus forts iront engrosser les génératricia afin que la relève des hommes se fasse, afin que l’humanité survive, ici dans notre ghetto. Les êtres monstrueux et malfaisants qui commandent aux arbres gardiens se cachent. Ils n’osent pas regarder en face la beauté des hommes. Ils nous haïssent encore plus, de nous savoir présents, vivants, forts de notre collectivité. Aussi, urbi, tous, continuons, poursuivons le travail de nos ancêtres, afin qu’un jour l’humanité, par nous, retrouve la place qui lui est due sur la Terre. Car, sachez-le, ce jour viendra ! Le Dieu des hommes me l’a assuré, cette nuit encore dans mon sommeil, nous sommes, vous êtes ses envoyés, vous êtes une partie de Lui.

Gloire au Dieu des hommes, que vive l’humanité sur la Terre.

À présent, que le combat commence !

En même temps que le Divinum Dominum se rasseyait, le vacarme reprit aussi fort et les deux premiers viri se positionnèrent. Ils n’étaient armés que de longs bâtons, leurs protections se limitaient à des jambières recouvrant les tibias, des plaques sur les avant-bras et une courte jupe de fibres tressées autour de la taille. Les règles du combat étaient simples, le premier à terre ou sorti du cercle perdait. Les coups étaient interdits sur la tête et évidemment à l’entre- jambe. Toutes les autres parties du corps pouvaient être touchées par le bâton mais également par des coups de pied ou de poing.