Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Thomas élève seul ses quatre enfants depuis que sa femme, Laure, une pianiste de renom, est hospitalisée. Il est déboussolé par l’avenir incertain. De son côté, Mathilde incarne la figure d’une mère célibataire épanouie. Cependant, lorsque ses jumelles adolescentes réclament la vérité sur leurs origines et se lancent à la recherche de leur père, leur univers bascule soudainement. Confrontés tous deux à l’inévitable, peuvent-ils résister à l’appel du changement et envisager une vie différente ? Dans cette tourmente, la présence aimante de leurs proches sera-t-elle suffisante pour guider Thomas et Mathilde vers la sérénité ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Cécile Méou, enseignante pendant près de vingt ans, décide de se consacrer pleinement à l’éducation de ses quatre enfants en mettant provisoirement de côté son activité. Ce choix, qui lui laisse du temps pour observer les gens autour d’elle, faire de belles rencontres et poursuivre la musique, lui permet également de redécouvrir les délices de la lecture et de l’écriture poétique et romanesque, un plaisir cultivé depuis son enfance. Son premier ouvrage, "Une étoile pour l’éternité", lui est apparu un matin, comme une évidence : « Il était là, nous dit-elle, caché dans les replis de ma conscience, prêt à éclore. »
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 886
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Cécile Méou
Une étoile pour l’éternité
Roman
© Lys Bleu Éditions – Cécile Méou
ISBN : 979-10-422-2792-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Hélène qui, à 41 ans, s’est éteinte comme on souffle une bougie. Je veux conserver intacts le souvenir vivace de son lumineux sourire et les liens qu’elle a su tisser sur cette terre.
À mes enfants
« J’étais à toi peut-être avant de t’avoir vu.
Ma vie, en se formant, fut promise à la tienne ;
Ton nom m’en avertit par un trouble imprévu ;
Ton âme s’y cachait pour éveiller la mienne. »
Marceline Desbordes-Valmore,
Élégie
« Si tu écrivais à Dieu, Oscar ? […]
— Et pourquoi est-ce que j’écrirais à Dieu ?
— Tu te sentirais moins seul.
— Moins seul avec quelqu’un qui n’existe pas ?
— Fais-le exister.
Elle s’est penchée vers moi.
— Chaque fois que tu croiras en lui, il existera un peu plus. Si tu persistes, il existera complètement. Alors, il te fera du bien. »
Eric-Emmanuel Schmitt
Oscar et la dame rose
« La mesure de l’Amour est d’aimer sans mesure. »
Saint Augustin
Thomas se réveilla en sueur et tremblant au beau milieu de la nuit. Une fois encore, il avait rêvé d’elle ! Cela faisait plusieurs nuits et vraiment, il ne comprenait pas pourquoi.
Il ne la connaissait pas, c’est à peine s’il lui avait adressé trois mots à la sortie du collège depuis qu’elle était arrivée dans la région. Elle était tout ce qu’il n’appréciait guère : fière, distante, inaccessible… et cependant, quelque chose en elle l’intriguait, l’attirait, quoiqu’il s’en défendît: était-ce son élégance naturelle ? Son regard un peu triste ? Son vélo rouge, patiné par le temps ou bien ses lourds cheveux d’un blond doré, coiffés en un chignon simple, piqué d’un crayon mine comme le font parfois les artistes, et dont s’échappaient quelques mèches folles ?
Il passa une main sèche sur son front moite, se leva, alla ouvrir la fenêtre et aspira à longues bouffées l’air de la nuit. Ses poumons le brûlaient.
Il regarda un moment le ciel piqueté d’étoiles brillantes et la lune, pleine et ronde, légèrement voilée derrière les nuées effilochées. Il attendit que son cœur qui battait la chamade reprît un rythme régulier puis il alla se servir un grand verre d’eau à la cuisine. Il revint ensuite se coucher : dormir seul lui pesait tant ces derniers temps !
Sa femme, Laure, lui manquait à un point inimaginable. Il n’osait l’avouer à personne et surtout pas à Laure, pour ne pas la faire souffrir davantage… Parfois, sans le vouloir, il se surprenait à réciter un « Notre Père » et un « Je vous salue, Marie », ces prières dont il n’était plus vraiment sûr et que sa chère grand-mère Alice lui avait apprises alors qu’il était enfant. Il aurait tant voulu la ramener à la maison, là, maintenant, tout de suite, en pleine nuit, pouvoir se blottir tout contre elle et sentir la chaleur de sa peau, sa douceur ; respirer son parfum, sentir ses cheveux légers lui chatouiller le cou jusqu’à le faire parfois éternuer. Laure en riait !
Elle lui manquait par tous les pores de sa peau et son absence était insoutenable ! Son sourire désarmant lui manquait, sa voix, si chaude, lui manquait, son regard mordoré -couleur d’automne- si profond, lui manquait : tout en elle lui manquait ! La place vide à sa droite était froide, glacée même. Les draps avaient perdu son odeur… Il devait lui redire tout ça : tout cet amour qu’ils avaient encore à partager, tous ces fous rires, tous ces moments de doute parfois… Avant qu’il ne soit trop tard. Non, cela ne pouvait pas être fini, pas encore, pas déjà ! Elle allait guérir, il le voulait, il le fallait ; ils se battraient ensemble, main dans la main, contre cette fichue maladie qui la rongeait et la rendait un peu moins elle-même chaque jour…
Demain, il lui apporterait des fleurs et puis son parfum, celui de leur rencontre, six ans et demi plus tôt, alors qu’il ne croyait plus au bonheur…
Il regarda son réveil qui brillait dans la nuit et vit qu’il n’était que trois heures. Il lui fallait se recoucher encore quelques heures, car la journée du lendemain s’annonçait chargée : il commencerait ses cours à neuf heures et demie comme tous les mardis, mais avant, il devrait, comme chaque jour depuis six semaines, s’occuper des enfants. Margaux et Félix étaient bien assez grands pour se préparer seuls, mais Gabriel et Baptiste avaient besoin d’aide pour encore tant de choses ! Ils avaient aussi besoin de leur maman… Une larme roula sur sa joue tandis qu’il se glissait sous la couette. Il la laissa couler, mais celles qui suivirent furent balayées d’un geste rageur. Son chagrin était à la mesure de sa colère et les deux étaient indissociables. Il s’endormit finalement, épuisé, le visage brouillé et les lèvres serrées.
Quand il émergea à l’aube, il avait encore ce poids sur le cœur, mais il se força à inspirer profondément la fraîcheur du matin, se leva et alla prendre une douche froide pour chasser les démons de sa nuit.
— Papa, papa ! C’est moi qui l’ai vue le premier ! hurla Gabriel.
— Même pas vrai, j’étais là avant toi et j’ai tout vu ! renchérit Baptiste.
— De quoi parlez-vous ? demanda Thomas qui venait de dresser la table pour le petit déjeuner. Pourquoi ces cris ?
— L’étoile filante, papa ! Une vraie avec une queue de lumière comme t’en as jamais vu !
— Elle a filé comme l’éclair… Mais c’est moi qui l’ai vue le premier ! s’époumona encore Baptiste.
— Et alors ? marmonna Gabriel, vaincu. On était là tous les deux, et elle était là rien que pour nous ! C’est maman qui l’a dit ! « Si vous voyez une étoile filante, elle est pour vous, rien que pour vous. C’est un baiser que je vous envoie pour réchauffer votre cœur quand il sera triste. »
Ainsi donc, eux aussi pensaient à Laure. Eux qui mordaient dans la vie à pleines dents (de lait), eux qui se disputaient parfois en son absence, mais qui jouaient toujours si calmement quand leur mère était au piano, tout près d’eux.
Thomas prit un CD sur l’étagère : Chopin, un de ses tout premiers enregistrements, et une valse joyeuse envahit le séjour.
— Venez les garçons, à table ! Nous avons moins de trois quarts d’heure pour être prêts !
Les deux petits garçons, soudain graves, s’installèrent autour de la table ronde, tels des chevaliers avant un combat. En entendant la musique, leurs yeux se mirent à briller.
— C’est maman ! C’est maman ! s’écrièrent-ils en chœur, en battant des mains.
— Dis papa, quand est-ce qu’elle rentre, maman ? En vrai ? demanda Gabriel, des sanglots dans la voix.
— Oh oui, alors ! Quand est-ce qu’elle revient à la maison ? Pour jouer sur son piano à queue ? renchérit Baptiste, le regard triste posé sur l’instrument solitaire…
Thomas ne savait que répondre.
— Elle avait dit qu’elle reviendrait vite ! Mais elle n’est toujours pas revenue… Ça fait trop long ! s’entêta Baptiste. Moi, elle me manque et je suis sûr qu’on lui manque aussi !
— Oh oui ! Vous lui manquez aussi, c’est certain… C’est vrai, c’est long d’attendre qu’elle guérisse. Mais elle doit reprendre des forces, elle est toujours très fatiguée et elle a encore besoin de beaucoup de repos. Les médecins font de leur mieux pour trouver comment la guérir. Elle nous manque à tous, ça, c’est sûr, mais elle n’aimerait pas nous voir tristes. Si elle savait qu’on se laisse aller, elle nous gronderait !
— Alors, quand est-ce qu’on ira la voir ? Ce soir ? Ce soir ! Ce soir ! Oh ! papa, s’il te plaît, dis oui !
— Il faut que j’appelle l’hôpital d’abord, pour savoir comment elle se sent aujourd’hui. Et si c’est possible, je vous promets, on ira tous les trois à la sortie de l’école. Maintenant, on mange ! Maman n’aime pas vous voir tout maigrichons !
Ils engloutirent donc leurs tartines et leur œuf, burent leur cacao avant qu’il ne fût complètement froid et prirent les quartiers d’orange que leur père leur tendait ainsi que les morceaux de kiwis déjà posés sur l’assiette qu’ils dégustèrent avec lenteur, comme leur chère maman le leur recommandait toujours. « Des vitamines pour bien commencer la journée, un estomac repu et une toilette à l’eau fraîche pour être bien réveillé : c’est le secret, mes chéris, pour être en forme et de bonne humeur toute la journée ! », voilà les mots qu’elle leur aurait soufflés, si elle avait été là, près d’eux.
En pensant à elle, ils se préparèrent en silence, chacun avec ses plus belles pensées pour celle qui illuminait leur vie et qui avait dû déserter la maison.
Gabriel et Baptiste furent prêts rapidement avec l’aide de leur père et, leur petit sac sur le dos, ils franchirent la porte de la maison à huit heures précises. Ils enfourchèrent leur vélo (cela faisait quatre semaines qu’ils n’avaient plus les petites roues mais Laure ne les avait -hélas- pas encore vus pédaler comme des fous, freinant des mains et des pieds, juste avant le « STOP ! ») et Thomas les accompagna en courant.
Margaux et Félix commençaient plus tard aujourd’hui. Leur père repasserait les réveiller en revenant de l’école.
Margaux – qui ne dormait que d’un œil – entendit la porte se refermer ; alors seulement, elle se décida à s’extirper de son lit, à quitter la chaleur ouatée de sa couette (la bleu pâle avec des mimosas, celle confectionnée par sa mère). Elle marcha nu-pieds sur les dalles fraîches du carrelage jusqu’à la salle de bain. Elle avait du temps ce matin : ses cours ne débutaient qu’à 10 h 25. Son père allait sûrement repasser par la maison avant de partir pour le lycée afin de s’assurer qu’ils étaient bien réveillés et les embrasser, avec sa pudeur un peu idiote…
Margaux aimait quand il la serrait fort contre lui, à l’époque où elle n’était encore qu’une toute jeune fille, mais voilà qu’un jour, peut-être six mois auparavant, il avait cessé ses embrassades trop appuyées, un peu gêné, car il s’était aperçu qu’elle devenait une demoiselle, que ses petits seins ne demandaient qu’à éclore et que quelques boutons avaient aussi commencé à bourgeonner sur son front et ses tempes, pour son plus grand malheur.
Elle n’avait pas osé avouer à son père qu’elle aurait voulu rester sa petite fille chérie pour toujours, qu’elle aimait grimper sur ses genoux et lui caresser le visage avant qu’il ne se rase, ses poils courts et drus lui picotant délicieusement le bout des doigts ; qu’elle aimait son odeur, sa voix douce et grave et ses cheveux bouclés qu’il peinait à coiffer.
Elle aimait tout de lui : il était son père et repère, sa bouée, sa boussole. Il avait été jusqu’à ce jour l’homme de sa vie. Toujours là pour elle, toujours bienveillant, toujours discret : prêt à tant de sacrifices pour la rendre heureuse !
Mais à présent, Margaux avait cette crainte terrible de grandir et de le perdre… Elle avait peur de se perdre elle-même, peur de tout et de rien en même temps ! Son corps qui se transformait lui échappait, son esprit lui jouait parfois des tours, sa confiance était ébranlée. Et l’absence cruelle de Laure la faisait tant souffrir que parfois, elle avait la sensation d’étouffer et le sentiment qu’elle allait en mourir… De grosses larmes avaient baigné son joli visage tôt ce matin alors qu’elle sortait d’un rêve plein de beauté et de douceur dans lequel sa mère lui donnait la main. C’est à ce moment-là qu’elle avait saisi quelques bribes de la dispute entre les jumeaux à propos de cette étoile filante dont chacun voulait s’approprier la vision. Elle avait aussitôt ressenti dans son corps la peine palpable qui s’en était suivie. Elle aussi était toute jeune quand sa maman avait dû être hospitalisée en urgence. Margaux se souvenait de moins en moins de cet épisode si douloureux de leur vie d’avant… C’était si loin ! Et Lise avait fini par les quitter, elle, Félix et leur père, laissant à ce dernier le soin de les élever de son mieux, de les aimer pour deux. Ce qu’il réussissait avec patience et douceur.
Elle était si belle, sa mère ! Et si habile ! Tout ce que Lise touchait devenait de l’or (de Laure ? Tiens, à présent qu’elle y pense, Margaux se dit qu’il n’y a sûrement pas de hasard, rien que la fameuse Providence de grand-mère Alice…)
Quand Lise avait décidé quelque chose, elle s’y tenait avec une passion presque maladive. Rien ne lui résistait ! Voulait-elle apprendre à coudre que déjà elle s’improvisait couturière ? Elle prenait un pinceau, une craie, un feutre, un fusain… Et une toile surgissait du néant ou un croquis ou une esquisse… Toujours uniques, toujours joyeux !
Quand elle se mettait aux fourneaux, immanquablement, un fumet délicat embaumait la cuisine, une odeur de brioche chaude et dorée emplissait toute la maison jusqu’aux coins les plus reculés où Margaux et Félix se cachaient pour jouer… Ils délaissaient alors leur monde imaginaire pour le monde bien réel de la gourmandise partagée ! Et venaient lécher la cuillère de bois encore tiède de chocolat ou croquer dans le sablé tout chaud, craquant et parfumé.
Margaux se remémora avec fierté et nostalgie les petites attentions que Lise avait saupoudrées sur leur enfance. D’un revers de manche, elle essuya ses yeux et ses joues humides et se moucha bruyamment pour évacuer la tristesse qui, une fois de plus, l’assaillait.
Et Félix ? Dormait-il encore, ce cher frère qu’elle n’avait aucune honte à adorer ? Il ressemblait tant à leur mère ! Mêmes cheveux dorés, épais et brillants, longs et bouclés ; mêmes yeux noisette qui devenaient presque bruns quand il était soucieux et viraient au vert, si pur, si éclatant, quand la lumière les traversait. Doux et rêveur, pas bagarreur… et une voix ! Félix avait une voix d’ange venu du ciel, une voix qui vous serrait le cœur de délices et de frissons.
Margaux jeta un dernier coup d’œil au miroir, rectifia une mèche de cheveux qui lui barrait le front et tamponna à l’eau d’Émeraude les boutons récalcitrants et disgracieux qui ornaient les ailes de son nez ce matin. Oh ! Comme elle les détestait, ces vilains comédons qui saillaient sous la peau encore tendre ! Margaux redoutait chaque matin d’en découvrir davantage sur son visage… C’est pourquoi Mamette – qui avait perçu le découragement chez sa petite fille adolescente – lui avait offert cette lotion alcoolisée dont elle aimait beaucoup le parfum sucré et acidulé.
« Il paraît que pour l’acné, c’est très efficace, ce sont des religieuses qui fabriquent cette “eau verte” depuis des lustres dans leur monastère. Ça marche aussi pour calmer les démangeaisons et les piqûres d’insectes », lui avait dit sa grand-mère maternelle qui vivait à présent près de Londres. Ça avait fait rire Margaux : Mamette ne supportait pas les moustiques ! Si ça marchait pour elle, pourquoi pas pour Margaux et ses boutons ? Qui ne tente rien… Elle tamponnait donc chaque jour, et parfois matin et soir, les fameux comédons avec une compresse ou un disque de coton imbibés et une application soignée.
Elle passa sa main sur son visage : la peau restait douce et les vilaines pustules de la veille semblaient s’éclipser plus vite qu’elle ne l’avait espéré, tant mieux ! Elle se vaporisa d’un peu du parfum que Laure lui avait laissé, ajusta le col de son polo marin, enfila un jean propre un peu délavé et se dirigea vers la cuisine. Elle entendit alors la clef tourner dans la serrure. Son père était de retour.
— Bonjour ma chérie. Bien dormi ?
— Mmmm…
— Tu as fait de beaux rêves ?
— J’ai rêvé de… maman… et c’était bon…
— C’est chouette, ça. Tu veux me raconter ?
— Bof… Tu sais les rêves, c’est toujours tellement absurde et alambiqué… En tout cas, c’était juste… vraiment… agréable ! Elle était si belle dans mon rêve !
— Elle était très belle aussi dans la réalité, tu sais ! Et elle chantait si bien… Tu t’en souviens ?
— Plus vraiment, à vrai dire, j’oublie et ça m’énerve ! La même voix que Félix ?
— Plus grave, mais aussi pure ! Quand elle chantait en cuisinant, c’était tout simplement… divin ! Et le repas était un régal, bien sûr ! Ah ! Ta mère, elle savait tout faire, tout… Sauf peut-être jouer du piano. Mais maintenant, on a Laure pour ça. Enfin… Quand elle rentrera…
— Tu n’as pas l’air d’y croire à son retour, papa ? s’inquiéta Margaux. Tu as pourtant bien dit qu’elle avait repris des forces et des couleurs, avant-hier ? C’est bien ce que tu nous as dit ?
— Oui, mais peut-être ai-je un peu enjolivé les choses, ma grande, pour que ce soit moins dur pour les garçons ? Écoute, Margaux, je n’arrive pas à te mentir : je ne sais pas… Je ne sais plus si j’y crois ou non… Elle est forte, mais je sens qu’elle commence à lâcher prise. Elle fait semblant pour donner le change, mais je vois bien qu’elle s’épuise ; elle est si fatiguée qu’elle peine à tenir ses couverts, elle mange de moins en moins, son regard se voile puis se détourne de moi pour ne pas chavirer… Ses beaux cheveux tombent par poignées, elle voudrait pouvoir se reconnaître dans un miroir ; elle voudrait être en état de soutenir une conversation avec ceux qui lui rendent visite, elle voudrait… Mais elle s’essouffle… C’est épuisant et démoralisant !
Thomas ajouta ensuite avec lassitude et colère :
« Les médecins ne nous disent presque plus rien… Je les sens désemparés, car les traitements ne sont pas aussi efficaces qu’ils les souhaiteraient… Ils ne savent pas ce qu’elle a, ils ne comprennent pas, ils tâtonnent, ils essaient des trucs… Ce n’est pas tellement le cancer qui les préoccupe, c’est cette anémie anormale qui la mine, ces malaises à répétition, ces migraines terribles qui la font vomir, ces jambes en coton qui ne la tiennent plus debout, ces brusques suffocations qui la laissent exsangue…. Ils doivent penser qu’il y a autre chose, un truc pas clair, nouveau, bizarre… et ça les met sur les dents ! Tu comprends, la chimio, ça la fiche complètement à plat, mais maintenant, elle a fait le plus dur, elle devrait reprendre du poil de la bête, alors quoi ? Pourquoi est-ce que ça n’est pas le cas ? »
Margaux lut dans le regard si clair de son père, la désespérance, le chagrin, l’impuissance. Elle ne put contenir l’élan de son cœur blessé et se jeta dans les bras de Thomas en sanglotant comme une petite fille.
— Elle va guérir, papa ! On ne doit pas baisser les bras ! Et puis on est ensemble : ensemble, on est plus fort ! C’est ce que tu dis toujours, non ?
Il était près de neuf heures et demie quand Félix fut tiré des limbes du sommeil par la sonnerie stridente de son réveil. Il émergea difficilement et bâillonna l’importun d’un geste leste, faisant tomber au passage son roman et sa lampe de chevet qui vinrent s’écraser mollement sur le tapis bouclé. Pas de casse, heureusement, juste un « Bon sang ! » lancé au plafond, les bras en croix !
Il finit par se redresser sur son lit tout en se frottant les paupières pour y décoller ces petits « grains de sommeil », comme les appelait Laure, ces petits restes de nuit qui vous attachent encore un peu à vos rêves… Il bâilla un bon coup et regarda ensuite, par la fenêtre entrouverte, la couleur du temps. Un grand rayon de lumière pénétrait à flots dans la chambre et Félix, enfin, bondit sur ses pieds. Il ne fallait plus traîner à présent : il débutait par un cours d’anglais et la prof ne transigeait guère avec les retards…
Il s’habilla donc à la hâte, attrapant une paire de chaussettes roulée en boule sous son lit, un bermuda crème et un T-shirt bleu ciel qui traînaient, un peu froissés, sur sa chaise.
— Margaux ? T’es encore là ? cria-t-il.
— Ouais… mais plus pour longtemps ! entendit-il, provenant de la chambre voisine. Grouille ! Pas envie d’être à la bourre !
— Oh, j’ai quand même encore un peu d’temps ! Je vais déjeuner, t’as mangé, toi ?
— Depuis belle lurette, mon vieux ! « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt », comme dirait papou !
Leur grand-père maternel était en effet un incurable lève-tôt, un éternel sportif, convaincu que les meilleures heures de la journée sont celles les plus proches de l’aube ! Il partait sur son vélo pour de longs périples – en solitaire ou avec un comparse – dans la campagne environnante, mais s’imposait d’être à la maison pour le repas de Mamette « à douze heures tapantes » quoi qu’il arrive ! Et de mémoire d’Agniel (le nom de jeune fille de leur mère), jamais il n’avait dérogé à cette règle.
Félix sourit en pensant à papou dans sa campagne anglaise, à sa petite reine gris souris qu’il enfourchait par tous les temps, à ses habitudes immuables, à ses petites manies si touchantes et à son amour si doux pour Mamette !
Et tout en songeant à ses aïeux outre-Manche, le jeune garçon se servit généreusement dans la corbeille de fruits, se versa une grande tasse de thé vert (british tradition oblige !) et mordit à belles dents dans ses tranches croustillantes de pain au maïs, sorties toutes chaudes du grille-pain. Il avait bon appétit et semblait même insatiable ces derniers temps ! En pleine croissance, il avait pris un bon nombre de centimètres en deux mois ; bientôt, il dépasserait Margaux, songeait-il un peu honteux, « et ça la fera râler ! »
Sa sœur désespérait en effet de sa petite taille, pourtant elle n’avait rien à envier aux grandes : menue et gracile, certes, mais puissante et athlétique. Félix la trouvait vraiment jolie, et pas seulement parce qu’elle était sa sœur ! Des cheveux châtains, souples et brillants, qu’elle tressait toujours en natte serrée sur le côté, des yeux remplis de douceur -et parfois de colère- qui avaient la teinte des marées traversées de soleil.
Félix sourit en pensant à Margaux, son aînée de dix-huit mois, qui passait des heures dans la salle de bain à traquer le moindre bouton d’acné et tenter de le masquer. Elle en faisait tout un plat de ces boutons, pourtant, il n’y avait vraiment pas de quoi ! Dans sa classe de 4e à lui, beaucoup de filles en avaient déjà, depuis la 6e pour certaines… Alors là, oui, elles avaient le droit de râler !Supporter un visage envahi comme du lierre par une armada de pustules, ça devait être dur à encaisser ! Mais Margaux n’en avait que très peu et sa peau restait saine, hâlée en toute saison, car elle avait hérité du teint mat de leur père. Il sourit encore une fois en pensant à celle qui depuis toujours le protégeait, le taquinait, le consolait. Et des coups durs, ils en avaient eu tous les deux ! Des bleus, des bosses, des plaies au cœur : une maman fantastique trop vite partie, un papa extra, mais qui doutait toujours, et à présent Laure…
Pourtant Félix ne parvenait pas à être malheureux, la vie qu’il avait, il ne l’aurait cédée à personne; sa vie lui plaisait, c’était la sienne ! Et il n’aurait certainement pas voulu d’une autre…
Il avait toujours eu en lui cette joie qui lui venait d’on ne sait où. Et qui jaillissait autour de lui, contaminant ceux qui l’entouraient. Oui, sa joie était contagieuse ! Il passait ses journées à chanter, à rire, à aimer, à échafauder toutes sortes de projets qui changeaient au gré de ses envies. Sa voix était un miracle, et ceux qui l’entendaient pour la première fois en restaient médusés et profondément bouleversés. Quant à ceux qui avaient la chance de l’entendre souvent, jamais ils ne s’en lassaient ! Félix avait été gâté par la nature, comme si toutes les fées s’étaient penchées en même temps sur son berceau. Il était naturellement doué pour à peu près tout : les arts, les mathématiques et les langues. Il aimait savoir, il aimait apprendre, il aimait comprendre. Aller au collège lui procurait une joie immense et intense, chaque jour renouvelée. C’est pourquoi il avait parfois du mal à comprendre les visages fermés, les bouches pincées, les regards absents ou désenchantés de ses congénères désabusés.
— T’es prêt ? lui lança Margaux.
— Donne-moi encore deux minutes, je mets mes baskets et j’arrive !
Deux minutes plus tard, en effet, ils quittaient la maison, enfourchant leur biclou pour se rendre au collège. Ils seraient même en avance ! « C’est un comble, songeait Margaux, en observant son frangin à la dérobée. Félix est vraiment rapide : c’est lui qui devrait courir, pas moi ! »
Elle était inscrite au club d’athlétisme depuis l’âge de sept ans et s’était récemment spécialisée dans la course par équipe au 4x100 mètres. Elle faisait de bons «chronos » et aimait le contact avec les autres sportives, si bien que l’entraîneur avait fini par la convaincre de rejoindre l’équipe féminine qui participerait aux championnats régionaux. Elle n’aimait pas franchement l’idée de la compétition, mais elle avait accepté, un peu pour dépanner.
Ce qui était sûr, c’est qu’elle aimait courir et n’aurait pu s’en passer pour rien au monde, tout comme Félix ne pouvait s’arrêter de rire ou de chanter. Elle aimait pousser de toutes ses forces sur ses jambes menues, mais puissantes, courir vite, très vite, sentir ses pieds décoller, son cœur accélérer sa cadence. Elle avait l’impression de voler et en même temps, elle évacuait le stress, l’angoisse, le doute, et même la colère qui de plus en plus souvent l’assaillaient. Plus vite elle courait, plus vite son esprit se libérait des soucis du quotidien.
Elle détestait n’être plus une petite fille et pas encore une femme ! Sa poitrine ridicule (certes plus commode pour une coureuse) la désolait, son visage toujours enfantin la chagrinait et elle désespérait de grandir un jour ! Quand donc allait-elle les prendre ces fameux centimètres qu’on prend à l’adolescence sans même y penser ? Un jour, on réalise, sans y avoir pris garde, qu’on a dépassé les copains, les parents, tous ceux qui jusque-là vous regardaient d’en haut ou… de haut ! Mais Margaux avait beau s’étirer de toutes ses forces, se tenir le plus droit possible, lorsqu’elle inspectait la trace laissée par le crayon sur le mur qui faisait office de toise, il n’y avait jamais la moindre surprise, le moindre miracle ! Elle mesurait toujours son mètre cinquante-cinq depuis au moins six mois ! Pourtant sa mère était plutôt grande et son père dépassait le mètre quatre-vingts : il fallait bien qu’elle pousse, elle aussi, non ?
« Si ça continue, Félix va finir par me dépasser d’une tête ! » songeait-elle. En réalité, elle savait bien que c’était déjà fait, alors elle trichait en portant des chaussures à talon qui la rehaussaient de quelques centimètres : c’était toujours ça de gagné ! Malheureusement, comme elle était le plus souvent en baskets, ça n’arrangeait pas ses petites combines… Félix se croyait plus petit qu’elle et son aînée comptait bien en profiter ! Il n’allait pas tarder à réaliser…
Ils arrivèrent enfin en vue de la bâtisse rouge et blanc au fronton de laquelle étaient inscrits les mots de la République : Liberté, Égalité, Fraternité et en dessous, « Collège Victor Hugo ». Les grilles étaient ouvertes et les collégiens déboulaient, par grappes, de plusieurs rues adjacentes, pour s’engouffrer dans l’enceinte de l’établissement. Les deux adolescents franchirent ensemble les portes du collège.
— Bon ben, à ce soir ! claironna Félix quand il eut fini de fixer l’antivol à son vélo.
Et après un baiser léger sur la joue douce et bronzée de sa sœur, il rejoignit sa classe, le cœur léger, en chantant !
— À ce soir… marmonna Margaux, regardant autour d’elle pour s’assurer que personne n’avait pu voir ce baiser furtif, mais délicieux, cette marque d’affection spontanée d’un frère à sa sœur, dont elle avait un peu honte.
Pourtant, cela lui plaisait que Félix ne fût pas gêné le moins du monde et elle espérait en secret qu’il continuerait encore un peu…
Elle pesta contre son cadenas récalcitrant, jeta un coup d’œil paniqué à sa montre et s’acharna pour que la petite clé ne restât pas coincée dans la serrure ! Elle parvint enfin à la dégager et se dirigea à grandes foulées jusqu’aux bâtiments de sciences où avait lieu son premier cours de la journée.
Sa matinée achevée, Thomas fila s’acheter un sandwich en face du lycée où il enseignait et récupéra le bouquet de roses – des rouges et des jaunes, les préférées de Laure – qu’il avait réservé à la boutique de fleurs « Au bonheur des Dames ».
La jeune fleuriste appréciait ce bel homme quadragénaire qui lui prenait un bouquet par semaine, en choisissant avec soin les fleurs qui viendraient ensuite orner la table d’une dame, la sienne très probablement. Elle lui trouvait un air triste et touchant ; il semblait à la fois très concentré sur son choix et complètement ailleurs : les soucis lui barraient le front de plis sévères et ses yeux clairs, bordés de cils étonnamment longs, semblaient se diluer dans un chagrin sans fond…
Aurélie, la fleuriste, n’osait rien lui dire, il la troublait un peu et l’impressionnait parfois. Pourtant, il n’était ni fier ni arrogant, toujours aimable et poli ; sur sa bouche bien dessinée se formait presque chaque fois un léger sourire au moment où le bouquet prenait sa forme définitive : sans doute songeait-il à la joie qu’aurait l’élue de son cœur en le découvrant ?
Il avait ce jour-là, dans sa besace, le petit flacon de parfum Nuit Bleue qu’il s’était promis d’emporter : c’était le parfum que Laure portait le soir de leur rencontre.
Thomas mit le cap sur l’hôpital : il voulait profiter de sa pause méridienne pour aller embrasser Laure avant de reprendre ses cours de l’après-midi. Heureusement, l’hôpital n’était qu’à vingt minutes de marche du lycée où il dispensait son enseignement depuis dix ans avec autant de passion que de patience ! S’il allongeait le pas, il y serait dans à peine un quart d’heure.
En pénétrant dans le hall désert de l’hôpital, il sentit sa gorge se nouer et son cœur s’emballer. Comment allait-il la trouver ? Dormirait-elle ? Serait-elle en état de parler ?
Il ralentit son pas, prit les escaliers et, après une succession de couloirs qu’il ne connaissait que trop bien hélas, parvint jusqu’à la chambre. Il ouvrit la porte avec douceur, après avoir frappé trois coups discrets, et s’approcha du lit où sa femme était étendue, en position légèrement assise, calée par plusieurs oreillers. Elle avait les yeux mi-clos et un foulard bariolé -noué sur la nuque- couvrait sa tête. Elle respirait avec difficulté.
Laure, qui ne semblait pas l’avoir entendu entrer, ouvrit les yeux et découvrit Thomas penché au-dessus d’elle, un peu en sueur, ses cheveux doux et bouclés la chatouillant délicatement. Sa bouche avait un goût de sel.
— Bonjour, mon ange, murmura-t-elle dans un souffle. Des roses ? C’est gentil.
Thomas disposa les fleurs dans un vase qu’il posa sur la table, près du mur à la peinture jaune un peu écaillée.
— Tes préférées !
— Merci, dit Laure en s’efforçant de faire naître sur ses lèvres un large sourire.
Elle était émue et heureuse des attentions si touchantes et délicates de son mari, mais solliciter le moindre muscle lui était si douloureux aujourd’hui.
— Je passe un moment avec toi, pas trop long pour ne pas te fatiguer… Mais les garçons ont demandé à te voir, tu leur manques… Ils voudraient venir ce soir… Tu en dis quoi ? Tu te sens la force de les recevoir ?
— D’accord, mais je vais demander qu’on me fasse une beauté, je ne veux pas qu’ils me voient comme ça…
— Tu es toujours la plus jolie, quoi qu’il en soit. Tu restes leur maman adorée et tu es la plus belle personne que je connaisse, mon cœur !
Une larme roula sur le beau visage défait et amaigri de Laure, tandis qu’un rayon de soleil inondait la chambre et venait déposer des étoiles dorées dans ses yeux noisette. Des yeux de chat, légèrement en amande, presque jaunes !
Elle n’était pas sûre d’avoir la force de supporter le regard anxieux de ses petits, de voir les jeunes visages tendus qui la scruteraient sans la reconnaître vraiment et réclameraient son retour à la maison auprès d’eux.
— Tu as mangé ?
— Pas faim… marmonna-t-elle.
— Oui, mais « l’appétit vient en mangeant », tu connais Rabelais et son célèbre dicton !
— ça ne passe pas… mais je veux bien essayer. Pour te faire plaisir…
— Il faut que tu reprennes des forces… Comment le pourras-tu si tu ne manges rien ? Gabriel et Baptiste ont besoin de toi !
— Je n’ai pas très bien dormi… et puis j’ai un peu mal aujourd’hui, mentit-elle, car elle avait affreusement mal dormi et souffrait le martyre. Allez, donne-moi la becquée, je tremble tellement que je ne peux même plus tenir ma cuillère ! grimaça-t-elle.
Thomas prit le plateau-repas auquel Laure n’avait pas touché et qui attendait sagement sur la tablette roulante, maintenu au chaud sous la cloche de plastique dur. Il prit une cuillérée de purée et la tendit à Laure qui ouvrit péniblement la bouche et mastiqua longuement... Elle avait des difficultés à déglutir et faisait des efforts dantesques pour ne pas le montrer, tentant même de sourire… Mais au bout de la cinquième bouchée, elle eut un haut-le-cœur si violent que Thomas eut juste le temps de lui mettre la cuvette en plastique blanc sale sous le menton. Tout son maigre repas venait de ressortir, accompagné d’un flot de bile !
Thomas appuya sur la sonnette pour appeler du renfort tout en caressant avec tendresse le front moite de sa bien-aimée. Elle le regardait avec de grands yeux apeurés, un pauvre sourire se dessinant sur ses lèvres sèches, étirées et blanchies. Il lui en essuya les commissures et lui passa un gant d’eau fraîche sur le visage et le cou. Sa nuque si frêle paraissait sur le point de se briser.
— Repose-toi, mon ange, murmura-t-il, je repasserai ce soir avec les enfants : il faut vraiment que tu les voies, ils ont grandi, tu sais, ils veulent t’embrasser et puis te serrer contre eux. Ils veulent te toucher, te sentir, te raconter leurs histoires. C’est important pour eux de voir leur maman, même si tu n’es pas au mieux. Eux, ils ont la pêche pour nous deux ! Je t’aime, mon Amour. C’est un jour sans : ça arrive… Courage, on va la mettre K.O. cette importune qui te pourrit la vie !
Thomas se pencha une nouvelle fois au-dessus d’elle et couvrit son front de baisers légers. Il lui caressa tendrement la main, la serra plus fort, et sortit à regret de la chambre où deux aides-soignantes venaient d’entrer.
Le coup de fil que vient de lui passer son petit-fils ne lui dit rien qui vaille. Sa voix n’était pas la même que celle qu’elle sait reconnaître entre mille. Moins enjouée, moins légère, presque étouffée. Alice se fait du souci. Mais que peut-elle bien faire ici, à plusieurs centaines de kilomètres, à part prier pour que la situation s’améliore ? Réclamer à ce Dieu en qui elle met toute sa confiance depuis toujours une guérison miraculeuse ? Laure semble dépérir et Thomas a eu bien de la peine à le lui cacher.
Sa visite à l’hôpital cet après-midi l’a complètement déboussolé : il est bouleversé ! Au point qu’Alice a grand-peur qu’il rechute. Il avait l’air si perdu… Comme lorsqu’il était enfant et que son monde familier s’écroulait. Sa chienne, Cannelle, la première, lui avait laissé au cœur une blessure profonde en disparaissant un matin d’hiver. On l’avait retrouvée deux jours plus tard dans un fossé, inerte et raidie par le froid, percutée par une auto. Son chagrin avait poursuivi Thomas pendant des mois, il avait tout juste sept ans.
Ensuite, c’est son Antoine de grand-père qui avait été emporté par une infection pulmonaire alors que Thomas était en Italie, en voyage scolaire. Quand il en était revenu -in extremis- pour les obsèques, ses mains tremblaient, ses yeux remplis de larmes brillaient avec ce désarroi que seuls les doux, les sensibles savent exprimer. Car Thomas est un tendre : il a un cœur immense qui aime à la mesure de sa bonté. Il s’attache avec passion et tendresse à ceux qui lui font la grâce de l’aborder. Et la séparation est toujours une déchirure sans fin.
Alice rumine : elle qui est coincée dans son appartement avec sa patte folle qui l’a laissée tout récemment tomber ! Elle est trop loin de Thomas et elle ne conduit plus guère que sa bicyclette rouillée ; or pour le moment c’est « niet » : son genou n’étant pas opérationnel, l’engin a été remisé à la cave.
C’est pourtant avec ce vélo qu’elle faisait toutes ses visites à ses patientes lorsqu’elle était encore en activité, voilà plus de trente ans. Elle que Thomas a baptisée ma « Sage-Dame grand-mère », car elle était toujours là pour aider une mère à mettre au monde son enfant, par tous les temps, été comme hiver, sa trousse médicale sanglée sur son porte-bagages.
C’est d’ailleurs elle qui a aidé sa propre fille, Adèle, à mettre au monde Thomas, son premier enfant : Thomas qui était si pressé de découvrir le monde, le monde des arbres et des oiseaux, le monde des lettres et des pensées. Pas eu le temps de partir pour la maternité ! Sa fille, plutôt sereine malgré l’inconnu d’une première naissance, l’avait appelée en renfort au beau milieu de la nuit. Alice dormait chez des amis à quelques encablures de chez Adèle et Jean et elle avait débarqué, toute souriante, sa mallette à la main en disant : « alors, où est-elle cette parturiente qui me fait lever en pleine nuit ? »
C’est elle, Alice, qui a découvert, la première, la tête pleine de cheveux sombres de Thomas, sa frimousse à croquer, ses pleurs déjà doux ; elle qui a croisé son regard avide de tout saisir de ce qui l’entourait ; elle qui a posé le bébé – à peine fripé – sur le ventre maternel, l’a regardé ramper jusqu’au sein gauche, plein de ce lait orangé qu’on appelle colostrum, et qu’il a tété goulûment dès les premières secondes de vie.
Alice avait alors laissé le nouveau trio – couple devenu famille – Adèle, Jean et Thomas, et s’était retirée sur la pointe des pieds pour ne pas froisser ce bonheur tout neuf, cet émerveillement devant le miracle de la Vie !
Elle s’en souvient comme si c’était hier : c’était une naissance douce, dans la demi-pénombre d’une chambre accueillante avec, au loin, de la musique – elle croit se souvenir que c’était une valse de Chopin, tiens donc ! – que Jean avait mise dès le début du travail. Ce fut un instant béni, de grâce et de poésie, de douceur et de fantaisie. Cet enfant était déjà curieux de connaître son monde !
Alice fulmine : la voilà coincée, ici, chez elle, vieille, usée, flétrie… À ne pas pouvoir voler au secours de ceux qui l’aiment et qu’elle aime, et qui souffrent !
Voilà deux mois que le quotidien de Thomas et Laure a été bouleversé. Dire qu’il y a deux mois, ils étaient là, tous les six, auprès d’elle, à Saint-Malo : les jumeaux courant sur la vaste plage de sable fin, face à la grande bleue, sautant dans les vagues qui les éclaboussaient d’écume, grimpant sur les rochers pointus et râpeux en quête de crabes et de moules !
Ils avaient même pu rejoindre, à marée basse, l’îlot du Petit Bé d’où ils pouvaient contempler la ville – ceinte de ses remparts de pierre – d’un côté, et le large, de l’autre, avec Dinard au loin. Ils avaient partagé plusieurs déjeuners de crêpes de froment et de galettes de sarrasin que Grand-mère Alice savait confectionner et accommoder divinement. Les enfants en raffolaient ! Quel bonheur de les voir déguster – avec délicatesse pour les grands, avec avidité pour les petits – tout ce qu’elle leur préparait avec amour ! Félix et Margaux avaient même eu droit à la boisson locale : des bolées de cidre brut dont ils se délectaient.
C’est vrai qu’Alice avait trouvé Laure un peu lasse, un peu éteinte, elle d’ordinaire si vive et passionnée, jouant moins longtemps du piano, faisant de longues siestes à l’ombre, sur la terrasse face à la mer, immense et mouvante. Mais l’aïeule avait mis cela sur le compte de la fatigue, après cette longue tournée en Europe, dans les salles de concert les plus prestigieuses, car Laure était une pianiste de renom. Quand elle le pouvait, la musicienne revenait en avion pour quarante-huit heures à la maison puis repartait : Londres, Hambourg, Vienne, Amsterdam, Berlin, Varsovie, Prague, Milan…
Thomas et les jumeaux étaient allés la rejoindre à Londres et à Milan, pour quelques jours et ça avait été la fête ! Gabriel et Baptiste étaient toujours ravis de voyager, de découvrir leur maman dans un nouveau décor musical (auditorium, salle de concert, église…) et elle leur faisait visiter la ville quelques heures avant ses concerts.
Tous deux avaient souhaité apprendre le piano comme leur maman, mais c’est Gabriel qui y mettait le plus d’ardeur. Il avait hérité lui aussi de cet amour de la musique et des talents de sa mère pour cet instrument noble, ayant une nette préférence pour… les pianos à queue ! Il n’avait pourtant pas encore six ans, mais il faisait déjà la fierté de ses parents, de ses grands-parents et de sa bisaïeule : concentré sur les touches, appliqué, il jouait, avec beaucoup d’émotion déjà, des petits menuets de Bach, de Mozart, de Beethoven ou des berceuses de Brahms, accessibles à son jeune âge. Baptiste était doué, lui aussi, mais jouer ne lui procurait pas encore la même joie ni la même émotion. Parfois, il évoquait la trompette avec passion, il disait qu’il voudrait bien essayer de souffler là-dedans, que le cuivre « brillait comme les yeux de maman ».
Alice ne se souvient plus bien finalement s’il n’a pas déjà commencé la trompette et arrêté le piano ? Il faudra qu’elle redemande à Thomas… Et qu’elle reprenne le train pour aller les voir : deux heures et demie, ce n’est pas la mer à boire !
Pourtant, elle trouve que c’est toujours trop loin. Elle pense parfois à se rapprocher d’Adèle et Jean et ainsi de Thomas. Mais elle aime son appartement face à la mer, cette lumière et cette étendue à perte de vue ; elle aime le bruit du ressac tout le jour. C’est ici qu’Antoine a fini sa vie, elle y a elle-même encore quelques amis chers (même si beaucoup, il est vrai, sont déjà enterrés) et tant de souvenirs ! Elle peut même se targuer, à bientôt quatre-vingt-douze ans, n’était sa patte folle, de jouir d’unesanté insolente, comme dirait son gendre Jean qu’elle aime d’une tendresse toute maternelle.
Jean est toujours disponible pour venir lui réparer son vélo, l’emmener faire quelques courses ou l’accompagner sur les sentiers côtiers. Depuis qu’il est à la retraite, il veut profiter de l’espace, de la lumière du jour, du vaste monde. Chirurgien, il a passé une partie de sa vie dans des salles obscures, des néons puissants éclairant le « champ opératoire » au bloc. Il a besoin de respirer l’air marin, les algues, les embruns, lui dont le nez est habitué aux alcools désinfectants et aux atmosphères aseptisées. Adèle n’accompagne pas toujours Jean à Saint-Malo. Elle sait qu’entre sa mère Alice et son mari Jean s’est tissée une complicité sans faille, depuis quarante-cinq ans qu’ils se connaissent. Elle sait qu’ils ont besoin de se retrouver tous les deux. Jean a perdu tôt sa maman et le lien qui l’unit à son père, toujours en vie, n’est pas très fort. Son père aime Jean à la manière bourrue des gens de la campagne. Il est pudique et taiseux. Tout le contraire de Jean qui aime le contact, parler, échanger, comprendre, partager… Si bien qu’il a reporté son affection sur Alice en qui il a trouvé une seconde mère.
Alice lui demanderait bien de l’emmener jusqu’à Thomas, mais ce n’est sûrement pas la meilleure idée qui soit. Elle ne sera guère utile à son petit-fils sur place tant que son genou ne sera pas guéri. Elle voudrait pouvoir l’aider pour alléger son quotidien, mais pour le moment, elle serait plus un poids qu’une aide ! Alice s’impatiente : elle qui a toujours couru par monts et par vaux, elle qui n’a jamais froid aux yeux et a toujours plus d’un tour dans son sac pour surprendre ceux qu’elle aime, la voilà d’une inutilité consternante !
Depuis dix jours, elle est dépendante de ses voisins, de ses amis encore valides et de Jean et Adèle qui viennent une à deux fois par semaine vérifier qu’elle ne manque de rien. Le kinésithérapeute passe aussi chaque jour pour les exercices de rééducation. Alice ne souffre donc pas de solitude, son appartement ne désemplit pas du matin – dix heures – jusqu’en milieu d’après-midi. Parfois, elle s’assoupit quelques instants sur le divan ou le fauteuil, une bergère confortable qu’Antoine avait chinée à la brocante. Elle ne faisait jamais la sieste avant : elle vieillit…
Elle qu’on surnommait « Œil de lynx », voilà qu’elle chausse de plus en plus fréquemment ses bésicles sur son nez fin et droit pour lire, coudre ou faire des mots fléchés.
Concernant sa convalescence cependant, le médecin est confiant : elle pourra remarcher sans boiter et sans canne d’ici quelques semaines, mais elle doit être patiente. Or la patience, chez Alice, ce n’est pas son fort… Ce déambulateur l’encombre, elle ne se trouve vraiment pas dégourdie avec ! Elle peine à se mouvoir et peste. Elle a toujours eu un besoin vital de mouvement, besoin d’être active, de sortir, de marcher de longues heures sur la plage ou les remparts, en pensant à ceux qu’elle affectionne et qui sont loin.
Elle pourrait rappeler Thomas pour essayer de le consoler, car elle sent son désarroi profond et sa colère à fleur de peau. Elle aimerait tant qu’il garde l’espoir d’une amélioration pour la santé de Laure. En même temps, elle comprend : il a été déjà tellement échaudé !
La vieille femme se sent soudain un peu lasse. Elle attrape son chapelet qu’elle a laissé sur le guéridon de l’entrée, s’installe confortablement dans la bergère et égrène le long collier dont les perles de bois lui sont familières et la rassurent.
Elle ferme les yeux et se met à réciter ses prières. Un « Notre Père », trois « Je vous salue, Marie », le credo, puis de nouveau dix « Ave ». Les grains filent entre ses doigts pendant que ses lèvres remuent, et peu à peu, son cœur qui s’était emballé s’apaise, reprend un rythme régulier. La douceur et la chaleur se répandent dans tout son corps, la remettant sur pied en lui apportant cette confiance qu’elle a en toute chose même au milieu des pires drames.
Alice se signe, se lève tant bien que mal pour aller prendre le téléphone qu’elle a laissé à la cuisine et compose le numéro d’Adèle et Jean.
— Nina ? Clarisse ? Vous êtes là ?
— …
— Les filles, je suis rentrée, vous êtes là ?
Deux visages souriants s’encadrèrent à la porte de la cuisine :
Clarisse s’essuyait les mains sur son tablier tandis que Nina léchait avec un plaisir évident ses doigts pleins de la crème onctueuse qu’elle venait de verser sur les biscuits imbibés de café.
Mathilde s’approcha, un sourire surpris accroché à ses lèvres. Elle regarda avec indulgence le désordre qui régnait sur la table, les plans de travail encombrés et huma la bonne odeur de café qui flottait dans la pièce.
— Oh ! comme c’est gentil, les filles ! Un tiramisu ! J’en rêvais…
— T’inquiète, mum, on range et on te rejoint au salon. Mets-toi à l’aise, Blaise ! claironna Nina.
Mathilde obéit à sa fille. Elle retourna se déchausser dans le vestibule puis se laissa choir sur le canapé de cuir du salon. Elle s’empara de la télécommande et alluma la radio sur la chaîne stéréo : Chopin était diffusé sur France Musique en boucle depuis le matin, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance… ou de sa mort ? Elle n’avait pas bien saisi. Une valse joyeuse s’éleva et emplit le vaste séjour au plafond mansardé. Mathilde aimait beaucoup Frédéric Chopin, ce romantique polonais qui la faisait vibrer, et elle ne se lassait jamais de l’écouter au travers des centaines d’interprètes qui s’étaient emparés de son œuvre pour continuer à faire connaître son génie, en empruntant ses notes.
Elle se prit à rêver qu’elle était une grande pianiste, auréolée de gloire, encensée par les critiques musicales et les initiés de la grande musique, voyageant aux quatre coins de la planète ! Une voix douce et feutrée la tira de ses songes :
« Nous écoutions la fantaisie impromptue, opus 66, de Frédéric Chopin, interprétée par cette pianiste française qui a le vent en poupe et dont le dernier enregistrement a reçu un accueil triomphal. Nous parlons bien sûr de Laure Florès qui joue depuis une quinzaine d’années, déjà, sur la scène nationale et internationale et a reçu de nombreux prix. Rappelons sa prédilection pour Chopin qu’elle ne cesse d’explorer pour nous en donner de nouvelles interprétations très personnelles, toujours d’une grande sensibilité. À présent, nous poursuivons notre programme consacré à Chopin, par son concerto No 2 pour piano, interprété cette fois-ci par Nicholas Angelich, cet Américain bien connu de nos auditeurs et dont le toucher est particulièrement délicat. »
Mathilde avait écouté d’une oreille distraite les commentaires donnés par l’animateur de la radio, le nom de la pianiste ne lui évoquait rien. Elle avait beaucoup aimé son interprétation de la valse ; il faudrait qu’elle retrouve le nom de la musicienne afin de pouvoir écouter d’autres pièces de son répertoire. Une Française, avaient-ils dit. Elle n’avait pas retenu le nom de la pianiste. Laure ou Laurence… Elle rechercherait l’émission en podcast. Mathilde était en effet passionnée de musique classique, toujours avide de nouveautés et en recherche permanente de nouveaux artistes et de nouveaux styles…
— Et voilà ! Il ne reste plus qu’à laisser notre chef-d’œuvre refroidir au congel’, et dans deux heures, ce sera un régal, crois-moi ! annonça triomphalement Clarisse en entrant dans le séjour pour rejoindre leur mère. « On a bien bossé toutes les deux ! Gepetto serait fier de nous ! » ajouta-t-elle en faisant allusion au grand-père de Mathilde, originaire d’Italie.
— Alors mamoune, qu’est-ce ce que tu aimerais faire pour ton anniversaire ? Un jeu de société ? Une balade à vélo ? Une promenade en forêt ? Le tour du monde en kayak ? proposa Nina avec entrain, un air toujours malicieux accroché à son charmant visage.
— Une sieste ? Un ciné ? Un bowling ? Un musée ? Ou bien bouquiner au calme sans qu’on vienne te déranger ? ajouta Clarisse, plus prosaïque.
— Rester ici avec mes deux adorables filles, devant une grande tasse de chocolat fumant ! En écoutant Chopin, s’il vous agrée, mesdemoiselles !
— Va pour Chopin et une « chope » de chocolat, crémeux et onctueux comme vous l’aimez, ma chère mère ! Mais c’est Clarisse qui s’en occupe, c’est la meilleure pour le réussir, mousseux à souhait !
— Bon ben… si j’ai bien compris, on me relègue aux cuisines, bougonna Clarisse, un brin dépitée, car Nina faisait un aussi bon chocolat que le sien… Tu le veux tout de suite, ton chocolat, mamoune ? Ou ça peut attendre un peu ? Il n’est que 15 h 30 ! Et j’avais des trucs à te raconter, moi !
— Oh ! alors ça peut attendre… Je suis une confidente, toute ouïe, ma grande ! Quoi de neuf, au collège ?
— Aujourd’hui, justement, les profs de physique et techno nous ont présenté un projet facultatif pour les élèves de quatrième…
Clarisse se mit à expliquer à sa mère en détail de quoi il s’agissait. À ce qu’en comprit Mathilde qui n’était pas aussi calée que sa fille en ce domaine, c’était un projet scientifique ambitieux qui consistait – pour les élèves volontaires – à conceptualiser un robot chargé de la maintenance d’un réacteur nucléaire.
— Il n’y a que vingt places, continua Clarisse, et ceux qui seront sélectionnés participeront au projet et au concours qui oppose non seulement des collégiens, mais aussi des lycéens de terminale et des étudiants en BTS ! Tu imagines ?
— Tu t’es inscrite, bien sûr ?
— Oui, je ne pouvais pas rater une telle occasion ! Je me suis inscrite pour participer à la réunion de présentation vendredi midi… Et j’espère bien faire partie des heureux élus !
Clarisse avait l’air vraiment enjouée, elle qui était une scientifique avant tout et tellement à l’aise dans les nouvelles technologies.
Mathilde elle-même commençait à être dépassée par les connaissances de sa fille en matière de programmation. Et puis Clarisse adorait relever les défis !
— C’est chouette, ça ! Tu as l’air emballé ! Tu as des amis intéressés ?
— Ouais ! Bastien, Jeanne, Lucas et Dune se sont aussi inscrits.
— Et toi, Nina, ça t’intéresse ?
— Pas du tout ! Franchement, je ne crois pas être capable de ça, et je suis bien certaine que ça ne me passionnerait guère…
Nina ne rêvait que de voyages : sa passion des langues étrangères était telle qu’elle imposait systématiquement à l’ensemble de la maisonnée (c’est-à-dire à sa mère et à sa sœur) le visionnage des films en version originale sous-titrée, dans le meilleur des cas en français, mais fréquemment en italien, en anglais, voire en tchèque ! Et mieux valait s’abstenir de récriminer, car avec Nina, cela ne changeait rien : elle avait toujours le dernier mot ! Heureusement, c’étaient des langues qu’elles maîtrisaient toutes les trois, ayant vécu trois ans à Londres, cinq à Florence, puis en République Tchèque.
Mathilde n’était revenue en France que l’année précédente après trois années passées à Prague qu’elles avaient quittée à contrecœur. Ses filles s’y plaisaient, mais ses propres parents – vieillissants – se déplaçaient de moins en moins souvent, et son père avait dû interrompre de longs mois son activité de menuisier, à la suite d’une sévère blessure à la main qui avait mis du temps à cicatriser. Les lésions étaient importantes et deux tendons avaient été touchés.
Mathilde était donc revenue en France pour eux, pour que les filles puissent grandir près de leurs aïeux et en profiter. Pourtant, à peine un an après son retour, ses parents avaient mis le cap sur leur Provence natale pour s’y installer définitivement. Du coup, ils étaient presque aussi éloignés d’elles que lorsqu’elle vivaient à Prague et regagnaient la Sarthe en avion. Mais eux montaient les voir plus souvent (au moins deux à trois fois par trimestre).
Son père avait pu reprendre son travail de menuiserie, mais il avait dû s’allouer l’aide d’un apprenti. Sa mère, qui était toujours en activité, avait trouvé un jeune remplaçant très professionnel et très doux qui acceptait de reprendre sa patientèle d’ostéopathe d’ici trois ans au plus tard. Il la secondait déjà, et la remplaçait le samedi et un lundi sur deux. Si bien qu’elle s’offrait parfois de longs week-ends de trois jours durant lesquels elle débarquait chez Mathilde, à l’improviste !
Mathilde était toujours un peu agacée par ces visites imprévisibles, mais elle aimait ce côté enfantin que sa mère avait su conserver. Elle y était très attachée, même. Annette ne l’avait jamais jugée, jamais laissée tomber. Elle l’avait même sacrément épaulée quand Mathilde leur avait annoncé – alors qu’elle n’avait pas de fiancé et pas encore vingt-cinq ans – qu’elle attendait un enfant et que sa décision était prise de l’élever seule. Sa mère s’en était d’ailleurs aperçue bien avant que Mathilde ne se décidât à leur partager cet heureux secret. Elle l’avait conservé dans son cœur pendant quatre mois et demi avant d’en faire état. Elle ne regrettait rien, car elle s’était tout de suite sentie habitée par un petit être d’exception : peu de nausées, aucun vertige, de beaux cheveux, souples et brillants, une poitrine de plus en plus généreuse et à peine quelques moments de fatigue qui la contraignaient à de courtes siestes, efficacement réparatrices.
Elle n’avait jamais cherché à retrouver le père, une belle aventure d’un soir un peu grisante, sous le charme de l’alcool (la première et seule cuite de sa vie). Elle était confiante et positive, elle souhaitait garder l’enfant coûte que coûte sans avoir de comptes à rendre à quiconque.
Quand son propre père, Pierre, surpris, lui avait demandé comment elle comptait s’organiser, elle avait répondu du tac au tac qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter, qu’elle était une jeune femme débrouillarde, que ses études étaient sur le point d’être achevées et qu’un éditeur lui avait déjà confié la traduction d’un ouvrage d’outre-Manche. Il s’agissait d’une saga britannique de grande ampleur dont le quatrième tome venait de sortir en Angleterre ; or la traductrice des premiers livres avait quitté soudainement la France pour s’installer au Japon et poursuivre dans l’interprétariat, si bien que la candidature de la jeune Mathilde était arrivée à point nommé.
Mathilde avait toujours su que c’était auprès des livres qu’elle s’épanouirait. Elle avait longtemps hésité entre tenir une librairie ou tenter les concours de Conservateur du Patrimoine… Puis son goût pour la littérature française, anglaise et italienne et sa maîtrise étonnante des trois langues et des trois cultures avaient pris le dessus, et l’avaient finalement décidée à devenir traductrice.
Elle préférait la traduction littéraire (de préférence de bons gros romans passionnants), mais devait parfois accepter des traductions plus techniques, souvent plus rémunératrices. Elle s’était donc spécialisée dans deux domaines de prédilection supplémentaires : celui de la santé et celui de la musique, si bien qu’elle traduisait assez régulièrement des articles médicaux ou des notices de produits pharmaceutiques, comme des articles sur l’actualité musicale.
Elle aimait profondément son métier : sa capacité d’analyse, sa rigueur, sa culture générale étaient sans conteste de précieux atouts ; en outre, elle avait une bonne maîtrise de sa propre langue et de solides compétences en rédaction. Ce lent travail pour restituer le plus fidèlement possible toutes les nuances et les subtilités d’un texte lui procurait une joie inouïe. Jamais elle ne se lassait de cette tâche d’une grande exigence qui l’obligeait parfois à reprendre des pans entiers de son récit pour lui donner une plus grande cohérence et conserver la beauté du texte original.