Belharra - Philippe Garenne - E-Book

Belharra E-Book

Philippe Garenne

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Beschreibung

En vacances à Saint-Jean-de-Luz, Li et Pedro ont pour seule ambition de se détendre et de regarder se lever Belharra, la vague mythique du Pays basque qui se brise entre Ciboure et Hendaye. Seulement, par un de ces hasards dont la vie a le secret, ils se retrouvent au cœur d’un ignoble trafic de chair humaine et d’exploitation sexuelle. Enlèvement, disparition, mystère ! Pedro, en enquêteur, fait face à un jeu de dames. Cependant, tous les pions sont noirs…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après un séjour hors du continent, Philippe Garenne arpente désormais les quais de La Rochelle et les allées du château de Périgny à la quête de l’inspiration. Belharra est né de ses errances artistiques.

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Philippe Garenne

Belharra

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Garenne

ISBN : 979-10-377-8329-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Hortense et Marie-Jeanne

Membres émérites d’une association de malfaiteurs, Pedro et ses potes se sont entre-tués pour une sordide histoire de gros sous mal encoffrés et de cannabis parti en fumée. Pas de tune c’est la galère, plein de tune c’est l’ivresse, trop de tune c’est la gueule de bois. Le couteau et le poison eurent leur mort à dire.

Geneviève et Pedro

Tel Lazare en jupette, une occise de l’exercice précédent réapparut. Miracle ou hallucination ? Pedro découvrit, dans un laboratoire clandestin cubain, que le génie génétique n’était pas le génie qu’on croit. Et le nouveau président de la République, alors ? Ange ou démon ?

Pedro et Saint Expédit

Li, la femme de Pedro, était en train de perdre la tête. Une seule solution, s’agenouiller et prier Saint Expédit. Mauvaise idée ! Ici, Saint Expédit est le surnom d’un Réunionnais, un yab qui veut se faire la malle du pénitencier de l’île de Ré. Les filles de La Rochelle, il s’en fout un peu, ce qu’il veut, c’est jouer les filles de l’air.

Arrêt à Ré

Dès que Pedro met son nez dans une embrouille, la faucheuse suit avec sa carriole de macchabées frais, d’autant plus frais que le dernier sort du congélo. Le drame se noue dans l’île de Ré, sous l’œil bovin des ânes sans-culottes et des cyclistes sans sel, au sein de son sanctuaire spirituel, le collège « Les Salières ».

D’où, forcément, un Arrêt à Ré.

Le drap peau-rouge flotte sur le Midwest

5 août 2019, Pedro découvre l’Amérique !

Ithanka, le jeune guerrier sioux, va le conduire à travers les embûches du Midwest car en été, sous les orages des vastes plaines du Minnesota, il pleut du whisky et des coups de putes, sans compter les ojibwés, dont le scalp ne tient qu’à un cheveu.

Normal, on est aux States !

Mort au salon du Bois-Joli

Vivant, il n’était pas beau, mort, c’est encore pire ! Pendant que Léo du Hurlevent inscrit le mot fin au bas du livre de sa vie, Pedro s’initie aux rites folkloriques zoulous. Curieusement, il s’adapte bien au tempo des danses sud-africaines. Son enquête est menée tambour battant.

Covid et Corona

Covid, Corona, variant delta, hydroxychloroquine, taux d’incidence, confinement, balance bénéfice-risque, ces notions n’ont plus de secret pour vous !

Pedro a mis ces ingrédients abscons dans un shaker, il a ajouté de la glace pilée à coups de crosse de kalachnikov. Puis il a agité le tout, distribué quelques baffes et bu l’ensemble sans modération.

Si la mort t’emmène, sache que je ne t’abandonne pas,

Où que tu sois, où que tu ailles, on se retrouvera,

Dans un mois, dans un an, dans un siècle,

On se retrouvera, car, à la vérité, on ne se sera jamais quittés.

Prologue

La Covid est comme la furette, elle est passée par ici, elle repassera par-là, elle court, elle court, existant seulement parce qu’on en a peur, étant bien entendu que ne pas en avoir peur ne veut pas dire ne pas se protéger.

Pedro n’était pas trouillard, mais son courage prenait sa source dans sa flemme naturelle qui le protégeait des efforts inconsidérés l’obligeant à enfiler au réveil son armure de métal rouillée et à guerroyer toute la journée contre les attaques de la vie quotidienne. On a beau creuser des tranchées ou construire des abris en béton, la première cause de mortalité terrestre reste la vie !

Notre héros faisait sa valise. En attendant de la boucler, ça sentait plus la mise à sac que la mise en sac. Li, son épouse légitime, unique et favorite, avait depuis longtemps abandonné l’idée de s’occuper des effets personnels de l’époux à l’éternelle retraite. Donc elle avait donné un vrac de linge sale à son mari, histoire qu’il le lave, le sèche et le range dans son bagage, mettant ainsi en pratique ses bonnes résolutions sur le partage des tâches ménagères depuis que, après des siècles de lutte, l’homme avait enfin réussi à s’imposer en tant qu’égal de la femme.

Rassasié par la pluie, le froid et le mauvais temps de l’été à Périgny, petite ville de la banlieue de La Rochelle, le couple avait décidé de passer plusieurs jours d’un septembre à la météo prometteuse dans le Pays basque. Saint-Jean-de-Luz pour être plus précis, ville que Pedro connaissait bien puisqu’elle avait abrité une partie de ses aventures narrées avec talent par votre serviteur dans son roman inoubliable, Hortense et Marie-Jeanne. Une fois qu’il les eut lavés et à peu près séchés, il prit les vêtements pour les mettre en tas dans la valoche. Seul moment un peu délicat, trouver la fermeture Éclair du bagage et zipper l’ensemble, tirer la poignée du dessus et mettre le tout sur roues. Voilà, ce n’était pas si compliqué ! Devant ce travail de gougnafier, Li soupira d’insatisfaction, mais pour un ado de plus de cinquante ans, ce n’était pas si mal. La marge de progression était importante et le temps qu’il restait à vivre à son mari lui permettrait certainement d’atteindre l’âge adulte, sinon de raison.

Leur chat, Médor, qui se transformait petit à petit en boule graisseuse, ouvrit un œil, histoire de s’informer sur les raisons de ce remue-ménage et de s’assurer de la présence olfactive des phéromones balisant son parcours vers les croquettes. Un court moment de doute traversa son esprit lorsqu’il sentit ses maîtres prêts au départ, mais il fut vite rassuré par les caresses de Li, qui lui signifia que c’était Luan, leur fille, qui viendrait remplir l’écuelle. Le minou ne parlait pas, mais comprenait tout, l’inverse du genre humain.

Luan était célibataire depuis la fuite de son dernier fiancé, un misérable qui avait succombé au charme envoûtant d’une belle Réunionnaise. Sa quête obsessionnelle de l’âme sœur se heurtait à un problème existentiel sur le choix d’un compagnon qui lui convienne et éventuellement qui convienne à ses parents et surtout à son père. Malgré les échecs, les recherches continuaient et elle jouissait de la liberté, celle qui vous embarrasse plutôt qu’elle ne vous libère. Donc, elle avait le temps de nourrir le chat et pour le félin qui ignorait volontairement tous ces états d’âme, c’était le principal. Médor ne connaissait ni Dieu ni maîtres, seulement son territoire et son estomac.

Pedro s’approcha de sa femme, lui enserra la taille, lui prit la main, baisa le bout de ses doigts et lui demanda de le suivre.

— C’est quoi, tous ces mystères ?

Elle lui emboîta le pas. À l’extérieur, ils continuèrent sur la rue de La Garenne. Pedro s’arrêta au carrefour et montra la boîte aux lettres jaune, estampillée La Poste. Le petit conteneur avait connu les précédents ; l’ancestral PTT lui aussi jaune des années cinquante et puis tous les designs épurés et consternants qui avaient suivi. Enfin, le sigle PTT avait disparu. Le courrier papier aux lettres calligraphiées et timbres collés à la langue vivante, l’échange familial aux accents convenus et ponctuations dérisoires étaient devenus archaïques. Seuls restaient les enrichissants échanges avec les administrations fiscales, les émouvantes factures à payer, les indispensables flyers publicitaires. Internet aura tout pris.

— Tu vois cette boîte ? Regarde bien.

— Dépêche-toi, mon bon ami ? J’ai du rangement à faire avant notre départ.

La boîte jaune était sur pied et jouxtait pratiquement le mur d’enceinte en pierres de taille d’une vieille maison qui faisait l’angle de la rue. Dans cet espace, très étroit, où une main pouvait difficilement se glisser prospérait toute une colonie d’insectes et d’araignées qui coexistait avec de la poussière, des feuilles mortes et plus encore de résidus sales indéterminés. Contrairement à la propreté, la saleté est un réservoir de vie, un biotope. Génial !

— Bon, et alors !

— Regarde mieux, petite Chinoise.

Effectivement, à force de cligner ses yeux bridés et d’approcher son adorable nez retroussé, Li aperçut une sorte de petite poche noire, pratiquement invisible, qui était collée au mur, touchant la boîte aux lettres, empêtrée dans la faune et la flore décrite plus haut. C’était moche et invisible et surtout franchement inutile.

— Tu accouches, mon mâle blanc ?

Pedro avait constaté, et il n’était pas le seul, que dans un monde de surconsommation électronique, rien ne peut se faire sans internet. Notre vie est sur la toile. Nous sommes traqués, mais aussi aidés, informés par nos ordis et nos portables, nos câbles, la Data, le Wi-Fi, le Bluetooth, les algorithmes, Insta, YouTube et Twitter, sans parler de Messenger et WhatsApp. Donc, et Pedro l’avait expérimenté lors de ses aventures précédentes, si on voulait de la discrétion, passer sous les radars, il fallait revenir à une communication à l’ancienne. La lettre écrite à la main sans passer par la poste.

Incrédule, Li battit des paupières, haussa ses sourcils, plissa son front. Elle pratiqua la bouche en accent circonflexe en signe d’interrogation.

— Et alors ?

— Écoute, tête de mule, si on est séparés, si on se cache, si on ne doit pas se faire repérer et s’il faut que l’on communique, on aura cette petite boîte noire.

Li ne voyait pas trop, même pas du tout ce que cette histoire de boîte venait faire là, tout d’un coup, juste avant un départ en vacances. Mais cela faisait longtemps qu’elle ne s’aventurait plus dans les méandres des boyaux du cerveau de son mari.

Devant la moue dubitative de sa femme, Pedro expliqua encore que leur vie n’était pas un long fleuve tranquille, plutôt une suite d’aventures rocambolesques et qu’il n’était pas exclu qu’ils se trouvent dans une situation ubuesque où le seul moyen de se parler serait de s’écrire.

— On n’en aura peut-être jamais besoin…

Une ou deux heures plus tard, les bagages étaient enfournés dans le petit coffre de l’Alfa GT de couleur rouge de Pedro.

— Tu ne m’as toujours pas dit comment tu t’es procuré cette bagnole depuis que la précédente a cramé1.

— Je l’ai volée.

— Volée ?

— Non, plus exactement je l’ai achetée au concessionnaire avec de fausses pièces d’or. Oui, les fausses pièces d’or que j’avais piquées à Saint Expédit2, tu te souviens ? Il m’en restait quelques-unes. Séverine, compagne de mon ami flic, le commandant Delait, et bijoutière de son état3, a certifié la validité des pièces.

— Vous êtes fous, tous les deux. Tout ça pour une bagnole ! Et en plus, on ne manque pas de fric !

— Le fun, ma chérie, c’était pour le fun, et puis, voler les riches, les commerçants, les concessionnaires, ça n’a jamais été un délit ! Circonstance aggravante, le vendeur était petit, binoclard et vilain.

— Vol au faciès, quoi !

Pour les rares incultes qui ne le connaîtraient pas, je glisse un petit mot sur Pedro, héros de cette aventure et de quelques autres, une rapide présentation du personnage, sorte de biographie partiale et incomplète.

Un beau jour, notre homme, un certain Jean-Pierre Laville, avait décidé de s’appeler Pedro. Un caprice de star ? Non, simplement la lecture d’un titre de livre, La vie est un songe, de Pedro Calderón de la Barca. Où s’arrête l’illusion, où commence la réalité, l’existence n’est-elle qu’un rêve ? Le thème lui avait plu, le prénom de l’auteur aussi.

Pedro avait ramené d’un séjour à la Réunion, île française de l’océan Indien, l’amour de sa vie, Li, une jolie Chinoise, légère comme une chemise de lin, au caractère solide comme une corde de chanvre. La jeune femme était la mère d’une adorable enfant, Luan, et la fille de l’abrupte Yu, avec qui la coexistence n’avait rien eu de pacifique.

Avec quelques économies et l’héritage de ses parents, morts prématurément dans un effroyable accident de voiture, Pedro avait acheté un restaurant, Le dragon d’or, enseigne réputée de La Rochelle.

Aidé d’Avotra, le chef malgache, il avait fait fructifier le commerce avant de se la couler douce à Périgny, ville de la banlieue rochelaise où il s’était installé à son retour de l’île Bourbon. Sauf que la vie n’est pas toujours aussi simple… On ne compte plus son implication active dans des enquêtes menées à bien, des énigmes solutionnées, des coups de pute évités. Pedro a personnellement raccompagné de nombreux vivants sur les chemins glorieux de la mort éternelle. Il a mis un point d’honneur à éviter l’évaporation du fric qui se déversait en flots anarchiques dans des poches qui n’étaient pas les siennes. Pas question de gâcher les fruits d’embrouilles obscures officiellement non résolues !

1

Par l’intermédiaire d’une agence immobilière luzienne, Li et Pedro avaient loué un petit appartement, rue Vauban. La résidence occupait une place stratégique juste derrière le boulevard Thiers, pas loin du Bar Basque, à deux pas d’une supérette et à portée d’espadrilles de la Grande Plage. Il suffisait de traverser le boulevard pour tomber sur la rue Gambetta, grande artère commerçante de la ville, avec en ligne de mire la place Louis XIV qui donnait sur le port de pêche. De petits chalutiers d’un autre âge y dormaient sous l’œil bienveillant de la Maison de l’Infante.

La circulation était impossible, même en septembre, dans cette commune balnéaire, aussi le couple avait garé la bagnole près du commissariat à l’entrée de la ville. Dix minutes de marche tractant les valises à roulettes, et ils s’installèrent chez eux, un deux-pièces, avec un grand séjour et une petite chambre, une belle cuisine aménagée, une salle de bains. Le tout était meublé et décoré avec goût. Le propriétaire avait évité le lourd meuble basque bon marché. Le mobilier était moderne et fonctionnel. Bref, pas mal du tout, se dit Pedro en s’affalant sur le canapé.

— Tu m’aides à faire le lit ?

— Pas question, c’est toi qui fais le lit, moi, je le défais.

— Pauvre nase, tu m’aides ou ce soir, tu dors au salon ! Ce serait dommage pour toi… et pour moi !

Le salon, justement, disposait d’un balcon assez large avec vue imprenable et panoramique sur le parking arrière du petit centre commercial. À un angle, pratiquement sous les fenêtres de Li et Pedro, quelques SDF, accoudés au local de la Croix-Rouge, s’enquillaient des bières qui répondaient plus à un besoin d’alcool qu’à une déshydratation estivale. Comme les trois mousquetaires, ils étaient quatre qui, en cette fin de matinée, parlaient d’une voix forte avec des voyelles et des consonnes qui s’emmêlaient les pinceaux, ce qui avait une importance tout à fait relative compte tenu des propos énoncés et de la pensée philosophique distillée. Tout le monde a le droit d’être aussi pathétique que BHL, même des SDF de Saint-Jean-de-Luz.

— La marée est bonne, la météo favorable, le vent souffle peu, viens, je t’emmène faire un tour.

Li, qui s’activait mollement au fond du canapé, une revue à la main, se leva comme un seul homme, enfila une jupette plissée noire et un tee-shirt rouge. Elle ne portait pas ses cinquante ans, sa silhouette fine, ses jambes bronzées, son ventre plat étaient une provocation pour toutes les femmes, jeunes ou moins jeunes, qui se ridiculisaient en affichant un look d’adolescente.

Elle ne posa pas de questions, sachant qu’elle n’aurait aucune réponse. Pedro posait rarement des questions, il ne renvoyait aucune réponse, une manière pour lui de paraître intelligent. Le silence était le meilleur moyen de cacher son ignorance !

Il roulait vite sur la route de la corniche entre Ciboure et Hendaye. L’Alfa GT répondait bien aux sollicitations du pied de son maître, qui ne connaissait qu’une seule pédale, celle de l’accélérateur, et qu’une seule action, appuyer sur le champignon. Li aurait voulu plus de douceur dans le déplacement, d’autant plus que le paysage était magnifique. Le soleil de septembre, moins brutal que celui des mois précédents, éclairait sans férocité la surface de l’eau calme, d’un bleu profond, parcouru de quelques points d’écume blanche.

Arrivé au niveau d’Urrugne, Pedro s’arrêta sur le bas-côté. Il descendit avec Li, suivit un petit sentier qui se frayait un chemin entre des buissons bas, trouva une place sur un monticule herbeux. Il s’assit. Invita sa femme à en faire autant.

— Assieds-toi, regarde et ne parle pas.

Pas difficile de s’exécuter puisqu’elle ne disait déjà rien.

— Je sais que je suis censée la fermer, mais il y a quelque chose à voir ?

Il tendit le bras. Son doigt indiquait un point imaginaire à environ trois kilomètres de la côte où l’eau s’agitait.

— Grosso modo, à cet endroit, il y a un haut-fond. Les conditions sont optimales, avec un peu de chance…

Aujourd’hui, à cette heure, la chance était au rendez-vous.

Tout doucement du fond de la mer monta, majestueuse et fière, Belharra. La vague mythique du Pays basque connue des surfeurs du monde entier. Celle qui apparaît à son heure, celle choisie par sa seule volonté. Dans ses moments de rare fureur, elle montait jusqu’à vingt mètres. Devant Li et Pedro, elle se contenta de la moitié. Lorsque la houle roule sur le haut-fond, Belharra se lève. Puis, ayant manifesté sa force, elle lâche son écume et se brise, puis se dilue dans son élément, l’océan.

Déjà, un ou deux scooters des mers tractaient des surfeurs vers le creux de la vague pour qu’ils puissent prendre de la vitesse, monter sur leur planche et profiter de la mansuétude de Belharra, qui les tolérait sur son dos.

Pedro et Li s’imprégnaient du spectacle. Bien plus que dans de longs discours, l’océan affirmait la force de l’âme basque à travers l’écume de la vague. Le couple observait, profitait, s’identifiait au calme et à la force de cette eau qui se dressait telle une montagne, pour se dissoudre en une plaine à peine vallonnée. Plus tard, les vacanciers remontèrent au haut de la falaise, restèrent encore un long moment pour voir la nature s’exprimer et rentrèrent à Saint-Jean-de-Luz à petite vitesse, Li ayant signifié que le rallye de la Corse sur la côte basque risquait de se faire sans elle.

En fin de journée, avant de rentrer chez eux, ils saluèrent de loin les trois SDF qui picolaient toujours.

— Ils n’étaient pas quatre, tout à l’heure ?

Li s’en foutait complètement et elle ne comptait pas passer ses vacances à répertorier les SDF ni à s’intéresser à leurs déplacements.

Dans la soirée, le couple se retrouva sur le balcon, un verre à la main. Instinctivement, Pedro regarda en bas. Gorgés de bière, les trois hommes ne discutaient plus. Pedro en était persuadé : ce n’étaient pas les mêmes que ce matin, mais il garda le silence, car toute parole pourrait se retourner contre lui.

2

Depuis que Luan avait repris la direction du restaurant de son père et de sa mère, Pedro se considérait comme retiré de la vie active. Li, quant à elle, avait de nombreuses activités, car, élue au conseil municipal de Périgny, elle était chargée des associations nombreuses et diverses de la commune. C’est donc lorsque Li était en vacances que Pedro prenait les siennes, des vacances officielles de retraité. Le matin, il se levait plus tôt que d’habitude et allait chercher du pain frais et des croissants afin de rendre le petit-déjeuner du couple plus festif. Ce matin-là à Saint-Jean-de-Luz, Pedro ne dérogea pas à cette habitude. En époux modèle et mari aimant, il dévala souplement l’escalier du premier étage, salua civilement une femme de ménage qui s’affairait mollement, sortit sur le trottoir, respira l’air frais de ce début de journée, faillit oublier l’objectif de sa mission, mais se reprit aussitôt et se dirigea vers la boulangerie à l’angle du boulevard Thiers. Comme tout homme bien élevé et suffisamment argenté, il paya son achat et reprit le court chemin vers son appartement.

Un camion rouge des pompiers déboula au galop, le gyrophare en mode tourniquet et la sirène à fond les ballons. Il stoppa net à l’entrée de l’immeuble. Deux hommes bruns aux cheveux courts, grands, costaux, athlétiques comme on n’en fait plus sauf dans la presse people spécialement vendue en été, un blond, plus petit, mais très costaud des pectoraux, bondirent vers l’ascenseur sous le regard effrayé de la maîtresse de balai. Au premier étage, en face de l’appartement loué par Li et Pedro, la porte s’ouvrit. Les pompiers s’engouffrèrent dans la brèche. Quelques cris, des protestations, puis les deux gars en rouge ressortir, tenant sous les aisselles une vieille dame visiblement groggy. Le pompier blond ouvrait la voie. Ils descendirent par l’escalier sous le regard incrédule des habitants de l’immeuble. Bientôt, la rue entendit le gyrophare et le moteur du camion rouge qui prenait le large.

L’opération n’avait duré que quelques minutes. Un exemple de réactivité et d’efficacité.

Pedro était un peu comme un con avec sa poche de croissants à la main et sa baguette de pain sous le bras. Dehors, les quatre SDF de la veille décapsulaient leurs cannettes. Avec de grands gestes, ils commentaient les évènements. À cette heure matinale, ils n’étaient pas assez saouls pour confondre rêves éthyliques et une réalité triste à en devenir alcoolique.

Li, alertée par les bruits derrière la porte d’à côté et la sirène, pointa sa tête sur le balcon. Elle fit un signe de la main à son mari, qui semblait scotché sur son trottoir. Homme de grande décision, il monta au premier. Ils échangèrent quelques banalités sur l’action des dernières heures et décidèrent que ça ne les regardait pas, qu’ils ne connaissaient pas la voisine et qu’ils n’étaient pas là pour s’occuper des autres. Ils étaient là pour engloutir la viennoiserie et aller à la plage, le temps d’enfiler un maillot, de s’essuyer la bouche et de trouver les serviettes. C’est en déguisement de vacanciers qu’ils sortirent de chez eux, mais à peine sur le palier, ils croisèrent l’indispensable Genevieille Blablatchendy, femme de ménage de l’immeuble, expliquant à quelques voisins et voisines le pourquoi et comment du brouhaha suivi du sauvetage de la vieille femme d’à côté. Une perle, cette nana, forte en gueule, pas avare de gestes explicatifs, son chiffon tournoyait dans tous les sens et elle ondulait du bassin comme une Cubaine cherchant quelques dollars dans la poche d’un touriste.

Ne voulant à aucun prix participer à une conversation qui ne les concernait pas, Li et Pedro se cachèrent derrière leurs serviettes, baissèrent la tête, longèrent les murs du couloir et sortirent de l’immeuble indemnes de toute interpellation.

L’été peut être formidable à Saint-Jean-de-Luz ! La plage est au centre-ville, lorsque vous en avez marre de la plage, vous allez faire les magasins rue Gambetta, puis vous allez prendre un pot place Louis XIV, vous continuez par une promenade à l’entrée du port en face de Ciboure. De retour dans le centre-ville, vous achetez un gâteau basque ou un béret basque. Vous visitez un ou deux magasins de linge, car vous manquez certainement d’une nappe, d’un drap ou d’un torchon, le tout tissé à Orthez, là, nouvel arrêt place Louis XIV, apéro et quelques pintxos, puis retour au bercail non sans avoir acheté, place du marché, une part de chipirons à l’encre pour le lendemain midi.

Plus tard dans la soirée, après une promenade digestive le long de la plage, ils allèrent se coucher. L’air frais des soirées atlantiques radoucissait une atmosphère qui n’avait pas besoin de l’être. Il était presque minuit lorsque Li, chromosomiquement frileuse, s’habilla pour la nuit. Elle avait évité le bonnet de laine, mais il s’en fallait de peu. Son mari ne se priva pas d’exprimer son admiration illimitée devant la qualité vestimentaire de l’accoutrement. Li ne répondit pas. Cela faisait des dizaines d’années qu’elle revendiquait le droit d’avoir chaud au lit, même en plein été, et de se prémunir du refroidissement climatique avec des vêtements appropriés.

Toc-toc. Eh oui ! Frapper une porte en bois avec l’index recourbé, ça fait toc-toc.

Li et Pedro ne se regardèrent pas vu qu’ils n’étaient pas dans la même pièce, mais dans une grande communion de pensée qui caractérise les vieux couples, ils se demandèrent qui pouvait bien toquer à la porte. Pedro rajusta son caleçon histoire de rehausser son niveau de dignité, il se gratta le torse histoire de mettre un peu d’ordre dans la broussaille poilue qui l’envahissait, il se frotta les yeux histoire de paraître réceptif à une mauvaise rencontre, et, après ces rapides préliminaires, ouvrit la porte.

Il se trouva devant une petite chose en jupe longue, lunettes dorées, cheveux permanentés, gris aux reflets bleus. Il identifia l’être humain comme étant une femme vieille et interrogative. Par un geste du bras, il lui proposa d’entrer, mais elle refusa, préférant rester sur le pas de la porte. Pour l’instant, aucun mot n’avait été échangé, sauf des regards, vides et ensommeillés pour Pedro, inquiets pour la dame.

— Qu’est-ce qu’il vous arrive, madame ? Entrez, je vous prie.

Rassurée par les douces paroles de Li et par la présence féminine d’un être à l’aspect civilisé, la vielle entra. Elle s’effondra sur le premier fauteuil venu, toujours muette.

Pedro, à cette heure tardive où le sommeil le prenait à la gorge, bâilla un grand coup, mit un tee-shirt, et proposa une boisson, de l’eau, ou… de l’eau, car à part la flotte du robinet, un litre de vin rouge, du rioja, ou une bouteille de cognac oubliée par le propriétaire, il n’y avait rien d’autre. La brave dame, et ce furent-là ses premières paroles, se lança, d’une voix de crécelle fêlée, dans une explication passionnante. Elle avait déjà bu son infusion du soir, un délicieux mélange de bryophyta venue tout droit d’Australie, séchée sur le dos d’un aborigène consanguin, transportée par wallaby sauteur écoresponsable. Boire plus engendrerait un excès d’eau dans sa vessie déjà très sollicitée. La fuite urinaire ne serait pas loin et elle avait horreur de mouiller sa culotte et de se lever plus de deux fois par nuit. Pedro applaudissait du regard. Li s’assit en face de la dame.