Carambole et le secret de Kabriol - Michèle Yenco - E-Book

Carambole et le secret de Kabriol E-Book

Michèle Yenco

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Beschreibung

Comment imaginer l'inimaginable ?

Carambole, belle jeune fille dotée d’une voix magnifique, grandit à Luxandrou, ville principale de la jolie petite île de Kallys. Un soir, après son étrange conversation sous le mystérieux olivier millénaire, avec l’énigmatique Matis, Carambole décide de quitter sa si chère famille et ses amis de toujours, pour partir accompagnée de Mazale, son étonnante petite chienne, à la recherche de Kabriol... Une cité d’artistes que personne ne connaît et à laquelle son destin est pourtant lié.
Carambole laissera alors son cœur guider ses pas au travers d’extraordinaires aventures, auprès de personnages fascinants, tels que Virgile, l’ermite qui vit dans une grotte meublée entièrement de livres, Crystal la dompteuse de lions ou encore Dialo l’inquiétant magicien. Mais elle rencontrera également l’amour et bien des épreuves se mettront sur son chemin pour tester la pureté de son âme.

Un roman d'aventures fantastique riche en rebondissements !

EXTRAIT

Kallys était une île qui se voyait de loin, de très loin...
Les passagers des navires de croisières sillonnant cette partie de l’océan pouvaient l’apercevoir même si leurs bateaux se trouvaient à plus de sept milles marins de distance, soit une bonne dizaine de kilomètres, et cela grâce à sa géographie si particulière. Kallys, recouverte d’une végétation très dense, était constituée d’une seule et unique montagne escarpée, l’Aiguille de Sibilyss, dont le sommet était toujours curieusement enveloppé de brume quelle que soit la saison.
Accrochée aux flancs de la montagne, près du niveau de la mer, une paisible bourgade, Luksandrou. C’est dans cette petite ville qu’était née Carambole il y a de cela vingt ans. Et aujourd’hui, pour la toute première fois, elle quittait son île à bord de l’un de ces navires de croisières qui la faisaient tant rêver. Il y a seulement trois semaines, elle n’aurait jamais pensé qu’un tel bouleversement allait survenir dans sa vie. Comment aurait-elle pu deviner qu’en si peu de temps elle déciderait de partir à l’aventure à la recherche d’une cité qui, apparemment, n’existait pas – ou qui, tout au moins, ne figurait sur aucune carte !
Jusqu’à présent, rien d’aussi extravagant ne s’était produit au sein de la famille Olivaros, une famille où les enfants apprenaient de leurs parents à agir raisonnablement en tout. Chez les Olivaros, on était ainsi marin-pêcheur de père en fils. C’était la tradition et il aurait été insensé de ne pas la respecter.
Le père de Carambole, Jean-Baptiste, avait donc pris naturellement la suite de l’affaire familiale. À la mort prématurée de ses parents, il avait hérité de la maison où il vécut seul avec son grand-père jusqu’à l’arrivée de Marie.

À PROPOS DES AUTEURES

Michèle Yenco et Virginie Pisano sont mère et fille. La première est artiste peintre et brocanteuse, la deuxième auteur compositeur et chargée de communication. Michèle Yenco imagine l’histoire de ce premier roman dans sa boutique alors qu’elle peint une série de personnages, et sa fille la rejoint plus tard pour raconter avec elle les aventures de Carambole sous la forme d’un roman merveilleux. Elles vivent toutes les deux à Bastia en Corse.

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Michele Yenco & Virginie Pisano

Carambole

et le secret de Kabriol

I

L’olivier et l’étoile

Kallys était une île qui se voyait de loin, de très loin…

Les passagers des navires de croisières sillonnant cette partie de l’océan pouvaient l’apercevoir même si leurs bateaux se trouvaient à plus de sept milles marins de distance, soit une bonne dizaine de kilomètres, et cela grâce à sa géographie si particulière. Kallys, recouverte d’une végétation très dense, était constituée d’une seule et unique montagne escarpée, l’Aiguille de Sibilyss, dont le sommet était toujours curieusement enveloppé de brume quelle que soit la saison.

Accrochée aux flancs de la montagne, près du niveau de la mer, une paisible bourgade, Luksandrou. C’est dans cette petite ville qu’était née Carambole il y a de cela vingt ans. Et aujourd’hui, pour la toute première fois, elle quittait son île à bord de l’un de ces navires de croisières qui la faisaient tant rêver. Il y a seulement trois semaines, elle n’aurait jamais pensé qu’un tel bouleversement allait survenir dans sa vie. Comment aurait-elle pu deviner qu’en si peu de temps elle déciderait de partir à l’aventure à la recherche d’une cité qui, apparemment, n’existait pas – ou qui, tout au moins, ne figurait sur aucune carte !

Jusqu’à présent, rien d’aussi extravagant ne s’était produit au sein de la famille Olivaros, une famille où les enfants apprenaient de leurs parents à agir raisonnablement en tout. Chez les Olivaros, on était ainsi marin-pêcheur de père en fils. C’était la tradition et il aurait été insensé de ne pas la respecter.

Le père de Carambole, Jean-Baptiste, avait donc pris naturellement la suite de l’affaire familiale. À la mort prématurée de ses parents, il avait hérité de la maison où il vécut seul avec son grand-père jusqu’à l’arrivée de Marie.

Jean-Baptiste était un jeune homme dynamique et vaillant, si passionné par son métier qu’aucune tempête ne pouvait l’arrêter. Marie comprenait la passion de son mari pour la mer. Elle passait du temps avec le grand-père de Jean-Baptiste, avec qui elle avait de longues et belles conversations, à tel point qu’un lien profond s’était tissé entre eux. Leur complicité réjouissait Jean-Baptiste. Un jour, le vieux marin raconta à Marie l’histoire de l’étrange olivier qui se cachait au fond du grand jardin aujourd’hui envahi par les broussailles.

Ce très vieil arbre d’une taille impressionnante, était autrefois vénéré. On lui attribuait des vertus bénéfiques, et les habitants de l’île venaient nombreux se recueillir à l’ombre de ses branches noueuses. Mais le majestueux olivier avait subitement été délaissé… On disait que l’ancienne propriétaire de la maison, accusée de sorcellerie, aurait, à cause d’un amour perdu, envoûté cet arbre avant de disparaître. La légende racontait qu’elle s’était jetée du sommet de l’Aiguille de Sibilyss. Depuis cette disparition, l’olivier portait sur son tronc d’énigmatiques inscriptions, écrites dans une langue incompréhensible, que nul n’avait jamais pu décrypter. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle la famille Olivaros avait acquis la propriété pour une bouchée de pain, tant cette histoire avait marqué les esprits.

Après avoir entendu ce surprenant récit, Marie eut une idée lumineuse, elle allait déployer toute l’énergie de sa jeunesse à remettre le jardin en état et elle arracherait les ronces noires qui entouraient cet olivier, sans doute centenaire. La tâche s’annonçait ardue. Elle commença par le verger derrière la maison. Petit à petit, le jardin commençait à retrouver de sa splendeur. Dans la partie la plus ombragée, elle planta un potager et de l’autre côté une roseraie à l’italienne. Lorsque l’olivier fut dégagé, Marie découvrit, enfin, les inscriptions mystérieuses gravées sur le tronc de l’arbre. Elles formaient une longue phrase. Les caractères étaient curieux. Chaque signe était hérissé de piquants comme les ronces qui avaient égratigné les mains de Marie. Ces inscriptions la mettaient un peu mal à l’aise, mais l’arbre lui-même était magnifique, et si accueillant. Elle installa un banc sous l’ombrage… Et cet endroit allait redevenir pour tous un lieu de méditation.

***

À la mort du grand-père, Jean-Baptiste et Marie décidèrent de rénover entièrement la maison. Le rez-de-chaussée servait jusqu’alors d’entrepôt pour les filets et autres matériels de pêche. Marie proposa de le transformer en restaurant. Devenir restauratrice était son rêve… Les pierres brutes de la maison furent conservées, les vieux volets repeints en bleu, les chambres et les pièces à l’étage réaménagées, les balcons habillés de lavande, donnant ainsi à la façade de superbes reflets bleutés pendant tout l’été. Les tables installées sur la terrasse dallée de vieilles pierres, qui s’étendait sur toute la largeur de la bâtisse, seraient à coup sûr prises d’assaut par les clients dès le début de la belle saison.

À la fin des travaux, Marie et Jean-Baptiste étaient si fiers que pour l’occasion, la maîtresse de maison prépara un magnifique repas champêtre pour tous ses amis. Et, pour couronner l’évènement, la petite Loli naquit neuf mois plus tard !

La Cantine devint très vite une table incontournable dans la région. Afin de la seconder Marie pensa naturellement à son amie d’enfance, Paula, orpheline comme elle, avec qui elle avait grandi à l’orphelinat de Luksandrou et qu’elle considérait comme une sœur. Elle lui proposa de s’installer à La Cantine. Ravie, Paula accepta et entra dans la famille pour ne plus jamais la quitter.

***

Un jour de marché, Marie découvrit des fruits venus de loin, qu’elle ne connaissait pas : des caramboles… En tranchant l’un d’eux, elle eut la surprise de découvrir que la découpe du fruit formait une magnifique étoile à cinq branches ! S’ils avaient une autre fille, elle proposerait à Jean-Baptiste de la prénommer Carambole. Pour Marie, ce serait comme un signe du destin : cette enfant deviendrait alors assurément une étoile… une star !

La famille s’agrandit avec l’arrivée simultanée de Carambole et de Marcus. Loli était alors âgée de 5 ans. Marie se retrouvait avec trois enfants pleins de vie, un restaurant à faire tourner et un mari le plus souvent absent. Tâche difficile mais pas insurmontable pour une femme de son tempérament.

L’équilibre était trouvé : un bonheur simple et authentique, qui malheureusement se brisa brutalement le jour de la disparition en mer de Jean-Baptiste. Ce fut une tragédie pour tous et surtout pour Marie, bien sûr. La mer venait de lui voler l’unique amour de sa vie. Malgré sa profonde douleur, elle fit preuve d’un grand sang-froid. À présent, et pour toujours, elle s’emploierait avant tout à veiller à l’épanouissement de ses enfants.

***

Bernardin était un vieil ami de la famille de Jean-Baptiste. Veuf depuis longtemps et sans enfant, le berger habitait seul dans une vieille maison de pierre sur les hauteurs de Luksandrou. Il vivait de la production de ses fromages, qui faisaient le régal des clients de La Cantine. Il devint pour Loli, Carambole et Marcus un grand-père idéal, d’une tendresse et d’une patience infinie. Il les emmenait souvent en balade dans les collines, leur expliquait la fabrication des fromages et toutes les merveilles de la nature qui plaisent tant aux enfants.

En grandissant, Marcus oublia le chemin des collines pour emprunter celui des plages où copains et copines l’attiraient davantage que les brebis de Bernardin. Carambole, au contraire, recherchait sans cesse la compagnie du vieil homme, qu’elle allait voir de plus en plus souvent, comme si elle pressentait que cela ne durerait pas éternellement.

Un jour, en arrivant à la bergerie, elle trouva Bernardin assis près de la cheminée, livide, le visage figé par la douleur.

–Tu ne peux plus rester tout seul ici, lui dit Carambole, il faut que tu viennes t’installer à la maison, tu y seras mieux ! Tu me sembles bien fatigué, veux-tu que j’appelle le docteur ?

–Non, non, ma petite fille, pas maintenant ! Viens t’asseoir près de moi, j’ai quelque chose de très important à te dire, lui répondit Bernardin avec difficulté.

–Je t’en prie Bernardin, ne te fatigue pas, tu me parleras plus tard.

Carambole avait du mal à cacher son anxiété.

–Mon ange, le temps presse, ne m’interrompts pas, s’il te plaît.

Puisant dans ses dernières forces, il commença son récit :

–J’ai reçu en héritage un don très particulier : celui de parler à mes brebis… Tu sais que je n’ai pas d’enfant, et toi mon ange, tu es un peu ma petite fille, alors ce don c’est à toi que je veux le léguer. Mais attention, tu ne devras pas le révéler à qui que ce soit, sinon il se perdra à jamais.

Les yeux écarquillés par la surprise après cette incroyable révélation, Carambole regarda Bernardin se pencher péniblement pour attraper un panier en osier recouvert d’un linge posé à ses pieds. Il le souleva délicatement. Carambole découvrit à l’intérieur une petite boule de poils blanche dont on ne distinguait la tête que grâce à deux grands yeux noirs, un petit chiot.

–Elle s’appelle Mazale, elle est à toi, elle veillera sur toi et sera un guide précieux. Sache qu’avec ce don que je te lègue tu pourras communiquer avec elle comme avec un être humain. La seule personne qui pourra un jour comprendre ce qu’elle te dit sera l’homme qui te vouera un amour éternel, et tu pourras à ton tour transmettre ce don à l’un de vos enfants.

Le souffle de Bernardin s’accélérait. Carambole regardait cet homme qu’elle adorait avec inquiétude et tristesse.

–De quoi parles-tu, Bernardin, tu ne vas pas mourir !

C’est à ce moment que la petite boule de poils sauta sur les genoux de Carambole et commença à lécher son visage inondé de larmes.

Pour toute réponse, Bernardin prit les mains de Carambole en la fixant intensément dans les yeux. Une lumière éblouissante jaillit du bout des doigts de Bernardin. Comme paralysée, elle sentit un fluide traverser tout son corps. Tandis que la pression des mains de Bernardin dans les siennes se relâchait, Carambole perdit connaissance.

Elle fut réveillée par les glapissements de son nouveau compagnon. Comme dans un rêve, elle observa le visage de Bernardin. Il était beau, apaisé, un doux sourire aux lèvres. Elle comprit qu’il était parti pour toujours et se rendit compte en même temps du vide immense qu’allait laisser son absence. Inconsolable, elle serra Mazale contre son cœur, sentant déjà ses ondes d’amour qui l’apaisaient un peu.

Carambole prit la petite chienne sur ses genoux pour l’embrasser tendrement. Elle acceptait l’ultime cadeau de cet homme qu’elle aimait tant sans se poser de questions, avec une infinie reconnaissance. Elle ne savait pas encore le rôle que cette petite boule de poils allait jouer tout au long de sa vie…

II

Le messager

–Marcus s’il te plaît, arrête de faire le pitre, dépêche-toi, nous allons être en retard !

–Reste cool sister, sinon j’te dirai bye bye, lui répondit-il en chantant.

Carambole éclata de rire. Elle adorait son frère jumeau. Leur ressemblance était frappante. Ils avaient les mêmes grands yeux couleur noisette, de beaux cheveux noirs bouclés, un visage et une silhouette parfaits. Ils partageaient depuis toujours la même passion pour la musique, qu’ils avaient apprise en autodidactes. Carambole avait très tôt développé un don remarquable pour le chant. Sa voix, cristalline, pouvait s’étendre sur cinq octaves, ce qui lui permettait de chanter des notes aigües aussi bien que des notes graves, tout en passant des unes aux autres avec une facilité déconcertante. Marcus avait, lui, mis ses talents d’écriture au service du rap qu’il maîtrisait en véritable MC*. Mais sur la scène de La Cantine c’est ensemble qu’ils envoûtaient leur public.

Loli, leur sœur aînée, courait dans tous les sens ainsi que Billy, le serveur employé en extra les soirs de concerts.

–Oh ! Non, dit-elle, les clients de la table 7 ont renversé leur bouteille de vin !

Pendant ce temps, Marie, la maman, qui dirigeait sa petite équipe comme un vrai chef d’orchestre, s’impatientait.

–Paula s’il te plaît, peux-tu porter ce plat à la table 10 ? Il va refroidir. 

–C’est bon, c’est bon Marie, je m’en occupe, lança Billy qui repartit au pas de course, tenant le plat au-dessus de sa tête sur le bout des doigts.

Marie eut un petit sourire devant une telle efficacité.

Alors que Loli en avait fini de nettoyer la table des clients maladroits, ces derniers présentèrent leurs excuses une énième fois.

–Ce n’est pas grave, vraiment je vous assure, ce sont des choses qui arrivent. Détendez-vous, le concert va bientôt commencer, répondit-elle avec son plus charmant sourire.

–Ah… soupira l’un des clients, cette Cantine ce n’est que du bonheur, ça se voit et ça se sent !

–Merci beaucoup, répondit Loli, passez une bonne soirée.

La clientèle était certes bruyante, mais il n’y avait là que des gens simples venus passer une bonne soirée entre amis ou en famille.

***

Matis s’arrêta sur le pas de la porte. L’arrivée de ce jeune homme, si différent de la clientèle habituelle, interrompit durant quelques secondes le brouhaha qui régnait à La Cantine. Tous les regards se tournèrent vers lui. Était-ce le fait de sa blondeur angélique, de sa tenue d’un blanc immaculé, ou bien cela venait-il de son allure très classe et nonchalante, ou tout simplement de cette beauté si exceptionnelle, nul n’aurait su vraiment le dire… Malgré la distance qui les séparait, Carambole remarqua immédiatement le bleu presque turquoise de ses yeux. Par un heureux hasard, la table la plus proche de la scène était libre. Loli demanda à cet étrange client de la suivre pour l’y installer.

–Excusez-moi, je vois que le spectacle commence bientôt, dit Matis en s’adressant à Carambole qui s’était approchée et le regardait, fascinée.

La discussion avec ce jeune homme, s’engagea si naturellement que Carambole s’installa à sa table sans même réfléchir. Quelques instants plus tard, sentant que la salle et surtout Marcus s’impatientaient, il le lui fit remarquer.

–Incroyable ! s’exclama-t-elle en bondissant de sa chaise. J’ai complètement perdu la notion du temps. Vous m’attendez, on continuera notre discussion après le spectacle ? D’accord ?

–Bien sûr, je ne raterai ça pour rien au monde, je vous attendrai à l’extérieur près de ce superbe olivier que j’ai vu en arrivant. Et votre petite chienne, dites-moi, elle chante aussi ?

–Presque ! répondit Carambole en éclatant de rire. Elle s’appelle Mazale !

Mazale, qui n’avait rien perdu de cette conversation, prit son air le plus hautain en emboîtant le pas à Carambole qui se dirigeait vers la scène, ce qui la fit rire de plus belle. Marcus lança à sa sœur un regard agacé devant tant de désinvolture, ce qui était chez elle d’ailleurs très inhabituel.

Seuls quelques habitués remarquèrent qu’elle avait raccourci son tour de chant, ce soir-là. Comme toujours, elle quitta la scène sous les applaudissements, cédant le micro à Marcus, interloqué.

–Quoi ? Tu t’en vas ? Mais tu vas où là ? On n’a pas fini !

–Finis tout seul, je suis attendue, répondit Carambole en lui déposant un baiser sur la joue.

Elle s’éloigna très vite sans même lui laisser le temps de réagir. Marcus n’eut alors pas d’autre choix que de finir le spectacle en solo.

***

Matis l’attendait, comme prévu, sous l’olivier. La pleine lune éclairait les traits parfaits de cet énigmatique personnage.

–Cet arbre a des dimensions spectaculaires, difficile d’imaginer depuis combien de temps il est là, dit-il, tout en faisant rouler des olives dans sa main.

–Oui, je crois que c’est le plus vieux de nos arbres ; c’est bizarre que vous soyez venu là, c’est mon endroit préféré. Je m’installe souvent sous ses branches, je m’y sens protégée, il me rassure. Regardez, il y a de nombreux signes gravés sur le tronc, j’ai essayé de les déchiffrer, ainsi que les autres membres de ma famille, et particulièrement ma mère, mais sans succès, lui dit-elle, en touchant du bout des doigts ces mystérieuses écritures.

–Votre petite chienne ne vous quitte jamais ?

–Non, jamais, répondit Carambole. Elle m’a été offerte par quelqu’un que j’aimais beaucoup.

–Que vous aimiez ?

–Oui, il a quitté ce monde, murmura-t-elle en baissant les yeux.

–Attention Carambole, n’en rajoute pas plus ! l’interrompit Mazale. Rappelle-toi de ce que t’a dit Bernardin, personne ne doit connaître notre secret !

–Allons, calme-toi Mazale ! s’exclama sa maîtresse.

Carambole était décontenancée par le sourire entendu de Matis. Elle avait l’étrange impression qu’il avait saisi ce que lui disait Mazale, ce qui était impossible. Elle était la seule à pouvoir lui parler et la comprendre. Toutes les personnes qui l’entouraient ne remarquaient rien d’inhabituel lorsque Mazale aboyait. Et pourtant, chacun de ses jappements avait un sens bien précis pour Carambole.

Matis changea alors de sujet, comme pour effacer la gêne de la jeune femme.

–Vous avez beaucoup de chance d’être enracinée ainsi dans la terre de vos ancêtres et d’avoir une famille si chaleureuse.

–Une famille marquée par des évènements tragiques. Mon père a hérité de cette maison à la mort brutale de ses parents. Ils sont tombés dans un ravin alors qu’ils faisaient une randonnée sur les hauteurs de l’île. Mon père a vécu ici avec son grand-père. Puis il a rencontré ma mère qui avait grandi à l’orphelinat de Luksandrou après avoir été abandonnée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé… Leur mariage a été très heureux. Malheureusement notre père a disparu en mer lorsque nous étions enfants…

–En effet Carambole, tous ces drames ont dû être très difficiles à vivre…

Carambole eut un long soupir chargé d’émotion, et continua :

–Oui, notre mère ne s’est jamais vraiment remise de cette perte ce qui ne l’a pas empêchée de nous élever avec beaucoup d’amour et de courage. Nous avons grandi dans le souvenir de notre père qui est toujours présent dans nos cœurs, grâce à notre mère qui nous rappelait si souvent les moments heureux que nous avions partagés avec lui, mais il nous manque tant…

Le silence s’installa quelques instants, et Matis changea à nouveau de sujet :

–Vous avez des projets d’avenir, Carambole ? 

Elle hésita un moment avant de répondre.

–Non, pas vraiment. J’avoue que je n’y ai pas encore pensé. La seule chose qui me passionne vraiment, c’est de chanter…

–Pour les clients de La Cantine ?

–Oui, pourquoi ? demanda Carambole étonnée par cette question.

–Vous auriez pu vouloir partir et vivre de votre passion… Vous avez beaucoup de talent…

–Merci beaucoup, mais je ne saurais ni où aller ni par quoi commencer… Je ne connais personne qui soit du métier. Je sais bien que je devrais quitter cet endroit et surtout ma famille pour tenter ma chance, mais après tout ce que je viens de vous raconter, vous comprenez que cela serait très douloureux pour moi et pour eux.

La voix de Matis devint soudain d’une profondeur irréelle et plongea Carambole dans un état quasi hypnotique. Chacun de ces mots se mit alors à résonner en elle comme un écho.

« Lorsqu’un être croit en son destin, tout devient possible.

Ton chemin est tracé. Il te conduira loin, crois-moi.

Puisqu’aujourd’hui tu me fais confiance,

Bien que je sois un parfait inconnu,

Demain, tu pourras réaliser tous tes rêves.

Il suffit de le vouloir vraiment.

Je connais un endroit merveilleux, à nul autre pareil,

Où tous les arts du monde s’expriment librement.

Chacun participe, d’une façon ou d’une autre, à la force créatrice

Qui fait battre le cœur de ce royaume des artistes.

Ceux qui, comme toi, ont un don particulier, y sont attendus.

Ta place est parmi eux, à Kabriol.

Je comprends que tout ceci puisse te sembler un peu fou,

Mais je sais que la sincérité de mon cœur

A déjà convaincu le tien.

Il te faudra entreprendre un long voyage,

Et surmonter toutes tes craintes,

Mais sur le chemin de Kabriol,

Tu trouveras les réponses à tes questions.

Et lorsque tu seras certaine d’être arrivée à la Cité des Arts,

N’oublie surtout pas de planter

Une olive de cet arbre,

À la place qui lui est destinée

Avant que le sort ne soit à jamais scellé. »

Mazale, qui était sous le banc, sauta sur les genoux de Carambole. Celle-ci resta sans voix pendant un instant, comme désorientée. Une multitude de questions se bousculaient dans son esprit. La voix de Marcus la sortit alors de sa torpeur :

–Quand tu auras fini de rêvasser sous ton olivier, tu pourras venir m’aider à ranger le matos ?

–Tu vois bien que je ne suis pas seule, demande à quelqu’un d’autre ou alors laisse tout comme ça et je rangerai plus tard. 

–Pas seule ? Tu te moques de moi ? Mais qu’est-ce qui t’arrive ce soir ? Tu m’inquiètes, après les discussions avec ta chienne, voilà que tu t’inventes un ami imaginaire ! s’exclama Marcus en retournant vers le restaurant, après avoir jeté un dernier regard, exagérément alarmiste, en direction de sa sœur.

Sur le point de lui répondre, Carambole tourna la tête vers l’endroit où se trouvait Matis quelques secondes auparavant, mais il avait disparu, sans un bruit.

–Tu l’as vu partir Mazale ?

–Non, je regardais Marcus… 

Sous le choc de ce qu’elle venait de vivre, Carambole resta un moment ainsi, assise dans l’obscurité. Elle savait, au fond d’elle-même, que cette rencontre allait à jamais changer le cours de sa vie.

***

Tous les matins, à son réveil, Carambole avait pour habitude de s’accouder au balcon de sa chambre afin de respirer l’air marin. Pourtant, ce jour-là, la vue si magnifique sur le golfe la laissa indifférente. Elle serra Mazale un peu plus fort dans ses bras et s’assit à même le sol. Rêveuse, elle ne pouvait s’empêcher de suivre du regard le paquebot quittant le port de Luksandrou. Depuis toujours, elle l’avait vu partir chaque matin, mais pour la première fois, elle se rendit compte qu’il transportait des passagers vers un ailleurs qu’elle ne connaissait pas. Elle fut submergée par d’étranges pensées, complètement nouvelles pour elle. Carambole s’installa devant son ordinateur et tapa « Kabriol » dans la barre du moteur de recherche. Aucune réponse trouvée ne concernait une ville ou même un pays… Après avoir ainsi testé toutes les orthographes possibles et imaginables sans aucun résultat, elle retourna, perplexe et de plus en plus nerveuse sur le balcon. Le navire avait disparu derrière la pinède. Elle sursauta en entendant frapper à la porte.

–C’est moi, tu dors encore ?

–Non, c’est bon Chochote, tu peux entrer. 

Chochote, comme la surnommait Carambole, était sa meilleure amie. Toutes les deux étaient inséparables et partageaient absolument tout depuis les bancs de l’école primaire, bien qu’elles soient issues de milieux différents. Chochote appartenait à une grande famille d’aristocrates, les Del Monte.

–Tu n’es pas encore prête ? Il est déjà 10 heures ! Tu as oublié qu’on avait rendez-vous ? J’ai fait préparer les chevaux. 

–Je suis désolée, j’avais complètement oublié. Tu devrais appeler les écuries pour annuler, il faut qu’on parle.

–Non mais, tu plaisantes, j’espère ? Je viens juste de recevoir ma nouvelle tenue. En plus, impossible de reporter à demain, c’est le jour du vétérinaire pour les vaccinations ! trancha Chochote.

–Tu ne comprends pas ! Il faut vraiment que je te parle, il s’est passé une chose incroyable hier soir. 

Chochote était déçue, mais son dépit ne dura qu’un instant tant elle était impatiente d’apprendre quelque chose d’excitant.

–Vas-y, dis-moi vite… Quand je pense que j’ai passé une soirée mortellement ennuyeuse chez mon grand-père, et en plus je me suis cassé un ongle, alors que toi tu as…

–S’il te plaît, écoute-moi, Chochote, dit Carambole en lui coupant la parole. J’ai rencontré quelqu’un d’extraordinaire hier soir. Il m’a parlé d’un endroit qui s’appelle Kabriol. Il m’a dit que c’est le royaume des artistes et que je pourrais y réaliser tous mes rêves. Je n’avais jamais vu cet homme et pourtant, c’était comme si sa présence m’était familière.

–Hou la la ! Mais tu es toute bizarre ! Tu ne serais pas plutôt tombée amoureuse ? Il est mignon ? Allez dis-moi tout, il fait quoi dans la vie, il a quel âge ? Allez parle, il est comment ?

–Chochote, s’il te plaît, arrête ! Tu n’y es pas du tout… 

–Bon, alors je veux connaître tous les détails ! lui intima la jeune femme en allant vivement s’installer sur le lit.

À mesure qu’elle avançait dans son récit, Carambole comprit qu’elle ne pourrait jamais expliquer l’essentiel, à savoir la magie de cette rencontre. Même Chochote ne comprendrait pas. Elle se limita donc à exposer les faits, le plus rationnellement possible.

–Alors, si je comprends bien, un parfait inconnu a débarqué hier soir pour te parler d’un endroit dont personne n’a jamais entendu parler, qui serait fait pour toi. Il a ensuite mystérieusement disparu dans la nuit, sans même un au revoir, et toi, ce matin, tu te demandes si ce ne serait pas une bonne idée d’y aller, c’est bien ça ? 

–Mais non, ce n’est pas si simple et puis de toute façon…

Carambole laissa sa phrase en suspens et reprit :

–Je n’ai pas pris de décision. Ce que je crains le plus, c’est la réaction de Marcus ; il ne comprendra pas que je parte comme ça toute seule sur un coup de tête…

–Et moi alors ? dit Mazale, tu sais, ce qui m’inquiète le plus, c’est que je devrais renoncer aux bons petits plats de Marie, mais, le plus important c’est que je resterai avec toi, ma Carambole.

Carambole prit Mazale dans ses bras et enfouit sa tête dans la fourrure douce et blanche de sa petite chienne.

Chochote les regardait, émue par tant de complicité. Bernardin savait très bien ce qu’il faisait en offrant Mazale à Carambole. Malgré la profonde douleur qu’elle avait ressentie après sa mort, la présence de la petite chienne avait été pour elle un précieux réconfort.

–Tu sais, je suis triste moi aussi. Si tu pars, je vais perdre ma meilleure amie et ma seule confidente, dit Chochote d’une petite voix, les yeux embués de larmes.

Les deux amies restèrent longuement dans les bras l’une de l’autre. Les mots n’avaient plus d’importance, elles savaient que même si des milliers de kilomètres les séparaient, leur amitié resterait intacte. Après ces instants d’émotion, elles se sentirent toutes les deux plus sereines et purent ainsi parler calmement de ce que projetait Carambole : tout abandonner et se lancer dans l’inconnu.

–C’est très étrange. Je ne comprends pas pourquoi, mais j’ai l’impression que de toute manière, je n’ai déjà plus vraiment le choix… 

–J’admets que tu as quelque chose de différent ce matin, et je sais qu’en faisant confiance à ton instinct, tu prendras la bonne décision. 

Cette remarque ramena Carambole aux paroles de Matis. Elle n’avait pas réellement eu l’occasion de s’interroger jusque-là sur son destin, sa bonne étoile ou sur l’opportunité de suivre ses intuitions. Et voilà que subitement tout la poussait à le faire.

III

Tentative désespérée

Chaque lundi, jour de fermeture de La Cantine, Marie tenait beaucoup à réunir les membres de sa petite famille autour d’un repas. Marie en profitait pour les mettre aux fourneaux et leur apprendre certains de ses secrets culinaires. Seul Marcus, jouant les machos, refusait de préparer quoi que ce soit, car cuisiner était « un truc de filles »…

–Mais où est passée Carambole, d’habitude c’est la première levée pour m’aider à la cuisine ?

–Je suis là maman, dit Carambole en entrant dans la pièce, je vous aide dès que j’aurai fait un câlin à mon neveu. Bonjour, mon petit amour…

Oscar dédia un immense sourire à sa tante, qui lui fit des bisous sur ses joues dodues.

–Tu es le plus beau bébé du monde !

–Et nous alors ? On n’a pas droit aux bisous, lança Loli.

Après la séance de câlins, Carambole reposa Oscar dans sa chaise haute et s’installa devant un tas de pommes de terre qu’elle commença à éplucher. Mazale fit comme d’habitude sa tournée du matin qui lui valait traditionnellement une grosse ration de caresses. Elle se mit ensuite à tourner en rond autour de sa gamelle vide. Paula, qui connaissait ses habitudes, remarqua son manège.

–Tiens, Mazale, c’est pour toi ma belle, dit-elle en déposant au sol un bol d’eau bien fraîche.

–Tu as vu Marcus, ce matin ? demanda Carambole. Il n’est pas dans sa chambre…

–Il est parti à la plage assez tôt, mais il doit être rentré, sa moto est là. Il est probablement au fond du jardin. Tu sais bien que ton frère ferait n’importe quoi pour échapper aux corvées de cuisine, dit Paula avec un sourire malicieux.

Marie qui en avait terminé avec la préparation du poisson le présenta fièrement à ses assistantes, avant de le mettre au four.

Une bonne odeur de persillade commençait à se propager dans toute la maison. Il ne restait plus qu’à dresser le couvert sur la terrasse.

–Carambole et moi, on fait un saut à la boulangerie, dit Loli. Je te laisse Oscar, maman ? 

Marie adorait son petit-fils et n’aurait jamais raté une occasion de s’en occuper. Elle avait fait de lui le roi de la maisonnée. Cet enfant était tout de même son premier petit-fils ! Et le fait qu’il n’ait pas de père était aussi un déchirement pour Marie. Loli s’était laissée séduire par un beau parleur, venu travailler à La Cantine pour une saison et dont elle était tombée follement amoureuse. À l’annonce de sa grossesse, le jeune homme avait décampé de l’île, laissant la pauvre Loli totalement effondrée.

–Mais bien sûr qu’il va rester avec sa mamie, ce gros bébé d’amour et pendant que sa maman n’est pas là, on va en profiter pour s’amuser un peu, dit-elle, en le couvrant de baisers. Malgré les recommandations de sa fille, Marie passait tous ses caprices à Oscar, qui restait malgré cela un bébé sans problème, très agréable et souriant.

Arrivées sur le perron, Carambole et Loli ne remarquèrent pas la bicyclette de Bate, l’un des copains de Marcus, posée sur le bas-côté…

–C’est sympa de m’accompagner Loli.

–Eh bien, en fait, je voulais te parler. Dis-moi, que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ? Je te trouve un peu bizarre ce matin.

–Non… Enfin oui, mais je ne sais pas comment t’expliquer, j’ai l’impression de voir les choses autrement, c’est tout…

–C’est tout ? Non pas à moi, je te connais trop bien, je sais que quelque chose t’a bouleversée… J’ai remarqué aussi ce jeune homme qui est venu l’autre soir. Tu as passé beaucoup de temps à discuter avec lui, il était étrange, je trouve, et en plus il n’a même pas touché à son assiette. Il n’a fait que te regarder, et depuis, comme par hasard, tu es différente… Tu connais son nom au moins ?

–Il s’appelle Matis, répondit-elle, soudain pensive.

Bate, assis derrière le muret, les écoutait attentivement tout en retenant sa respiration. Mazale, qui l’avait repéré, décida de le surveiller.

–Tu ne me feras jamais croire qu’il s’agit d’une coïncidence. Dis-moi plutôt ce que tu as dans la tête. C’est vrai qu’il est très beau, ce Matis…

–Tu n’y es pas du tout, nous avons juste eu une discussion très intéressante qui m’a fait prendre conscience que je ne réaliserai jamais mon rêve en restant ici. Je dois penser à mon avenir…

–Mais que veux-tu dire Carambole ? Tu veux partir le rejoindre ? Mais qui est-il ? D’où vient-il ?

–Non Loli, je ne vais pas le rejoindre, je ne sais pas qui il est, ni d’où il vient…Tout ce que je sais, c’est que je dois me rendre à Kabriol.

–Kabriol ? Jamais entendu parler… C’est où ?

–Kabriol est la cité des artistes… Fais-moi confiance Loli…

–Bien sûr, petite sœur, tu as toute ma confiance !

Bate crut devenir fou. L’amour de sa vie avait l’intention de quitter Luksandrou. Il fallait à tout prix qu’il trouve le moyen de l’en empêcher. Il décida d’en parler immédiatement à Marcus. C’était son unique espoir. Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour le trouver.

Marcus se prélassait, confortablement installé dans un hamac, tendu entre deux superbes cerisiers au fond du verger. Bate secoua la corde sans ménagement jusqu’à ce que Marcus se décide enfin à se lever. Les deux copains d’enfance avaient été très proches autrefois, mais l’adolescence les avait éloignés. Dans la famille, tout le monde aimait bien Bate, mais personne n’avait réussi à lui faire entendre raison. Il était fou amoureux de Carambole, et sa passion tournait à l’obsession.

Carambole ne se souvenait même plus de ce premier baiser d’enfant qu’elle lui avait offert sur le chemin de la grande école, alors que Bate, lui, s’accrochait à ce souvenir comme à son bien le plus précieux. Il n’avait qu’une seule et unique ambition qui occupait toutes ses pensées : faire de Carambole son épouse. Sans jamais perdre espoir, il continuait donc à fréquenter la maison avec une persévérance vraiment attendrissante.

Le pauvre garçon, affolé à l’idée du départ de Carambole, se mit à bredouiller devant Marcus, incapable de parler distinctement. Marcus comprit qu’il était désespéré et se décida à lui accorder un peu d’attention. Mazale s’installa, elle, discrètement sous le hamac pour ne rien perdre de leur discussion.

Pendant ce temps, Carambole poursuivait sa conversation avec Loli.

–C’est plutôt Marcus qui m’inquiète. Il peut se passer des années avant qu’il ne se décide à grandir. Tu sais comment il est… Qu’est-ce que je vais faire moi, en attendant ? 

–Je sais bien que c’est difficile pour toi, ma puce, mais ça va s’arranger, lui répondit Loli.

–Où est Mazale ? Je ne la vois pas, il faut que je la cherche. 

–Mais laisse-la donc respirer un peu, elle doit être partie faire un petit tour. On n’en a pas pour longtemps, allez monte en voiture, on y va, lui dit-elle, avant de remarquer le vélo de Bate. Tiens, ton prince charmant est arrivé ! 

–C’est pas drôle Loli ! Il va sûrement se faire inviter par maman, comme d’habitude ! répondit Carambole sur un ton agacé.

–Ne sois pas si dure, il est gentil au fond. Ce doit être un enfer pour lui. Le jour où tu seras amoureuse, tu comprendras.

–Peut-être, mais en attendant ça tourne au cauchemar, je ne sais plus comment faire avec lui. Tu crois qu’il renoncera un jour ?

–J’espère pour lui. C’est triste de le voir tourner en rond comme une âme en peine. 

À leur retour, elles entendirent Marcus crier dans la cuisine :

–Mais c’est une histoire de fou ! Tu verras ce que je te dis, elle s’est laissé embobiner par ce play-boy. Il a dû lui promettre monts et merveilles pour la convaincre, mais elle va se retrouver toute seule, à la merci d’une bande de voyous, parce que l’autre, là, il a sûrement des complices avec lui. Je vous aurai prévenu, elle a perdu la tête, il faut absolument faire quelque chose. Elle a dit qu’elle allait partir ! Et on ne sait même pas où !

Pendant que Loli garait la voiture, Mazale eut tout juste le temps de raconter à Carambole ce qu’elle avait entendu.

Loli était stupéfaite :

–Marcus est devenu fou ou quoi ? Qu’est-ce qu’il raconte ?

–Laisse Loli, je m’en occupe…

–Ha ! Te voilà enfin, toi ! Tu devrais avoir honte de nous faire ça ! Maman est en larmes dans la cuisine ! lança Marcus avec, dans les yeux, une lueur qu’elle ne lui connaissait pas.

Il aurait pleuré de rage si son sale caractère et son orgueil ne l’en avaient empêché. Il bouscula sa sœur de l’épaule pour passer la porte et sortit. Quelques secondes plus tard, on l’entendit démarrer sa moto, plein gaz.

Il fallut plus d’une heure à Carambole pour calmer les esprits.

Loli qui s’était éloignée avec Oscar, s’assit sur l’une des chaises, autour de la table.

–Si on mangeait ? On reprendra cette discussion après, parce que moi aussi, j’ai des choses à dire, dit Loli sur un ton ferme.

–Oui, c’est une bonne idée, acquiesça Marie d’un air soulagé.

Elles déjeunèrent en évitant soigneusement d’aborder les sujets qui fâchent, mais une fois le repas terminé, Loli insista pour que tout le monde reste à table.

–J’aimerais quand même bien savoir qui a mis Marcus dans cet état ? Quelqu’un a dû entendre notre conversation, tout à l’heure et aura mal compris ce que tu me disais, Carambole. Mais pourquoi aller en parler à ton frère !

–J’aimerais le savoir, moi aussi, soupira Carambole. Je me demande où Marcus est allé se cacher. Il faut absolument que je lui parle, que je lui explique.

–Moi, je me demande pourquoi Bate n’est même pas venu nous dire bonjour, ce matin, dit Marie. Je l’ai vu arriver à vélo, juste avant que vous ne partiez.

Tout le monde comprit, mais personne ne fit de commentaires.

***

Carambole retrouva Marcus un peu plus tard, dans l’atelier, assis devant son chevalet. Marie en avait offert un à chacun de ses enfants. Marcus se débrouillait pas mal en peinture, mais il préférait la sculpture. Il utilisait du bois flotté comme matière première et faisait preuve d’une imagination débordante. Marie exposait avec fierté les œuvres de ses enfants dans la maison et dans le restaurant.

Marcus se retourna et, en voyant sa sœur, éclata en sanglots, incapable de se retenir…

Le tempérament des jumeaux était assez différent. Enfant, Carambole était une petite fille sage, raisonnable, douce, alors que Marcus était un garçon espiègle, coquin, malicieux, mais tellement attachant… Malgré ces différences, ils étaient tous deux inséparables.

–Marcus, ne pleure pas, je t’en prie ! 

Elle prit son frère dans ses bras et ne put s’empêcher de pleurer à son tour. Mazale qui, bien sûr, l’avait suivie, se mit à pousser de petits gémissements comme pour les accompagner, ce qui finit par les faire éclater de rire.

–Hé ! Arrêtez de vous moquer de moi tous les deux ! Vous pleurez ou vous riez ? lança Mazale, vexée, en allant s’installer sur l’un des fauteuils.

–Mais qu’est-ce qu’elle est susceptible ! s’exclama Carambole. Viens Mazale, arrête de bouder !

Malgré leurs appels, rien n’y fit, Mazale resta sur le fauteuil sans même leur lancer un regard.

–Très bien, fais la tête ! finit par dire Carambole en se tournant vers Marcus qui essayait de ne plus rire.

Carambole lui fit alors le récit détaillé de son entrevue avec Matis, sous l’olivier.

–Pardonne-moi pour tout à l’heure, lui dit-il. Je n’aurais jamais dû te parler sur ce ton, mais lorsque Bate m’a raconté que tu voulais nous quitter pour cet inconnu, j’ai cru devenir fou. Comment ai-je pu croire que tu voulais suivre le premier venu sans même m’en parler ? J’aurai dû comprendre qu’il était juste jaloux…

–Marcus, pars avec moi !… On a la même passion pour la musique. Ensemble, nous parviendrons à Kabriol. J’ai peur de ne pas réussir sans toi…

–Mais enfin c’est si bizarre et aussi inquiétant que tu décides tout à coup d’aller à la recherche d’un endroit dont tu ne connais rien… Et surtout Carambole, tu ne sais même pas dans quel pays tu dois te rendre ! C’est peut-être à l’autre bout du monde… Je n’ai vraiment aucune envie de quitter Luksandrou pour l’instant. Il y a maman, le restaurant… et puis mes amis, et mon groupe de rap avec qui on prépare une petite tournée dans l’île…

–Oui je sais Marcus, je comprends… C’est difficile à expliquer. Je sens que je dois absolument partir, et, crois-moi, j’en suis la première surprise. Mais cela va être si dur de vous laisser…

Un instant de silence chargé d’émotion s’installa entre eux, puis après un long soupir Marcus reprit :

–Tu as encore le temps d’y réfléchir, Carambole, mais si tu décides vraiment de partir, fais-le sans te retourner, et va jusqu’au bout de ton rêve. Nous avons tous foi en toi, petite sœur. Je ne t’ai jamais dit tout ça mais je trouve que tu es une fille exceptionnelle. Tu es aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur, ton cœur est pur, ta voix est magnifique, tu as un talent fou… Et tu vas beaucoup me manquer !

–Marcus, tu ne m’as jamais parlé ainsi, je t’aime si fort. Je ferai tout pour ne pas vous décevoir, dit-elle en se blottissant dans les bras de son jumeau, les yeux baignés de larmes.

Ils quittèrent l’atelier en se tenant par la main, comme lorsqu’ils étaient enfants.

Marie, Loli et Paula les attendaient. Ils se retrouvèrent dans la bonne humeur, la confiance et l’amour qui étaient les points forts de cette famille si unie.

Dans son lit, au soir de cette journée, Carambole n’avait plus aucune hésitation, elle était prête à partir à la recherche de Kabriol.

IV

Une seule question

La nouvelle s’était répandue dans la petite ville comme une traînée de poudre. Le départ de Carambole était dans tous les esprits. Chacun y allait de son commentaire et avait un avis sur le sujet.

Ils avaient tous eu l’occasion de l’entendre chanter et la grande majorité d’entre eux éprouvait de la fierté pour le don exceptionnel de cette enfant du pays.

Chez le coiffeur, Carambole était devenue l’unique sujet de conversation des clientes.

–Vous rendez-vous compte madame Tamale, si elle devient célèbre, des journalistes viendront nous interviewer. On passera même à la télé ! 

–Mais oui bien sûr, madame Ricci ! Alors qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? La couleur où la mise en plis ?

Mais la vieille dame continuait :

–En plus, elle est si jolie, si gentille et bien élevée avec ça. Je l’ai connue toute petite, vous savez ! Son papa serait si fier de voir la belle jeune femme qu’elle est devenue et surtout la vedette qu’elle sera bientôt !

Une des deux jeunes filles présente dans le salon de coiffure, la tête couverte de bandes d’aluminium lança d’un air cynique :

–Vous allez un peu vite ! Vous croyez que c’est si facile de devenir une star ? Pourquoi pas moi tant qu’on y est ? 

–Ah bon ? Et depuis quand tu sais chanter toi ? Tu ne serais pas plutôt jalouse ? Tu devrais être contente, Bate va peut-être enfin te regarder ! rétorqua l’autre jeune fille en ricanant.

Vexée, la première attrapa un magazine, tourna le dos et ne dit plus un mot.

La vieille dame, qui n’entendait plus guère, continuait son monologue :

–Oh, ils sont tous comme ça dans la famille. Marie aurait dû être artiste peintre. Loli, elle, aurait pu devenir une grande danseuse, si elle n’avait pas eu Oscar avec ce vaurien. Si son père avait encore été de ce monde, je crois qu’il aurait obligé ce garçon à prendre ses responsabilités !

La vieille dame, intarissable, poursuivit sur sa lancée :

–Et Marcus, il est passionné de musique, et il a du talent, paraît-il ! Vous verrez que le petit dernier, eh bien, il voudra être artiste lui aussi, comme tous les autres…

–Je suis bien d’accord avec vous, madame Ricci, ils sont tous incroyablement doués dans cette famille, cria Mme Tamale en rinçant la tête d’une cliente derrière les bacs.

***

Marie avait renoncé à vivre de sa peinture depuis bien longtemps et elle ne l’avait jamais regretté, car elle s’épanouissait vraiment derrière ses fourneaux. Mais elle connaissait le prix de ce renoncement et souhaitait que Carambole réalise son rêve. La disparition de son mari l’avait beaucoup fragilisée, et voir Carambole partir l’angoissait beaucoup. Mais Marie connaissait sa fille, elle savait que celle-ci était de taille à surmonter tous les obstacles, elle en était persuadée.

Loli, semblait convaincue qu’avec une telle voix sa sœur pouvait réussir et devenir une grande artiste. Ça ne l’empêchait pas de trembler secrètement à l’idée qu’elle se lance à l’aventure seule. Elle avait beau se raisonner, elle ne voyait encore en Carambole qu’une enfant vulnérable. Elle redoutait que sa sœur ne soit confrontée trop brutalement à la réalité d’un monde parfois cruel, dont elle ignorait tout.

Paula était sans doute la plus inquiète mais n’en laissait rien paraître. Son univers tout entier se limitait à Luksandrou. Elle ne rêvait que de pouvoir finir ses jours au sein de cette merveilleuse famille et comprenait mal que l’on puisse vouloir s’en éloigner.

Marcus, quant à lui, avait radicalement changé d’attitude, comme on sait encore le faire à cet âge-là. Il affichait maintenant un optimisme de tous les instants. Pour la première fois de sa vie, il avait des projets et cela le rendait presque euphorique. Il ne réalisait pas encore à quel point sa sœur allait lui manquer.

En entrant dans la cuisine Marcus s’exclama :

–Bonjour Paula ! J’ai une faim de loup ! Qu’est-ce que fait Mazale, ici sans Carambole ?

–Chochote a téléphoné très tôt ce matin, expliqua Paula. Tu sais que ses parents ont acheté une montgolfière et elle a invité Carambole pour le vol d’inauguration. Les chiens sont interdits dans la nacelle et pour ne pas la laisser seule là-bas, elle me l’a confiée.

–Ah bon ? Chochote aurait pu m’inviter aussi quand même ! 

–Justement, elle a dit qu’elle était désolée mais qu’il n’y avait plus de place et que tu serais du prochain voyage.

–Bon, répondit Marcus résigné, je ne sais pas quoi faire de ma journée avec ce sale temps, je ne peux même pas aller surfer…

–Oui, j’ai entendu à la météo qu’ils annoncent des vents assez violents pour cet après-midi. 

–D’ailleurs si le vent se lève encore plus, ça risque de mal tourner leur histoire de montgolfière… À plus tard, je remonte dans ma chambre, conclut-il en s’emparant d’un panier entier de viennoiseries, sous l’œil médusé de Paula.

Il lui déposa un tendre baiser sur la joue, ce qu’il n’avait plus fait depuis bien longtemps.

En quittant la cuisine, Marcus tomba nez à nez avec Bate.

–Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Je ne veux plus te voir ici ! lança-t-il sur un ton menaçant.

Bate se confondit en excuses, des sanglots dans la voix.

–Marcus, je t’en prie, ne m’en veut pas ! Pardonne-moi ! Je ne sais pas ce que je vais devenir sans Carambole ! Je l’aime tant, tu comprends ? Je suis désespéré…

Marcus se rendit compte alors de la mine affreuse de Bate. Amaigri, mal rasé, il avait les yeux rouges et gonflés. Un sentiment de pitié mêlé d’inquiétude l’envahit. Il eut même une pensée de soulagement en se disant qu’il valait mieux que Carambole se tienne le plus loin possible de ce pauvre garçon, car le jeune homme semblait avoir perdu la raison.

–Bate, écoute, tu sais, c’est certainement mieux pour toi qu’elle parte, tu pourras enfin l’oublier et passer à autre chose…

Bate eut un sursaut de colère en entendant ces mots, son regard devint noir de rage et comme un fou il se mit à hurler :

–Jamais je ne renoncerai à elle ! Tu m’entends, jamais ! Jamais ! Jamais !

Il partit en claquant violemment la porte, laissant Marcus complètement interloqué.

***

Chochote et Carambole piaffaient d’impatience depuis au moins deux bonnes heures lorsque le responsable du vol annonça que l’inauguration devait être annulée en raison des mauvaises conditions météo.

Les parents de Chochote étaient catastrophés, mais la réception fut maintenue et le buffet transporté à l’intérieur. Ils insistèrent beaucoup pour que leur fille reste tenir compagnie aux invités.

–Je suis coincée ici jusqu’à ce soir, soupira Chochote, d’un air excédé. Tu es sûre de ne pas vouloir rester au moins pour voir le magicien que mes parents ont engagé ? Il paraît qu’il est absolument sensationnel ! J’ai oublié son nom, mais il est très, très célèbre, tu sais…

–Il est tellement connu que tu ne te souviens pas de son nom, ah Chochote, tu me feras toujours rire ! Mais je ne peux pas rester, j’ai vraiment besoin de réfléchir…

–Bon, comme tu voudras… Je t’appelle demain. 

Carambole prit la route sans but précis. Elle se retrouva rapidement sur les hauteurs de Luksandrou. En contrebas, les contours de la bourgade et le port ressemblaient à une tête d’épingle, bordée par l’océan azuré.

Elle repensa à la bergerie, au calme et à la sérénité qui y régnaient autrefois. Mais Bernardin n’était plus là, et cette période de sa vie était bel et bien terminée. Elle resta un long moment à contempler l’horizon puis décida de rendre visite à Ellesse, personnage ô combien mystérieux que lui avait présenté Bernardin, lorsqu’elle n’était encore qu’une fillette. Elle se souvenait parfaitement du grand livre qu’Ellesse avait consulté pour lui.

–Elle est celle qui peut répondre aux âmes pures qui viennent lui poser une question ou lui demander de l’aide, avait-il simplement expliqué.

En continuant par la route principale, le sentier qui menait chez Ellesse n’était pas très éloigné. Carambole se rendit compte, en descendant de voiture, qu’elle n’avait pas vraiment la tenue idéale pour grimper sur la rocaille, alors que les rafales de vent s’intensifiaient dangereusement.

Son mobile ne captait plus et sans Mazale, personne ne saurait où la chercher en cas d’accident. Elle était sur le point de rebrousser chemin lorsqu’elle aperçut, au loin, la silhouette d’Ellesse et décida de poursuivre son escalade.