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En vacances, le célèbre inspecteur Savignac reprend du service pour élucider un meurtre.
Inspecteur principal de son état, fin limier de la Crim’ parisienne, Olivier Savignac retrouve la Pointe de Bretagne pour une semaine de vacances bien méritée, ainsi qu’un couple d’amis et le commissaire brestois en exercice, Marc Simonet. Il est sur le point d’embarquer pour Ouessant lorsque ce dernier le rappelle en urgence. Motif ? La mer vient de rejeter le cadavre d’une jeune fille sur la plage de Tréompan. Le légiste est formel : il s’agit d’un meurtre. Pour Simonet, l’aubaine d’avoir le célèbre inspecteur sous la main est trop belle. La saison estivale approche, le coin est touristique et une telle publicité ferait très mauvais effet…
Savignac va élucider cette affaire en deux coups de cuiller à pot. L’ennui, c’est qu’au fur et à mesure, l’enquête se révèle plus complexe qu’elle n’en a l’air. Tous les suspects possèdent un alibi en béton armé.
Pourquoi ce meurtre d’une sauvagerie inouïe ? Et pour quel mobile ? Il faudra toute la perspicacité d’Olivier Savignac pour trouver la clé de l’énigme...
C'est dans la région touristique de la Pointe de Bretagne que Jean-Jacques Gourvenec installe une intrigue bien ficelée !
EXTRAIT
De plus en plus épaté, Massart resta silencieux quelques secondes, puis tenta une boutade :
— …Et l’assassin s’appelle ?
Savignac émit un rire enjoué, abandonna son rocher et lui tapa sur l’épaule.
— Pour ça, fit-il, il faudra encore patienter, inspec teur Massart ! Je doute que le poisson se laisse ferrer aussi facilement ! Mais comme nous sommes de fins pêcheurs dans notre catégorie, il finira par mordre à l’hameçon, tu peux me croire !
Devant tant d’assurance et l’avalanche de renseignements obtenus, le brestois ne douta pas du dénouement rapide de cette sombre affaire. Seulement, c’était un peu plus compliqué que ça en avait l’air…
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Éditions Bargain, le succès du polar breton
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Ouest France
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Jacques Gourvenec est né à Brest en 1956. Graphiste-illustrateur professionnel, aquarelliste et photographe amateur, il fut longtemps éloigné de son Finistère natal, terre d’authenticité et de légendes à laquelle il voue une passion sans limite et où il puise son inspiration. De retour au pays, il a définitivement jeté l’ancre près de Brest, et publie ici son premier roman policier.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Si les lieux choisis pour ce roman sont rigoureusement authentiques, les faits rapportés et les personnages décrits ne sont que pure fiction. Toute similitude ou homonymie avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que simple coïncidence.
L’auteur
J’exprime ma plus sincère gratitude à tous ceux qui m’ont soutenu et encouragé tout au long de l’élaboration de ce roman. Ils se reconnaîtront ici et je leur adresse ma plus profonde considération.
Olivier Savignac tourna le dos à la brise printanière chahutée de tourbillons pour tenter d’allumer sa cigarette. L’air tiède de ce début mai parfumait l’après-midi de puissants effluves marins. Puis il se retourna lentement, libéra une volute de fumée qui se dilua aussitôt dans l’azur. Il se rendit compte, une fois de plus, que, décidément, il fumait trop. Le métier, sans doute, mais aussi…
Il croisa les bras sur la longue barre métallique et observa les navires gris de la Marine Nationale, accolés, immobiles sous le pont de Recouvrance, curieux couples hérissés d’antennes, veillés par l’imposante forteresse gardant l’entrée du port militaire. La Penfeld, à cet endroit, se jetait dans la rade de Brest, mêlait ses eaux calmes aux flots plus turbulents de la grande bleue.
Savignac aimait cette ville, sans s’expliquer vraiment pourquoi. Elle avait la réputation tenace d’être grise, exposée à tous les vents, plus que souvent rincée par la pluie, triste et monotone avec ses rues perpendiculaires et ses aspects austères.
Il estimait ces on-dit parfaitement ridicules, sans véritable fondement et n’en avait que faire. Les idées préconçues et lui ne faisaient pas bon ménage…
Au contraire, il lui avait trouvé une âme forte de générations d’histoires à raconter, une personnalité attachante. Cette cité bretonne possédait du caractère, revendiquait une identité particulière indiciblement réconfortante, présentait de nombreux atouts. En outre, sa situation ouverte sur un magnifique plan d’eau était un régal pour les yeux, constituait une véritable aubaine pour les amateurs de voile et autres sports nautiques, population dynamique, du reste de plus en plus nombreuse et passionnée.
Il avait découvert Brest et le Nord-Finistère quelques années auparavant, répondant à l’invitation d’un ami propriétaire d’une maison typique tout en granite, superbement nichée entre dunes et littoral, près de Plouguerneau. De cet endroit privilégié, la vue imprenable sur la mer et les pointes déchiquetées était un spectacle savoureux, semblant sortir tout droit d’une carte postale. Moins d’une semaine de séjour avait suffi pour le faire tomber sous le charme de cette région des Abers, ce pays léonard qu’il trouvait somptueux, fascinant, quel que soit le temps. Et il prenait plaisir à retrouver ces paysages dès que l’occasion se présentait, à tel point que retourner sur Paris l’agaçait à chaque fois un peu plus…
Peu après le drame qui avait bouleversé sa vie, deux ans auparavant, il avait bien failli céder à l’envie de tout plaquer pour venir s’installer dans la ville du
Ponant, mais avait finalement renoncé. Sa carrière à Paris, il faut dire, l’avait au fil du temps mené à dénouer certaines affaires très complexes grâce à son opiniâtreté et son impressionnant pouvoir de déduction, là où d’autres de ses collègues s’étaient cassé les dents. Il était conscient que ses supérieurs de la Police Criminelle appréciaient hautement ses compétences affûtées d’inspecteur principal.
D’ailleurs, on lui confiait toujours les enquêtes les plus tordues. La rançon du succès, en quelque sorte. En haut lieu, on avait su le dissuader de quitter la Crim’ parisienne pour partir s’enterrer au fond d’une province certes attirante mais, en comparaison avec d’autres, relativement peu touchée par les affaires de mœurs. Il s’ennuierait ferme et regretterait rapidement sa décision. On lui avait fait comprendre qu’il valait bien plus que de rester planté dans un bureau, de se morfondre à pianoter sur un clavier d’ordinateur, en comptant les jours après les jours, attendant avec impatience de se retrouver enfin sur le terrain, sa véritable vocation, et d’avoir à résoudre une hypothétique affaire à la hauteur de ses compétences.
Bref, on avait besoin de lui à Paris.
Seulement voilà. Un horrible accident lui avait enlevé sa femme et son fils de huit ans, et le traumatisme était irréversible. En une fraction de seconde, il avait perdu ce qui lui était le plus cher, et la cicatrice ne se refermait pas. Un chauffard provoquant une sortie de route, un mur en béton percuté de plein fouet… et puis l’horreur. Deux ans déjà… Des circonstances mal établies, un délit de fuite, des témoignages nébuleux, bien que peu nombreux. Un immense échec dans sa carrière de flic. Intolérable… Affaire non classée, de toute façon…
Un gouffre sans fond dans sa vie déchirée. Et surtout, un assassin en liberté…
Isabelle était merveilleuse.
Son petit Alexandre aurait dû avoir dix ans maintenant… Il ne lui restait d’eux que de précieuses photos, et tant de souvenirs…
Il vivait avec cela, et c’était à la limite du supportable. Il aurait voulu changer de vie radicalement, vivre sur une autre planète.
Il soupira, respira profondément et ferma les yeux. Une semaine de vacances commençait et il se dit qu’il ne fallait pas la gâcher par de telles pensées. Mais, malgré ses efforts, il ne pouvait pas les chasser de son esprit meurtri. Elles lui pourrissaient la vie bien assez souvent comme ça, bien plus qu’il ne l’aurait voulu. C’était ainsi. Il avait fait des choix et n’était pas le seul au monde à avoir des problèmes.
Et puis, à trente-sept ans, il se disait que tout espoir n’était pas perdu. Peut-être qu’un jour…
Les cris pointus d’une escadrille de mouettes le sortirent de ses réflexions. D’un claquement de doigt, il catapulta son mégot dans le vide et le regarda virevolter jusqu’à la surface de l’eau du port militaire. Il se remit à marcher vers Recouvrance, se mêla aux passants. La circulation brestoise, à cette heure, s’écoulait paisiblement sur le pont levant.
Arrivé à sa hauteur, un bus bruyant, blanc et jaune, déplaça une onde de chaleur à l’odeur de gazole. Il rejoignit sa voiture garée à quelques dizaines de mètres de la célèbre tour Tanguy, éternelle et impassible sentinelle surveillant l’étroit bras de mer.
* * *
Vanessa Tillieux interrompit un moment la joyeuse conversation qu’elle tenait avec un jeune homme accoudé au bar pour aller servir des clients nouvellement attablés dans la salle. Bien qu’elle ne fût employée comme serveuse que depuis moins de trois mois et qu’elle n’eût jamais exercé ce métier auparavant, elle s’y était mise très rapidement et satisfaisait pleinement le patron du “Congre”, un petit bistrot de campagne situé aux portes de Lannilis. La Petite, comme la surnommait Yves Quintrec, se débrouillait remarquablement, était jolie et souriante. De plus, depuis son arrivée, la clientèle s’était diversifiée. Des adolescents, attirés par le charme de la jeune fille, se mêlaient désormais aux traditionnels petits vieux et habitués du pays. Cela réjouissait Quintrec qui, grâce à sa nouvelle recrue, voyait du même coup le chiffre d’affaire, de son bar-tabac augmenter sensiblement.
Après avoir fait son travail et échangé quelques amabilités avec les nouveaux consommateurs, elle revint se poster derrière le bar de sa démarche souple et gracieuse, en face du jeune homme. A chaque fois qu’elle se déplaçait, il ne pouvait s’empêcher de la dévorer du regard, irrésistiblement attiré par sa taille mince, ses jambes mises en valeur par une jupe courte soulignant sa gracilité, toutefois sans indécence. Elle avait vingt-deux ans comme lui, et il se disait depuis plusieurs semaines qu’il devait tenter sa chance. Même s’il essuyait un revers, au moins il ne pourrait pas se reprocher de n’avoir rien décidé, histoire d’en avoir le cœur net. Il désirait vraiment la séduire, mais ne savait pas trop comment s’engager. En comparaison, les autres filles de son entourage lui paraissaient fades. Il se demandait si, cette fois, il n’était pas tout simplement tombé vraiment fou amoureux. En tout cas, la jeune fille monopolisait ses pensées en permanence, et il avait cru remarquer, à plusieurs reprises, un certain nombre de signes semblant prouver que, lui non plus, ne la laissait pas indifférente.
Il vissa littéralement son regard enflammé dans les yeux verts de Vanessa Tillieux et afficha un large sourire, cette fois bien décidé à dévoiler ses sentiments.
— Heu… dis-moi, Vanessa… hésita-t-il, tu es libre ce soir ? On pourrait se voir après ton travail et… pour quoi pas, aller danser ? C’est vendredi, et je connais les endroits les plus sympas pour se détendre. Avant ça, je t’invite au resto, et c’est moi qui régale, bien sûr !
« A dieu vat ! » pensa Nicolas Broënnec qui venait de se jeter à l’eau en prononçant son invitation d’une seule traite et dont le cœur battait à tout rompre, tant il était angoissé par la réponse. « Si elle refuse, je dormirai mal cette nuit… et les suivantes, voilà tout ! »
La jeune fille ne parut pas offensée de l’avance mais accusa tout de même un peu le coup, dans un accès de soudaine timidité qu’il ne lui connaissait pas. Son visage se para d’une moue qui la rendit encore plus désirable. Elle se tritura un ongle et lâcha, hésitante, les joues à peine plus roses :
— C’est que… ce n’est pas possible, Nico… Ce soir… comment… je ne peux pas, tu comprends ? J’ai prévu autre chose et…
Le jeune homme esquissa une grimace de désappointement. Ainsi qu’il le redoutait, c’était raté. Elle s’aperçut de sa contrariété et s’en trouva gênée. L’effet de surprise passé, elle allait ouvrir la bouche pour s’expliquer davantage, lorsque la voix grave d’Yves Quintrec intervint à point nommé, mettant fin à cette situation embarrassante :
— Tiens, Vanessa… tu peux venir de ce côté un moment ?
Un petit groupe s’était constitué au point presse et tabac et Yves Quintrec demandait de l’aide, afin d’éviter aux clients une trop longue attente à la caisse. Soucieuse de bien faire son travail, elle s’exécuta promptement.
Nicolas ne savait pas s’il devait ou non être soulagé de cet appel providentiel. Il se persuada que, par son refus légèrement bafouillé, la jeune fille lui signifiait qu’elle avait déjà une relation amoureuse qu’elle n’avait jamais osé lui avouer ouvertement.
Un rival ! En fait, ça n’avait rien d’étonnant ! Une si jolie fille, intelligente de surcroît, ne pouvait pas rester très longtemps seule ! Qu’il était idiot d’avoir pu croire l’inverse !
Il se trompait.
Se mordant la lèvre inférieure, en proie à un pénible conflit intérieur, il contempla celle qui venait de lui échapper et soupira, jugeant s’y être pris comme un pied. Resté seul, il se sentit parfaitement ridicule, en profita pour finir son verre et se dirigea vers la sortie du Congre, l’air dépité.
— A plus tard, Vanessa ; à bientôt, monsieur Quintrec. Au revoir, m’sieurs-dames, lança-t-il d’une voix lasse, fouillant dans les poches de son blouson sans rien y chercher, pour se donner une contenance.
— Nico ?
Il se retourna, la main sur le poussoir de la porte vitrée.
— Ce soir, c’est impossible. Mais demain, je finis à seize heures. Viens me chercher !
Ces quelques mots d’une importance capitale explosèrent dans sa tête, lui firent l’effet d’un coup de fouet. Il ne les attendait plus. Visiblement fou de joie, spontanément métamorphosé, il retrouva une mine réjouie, lui sourit, porta instinctivement la main à ses lèvres et, d’un geste élégant, lui adressa un baiser tendre et discret, accompagné d’un petit clin d’œil complice.
* * *
Vanessa Tillieux acheva son service au Congre à dix-huit heures. Cinq minutes de marche seulement séparaient le bar de son domicile, un petit appartement meublé qu’Yves Quintrec lui avait déniché à l’étage d’une maison ancienne près du centre-bourg de Lannilis, au creux d’une rue calme, et où elle se trouvait parfaitement à son aise, bien que ce logement fût rustique et ne possédât que trois pièces.
Communicative, la jeune fille s’était rapidement liée d’amitié avec la vieille dame du rez-de-chaussée, Jeanne Kervern, une sympathique veuve octogénaire recroquevillée par les années, à qui elle rendait régulièrement service en rentrant du travail, lorsque le besoin se faisait sentir. De temps en temps, en récompense, Vanessa trouvait devant la porte de la vieille femme soit une salade, un pot de confiture, des œufs soit encore des gourmandises diverses qui lui étaient destinés. Il n’y avait pas d’autres locataires. Ce soir, des pommes l’attendaient dans un panier d’osier. Elle s’en saisit et, le sourire aux lèvres, grimpa le vieil escalier de bois grinçant. Elle la remercierait le lendemain de ce nouveau petit cadeau, car le temps pressait.
Elle devait se rendre à Brest pour y dîner en compagnie de Marie-Thérèse, une récente amie de son âge qui demeurait au cœur du quartier Saint-Martin, à deux pas de la grande rue Jean-Jaurès.
Diserte, Jeanne Kervern parlait beaucoup, trouvait toujours une infinité de choses à raconter, le plus souvent des banalités comme, seules, les personnes âgées savent en user pour juguler leur solitude. Mais Vanessa, ce soir, ne pouvait pas se permettre de perdre une heure à écouter avec complaisance ses histoires à rallonges et ses bavardages.
Elle prit une douche revigorante, se changea et redescendit moins de trois quarts d’heure plus tard, prenant mille précautions pour éviter les gémissements exaspérants de l’escalier. L’opération n’était pas une mince affaire mais, parvenue en bas, elle fut soulagée de constater que la porte ne s’ouvrait pas sur la silhouette voûtée de la bonne dame un peu curieuse.
A cette heure, elle devait probablement préparer son souper et Vanessa se prit à bénir le ciel qu’elle fût un peu dure d’oreille ! De plus, le volume assez haut du téléviseur de Jeanne Kervern lui parvenait, protégeant son escapade.
Elle referma délicatement la lourde porte donnant sur la rue et s’engouffra dans sa voiture garée à quelques pas, hors de vue des fenêtres de la vieille dame.
Plutôt que d’emprunter la D13 conduisant à Brest directement par Bourg-Blanc, elle s’engagea sur la route côtière, en direction de Ploudalmézeau, charmante bourgade du pays léonard. Sachant qu’elle se rendait à Brest en soirée, Yves Quintrec lui avait demandé un service que la jeune fille n’avait pu refuser de lui rendre : un paquet urgent à déposer chez un de ses amis, handicapé, résidant à Plouguin. Il ne pouvait pas s’y rendre lui-même puisqu’attendu ailleurs de façon impérative, juste après la fermeture du Congre. Voyant son embarras, elle avait accepté de bonne grâce, prouvant sa serviabilité, bien que la livraison en question lui imposât un détour sensible pour atteindre sa destination finale. Mais, de son côté, elle avait déjà eu besoin de s’absenter du Congre pendant ses heures de service, et Quintrec n’avait jamais rechigné à le lui accorder, lui payant même ces petites absences. Alors elle estimait que le dépanner en retour, ce soir, n’était que justice, et avait accédé à la demande de son patron sans hésiter une seule seconde.
De plus, elle aimait bien cette route qui longeait les abers, ce qui ne gâchait rien.
Le soleil de la fin d’après-midi, encore généreux, rendait le trajet agréable. Sur le pont enjambant l’aber Benoît, juste avant la petite commune de Tréglonou, elle ralentit l’allure et promena un regard rapide sur la vasière découverte par la marée basse. Il n’était pas rare d’y observer les oiseaux fréquentant ces lieux abandonnés provisoirement par la mer, tels des tadornes, merveilleux canards à tête verte, des guillemots, des fous de Bassan, des pétrels fulmar ou autres cormorans et macareux-moines, en quête de leur nourriture. Ici, une faune volatile incroyablement diversifiée permettait à l’amateur attentif de découvrir ou d’étudier plus professionnellement tout un monde des plus intéressants. Elle se passionnait pour l’ornithologie et se promit d’effectuer, un jour prochain, une randonnée prospective le long de la ria, armée de son appareil photo et d’une paire de jumelles. Originaire de Rennes, elle avait déjà eu l’occasion de profiter de journées entières en forêt de Paimpont, ce qu’il reste de l’antique Brocéliande, et d’en ramener une collection de clichés qu’elle gardait amoureusement dans de luxueux albums soigneusement entretenus.
Un peu plus tard, à Plouguin, après avoir déposé le colis de Quintrec, ce qui ne lui prit pas plus d’une minute, elle repensa à sa conversation avec Nicolas Broënnec et regretta de lui avoir caché la véritable raison de son déplacement de ce soir. Elle s’en voulut qu’il eût pu imaginer qu’il s’agissait de tout autre chose. En fait, l’intervention de son patron ne lui avait pas laissé le temps de s’expliquer. Elle appréciait beaucoup la compagnie de ce garçon avec qui elle engageait des conversations intéressantes sur les sujets les plus divers. De plus, physiquement, il était attirant. Certes, ça n’était pas Apollon, mais il avait un charme indéniable, un peu mystérieux. Et surtout, il savait la faire rire. Elle aimait cela. Il habitait Brest mais passait tous les jours au Congre, et elle ne se cachait pas que cela lui plaisait. Heureusement, tout à l’heure, elle avait su récupérer le coup in extremis et ne douta pas un seul instant que le lendemain, samedi, il serait sans faute au rendez-vous fixé.
Rassurée, elle essaya de penser à autre chose et, à cet instant précis, ne manqua pas de remarquer la belle 406 coupé bleue qu’elle croisa, immatriculée soixante-quinze, la première voiture qui roulait en sens inverse depuis bon nombre de kilomètres.
Cette départementale vingt-six menant à Brest n’était vraiment pas encombrée à cette période de l’année et permettait une conduite des plus décontractées.
Machinalement, elle jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et constata qu’une automobile blanche se trouvait toujours derrière elle, à distance respectable, à peu près trois cents mètres, calquant sa vitesse sur la sienne. Ce véhicule qu’elle identifia comme étant une Fiat Uno la suivait depuis Lannilis et, après son arrêt à Plouguin, certes court, il aurait logiquement dû se retrouver devant. Ce fait étrange éveilla en elle des interrogations. La Fiat la suivait-elle ? Où était-elle passée pendant son arrêt ?
Elle chercha vainement parmi ses connaissances qui du bourg possédait ce genre de voiture. A son départ, elle n’y avait pas vraiment prêté attention mais, maintenant qu’elle approchait de Brest par cet itinéraire détourné, elle se fit un jeu de savoir jusqu’où le mystérieux pilote lui filerait le train. Elle étouffa un rire et, aussitôt, se jugea ridicule d’adopter ce comportement, d’en faire un amusement digne des réactions d’une gamine de sept ans. Après tout, cette route ne lui appartenait pas.
Dix minutes plus tard, elle ralentit à l’approche du giratoire de Kervalguen offrant trois options de direction. En prenant tout de suite à droite, on s’engageait vers Saint-Renan. La route en face menait vers Bohars, celle qu’elle aurait logiquement dû suivre pour rejoindre Saint-Martin par les quartiers de Lambézellec et Kérinou, alors que la dernière proposait l’accès à Gouesnou, agglomération de la banlieue brestoise.
C’est par là qu’elle décida de passer, rallongeant volontairement son parcours, subitement inspirée par l’idée d’obtenir la confirmation qu’elle était bel et bien l’objet d’une filature.
Après avoir parcouru à faible allure un bon kilomètre de virages, elle entama une portion de route offrant plus de visibilité et observa de nouveau son rétroviseur.
La Fiat blanche qu’elle ne souhaitait plus revoir réapparut au bout de quelques secondes.
En quittant Brest, Olivier Savignac avait décidé d’aller flâner du côté de Saint-Pabu, une paisible commune implantée à l’embouchure de l’aber Benoît. Il était un peu trop tôt pour qu’il se rende à Plouguerneau, chez les Le Gall qui l’avaient invité à partager cette première soirée, dès qu’ils avaient su son intention de venir passer quelques jours en Bretagne.
Le temps résolument au beau fixe le motivait d’autant plus pour s’offrir une heure de méditation en bord de mer. Arrivé de Paris la veille, cela faisait trop longtemps qu’il se languissait de venir respirer l’air iodé et il comptait bien profiter intensément des moindres moments opportuns pour s’oxygéner au contact de ces décors si sauvages. La météo de ces contrées était si changeante qu’il ne voulait pas laisser passer la plus petite occasion de s’abandonner à une agréable nonchalance.
Et puis, comme remède anti-stress, il ne connaissait rien de mieux qu’un bon bol d’air sur le littoral breton…
Le quai du Stellac’h s’achevait en cul-de-sac au terme d’une courte descente fort accentuée. Arrivé sur la plate-forme bétonnée, il coupa le moteur et quitta prestement son siège. Quelques autres promeneurs s’attardaient sur cet espace plongeant dans l’aber. La basse mer avait laissé échoué une multitude de bateaux multicolores, de toutes tailles, allant de simples annexes à des goémoniers plus imposants. Un superbe voilier blanc en relâche flirtait avec le quai, attendant que la mer revienne entourer ses flancs pour reprendre sa navigation vers quelque rêve inconnu.
En contrebas, sur la jetée inclinée, des pêcheurs au teint hâlé discutaient en breton, pendant que d’autres s’affairaient activement autour d’un caboteur fraîchement repeint avec goût, en orange et vert.
Il respira profondément, se sentit merveilleusement bien dans ce décor paisible noyé d’odeurs multiples, que les relents salés de la mer et des algues dominaient malgré tout. Il appréciait infiniment la sensation d’être anonyme dans ce milieu tranquille et se prit à envier les gens très simples de ce pays, à la vie rythmée par les marées, tributaires de la météo capricieuse, dont le quotidien dépendait pour beaucoup d’entre eux de la pêche et autres activités maritimes. Ils évoluaient loin des turpitudes urbaines et, pourquoi ne pas le dire, semblaient à des annéeslumière des grands problèmes de ce monde.
Curieusement, il se sentait chez lui ici, bien qu’il ne fût pas breton ; il en venait presque à le regretter. Le ciel de ce début de soirée restait d’un bleu pastel, à peine ponctué çà et là de quelques cirrus filandreux, épars, étirant leurs déchirures blanches, soyeuses, en une chevelure discrète. En principe, ces zébrures d’aspect insignifiant présageaient une détérioration du temps et il douta du maintien de la clémence installée. C’était trop beau pour durer. Il était déjà assez surpris de l’absence totale de vent, si souvent partie prenante de cette région exposée. Ces conditions inhabituelles renforçaient la douce quiétude de ce pays léonard dont il savourait chaque détail avec satisfaction.
Un peu plus loin, des mouettes se mirent à pousser leurs cris aigres, dessinant une valse aérienne audessus de l’estran, réclamant de quelconques abats de poissons qu’un pêcheur en Cotten jaune abandonnait près d’une flaque d’eau.
Le tableau était complet.
Il ferma un moment les paupières pour mieux apprécier ces instants, se laissa envahir par la tiède ambiance qui baignait le Stellac’h.
* * *
Vanessa Tillieux commençait franchement à se poser des questions.
Une sourde angoisse avait fait suite à son amusement des premiers instants devant la situation qu’elle vivait. A moins d’une coïncidence désormais bien improbable, elle considéra qu’elle était effectivement pistée, épiée par l’étrange Fiat blanche. Elle roulait dans Brest depuis un bon moment et une infinité de bifurcations possibles s’offrait aux nombreux usagers circulant dans la ville. Elle fut persuadée que, même si elle avait suivi l’itinéraire logique par le quartier de Lambézellec, son mystérieux pot de colle en aurait fait de même.
Arrêtée à l’un des nombreux feux rouges de la place Albert 1er, elle ne quittait plus son rétroviseur des yeux, cherchait à identifier la silhouette installée derrière le volant de la Fiat, mais vainement puisque, entre eux, s’interposaient trois autres véhicules, lui interdisant tout repérage visuel efficace.
L’instant d’une seconde, elle eut l’envie farouche de bondir dans la rue et de courir demander des comptes à l’importun, histoire d’en avoir le cœur net, mais le feu passa au vert, compromettant son intention. Elle ne souhaitait pas provoquer l’impatience des autres automobilistes en créant un bouchon.
Heureusement, le domicile de Marie-Thérèse n’était plus très loin. Elle avait hâte d’arriver.
Bien qu’elle ne fût pas particulièrement influençable, ce qui lui arrivait ce soir la préoccupait, suffisait à provoquer en elle une inquiétude grandissante. Elle sentit en même temps monter une colère qu’elle retint difficilement. Elle avait horreur de tout ce qui pouvait de près ou de loin porter atteinte à sa liberté, et il semblait bien que c’était ce qui se produisait depuis son départ de Lannilis.
Elle frappa le volant du poing et accéléra rageusement. Les pneus crissèrent sur le bitume, attirant le regard réprobateur des passants, et elle s’engagea à vive allure dans la rue Camille-Desmoulins montant vers Saint-Martin, en espérant semer l’intrus, une bonne fois pour toutes, et en souhaitant l’absence d’éventuels policiers ou gendarmes qui auraient immanquablement trouvé là une bonne raison de la verbaliser pour son comportement un peu trop nerveux.
* * *
—Bienvenue en Bretagne, Sherlock !
— Content de te revoir, vieux crabe ! Comment vas-tu ?
Les deux amis s’étreignirent, tout à leur joie de se retrouver.
Francis Le Gall était de taille moyenne. Une calvitie naissante et un ventre rond qui trahissait quelques excès, lui donnaient une allure joviale. Vif, éternel bon vivant, il respirait la joie de vivre et sa bonne humeur communicative, sa bonhomie, n’avaient d’égales, de l’avis de son entourage, que sa gentillesse et sa serviabilité.
L’homme était un vrai remède-miracle contre la morosité, et Savignac se souvenait de son soutien dont il avait eu bien besoin deux ans plus tôt…
— Hé ben, mon vieux ! s’exclama-t-il d’un ton volontairement sarcastique reflétant ses dons de comédien, en écartant les rideaux du salon, ça paie plutôt bien, à Paris, de courir après les malfaisants !
Il faisait allusion à la 406 coupé bleue garée dans l’allée.
— Mais, dis donc, continua-t-il en prenant un air sérieux, mimant une contrariété, on t’avait dit vingt heures ! Tu en as une de retard ! Ne me dis surtout pas que c’est le boulot, tu es en vacances ! Sacré veinard, va ! Déjà les touristes envahissants, et parisiens, en plus ! Quel calvaire ! Quelle poisse !
— Hé ! rigola Savignac, j’ai téléphoné à ta charmante épouse ce matin, de Brest. Elle m’a confirmé que tu rentrerais tard. Sagouin !
Francis lui agita un index boudiné sous le nez.
— Ah ! Ah ! Tu avais peur de te retrouver seul avec Marianne, on dirait ! Mais ne t’inquiète pas ! Je ne t’aurais pas fait une scène de jalousie ! Allez, installe-toi, Parigot ! Mets-toi à l’aise. Tu connais la boutique ! Fais comme chez toi ! Je reviens dans une minute…
Savignac allait s’asseoir dans le fauteuil proposé lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit sur une jolie femme brune, souriante, dans la fleur de l’âge.
— Marianne ! Que je suis heureux de te revoir ! Tiens, c’est pour toi, lui souffla-t-il en lui tendant un bouquet de roses. Trouve-toi un vase pour ce petit cadeau…
— Oh ! Olivier ! Toujours aussi galant à ce que je vois ! Mais je t’assure, il ne fallait pas…
Il l’embrassa tendrement, heureux de constater qu’elle restait égale à elle-même, coquette et avenante, bien qu’elle approchât la cinquantaine. Marianne Le Gall ne portait décidément pas son âge et il semblait que les années n’avaient aucune emprise sur elle.
Elle avait surtout su entretenir sa forme physique par une activité sportive intensive et régulière. Savignac lui trouvait beaucoup de charme et se disait souvent que Francis avait bien de la chance de vivre auprès d’une épouse aussi radieuse. De plus, ses toilettes recherchées rehaussant son apparence féline, captaient le regard.
— Très bien, décida-t-elle, nous allons arroser tes vacances. Parce que Paris, ça ne doit pas être drôle tous les jours. Je n’y vais pas souvent mais, à chaque fois, je n’ai qu’une hâte, revenir ici le plus rapidement possible ! C’est beaucoup trop grand pour moi. Que cette ville est stressante ! Sincèrement, je ne sais pas comment tu fais pour supporter la vie là-bas ! Allez, raconte un peu, ça fait au moins six mois que tu n’es pas venu nous voir ! Que le temps passe vite !
— Je ne sais pas s’il passe vite, Marianne, mais une chose est sûre : il oublie de te donner des rides ! Moi non plus, je ne sais pas comment tu fais ! Tu es rayonnante !
Elle le bouscula gentiment du bras.
— Arrête donc, flatteur ! Tu vas me faire rougir ! Je prends de la bouteille comme tout le monde, tu sais. Alors ? Dis-moi…
— Bah ! Tu sais, Marianne, la routine, rien de plus. En fait, le boulot me prend beaucoup de temps. En dehors de ça, la tour Eiffel est toujours à la même place, et les problèmes d’embouteillages restent insolubles. Pire, ils s’aggravent !
Francis Le Gall refit son apparition. Il remontait de la cave, une bouteille de champagne dans chaque main.
— On va déjà dessouder celle qui est au frigo ! triompha-t-il. Mais… je constate qu’on parle encore de boulot, par ici ? reprocha-t-il. Hé ! Si vous changiez de registre ? Olivier, décontracte, bonhomme, cool !
Savignac acquiesça. Son intention était de profiter pleinement de la mer et de ce coin de paradis. La maison des Le Gall dégageait une convivialité extraordinaire et il se souvenait avec délice de soirées hivernales passées devant un feu de bois crépitant dans la superbe cheminée de granite, ou encore de barbecues improvisés, l’été, sur la terrasse baignée de soleil, large esplanade cernée de massifs d’hortensias colorés, à laquelle on accédait par la porte-fenêtre de la salle à manger-salon où ils se trouvaient de nouveau ce soir. Cette baie donnait sur la mer et l’on pouvait apercevoir le grand phare gris de l’Île Vierge.
Le champagne ne tarda pas à pétiller dans les flûtes de cristal, et ils portèrent un toast à leur solide amitié, heureux d’être à nouveau réunis.
* * *
— Tu as relevé son numéro ? questionna Marie-Thérèse, les sourcils froncés.
— Ben non… Impossible. Sur la route, sa présence était chose normale, finalement, et je n’y ai pas vraiment pensé. De toute façon, elle restait beaucoup trop loin pour ça. Et puis, en ville, il y avait toujours d’autres voitures entre nous, alors tu sais…
— Oui, bien sûr… Enfin ! Tu as pu identifier le modèle, c’est déjà ça. Pourquoi ne pas aller le signaler à la police ?
— Avec quels éléments ?
— Mouais. C’est vrai que c’est un peu juste pour qu’ils agissent. Allez, Vanessa, ne t’en fais pas de trop ! C’est sans doute une coïncidence. Tu te fais peut-être des idées. Tu es fatiguée et c’est ton esprit qui déraille !
Elle ne répondit pas tout de suite à ces paroles apaisantes. Marie-Thérèse tentait de désamorcer sa tension. Elle finit tout de même par abandonner la fenêtre qu’elle ne lâchait plus depuis son arrivée pour scruter les mouvements de véhicules dans la rue Charles Berthelot, au demeurant à sens unique.
— Tu as raison, fit-elle, contrariée et hésitante. Je n’ai pas envie de me prendre la tête avec ça et de gâcher la soirée, “ta” soirée.
Elle faisait un effort sur elle-même pour se décontracter, regrettant d’avoir ennuyé son amie avec cette histoire, tout en se sentant soulagée de lui avoir confié son mystère.
— Et puis tiens ! décida Marie-Thérèse, ce soir, tu n’as qu’à rester dormir ici ! Cela t’évitera d’avoir à rouler de nuit ! Tu rentreras à Lannilis demain matin !
Vaincue, Vanessa Tillieux s’écroula dans un fauteuil, secouée de gestes nerveux, trahissant son désarroi. D’un coup, ses nerfs lâchaient. Elle évacuait son stress comme elle pouvait. Incapable de prononcer une seule parole afin de s’excuser du malaise qu’elle avait créé, elle était à la limite des larmes. Marie-Thérèse s’en aperçut, s’élança précipitamment à ses pieds et saisit ses mains tremblantes :
— Surtout, ma chérie, ne te gêne pas ! Tu es ici chez toi, insista-t-elle. Tu commences ton boulot à quelle heure, demain ?
— Huit heures. C’est samedi, hoqueta-t-elle, les yeux perdus et humides.
— Eh bien, tu vois ! C’est bon ! triompha Marie-Thérèse. Et tu rangeras ta voiture dans mon garage. Tout de suite si tu veux. La mienne peut rester le long du trottoir ; ça lui arrive souvent, tu sais ! Il n’y a pas de risque par ici. C’est calme. Il ne se passe pas grand-chose à Saint-Martin. Comme ça, si ton pot de glu fouine dans le coin, tintin ! Il croira que tu n’es plus là si, du moins, tu ne nages pas en plein délire, j’entends…
Elle avait mis tant de persuasion dans son exposé que Vanessa Tillieux finit par afficher une esquisse de sourire, en s’essuyant les yeux avec le mouchoir fourni par sa bienfaitrice.
— Super ! Continue comme ça ! Reviens, ma vieille ! Tu es bien plus jolie quand tu montres tes dents ! s’esclaffa-t-elle en se renversant d’un élan acrobatique dans le canapé, heureuse de constater sa réussite à arracher son amie désemparée d’une imminente panique annoncée.
Il y avait eu le feu. Elle avait joué les pompiers. Évidemment, elle évita de montrer que le vécu de cette situation l’embarrassait au plus profond d’elle-même, qu’elle était pétrie d’inquiétude après de telles déclarations.
— Et puis… j’ai un autre problème, se confia-t-elle. Je suis à bout… Excuse-moi, Marie-Thé…
— Alors là, ma puce, tu en as trop dit ou pas assez ! Parle, nom d’un chien ! Tu peux avoir confiance en moi ! Nous sommes amies, non ?
— Tu es la meilleure que j’aie jamais eue ! Mais justement tu me connais… S’il te plaît, n’en parlons plus…
— Bon, Bon, comme tu voudras. Je respecte ta décision. Mais de te voir dans cet état… ça me désole, tu comprends ? J’aimerais tant t’aider !
— Justement, tu ne peux rien faire – elle tenta un sursaut. Allez, il faut que je me remonte !
Marie-Thérèse regarda le plafond, cherchant à dévier la conversation.
— Au fait… continua-t-elle pour désamorcer complètement la tension qui s’était installée, si tu me disais où tu en es avec ton beau Nicolas ?
Vanessa Tillieux ne put réprimer un profond soupir lourd de sens. Après plusieurs secondes pendant lesquelles elle s’efforça de reprendre une respiration normale, elle avoua :
— Ho ! Tu sais, Marie-Thé, je crois bien que je l’aime… Il est si attentionné pour moi. Il y a tant de tendresse dans ses yeux… Je ne peux pas me tromper. J’aurais tant souhaité qu’il soit près de moi aujourd’hui…
Et elle éclata en sanglots.
Francis Le Gall jubilait, à la manière d’un gamin la veille de Noël.
Le policier joufflu de Colbert, le commissariat central de Brest, s’était métamorphosé en fier marin-pêcheur, heureux de se retrouver sur l’eau – intenses moments qu’il savourait chaque fois que son temps libre le lui permettait.
En ce samedi matin, c’était encore mieux puisque le grand Olivier l’accompagnait. Il s’amusait comme un vrai gosse et débordait d’impatience de découvrir ce que contenaient ses casiers à crabes.
Savignac lui lança un coup d’œil complice. Il trouvait son ami décidément irrésistible lorsqu’il troquait son uniforme de flic contre un Cotten jaune et des bottes. Il ne put s’empêcher de sourire de la comparaison. En fait, pour Le Gall, entre les deux tenues, il n’y avait aucune hésitation. A moins de deux ans de la retraite, il continuait consciencieusement à enregistrer les plaintes de ses concitoyens et à s’occuper de petites affaires, attendant bien tranquillement le jour où il pourrait s’adonner définitivement à sa passion de la pêche, et profiter pleinement de son “coin de mer”, comme il aimait à le préciser avec une flamme dans les yeux.
Ils venaient tout juste d’appareiller du petit port de Lilia et le moteur diesel du caboteur de sept mètres tapait lentement de son bruit cadencé.
— Goémonier ! lança-t-il en élevant la voix, désignant d’un geste du menton un bateau bleu et jaune aux flancs agrémentés de taches brunes dues à ses campagnes en mer, tirant paisiblement sur sa bouée de corps mort comme un chien bien sage sur sa laisse. Le bras métallique que tu vois là, continua-t-il, s’appelle le “scoubidou” ! Il arrache les algues du fond comme ça.
Joignant les gestes à l’explication, il se mit à imiter la manœuvre de l’engin en question dans une démonstration très professionnelle. Savignac se marra tant son ami mettait de comique et d’exubérance dans ses mouvements. Il se retint cependant de lui signaler qu’à chaque fois qu’ils allaient en mer ensemble – ce qui n’arrivait pas souvent – il s’évertuait à lui expliquer de long en large ce qu’était un bateau goémonier. Autant lui laisser le plaisir, se disait-il, de s’étendre une fois de plus sur ces professions de la mer qu’il connaissait par cœur. Le Gall était un Finistérien pur beurre qui adorait son pays. Ce n’était pas pour rien qu’il avait baptisé son bateau “Va bro an Aberiou”, littéralement “mon pays des Abers”, dont les caractères détonnaient fièrement en blanc sur la peinture verte.
Il remarqua l’air goguenard de Savignac et, en réponse, afficha une expression narquoise en détaillant son compagnon d’un mètre quatre-vingt-cinq.
— Dis-donc, Olivier, tu sais que ça te va rudement bien, le jean, le pull marin et les bottes ? Un vrai pro ! Pour un peu je parierais que tu sais parler le breton ! Ah ! Ah ! Et puis, insista-t-il, c’est un beau prénom, Olivier ! On en a un célèbre, à Brest ! De Kersauson, il s’appelle !
— Ouais, souligna l’inspecteur parisien. Je suis d’ailleurs allé au “Tour du Monde” hier. On a bu une bière ensemble !
Le Gall se raidit, entrant dans son jeu.
— Hé ! Tu déconnes ! Sans blague, tu me mènes en bateau, là ?
— Je trouve aussi… Surtout en ce moment ! Après ça, il m’a embarqué pour faire un tour de rade sur son trimaran. Génial !
Francis Le Gall éclata d’un gros rire.
— Tu es un sacré menteur, quand même ! Me faire avaler ça, à moi ! Tu me déçois, tu sais !
— Et pourtant c’est la vérité, mon gros !
Ils interrompirent un moment leurs mutuelles moqueries. C’était leur jeu préféré. La surface de l’eau cédait quelques rides provoquées par une brise insignifiante. Savignac se pencha et contempla la mer, d’une limpidité extraordinaire, qui laissait voir le fond encombré de roches et d’algues de diverses espèces, mélangeant une infinité de couleurs pastel. Puis il scruta le ciel où se mariaient gris et bleus. Le vent était toujours quasi inexistant depuis son arrivée en Bretagne.
Francis interpréta ses pensées.
— Un vrai lac, hein ? Et pas un souffle ! Mais attention, ne t’y trompe pas, ça va changer, inspecteur ! Une perturbation s’annonce et ça risque de secouer un peu à partir de demain ! Note au passage que je m’en fous, je suis de service !
— Égoïste ! Et à quelle heure ça va se gâter, monsieur Météo ? plaisanta Savignac.
Le Gall leva la main et fit mine de le menacer d’une bourrade.
— Fiche-toi de moi ! Tu verras ! Je ne me trompe jamais !
Tout en continuant à échanger leurs quolibets, Le Gall surveillait attentivement la progression du bateau, s’inclinant tantôt à bâbord, tantôt à tribord. Dans ces parages de Plouguerneau, les écueils nombreux et souvent à fleur d’eau s’annonçaient comme autant de pièges. Il fallait adopter la plus grande prudence, à mi-marée, pour les éviter. Bien connaître le coin était indispensable pour naviguer en toute sécurité dans un endroit aussi mal pavé. Le danger d’éventrer la coque était omniprésent, ne laissait aucune place au hasard.
Ils ne tardèrent pas à frôler Enez Verc’h, l’Île Vierge, sur laquelle le grand phare gris trônait majestueusement, élançant vers le ciel plus de soixante-quinze mètres de pierre de Kersanton. Superbe sentinelle
édifiée en seulement cinq années, de 1897 à 1902, il demeurait le plus haut phare d’Europe à ce jour. A ses côtés, l’ancien sémaphore blanc bâti en 1845 paraissait bien frêle. L’ensemble constituait l’image de carte postale incontournable des sites les plus réputés de la Bretagne littorale, un paysage toujours abondamment photographié.
Savignac admirait ces tours magistrales, constructions inaltérables qui défient la mer et le temps qui passe, résistent sans compter, indifférentes aux années impitoyables qui donnent des rides et usent seulement les vivants, les voient naître, vivre et mourir.
Francis s’amusait en percevant le plaisir de son ami. Celui-ci se délectait littéralement de cette sortie au large. A chacune de ses visites, il était heureux de pouvoir offrir de tels moments de décontraction à l’inspecteur au terrible passé. L’homme avait bien changé depuis son drame, en avait pris un sacré coup… Il s’était irrémédiablement retranché dans un rêve et un espoir secrets.
Le Gall s’inquiétait beaucoup pour cet ami exceptionnel, dur comme un roc mais fragilisé par son destin brisé.
Bien sûr, il évitait d’en parler mais ressentait cruellement l’infinie tristesse que laissait parfois filtrer son regard pendant de longues minutes. A l’inverse, c’était parfois aussi de la haine que ses yeux exprimaient, une haine tellement féroce que la capter glaçait le sang. Ses prunelles devenaient alors gris acier, d’une dureté effroyable, métallique et froide, sûrement accompagnée de pensées insondables, adressées au responsable de cette terrible tragédie, un inconnu qui courait toujours.
Le Gall en avait des frissons le long de la colonne vertébrale et n’aurait pas voulu être dans la peau de cet homme qui avait du souci à se faire.
Il ne changerait pas tant qu’il n’aurait pas la réponse, tant qu’il n’obtiendrait pas “la” conclusion de cette sordide affaire.
Francis espérait qu’arrive ce jour mais, en même temps, le redoutait…
— Tolente, ô Tolente… cité engloutie… nous voilà ! lança-t-il théâtralement, les bras au ciel, pour tenter de sortir Savignac d’un nouvel amalgame de réflexions sûrement indésirables dans lequel il semblait sombrer.
— Dans quel coin as-tu fourré tes casiers ? réagit-t-il en guise de réponse, scrutant l’horizon pour essayer de localiser des bouées.
— Du côté du Plateau de Lezenn, mon p’tit gars ; ça donne pas mal par là depuis quelque temps ! assura Francis, tendant le bras en direction d’un amas de rocs noirs qu’ils allaient atteindre sous peu. C’est farci de trous un peu partout ! Il suffit de tomber dessus, mais c’est pas simple !
Un bateau rouge et noir s’apprêtait à les croiser. Il embarquait trois matelots, un patron et ses deux fils, des marins bien connus de Francis. Dès qu’ils furent
à portée de voix, il leur adressa le traditionnel signe amical et héla :
— Ohé, l’Étienne ! Bonne sortie aujourd’hui ? L’interpellé, un pêcheur costaud, rajusta sa casquette et esquissa une grimace négative.
— Minape ! Y’a plus qu’dalle dans la flotte ! Une vraie misère ! Même pas d’quoi rembourser l’gasoil ! cria-t-il avec un fort accent nord-finistérien, non sans une certaine ironie. Gast ! Si ça continue, il faudra faire du chou-fleur !
Le Gall ricana. Les marins apportaient presque toujours une réponse évasive aux questions concernant leurs performances de pêche, des propos invariables bien en dessous de la réalité pour éviter d’avoir à divulguer les parages fertiles en prises qu’ils découvraient. Chaque pêcheur taisait son petit coin secret qu’il gardait jalousement pour lui seul. Il était de bonne guerre et de tradition de minimiser l’importance du fruit des sorties en mer, afin de ne pas éveiller des rivalités.
— Malin, ton pote ! remarqua Olivier Savignac qui connaissait le manège.
— Ouais ! Je ne m’inquiète pas pour l’Étienne, confirma Francis. C’est un des meilleurs de la côte ! De Morlaix au Conquet ! Tu peux me croire, Olivier, il devait y avoir de la camelote dans ses filets ! Ah ! Ah ! Un vrai renard des mers, celui-là ! Il s’y connaît, l’ancien !
Secouant la tête de droite à gauche, un sourire aux lèvres, il les regarda s’éloigner en direction du port.