Scénario macabre à Saint-Pabu - Jean-Jacques Gourvenec - E-Book

Scénario macabre à Saint-Pabu E-Book

Jean-Jacques Gourvenec

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Beschreibung

Une enquête complexe dans une bourgade d'ordinaire sans histoires...

Saint-Pabu. Une commune bien tranquille, alanguie sur les rives fleuries de l'Aber-Benoît… Enfin… Tranquille avec tout de même une ombre au tableau : trois familles se livrent une guerre sans merci, depuis qu'un différent, vieux de deux ans, oppose certains de leurs membres. Exactions, coups fourrés, représailles en cascade montent en puissance au nez et à la barbe des forces de l'ordre, jusqu'au jour où la spirale infernale génère des meurtres d'une violence inouïe.
Existe-t-il un lien avec l'assassinat perpétré à Brest, aux portes du commissariat Colbert, d'un habitant discret de la commune ? Coïncidence ? Un tragique événement concernant directement Olivier Savignac, inspecteur parisien, fera que celui-ci n'aura d'autre choix que de se précipiter en Bretagne, pour épauler le commissaire Simonet, devant la gravité d'une situation qui prend une ampleur insoupçonnée.
Une enquête pour le moins tordue pour l'as du Quai des Orfèvres, un écheveau bien difficile à démêler pour démasquer l'assassin et faire éclater la vérité…

Plongez dans ce polar breton au suspense haletant !

EXTRAIT

Simonet se caressa le menton.
— Hum. Le procureur nous charge d’élucider les raisons de ce meurtre ignoble, ou plus exactement, de cette… exécution, pour employer un terme plus approprié. La préméditation ne fait aucun doute. Vous allez vous y coller immédiatement, Massart…
L’inspecteur haussa les sourcils et se mordit la lèvre supérieure. Marc Simonet remarqua cette réaction et s’empressa de poursuivre :
— Oui, je sais, vous êtes surbooké ! Mais vous laissez tout tomber à partir de cette heure. Prigent prendra le relais de ce qui vous occupait. C’est dans ses cordes.
Patrick Massart acquiesça d’un léger mouvement de tête. Il était hors de question d’aller contre la décision de Simonet. De toute façon, il n’en avait pas l’intention.
Sa seule préoccupation résultait seulement du fait que, perfectionniste jusqu’au bout des ongles, il aimait aller jusqu’au terme des affaires qu’on lui confiait. Avec ce meurtre, il était contraint de passer la main sur ses enquêtes en cours, mais ne laissa rien paraître de ses sentiments.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Jacques Gourvenec est né à Brest en 1956. Graphiste-illustrateur professionnel, aquarelliste et photographe amateur, il fut longtemps éloigné de son Finistère natal, terre d’authenticité et de légendes à laquelle il voue une passion sans limite et où il puise son inspiration. De retour au pays, il a définitivement jeté l’ancre près de Brest. Scénario macabre à Saint-Pabu est son deuxième roman policier.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Jocelyne.

REMERCIEMENTS

- À mes lecteurs et lectrices.

- À Alain, Carl, ainsi qu’à toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.

I

Francis Le Gall baîlla à s’en décrocher la mâchoire, s’étira de tout son long, sans la moindre discrétion, sous le regard amusé de l’inspecteur Paul Guével.

Le type qui venait de sortir, après avoir déposé plainte, lui disait quelque chose. Il était convaincu de l’avoir déjà rencontré quelque part.

L’individu en question, un homme de quarante-cinq ans, était domicilié à Saint-Pabu, une commune pas très éloignée de Plouguerneau, sur la côte des Abers où lui-même résidait, fait qui le confortait dans son impression. Il haussa ses épaules massives, le chassa de ses pensées et décida d’aller s’offrir un expresso agrémenté de quelques biscuits, son péché mignon. Goguenard, Paul Guével comprit immédiatement son intention en le regardant, en catimini, ouvrir le tiroir dans lequel il cachait un paquet de galettes de Camaret.

— Ah ? Ah ? Le hamster a son petit creux ? plaisanta-t-il.

Francis Le Gall ne répondit pas et se contenta de grimacer un sourire entendu, accompagné d’un long clin d’œil amical.

*

A l’étage, les mains croisées dans le dos, Patrick Massart, songeur, laissait traîner un regard désabusé par la fenêtre entrouverte de son bureau du commissariat Colbert.

La rue du même nom écoulait un maigre flux de véhicules. En ce début de lundi après-midi, le calme régnait sur Brest.

Banalement, il observa l’homme qui se dirigeait vers la grille. Parvenu sur le trottoir, celui-ci marqua le pas, projeta son regard à droite puis à gauche, fouilla les poches de sa veste et alluma tranquillement une cigarette.

C’est à cet instant précis que survint une moto de forte cylindrée, montée par deux silhouettes vêtues de cuir et casquées de noir. La scène se déroula en moins de dix secondes. L’engin freina brusquement à hauteur de l’entrée. Médusé, soudain en proie à un effroyable pressentiment, Massart filma le passager. Sa main droite, gantée, surgit de son blouson, prolongée par une arme qui cracha le feu dans une détonation sèche. Atteint en pleine tête, l’homme s’effondra aussitôt, le corps projeté en arrière sous l’effet de l’impact. Une large flaque de sang inonda aussitôt le trottoir.

Le pilote de la moto ne se fit pas prier pour redémarrer en trombe.

Moins de trente secondes plus tard, Massart déboulait sur les lieux. Déjà, des passants horrifiés, alertés par le coup de feu, s’étaient groupés autour du corps immobile, ensanglanté, formant une foule grossissante contenue par des policiers en tenue parmi lesquels Francis Le Gall qui, les poings sur les hanches, s’exclama :

— Ben merde alors… Patrick, je viens de prendre sa déposition !

Massart s’agenouilla, évalua le flux carotidien. Il n’y avait plus rien à faire.

*

Rentré de Lorient en fin d’après-midi, le commissaire Marc Simonet, patron de Colbert, affichait sa tête des mauvais jours.

Nerveux, il tirait de courtes et fréquentes bouffées d’un de ses éternels havanes, ce qui eut très rapidement pour conséquence d’enfumer le bureau à outrance et d’engendrer une atmosphère tout juste supportable. Il toussota dans son poing fermé.

Plus flegmatique, Patrick Massart réfléchissait, les yeux scotchés au plafond, plongé dans un insondable abîme de réflexions.

— Inouï ! Je suis suffoqué, déclara Simonet. Un meurtre, en plein jour, à notre porte ! Bon dieu, mais où va-t-on ? Incroyable ! Ils ne reculent devant rien…

Massart quitta son plafond, l’air grave. Il abandonna son fauteuil et se mit à arpenter la pièce. En entrant, un quart d’heure auparavant, il avait noté qu’en l’absence du commissaire, quelqu’un en avait profité pour venir effectuer un sérieux travail de rangement sur le large bureau, traditionnellement encombré d’un fatras indescriptible. Désormais, des piles de dossiers plus ou moins bancales laissaient apparaître quelques emplacements libres.

Probablement l’initiative de Carine, la jeune femme du rez-de-chaussée, dont Simonet appréciait la bienveillance.

Très observateur, le commissaire repéra le malaise de Massart et se leva à son tour pour aller ouvrir la fenêtre.

— La moto vient d’être retrouvée près de l’église Saint-Martin, informa l’inspecteur. Pas les casques, ni les blousons, ni les gants. Ces éléments peuvent parler facilement, quand ils ont été portés. L’engin sera moins causant, j’en ai peur… Nos experts vont le passer au peigne fin, mais je suis sceptique. Je doute qu’il nous renseigne beaucoup. Du vrai boulot de professionnels, Commissaire. Ils ont pensé à tout. Ils ont même conservé l’arme du crime. Cependant, pour cette dernière, l’expertise de la balle nous fournira son curriculum vitae… La moto a été volée ce matin à Plabennec. Son propriétaire a signalé sa disparition à la gendarmerie locale. Bien sûr, pas de trace des meurtriers. Évaporés. Ils sont passés entre les mailles du filet et sont parvenus à échapper aux multiples contrôles que nous avons mis en place tous azimuts. Se sont-ils séparés ? Ils devaient avoir prévu des sacs afin d’y planquer les affaires potentiellement compromettantes pour eux… Ou alors, on peut imaginer qu’ils avaient laissé une voiture à disposition, afin de protéger leur fuite, près de l’endroit où ils ont abandonné la moto, après leur coup. Facile de disparaître en ville. Nous avons affaire à des malins, des malfrats très dangereux et très organisés… Et comme il nous est impossible d’arrêter et fouiller chaque véhicule, je crains qu’il nous soit très difficile de leur mettre la main dessus… En tout cas, ça risque d’être long en investigations…

Simonet s’empara d’un nouveau cigare, le fit tournoyer entre ses doigts, puis se ravisa. Il le replaça dans la boîte en bois avant de claquer sèchement le couvercle. Il soupira :

— Quel était le motif de la plainte de ce pauvre type, exactement ?

— Oh ! Un truc banal. Le destin s’acharne, parfois. Il téléphonait rue Jean-Jaurès lorsqu’un individu dont il a fourni le signalement, le lui a littéralement arraché de l’oreille ! C’est Francis qui l’a reçu. Il habite, ou plutôt, il habitait Saint-Pabu. Nous possédons donc son pedigree complet.

Simonet se caressa le menton.

— Hum. Le procureur nous charge d’élucider les raisons de ce meurtre ignoble, ou plus exactement, de cette… exécution, pour employer un terme plus approprié. La préméditation ne fait aucun doute. Vous allez vous y coller immédiatement, Massart…

L’inspecteur haussa les sourcils et se mordit la lèvre supérieure. Marc Simonet remarqua cette réaction et s’empressa de poursuivre :

— Oui, je sais, vous êtes surbooké ! Mais vous laissez tout tomber à partir de cette heure. Prigent prendra le relais de ce qui vous occupait. C’est dans ses cordes.

Patrick Massart acquiesça d’un léger mouvement de tête. Il était hors de question d’aller contre la décision de Simonet. De toute façon, il n’en avait pas l’intention.

Sa seule préoccupation résultait seulement du fait que, perfectionniste jusqu’au bout des ongles, il aimait aller jusqu’au terme des affaires qu’on lui confiait. Avec ce meurtre, il était contraint de passer la main sur ses enquêtes en cours, mais ne laissa rien paraître de ses sentiments.

— Pas de souci, Commissaire. Laissez-moi seulement la fin de la journée, pour transmettre à Prigent les infos concernant mes dossiers…

— Cela va de soi. Parfait ! Carte blanche, Massart. A vous de jouer, termina Simonet en lui tendant la main. Vous avez déjà de la matière à explorer avec les références de ce pauvre gars. Vous savez donc par où commencer vos recherches…

L’inspecteur quitta le bureau. Il consulta sa montre. Pratiquement vingt heures. La soirée s’avançait, mais sa journée n’était pas finie. Il composa un numéro sur son portable.

Madame Massart et leur petit Kevin allaient, une fois de plus, devoir dîner sans lui…

II

Goulven Kerdérec bougonna.

Cette fois, il décida, lui aussi, de se garer n’importe comment sur l’espace dégagé en bas de la rue du Passage, un cul-de-sac fort pentu, dont les derniers mètres escarpés débouchaient sur la vieille cale. Il coupa le contact, pesta contre ceux qui avaient la détestable manie de parquer leur voiture de manière anarchique.

Quelques pêcheurs comme lui, certes, mais aussi des plaisanciers qui n’étaient même pas du coin, ou de simples visiteurs qui, à son sens, seraient bien inspirés de corriger leur égoïsme, de faire un minimum d’efforts pour éviter d’occuper une place à l’évidence disponible pour deux véhicules.

« Marre ! », s’insurgea-t-il intérieurement.

Mécontent, il s’extirpa lentement de l’habitacle. Son dernier lumbago l’incitait à la prudence. Ses problèmes de dos, décidément, ne s’arrangeaient guère. Il joignit les mains derrière sa nuque, s’étira, redressa avec précaution sa colonne vertébrale le plus verticalement possible. Il y avait du mieux.

Une petite douleur qu’il connaissait bien, insignifiante mais tenace, persistait. Satisfait, il cracha le mégot agonisant qui lui collait au coin des lèvres et décida, avant toute chose, de soulager sa vessie contre le talus.

Le café… Il en avalait trois grands bols chaque matin.

Ce faisant, il exprima tout haut son agacement, en projetant des regards courroucés de droite à gauche.

— Ras-le-bol de ces bagnoles !

Goulven Kerdérec était de constitution plutôt robuste. Ses soixante-cinq ans bien sonnés ne le gênaient pas particulièrement, hormis ces satanés maux lombaires de plus en plus fréquents. Pompier professionnel à Brest durant de longues années, son organisme avait été plus d’une fois soumis à rude épreuve. Il imputait donc ses problèmes à sa carrière. Depuis quelques mois, il constatait des difficultés accrues pour trimbaler à la force des bras son indispensable matériel de pêche. Hors de question de laisser celui-ci à bord, la nuit. Trop risqué. Les vols étaient devenus monnaie courante dans l’aber. Cette idée le révoltait et le fit pester à nouveau.

On ne connaissait pas cela dans le temps…

Drôle d’époque où personne ne se gênait plus pour se servir, en toute impunité !

Il suffisait “d’emprunter” une des nombreuses plates adossées en haut de l’estran vaseux. D’un coup d’aviron ou à la godille, les bateaux au mouillage et leur contenu devenaient des proies faciles, bien convoitées par les indélicats.

Récemment, un pêcheur s’était même fait enlever son moteur, pourtant doublement cadenassé.

Il se reboutonna puis cracha, comme pour expurger le profond dégoût que lui inspiraient de telles pratiques. Les rondes menées par la gendarmerie n’y changeaient rien. Il était trop facile à un ou des individus mal intentionnés de se dissimuler à la nuit tombée, après avoir repéré les lieux, la journée, en toute innocence et feignant une flânerie, afin de préméditer leurs futurs méfaits nocturnes.

Le hayon du coffre grinça en se soulevant.

La vision de son équipement lui fit momentanément oublier ces idées noires. Il partait en mer et, finalement, n’était-ce pas cela le plus important ? Tant qu’on ne lui volait pas quelque chose…

Seulement, il y avait les Savier et les Gloanoc…

Entre leurs trois familles, c’était la haine.

Pire. La guerre. Il s’en méfiait comme de la peste.

Il consulta sa montre. Six heures vingt-cinq. Un jour nouveau de ce mois d’avril naissait, ouvrant à l’est une large portion de ciel rose, vierge de tout nuage.

Pour ménager son dos, il décida d’effectuer deux transferts. Quelques mois auparavant, il aurait tout empoigné en un seul voyage…

Passant outre sa méfiance, il rabaissa le hayon sans le verrouiller, se chargea d’une partie du matériel. Il n’en avait que pour une poignée de minutes avant de remonter chercher le reste, après avoir déposé les premiers éléments près de l’eau.

Ceci fait, la pente grossièrement bitumée donnant sur la vieille cale du “Passage” était assez pénible à gravir pour un homme de son âge. Revenu à sa voiture, il souffla, s’accorda trois bonnes minutes de répit, adossé à la carrosserie.

Il en profita pour allumer une Gauloise. Évidemment, après tant d’années de consommation, le tabac n’avait pas arrangé son état de santé et surtout son souffle… Sans parler de son porte-monnaie.

Avant de prendre le reste du matériel déposé au sol, il verrouilla sa vieille guimbarde et grimaça un sourire. Cette précaution, c’était pour la forme. Qui viendrait lui voler sa pauvre 205 copieusement attaquée par la rouille et dont le compteur flirtait allégrement avec les quatre cent mille kilomètres ? Elle était bien plus proche de la casse que des chaînes de montage ! Enfin ! Il y tenait quand même. Le véhicule en fin de carrière conservait suffisamment de puissance et lui rendait bien service pour le peu qu’il lui demandait.

De nouveau en contrebas de la cale, il saisit la corde au bout de laquelle sa plate flottait mollement. Il l’attira à lui et entreprit d’y embarquer l’équipement qu’il estima au complet d’un simple coup d’œil. L’habitude. Rien ne manquait, pas même les canettes de bière.

La petite annexe lui servait à rejoindre son canot de six mètres, mouillé à peu de distance dans l’Aber-Benoît, cerné de ses autres congénères flottants.

Il scruta le ciel, soupira de satisfaction et songea que, bien que le petit matin fût plutôt frisquet, la journée promettait d’être belle. Il allait passer un bon moment en mer, dans le secteur de l’Île Trévors et des trois Penven, un amoncellement de rocs au-delà desquels il avait découvert des fonds poissonneux.

Lorsqu’il s’y installa lui-même, la frêle embarcation gîta sous l’effet de son poids. Avec assurance, il s’assit sur l’unique banc puis s’empara de l’aviron afin de godiller jusqu’à son canot.

Il fronça les sourcils. Bien que vigoureux, ses premiers efforts pour se dégager restaient sans effet. Il n’avançait pas d’un pouce. Il se pencha, constata que des cordages s’étaient entremêlés autour de sa propre embarcation. D’autres plates, autour de la sienne, se mirent à tournoyer. Il lâcha un nouveau juron ; ça devenait vraiment insupportable. Cette anarchie de cordages démontrait sans équivoque le peu de considération qu’avaient les uns envers les autres.

« Comme les bagnoles ! Font chier ! », pensa-t-il.

Excédé, il sortit de sa boîte à pêche un couteau à la lame rouillée et n’hésita pas une seule seconde à sectionner l’amarre qui lui semblait le plus perturber son départ de la cale. Dépité, frisant la colère, il cracha dans l’eau, comme pour signifier sa rage au propriétaire de l’annexe responsable de l’incident. Ses hargnes se traduisaient invariablement par des jets de salive.

Un réflexe dont il ne se rendait même plus compte.

Il ne tarda pas à découvrir laquelle. Désolidarisée de son attache, celle-ci se mit en mouvement, pour aller s’accoler à une autre. Il ricana en reconnaissant celle d’Antoine Gloanoc, un des fils de cette autre famille de Saint-Pabu, un personnage qu’il haïssait cordialement, autant que tous les Savier réunis…

Les trois familles défrayaient la chronique dans le bourg, s’infligeant mutuellement, depuis des mois, sans scrupules, diverses exactions tout à fait gratuites. Les sanctions tombaient les jours suivants, traduites par des actes de représailles des uns envers les autres, sans chercher à connaître le ou les auteurs du méfait.

Une spirale infernale. Le serpent qui se mord la queue. Un engrenage devant lequel les forces de l’ordre, en manque de preuves tangibles, se trouvaient désarmées et dans l’impossibilité de mettre un terme à une telle animosité collective. Aucun flagrant délit à se mettre sous la dent. Les antagonistes ne se plaignaient jamais des délits subis, préférant faire justice eux-mêmes. Tous faisaient preuve d’une diabolique ingéniosité pour éviter d’être pris sur le fait et de se faire remarquer par un éventuel témoin, ce qui déconcertait les gendarmes dont les pièges s’avéraient inefficaces. Parfois entendus à la suite d’un délit, à titre informel en l’absence de plaintes, chacun d’eux avait toujours un alibi à opposer à leurs suspicions…

Goulven Kerdérec ricana encore.

« La prochaine fois, songea-t-il, ce cornichon s’arrangera pour amarrer sa coquille de noix de façon à ne pas emmerder le monde ! Non mais… »

Malgré cet acte, il s’aperçut que quelque chose encore entravait son départ. D’autres cordes, auparavant immergées, venaient de faire leur apparition, comme autant de nœuds de serpents, compromettant encore sa volonté de quitter la jetée. Il s’énerva pour de bon, fermement décidé, s’il le fallait, à tout couper.

— Nom de DIEU ! aboya-t-il en appuyant sur le dernier mot.

Rouge de colère, le couteau en main, il se pencha à nouveau, bien déterminé à sévir une bonne fois pour toutes, sans aucun complexe.

Il allait mettre son geste à exécution lorsque sa main armée se figea. Bien qu’il y eût moins de deux mètres de fond à cette heure de la marée, les remous engendrés précédemment venaient de faire remonter contre la jetée ce qu’il crut être, en premier temps, un amas de chiffons.

En fait, il s’agissait de vêtements.

Et dans ces vêtements… un corps.

Peu impressionné – il en avait vu d’autres au cours de sa carrière de pompier – mais plutôt intrigué, il l’agrippa sans état d’âme et le retourna.

Le visage blême, délavé du noyé, apparut, les yeux grands ouverts et révulsés, la bouche largement ouverte. Malgré son sang-froid, il ne put réprimer un frisson en voyant deux crabes verts en sortir, dérangés dans leur ignoble labeur.

Il identifia sans risque d’erreur le personnage : Axel Savier.

Un trou apparaissait en plein milieu de son front. Une balle, probablement tirée à bout portant. Un crime donc…

Instinctivement, il promena des regards inquisiteurs alentour. Personne encore, à cette heure matinale. Les maisons en surplomb de l’aber avaient toutes leurs volets clos. Pas pour autant paniqué par cet événement inattendu, il saisit son aviron et s’empressa, tant bien que mal, d’immerger de retour sa macabre découverte sous les cordages. Puis, le plus hâtivement possible, l’œil plus que jamais aux aguets, il s’éloigna enfin du bord.

La mer montait. Il était peu probable qu’on découvrît le cadavre d’Axel Savier avant plusieurs heures…

A peine accolé au flanc de son bateau, un homme fit son apparition en haut de la vieille cale, chargé, dans une main, de deux cannes à pêche et d’une caisse sous l’autre bras. Il reconnut son proche voisin, Albert Torin, surnommé “Bébert” dans le pays, avec qui, en revanche, il s’entendait bien. Comme si de rien n’était, Goulven Kerdérec, du bras, lui destina un salut amical auquel Bébert répondit d’un grand mouvement de tête, le sourire aux lèvres. Lui aussi avait décidé de sortir en mer, mais moins loin, du côté de “La Jument”, un gros rocher sur lequel avait été déversée de la peinture rouge dans le but de servir d’amer. Albert Torin y avait ses bases pour taquiner la vieille, le lieu, voire quelques maquereaux de passage.

Kerdérec nota que sa plate se trouvait de l’autre côté de la cale. Impossible donc qu’il tombât sur le corps de Savier.

Le matériel transféré à bord de son bateau dont il avait mis le moteur en chauffe, il amarra sans précipitation sa propre annexe à la bouée de corps mort, puis s’employa à guider son début de navigation vers l’embouchure de l’Aber-Benoît. Dans les heures qui suivraient, la mystérieuse exécution d’Axel Savier qui, par ailleurs, ne lui faisait ni chaud ni froid, allait provoquer de sacrés remous dans le pays…

Les terribles tensions, connues de tous, qu’engendraient les rapports délictueux entre leurs trois familles respectives allaient immanquablement constituer un terrain d’investigations fertile pour les flics. Ils allaient pouvoir se régaler. Cette fois, il ne s’agissait plus de simples provocations ou d’exactions sans conséquences physiques. Un meurtre venait d’être commis. La prudence serait de mise dans les réponses à apporter à une incontournable avalanche de questions, de convocations, sans nul doute teintées de suspicion, et pour cause…

C’était du sérieux.

La morbide conséquence d’une dangereuse escalade devenue incontrôlable au fil du temps.

Il s’interrogea, louvoyant entre les bateaux dispersés dans l’aber. Axel Savier était au bistrot la veille au soir, scotché au comptoir dans une attitude équivoque, le verbe haut et en état d’ébriété avancée. Passé acheter des cigarettes, ce qui ne lui avait pas pris plus d’une minute, il avait pu constater l’agressivité de Savier envers les autres consommateurs. L’olibrius avait le vin mauvais. Désormais, il n’aurait plus jamais l’occasion de jouer les agitateurs !

Il essaya de se remémorer les autres clients du bar. Oui… Il y avait…

Agacé, il n’insista pas, peu enclin à se creuser la cervelle. Il chassa donc de son esprit l’idée de se souvenir des piliers de comptoir.

* * *

Théo, vingt-quatre ans, le plus jeune fils de Goulven Kerdérec, se leva peu avant huit heures.

Jeannette, sa mère, s’affairait déjà dans la cuisine. Goulven, lorsqu’il partait en mer dès l’aube, ne laissait plus grand-chose pour le petit déjeuner, à part sur la nappe, les traces de son passage qu’il négligeait d’effacer. Les trois grands bols qu’il engloutissait avaient rapidement raison de la première cafetière de la journée. Égoïstement, il ne prenait même pas le soin d’en refaire.

Pour Jeannette Kerdérec, cela n’avait pas d’importance. Le matin, elle ne consommait que du thé. Mais elle se préoccupait de satisfaire les habitudes de son fils, au réveil. A savoir déguster du café frais. Les bruits furtifs qu’elle percevait à l’étage étaient révélateurs : Théo allait apparaître dans la minute. Elle sourit. Le borborygme final de la cafetière électrique coïnciderait avec l’entrée de son fils dans la cuisine, les yeux encore rouges, bouffis de sa nuit. L’arôme puissant du breuvage sacré du matin embaumait la pièce tout entière et se diffusait jusque dans le couloir. Théo embrassa tendrement sa mère et la serra affectueusement contre lui avant de s’attabler. Une baguette encore tiède et un pot de confiture de mûres faite maison l’attendaient.

Il se frotta vigoureusement les yeux.

— Bon ! Je prends une douche et je pars pour Brest, maman, indiqua-t-il entre deux bouchées de pain. Il faut absolument que je rende sa caisse à outils à René. S’il ne l’a pas pour dix heures, il me tue ! Ce week-end, il doit bricoler chez sa sœur et… Si tu la connaissais ! Comparée à elle, une pervenche est une vraie colombe de la paix !

Jeannette éclata de rire. Contrairement à son père, Théo, au saut du lit, était invariablement de bonne humeur. Goulven, lui, restait un bon quart d’heure le nez planté dans son bol, comme s’il s’octroyait une inhalation, le temps d’émerger de sa longue léthargie nocturne. De longues minutes comateuses pendant lesquelles il était inutile de lui adresser la parole, sous peine de se voir répondre par des grognements d’ours mal léché.

— Tu es largement en avance, mon grand ! Ce que tu peux être stressé, tout le temps ! Toujours peur de ne pas être à l’heure, d’oublier quelque chose ! soupira-t-elle.

— Et tu ne pourras pas me refaire ! plaisanta-t-il. Elle passa une main affectueuse dans ses cheveux en bataille, stigmates de l’oreiller.

Les Kerdérec avaient donné naissance à trois fils. Seul, Théo vivait encore au domicile familial. Son frère Ronan, âgé de vingt-six ans, menait une vie dissolue près de Brest, au Relecq-Kerhuon, en célibataire endurci. Sa principale occupation consistait à écumer les bars et autres discothèques de la région. Jeannette, d’ailleurs, s’en inquiétait à juste titre. A plusieurs reprises, il avait été impliqué dans des histoires de rixes entre jeunes. Ses passages à Saint-Pabu s’espaçaient de plus en plus, ce qui avait le don de provoquer la colère de Goulven. « Tu mets des enfants au monde, tu les éduques de ton mieux, et voilà la récompense ! En revanche, il sait venir quand il s’agit de demander quelque chose… », s’emportait-il souvent.

Jeannette en était arrivée à éviter le sujet, afin de ne pas envenimer les conversations familiales. Impulsif, Ronan Kerdérec prétextait qu’il valait mieux qu’il se tienne éloigné de Saint-Pabu le plus souvent possible, sinon il finirait, un jour ou l’autre, par “buter” quelqu’un, allusion non dissimulée aux Savier et aux Gloanoc…

L’aîné, Gwendal, trente ans, avait quant à lui jeté l’ancre à Landéda, une commune située sur l’autre rive de l’aber. Il vivait en concubinage heureux avec une femme divorcée, de quatre ans plus âgée que lui et mère de deux fillettes. Des rumeurs insistantes lui attribuaient un passé litigieux dont Gwendal Kerdérec n’avait que faire. Il aimait Aurélie, quoiqu’on puisse dire sur sa personne et son passé. Point à la ligne. Goulven, lui, élevé à la vieille école, faisait preuve d’intolérance, s’engouffrait dans la brèche des ragots. Il ne pouvait pas la voir en peinture, selon l’expression consacrée, n’hésitant pas à la traiter de traînée.

A ces pensées, Jeannette soupira de tristesse. Pour conjurer tous ces tracas, elle et Goulven choyaient leur “petit dernier”. Ils cédaient à ses moindres désirs et priaient le ciel pour que lui, au moins, leur apporte satisfaction. Théo avait un caractère fondamentalement différent de ceux de ses frères. Il poursuivait ses études avec motivation. Il envisageait des projets sérieux, ambitieux et soutenus avec enthousiasme par ses parents. Le jeune homme s’a charnait à mettre toutes les chances de son côté. Jeannette était convaincue qu’il avait pris conscience du devoir de tout faire pour ne pas tomber dans les modes de vie regrettables de ses deux frères. Ronan surtout, mais aussi Gwendal qui, faute d’avoir travaillé à l’école, ne trouvait que des emplois précaires, peu motivants et très mal rémunérés…

L’escalier retentit de la descente rapide du jeune homme. Vêtu de frais, il enfila ses baskets puis embrassa sa mère.

— Bon, j’y vais ! Je ne serai peut-être pas rentré avant treize heures, prévint-il. Possible qu’on se fasse un Macdo avec René. Je t’appelle pour te dire si je rentre manger.

Jeannette lui attrapa les oreilles et gratifia son front d’un baiser bruyant.

— Vas-y, mon grand. Mais promets-moi une chose. Tu vas encore dire que je suis rabat-joie, mais… sois prudent sur la route !

Il se fendit d’un large sourire et se moqua :

— Toujours le même refrain quand je croche dans le volant, hein ?

Il la rassura d’un clin d’œil.

La porte claqua derrière lui.

Aussitôt dehors, son sourire se transforma en une moue contrariée. En ouvrant la porte du garage pour y récupérer la caisse à outils de son ami René, il tenta encore de se souvenir où il avait bien pu égarer le double des clés de sa Fiesta. Ce n’était pas du tout dans ses habitudes de perdre quoi que ce soit. Il n’en avait rien dit à ses parents. Il était si ordonné que cet événement, en apparence anodin, le tracassait. Mais le fait était là : il avait cherché, fouillé partout, plutôt deux fois qu’une, dans les plus petits recoins de sa chambre et dans toute la maison lorsqu’il s’y trouvait seul, afin de ne pas provoquer d’interrogations de la part de Goulven et Jeannette.

En vain.

Il avait également passé sa voiture au peigne fin, arpenté chaque mètre carré de la pelouse avec soin, exploré les massifs de fleurs et les buissons, durant des heures, sondé avec précision l’allée gravillonnée.

Sans plus de résultats.

La clé, attachée à un anneau, avait bel et bien disparu. Personne, à part lui, ne se servait de sa Fiesta, même occasionnellement.

Il y avait là un mystère.

Il soupira, déverrouilla le hayon et le souleva, afin d’y déposer la caisse à outils.

Ce qu’il y découvrit le fit bondir en arrière.

Il perdit l’équilibre, se retrouva au sol, choqué. Il faillit hurler mais se retint in extremis, la main plaquée sur la bouche. Il se releva péniblement, ahuri, le cœur battant à tout rompre.

Les tempes en feu, les jambes en coton, il n’eut que le temps de courir, tant bien que mal, derrière le grand chêne du jardin pour vomir.

Ce n’était pas aujourd’hui que René risquait de récupérer ses outils…

* * *

Au même moment, Patrick Massart, levé de bon matin, achevait d’explorer la maisonnette de feu Norbert Lescop, abattu la veille devant les grilles de Colbert.

Les clés trouvées dans l’une de ses poches lui avaient permis de découvrir le cadre de vie de cet homme apparemment sans histoire.

Isolée dans la campagne, au bord d’une étroite route communale souillée par les passages répétés des tracteurs, au lieu-dit Kerlagadoc, l’habitation rustique de plein pied, en pierres apparentes, copieusement envahie de ronces, faisait face à une seule autre, un corps de ferme tout aussi ancien, occupé par un couple de personnes très âgées.

Repéré par la femme mal dissimulée derrière les rideaux de sa fenêtre, Massart s’était employé à les interroger. Cependant, cette enquête de voisinage succincte ne lui avait pas appris grand-chose d’intéressant. Pas plus que son mari, elle n’avait remarqué quoi que ce fût d’anormal jusque-là, mais s’était spontanément proposée pour surveiller les lieux. Pour éviter toute confusion, Massart les avait avertis que des représentants de l’autorité judiciaire allaient venir poser des scellés sur l’habitation de leur voisin défunt.

A part les vaches et les tracteurs, pas grand-chose ne devait passer par ici. Une forte odeur de fumier en décomposition, tenace et terriblement désagréable, empuantissait l’atmosphère.

Massart prit congé après leur avoir laissé sa carte, les priant de bien vouloir avertir la police ou la gendarmerie si, d’aventure, un fait inhabituel se produisait, ou de relever, dans la mesure du possible, le numéro d’immatriculation de tout véhicule qui pourrait survenir.

III

Yvon Gloanoc décida de descendre au “Passage” une bonne heure avant l’étrange rendez-vous fixé à une heure du matin précisément, par un mystérieux individu. Un message rédigé à la main, glissé dans une enveloppe. Elle avait été coincée le matin même de ce mercredi, sous l’un des essuie-glaces de sa voiture, garée sur le parking du Centre Leclerc de Ploudalmézeau où il s’était rendu pour effectuer quelques achats.

Outre l’horaire, une phrase figurait, dans une écriture volontairement maquillée, presque enfantine :

« Je sais QUI a tué ton frère. »

Il n’avait prévenu personne de la réception de cette invitation inattendue concernant le meurtre d’Antoine, de deux ans son aîné, dans des conditions horribles, la veille.

Ça sentait le piège à plein nez.

Pourquoi ce rendez-vous nocturne, à l’endroit précis où avait été découvert le corps immergé d’Axel Savier, en fin de matinée du même jour ?

Mais rien ni personne ne l’effrayait.

Il suffisait d’être préparé.

Il avait soigneusement réfléchi à la manière dont il aborderait ce contact. Si toutefois il ne s’agissait pas là, ni plus ni moins, que d’un macabre canular.

D’un autre côté, après analyse de la lettre, il songeait que son auteur pouvait aussi dire vrai, en déclarant avoir bel et bien été témoin de l’assassinat d’Antoine.

C’est à tout cela qu’il pensait en marchant, perpétuellement sur le qui-vive, le long de la rue du Stellac’h.

Il y avait des flics dans tous les coins. L’exécution d’Axel Savier, celle de son frère Antoine, plus le crime de Brest, relatés largement par les journaux, faisaient que la commune était sous très haute surveillance. Discrète mais bien présente.

Le type assassiné à Brest était aussi installé ici, en pleine cambrousse, mais n’était pas originaire du pays. Il ne le connaissait pas.

Tragique coïncidence ou affaires liées ?

Yvon Gloanoc louait un appartement à Brélès, à quelques kilomètres de Saint-Pabu, en direction de Plouarzel. Il avait pris la précaution de ne pas venir en voiture. Pour ce déplacement, il avait jugé plus sûr d’utiliser son scooter, plus discret, moins susceptible d’être arrêté pour un possible contrôle de gendarmerie. Il n’y en avait jamais eu autant depuis les terribles et récents événements. Pourtant, ce soir, ça semblait s’être un peu calmé, mais il restait sur ses gardes.

La nuit était d’un noir d’encre. Aucune étoile n’était visible. Le ciel s’était plombé en soirée, après une journée pourtant bien ensoleillée. Il s’en félicita. Cette atmosphère cotonneuse était son alliée. Une haine féroce l’animait, mêlée à un chagrin immense. Si jamais il retrouvait l’ordure qui avait fait ça…

Un des Kerdérec, il en était persuadé. Axel Savier et son propre frère avaient été liquidés au cours de la même nuit.

Aucun Kerdérec…

Pour lui, il s’agissait là presque d’une preuve, tant leurs familles se détestaient viscéralement.

Le déclencheur de cette animosité remontait à deux ans. Il s’était produit dans une boîte de nuit où Antoine, Axel Savier et Ronan Kerdérec s’étaient retrouvés par hasard. L’alcool aidant, le ton était monté, les provocations avaient fusé, suivies d’insultes. La nuit avait été chaude, s’était achevée dans un pugilat indescriptible, avec plaies et bosses. La rixe avait laissé quelques cicatrices. Des représailles avaient été promises. Des menaces bien pesées, suivies de passages aux actes. Et cette situation perdurait depuis des mois et des mois…

En ressassant ces événements, il s’assura instinctivement, une énième fois, de la présence, dans la poche de son blouson, de l’automatique prêt à l’emploi. Il se l’était procuré de manière tout à fait illégale, à Paris, après avoir eu connaissance d’un réseauobscur, spécialisé dans le trafic d’armes. Le contact dur et froid le rassura. Il n’hésiterait pas à s’en servir le cas échéant, sans l’ombre d’un quelconque scrupule.

Tête brûlée depuis son plus jeune âge, son service militaire effectué dans les commandos parachutistes n’avait pas arrangé son caractère hargneux et revanchard, bien au contraire. A vingt-sept ans, il était loin d’être un agneau.

Au fond de l’autre poche, sa main rencontra un paquet de Gitanes. Il marqua le pas et en alluma une, avec précaution, faisant jaillir la flamme du briquet bien à l’abri au creux de ses mains jointes. Il ne fallait surtout pas attirer l’attention.

Il reprit sa marche, après s’être minutieusement assuré qu’il n’était pas suivi.

Plutôt que d’emprunter la rue du Passage descendant directement à la vieille cale, il décida de continuer tout droit, afin d’atteindre cette dernière par la plage de Beniguet, puis celle de Ganaoc. De là, en passant par les rochers, il parviendrait à l’endroit idéal.

Il n’avait que faire de l’obscurité. Elle ne gênerait en aucun cas sa progression. Il connaissait chaque piège imposant parfois une escalade malaisée. Pour l’avoir très souvent fréquenté pendant son enfance, cet endroit ne recelait plus de secrets pour lui. Ce détour aurait l’avantage, d’une part, d’éviter toute rencontre fortuite, d’autre part d’accéder à la vieille cale de la manière la plus discrète qui soit et d’y dénicher le poste d’observation adéquat. Mais il savait déjà lequel, de mémoire, d’où il pourrait embrasser le Passage dans son intégralité, d’un simple coup d’œil, sans risquer d’être repéré.

« Prudence est mère de sûreté », pensa-t-il.

Agile comme un chat, parvenu sans encombre à l’endroit pressenti, il s’accroupit, resta quelques minutes immobile, tous les sens en éveil. Ses yeux, depuis longtemps, s’étaient accoutumés à l’opacité pourtant profonde de la nuit. Des lueurs ténues laissaient distinguer des détails fugaces.

Tel un félin à l’affût, il scruta les alentours. Un silence impressionnant régnait, uniquement troublé par le léger chuintement de l’eau léchant les rochers, en bordure de sa cachette. La petite brise nocturne un peu fraîche l’incita à remonter le col de son blouson.

Il consulta sa montre. Minuit dix. Il estima son avance raisonnable. “L’autre” était susceptible d’avoir eu la même idée…

Ces minutes d’observation lui confirmèrent qu’il était bien seul, pour le moment.

Le plus discrètement possible, il alluma une nouvelle cigarette qu’il grilla lentement, en prenant soin de ne pas exposer le bout incandescent au regard d’un éventuel autre épieur.

Il s’installa dans l’attente.

Sur l’aber, semblable à une large rivière d’encre, seule se devinait la masse encore plus noire des bateaux éparpillés, au mouillage. Yvon Gloanoc eut une pensée pour son frère lâchement assassiné, dans d’atroces conditions, et réprima un haut-le-cœur. Il serra les dents. En saurait-il plus dans les minutes à venir ? Connaîtrait-il enfin la vérité ? Qui pouvait bien être le mystérieux auteur de ce message ? Allait-il venir ?

Les questions s’accumulaient. Il réfléchissait à toute vitesse, brûlant ces minutes d’attente en réflexions, pour mieux les supporter et raccourcir le temps. Il risqua de nouveau un œil au-dessus du roc derrière lequel il s’était abrité.

Toujours rien. Calme plat.

Minuit quarante-cinq.

Encore un petit quart d’heure…

Une furieuse envie de fumer encore le tenailla, mais il renonça.

Provoquée par une montée d’adrénaline, non par besoin, indiscutablement. Ce n’était pas le moment de faire la connerie d’être repéré. Pour compenser ce manque, il palpa la poche dans laquelle se trouvait l’automatique.

L’arme lui procurait un indéniable sentiment de sécurité.

*

Sur la rive opposée de l’aber, en face de la cale du Passage, côté Landéda, la silhouette entièrement vêtue de noir grimpa, avec lenteur, à bord de son petit canot. Elle prenait d’infinies précautions dans ses moindres mouvements.

A ses pieds reposait le 22 long rifle déjà responsable du meurtre d’Axel Savier.

Avant toute chose, la silhouette enfila une cagoule uniquement percée au niveau des yeux. Professionnel jusqu’au bout des ongles, l’inquiétant personnage tenait à ce que même son visage se confondît avec la nuit.

La silhouette entama alors sa courte traversée de l’aber, une navigation à la rame, en zigzags, bien pensée, sautant d’un bateau à l’autre, épousant ceux-ci au plus près afin de se fondre dans leur masse engloutie par les ténèbres. Ceci, bien sûr, dans le but d’éviter à tout prix d’être aperçue de la rive opposée.

La silhouette se disait qu’elle n’avait pas droit à l’erreur.

*

Yvon Gloanoc s’enquit de l’heure une ultime fois. Six minutes avant l’heure fatidique. Subrepticement, il se redressa. Son immobilisme forcé commençait sérieusement à lui engourdir les reins. Il fut soudain attiré par un mouvement furtif. Il semblait enfin se passer quelque chose. Une ombre venait d’apparaître. A pas très lents, elle descendait la cale empierrée. Son contact, assurément. Légèrement en avance. Le message énigmatique ne résultait donc pas d’une plaisanterie de mauvais goût.

Il s’interrogea sur la meilleure manière de procéder. Depuis sa cachette, l’obscurité lui interdisait toute identification objective du nouvel arrivant. Son allure, autant qu’il puisse en juger, ne lui rappelait personne de connu. Il réfléchit rapidement et décida carrément de le héler depuis sa planque, afin de savoir exactement à qui il avait affaire. En cas de coup tordu, il restait protégé.

Il extirpa l’automatique de son blouson et garda l’arme, le doigt sur la gâchette, à hauteur de sa joue.