Sortilèges au Conquet - Jean-Jacques Gourvenec - E-Book

Sortilèges au Conquet E-Book

Jean-Jacques Gourvenec

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Beschreibung

Théâtre de disparitions inquiétantes, la ville de Brest semble rattrapée par son passé...

Bombardé commissaire sans qu’il n’ait rien demandé, Olivier Savignac est convoqué sans délai au ministère de l’Intérieur par Henri Mauclert, le père de Charlotte, avec laquelle il entretient des relations plus qu’amicales. Mission lui est confiée de remplacer au pied levé Marc Simonet, souffrant, et de prendre pour une durée indéterminée les commandes du commissariat Colbert à Brest, à la demande de l’intéressé. Des faits inquiétants, ne tardent pas à survenir aux confins du Finistère : disparitions mystérieuses, étrange cambriolage…
Bien vite, les rumeurs les plus folles courent autour d’un bouquiniste au comportement insolite, installé depuis peu au Conquet. Un médecin en retraite attise, lui aussi, les suspicions et nourrit les ragots les plus fantaisistes. Affabulations ou réalité ? Un jour, les corps de deux des disparus sont repêchés dans le port de Brest. À partir de ce moment, tout bascule très rapidement, à l’appui des révélations d’un manuscrit qui serait ressorti de la nuit des temps… Quelle est donc cette étrange légende de “Kroaz ar Mallozh” ?

Jean-Jacques Gourvenec met à profit la culture bretonne pour nous livrer un polar déroutant.

EXTRAIT

Un assourdissant grondement de tonnerre retentit, couvrit le bourdonnement ininterrompu des véhicules collés pare-chocs contre pare-chocs. Ils progressaient à grand-peine au sein d’un embouteillage monstre provoqué par la chute d’un scootériste maladroit, victime de slaloms imprudents qui avaient auparavant fait souffrir quelques rétroviseurs.
Côté ciel, l’accalmie n’intervint que dix bonnes minutes plus tard. Timide mais décidée, une percée de bleu bataillait ferme pour chasser les nuages d’une opacité crépusculaire, déterminée à éloigner l’orage indésirable vers des horizons indéfinis. La sirène d’une ambulance se fit de plus en plus audible. Avec difficulté, les secours s’évertuaient à se frayer un passage au milieu de la circulation congestionnant le VIIIe arrondissement. L’accidenté n’allait pas tarder à être pris en charge, et ce n’était pas le concert des avertisseurs des usagers énervés, car pris au piège, qui allait dissoudre plus vite l’imposant bouchon, comme par enchantement.
Olivier Savignac soupira. Fataliste, il abandonna sa retraite, brava les dernières ondées, motivé par sa hâte de voir à quoi ressemblait Henri Mauclert, ce haut fonctionnaire de l’état qui n’était autre que le père de Charlotte avec laquelle semblait se profiler une belle histoire d’amour, pleine de promesses…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Jacques Gourvenec est né à Brest en 1956. Graphiste-illustrateur professionnel, aquarelliste et photographe amateur, il fut longtemps éloigné de son Finistère natal, terre d’authenticité et de légendes à laquelle il voue une passion sans limite et où il puise son inspiration. De retour au pays en 2002, il a jeté l’ancre près de Brest.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Jean-Louis.« L’amitié est noblesse de l’âme.Offerte, elle est réciproque et éternelle. »

Pour Mireille.

REMERCIEMENTS

- À Philippe Autret.

- À toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.

I

Les abords de la place Beauvau subissaient le harcèlement d’une averse diluvienne surgi sans crier gare, bien que l’orage menaçât crescendo depuis une bonne heure. Olivier Savignac dut se résoudre à attendre la fin du déluge et à se réfugier sous un porche providentiel. Il jugea qu’un tel déchaînement de trombes d’eau ne pouvait être que de courte durée.

L’intense circulation parisienne l’avait dissuadé de se rendre en voiture au ministère de l’Intérieur où Henri Mauclert lui avait fixé rendez-vous à dix heures, en ce petit matin chagrin à l’atmosphère lourde et moite. Une journée de galère de plus pour les Parisiens et autres banlieusards : les agressions quasi simultanées de trois chauffeurs de bus et de deux conducteurs de rames du métro, la veille au soir, aux quatre coins de la capitale, avaient déclenché une grève sauvage de leurs autres collègues, par solidarité et pour exprimer leur colère, excédés par la multiplication, depuis plusieurs semaines, de ces actes de violence gratuite. Triste époque.

Un assourdissant grondement de tonnerre retentit, couvrit le bourdonnement ininterrompu des véhicules collés pare-chocs contre pare-chocs. Ils progressaient à grand-peine au sein d’un embouteillage monstre provoqué par la chute d’un scootériste maladroit, victime de slaloms imprudents qui avaient auparavant fait souffrir quelques rétroviseurs.

Côté ciel, l’accalmie n’intervint que dix bonnes minutes plus tard. Timide mais décidée, une percée de bleu bataillait ferme pour chasser les nuages d’une opacité crépusculaire, déterminée à éloigner l’orage indésirable vers des horizons indéfinis. La sirène d’une ambulance se fit de plus en plus audible. Avec difficulté, les secours s’évertuaient à se frayer un passage au milieu de la circulation congestionnant le VIIIe arrondissement. L’accidenté n’allait pas tarder à être pris en charge, et ce n’était pas le concert des avertisseurs des usagers énervés, car pris au piège, qui allait dissoudre plus vite l’imposant bouchon, comme par enchantement.

Olivier Savignac soupira. Fataliste, il abandonna sa retraite, brava les dernières ondées, motivé par sa hâte de voir à quoi ressemblait Henri Mauclert, ce haut fonctionnaire de l’état qui n’était autre que le père de Charlotte avec laquelle semblait se profiler une belle histoire d’amour, pleine de promesses…

Après avoir montré patte blanche, subi l’attente de quelques coups de téléphone annonçant son arrivée et avoir ainsi pu franchir la grille du ministère, il fut escorté jusque dans l’antichambre du repaire d’Henri Mauclert où une jeune femme élégante et souriante l’accueillit.

— Monsieur Mauclert sera à vous dans quelques minutes, chantonna-t-elle, avenante. Si vous voulez bien vous asseoir. Désirez-vous un café ?

— Merci. Ça ira, refusa-t-il poliment en lui rendant son sourire.

Il se cala dans le fauteuil proposé, après s’être saisi d’une revue spécialisée, plus pour raccourcir l’attente imposée que par quelconque intérêt. Il n’avait pas d’atomes crochus avec le monde politique.

Il n’eut d’ailleurs pas à poireauter bien longtemps. Une porte sculptée d’une hauteur démesurée s’ouvrit sur le locataire des lieux, impeccablement droit dans son costume d’un bleu très chic dont la veste non boutonnée laissait apparaître une chemise blanche tout aussi irréprochable, une cravate unie et satinée, bleue aussi, plus droite que la tour Eiffel, serrée au col par un nœud savant parfaitement ajusté. Mais ce qui le frappa le plus fut l’extraordinaire ressemblance avec Charlotte. Incontestablement, la jeune femme ne pouvait renier son père : les yeux et la fossette du menton, la forme du nez soulignaient leur lien de parenté.

Un sourire aux lèvres – dans lequel il y avait aussi de Charlotte, songea-t-il – la main gauche enfouie dans la poche de son pantalon, Henri Mauclert, décontracté, vint à lui et le gratifia d’une solide poignée de main avant de déclarer d’une voix grave, pleine d’assurance :

— Heureux de faire enfin votre connaissance, Inspecteur. Heu… pardonnez-moi, je devrais dire Commissaire, puisque c’est en cette qualité, aujourd’hui, que j’ai l’immense plaisir de vous recevoir.

Savignac lui rendit une mimique mi-figue, mi-raisin, qu’il s’empressa de transformer en une expression satisfaite.

Il avait horreur des mondanités et cette toute récente promotion, décidée deux mois auparavant sans qu’il n’eût rien demandé, ne risquait pas d’engendrer un changement de son comportement ni de modifier ses convictions.

Cependant, il ne crachait pas dans la soupe. Eu égard à ses brillants états de service à la Criminelle, ses remarquables qualités à gérer d’innombrables crises tout au long de sa carrière de flic, souvent en un temps record grâce à son opiniâtreté hors du commun, le ministère avait décidé cette promotion amplement méritée, avec la bénédiction du ministre en personne.

Une sorte de récompense, initiée sans aucun doute par Mauclert, « sanctionnant à sa juste valeur l’efficacité d’un élément doué d’une efficacité hors pair ». Tels étaient du moins les termes employés dans la missive on ne peut plus officielle parvenue entre les mains du commissaire principal Bernard Gautherin, son supérieur hiérarchique au quai des Orfèvres.

Efficacité…

Hors pair…

Rien que des mots, trop entendus à en devenir insupportables, qui dans son esprit sonnaient lamentablement faux, résonnaient douloureusement au plus profond de son être, n’avaient aucun sens puisqu’il n’avait jamais résolu le mystère entourant l’accident, sans doute prémédité, le meurtre immonde donc, de sa femme Isabelle et de son fils Alexandre, encore dans l’insouciance et le bonheur de l’enfance.

À ce souvenir cuisant revenant brutalement tarauder son esprit, il dut se faire violence pour ne rien laisser paraître de son trouble face à Henri Mauclert. Aucune expression tangible du visage ou du regard perçant du fonctionnaire ne révéla qu’il avait capté ce court instant de souffrance morale. Cependant, Savignac était persuadé du contraire. Une fraction de seconde, Henri Mauclert baissa les yeux, puis l’invita à entrer dans son immense bureau et lui désigna un large fauteuil. Une fois posé face à lui, il déclara, joignant ses mains :

— Je tenais personnellement à vous exprimer ma gratitude, Commissaire. Plutôt en retard, je dois l’avouer, mais vous vous doutez que mes fonctions font que je suis très pris… Sans votre intervention lors de l’affaire de Lannilis, en Bretagne, Charlotte ne serait plus parmi nous aujourd’hui.

Savignac ne crut pas une seule seconde qu’Henri Mauclert l’avait fait demander dans le seul but de le remercier d’avoir arraché in extremis sa fille à une mort certaine. Il y avait sûrement autre chose.

Il esquiva modestement :

— Je n’ai fait que mon devoir. Cette fois, la chance était au rendez-vous. Ce qui n’est pas toujours le cas dans notre métier où, hélas, la cruauté des événements a parfois aussi sa place…

Mauclert se frotta les yeux du bout des doigts, comme s’il tentait de libérer son esprit d’une frayeur rétrospective et de cette ignoble scène au terme de laquelle la jeune femme était passée à un cheveu de l’irréparable, à la merci d’un fou furieux incontrôlable. Il se reprit très vite et décida de faire abstraction de la réponse modeste du commissaire récemment promu.

— Sa mère et moi, il faut le reconnaître, pressentions Charlotte pour une orientation vers une tout autre carrière, dévia-t-il. À un moment donné, elle semblait vouloir poursuivre ses études pour devenir avocate. Le respect des lois, la justice, le droit revenaient invariablement dans ses propos, au cours des conversations familiales, jusqu’au jour où elle nous a annoncé sans ménagement sa décision d’embrasser une carrière dans la police, avec le défi de gravir un à un les échelons menant au plus haut niveau possible de responsabilités. Son choix était fait. Connaissant son caractère, nous avons vite compris l’inutilité de tenter de lui faire changer d’avis…

Il s’interrompit. Un sourire illumina ses traits et il conclut :

— Il ne nous restait plus qu’à l’aider et accepter sa décision. Aujourd’hui, elle paraît heureuse, sûre d’elle, même si bien souvent nous vivons dans une réelle angoisse, conscients des risques propres à votre métier. Nous sommes fiers d’elle !

Savignac croisa les jambes, le rassura :

— Charlotte s’en tire très bien, monsieur Mauclert. Elle prend très à cœur ses fonctions et fait preuve de sa détermination d’avancer, de se propulser vers le haut de la hiérarchie. Nous nous appelons régulièrement.

Un nouveau sourire appuya ces dernières réflexions. Mauclert bomba le torse :

— Figurez-vous qu’elle nous a même laissé entendre qu’elle voulait devenir commissaire divisionnaire ! Rien que ça !

Savignac sourit à son tour, pas du tout surpris par cette intention dont la jeune femme ne lui avait pas encore parlé.

— Ça cadre avec son grand volontarisme et sa fougue. Si les prétendants sont nombreux, les élus se comptent sur les doigts de la main… mais pourquoi pas ?

Henri Mauclert quitta son fauteuil et se dirigea vers la fenêtre. Pensif, il changea radicalement de sujet :

— Vous avez compris, je suppose, que si je vous ai fait venir à moi, ce n’est pas uniquement dans le but de vous parler de Charlotte, Commissaire.

Le père de la jeune femme en arrivait au fait. Mauclert abandonna sa fenêtre et revint se poser face à son interlocuteur. De nouveau, ses mains se joignirent, les deux index à la verticale de ses lèvres. Savignac discerna une préoccupation au travers des traits de son visage devenu plus grave. Il le regarda droit dans les yeux.

— Je voulais aborder un problème concernant le commissaire Marc Simonet, à Brest, entama-t-il lentement. Bernard Gautherin, votre supérieur au Quai, ne pouvait pas vous affranchir de ce qui s’est produit, puisque vous savez aussi bien que moi qu’il s’est octroyé quelques jours de repos dans un village hors du monde, sur les hauteurs des montagnes corses.

Savignac garda le silence, attendit la suite. Il présuma que quelque chose clochait une fois de plus à la pointe du Finistère et que Marc Simonet souhaitait de nouveau faire appel à ses services.

Il se trompait. Du moins en ce qu’il pressentait être une nouvelle affaire criminelle. Après un court moment de réflexion silencieuse pendant lequel un ange gris traversa la pièce, Henri Mauclert poursuivit :

— Marc et moi sommes de très anciennes connaissances, vous le savez probablement. Nos chemins respectifs se sont séparés il y a de nombreuses années. C’est un homme dont j’apprécie beaucoup les qualités. Nous avons usé quelques années nos fonds de culotte ensemble dans le cadre d’un enseignement commun, avant que nos prétentions professionnelles divergent…

Savignac réprima un soupir d’impatience qui eût été malvenu. Il avait horreur des gens qui tournaient autour du pot. Henri Mauclert n’échappait pas à la fâcheuse tendance de tous les hommes politiques, habiles à parler trop longtemps avant d’aborder le point le plus important. Il ne pouvait que prendre sur lui et patienter. C’était, d’ailleurs, le seul reproche qu’il pouvait lui faire. L’homme restait simple, montrait une sincérité évidente, attirait par son charisme et son intelligence. Il continua :

— C’est Marc en personne qui m’a contacté hier. D’où ma décision de ce rendez-vous en urgence. Je ne vous cache pas qu’il connaît des ennuis de santé fâcheux. Il a fait un malaise en matinée, à Colbert, qu’il a attribué à du surmenage. Puis un second au beau milieu de l’après-midi, plus inquiétant, suffisamment préoccupant pour justifier une hospitalisation d’urgence. Deux infarctus du myocarde, à quelques heures d’intervalle. Il a subi toute une batterie d’examens sans délai. Son état est sérieux et impose un quadruple pontage coronarien immédiat afin de limiter les dégâts. Excusez-moi de vous livrer ces mauvaises nouvelles de manière aussi brutale…

Savignac se pinça le haut du nez, ferma les yeux un instant avant de plonger son regard dans celui d’Henri Mauclert, puis se caressa le menton sans mot dire.

— Je suis désolé, Commissaire. Marc m’a lui-même demandé d’intervenir en personne auprès de vous. En un mot, il ne pourra plus assurer ses fonctions pendant quelque temps, en supposant, ce que nous souhaitons tous bien entendu, qu’il puisse se rétablir le plus rapidement possible. Il souhaite que vous le remplaciez à Brest pendant cette période, pour une durée que personne ne peut estimer à cette heure. Voilà donc les données du problème tel qu’il se pose. Vous possédez toutes les qualités requises pour honorer sa demande effectuée par la voie officielle. La décision vous appartient. Je présume qu’il est inutile de préciser ce que je pense personnellement de cette situation contrariante. J’ai d’ailleurs pris les dispositions nécessaires dès ce matin, sans attendre votre point de vue au sujet de cette requête, excusez-moi du peu. La doublure de Bernard Gautherin au quai des Orfèvres, le commissaire principal Albert Renaud, en est d’ores et déjà informé. Au retour de Gautherin, tous deux réorganiseront le fonctionnement de leurs équipes pendant votre absence.

Savignac acquiesça. Mauclert ne décela aucun signe de sa part lui laissant percevoir la moindre hésitation. D’un ton assuré, Savignac questionna :

— Je prends mes nouvelles fonctions quand ?

Abandonnant son fauteuil, Henri Mauclert lui signifia qu’il avait tout le temps de préparer ses bagages et consulta sa montre. Il s’excusa de devoir mettre un terme à ce rendez-vous express, car attendu à une réunion pour laquelle il avait déjà dix minutes de retard…

Dehors, le temps s’améliorait. L’orage s’éloignait, définitivement vaincu. Marchant d’un pas rapide, il s’interrogea sur la raison pour laquelle ni Patrick Massart, ni Paul Guével, pas plus que son ami Francis Le Gall de Brest, ne l’avaient informé de ce qui venait d’arriver au patron de Colbert. Il y avait sûrement de bonnes raisons à cela.

Entraîné dans le sillage des passants plus nombreux que de coutume en cette journée de grève perlée des transports, il voulut s’engouffrer dans les entrailles de la capitale à la station située à l’angle de la rue de Miromesnil et celle de La Boëtie, au cœur du VIIIe arrondissement, mais se ravisa, dissuadé par la cohue provoquée par la perturbation des transports en commun. Il préféra passer un coup de fil à la centrale de taxi la plus proche afin de pouvoir rallier le 36, quai des Orfèvres dans de meilleures conditions.

II

« Saint-Mathieu,le 10 avril 1806.

Mètre après mètre, le cheval fourbu tirait péniblement la lourde charrette débordant de goémon sur le sentier défoncé constellé de flaques sombres.

Le danger était omniprésent.

Chacune d’elles pouvait masquer la traîtrise d’une excavation plus profonde qu’une autre, un piège assassin dans lequel l’animal harassé risquait à tout moment de trébucher et de se rompre une jambe, signant alors son arrêt de mort.

L’homme qui tenait fermement le mors courbait l’échine sous l’agression des rafales glacées. Dans son autre main se balançait une lanterne à la flamme vacillante l’aidant à guider l’attelage du mieux possible de sa lueur dérisoire, afin d’éviter l’accident qui sonnerait le glas de la précieuse cargaison. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son vieux compagnon, son outil de travail.

La nuit étalait hâtivement son suaire noirâtre, hostile, oppressant, rendant les alentours de plus en plus sinistres. La pluie tantôt mêlée de flocons de neige, tantôt de grêle, fouettait avec violence le convoi solitaire, le harcelait des bourrasques cinglantes d’un mauvais vent de noroît qui glaçait jusqu’à la moelle des os. Ce temps n’arrangeait pas ses affaires. L’hiver avait été rude, un des plus sévères depuis des lustres. Il étendait des jours mauvais dont les coups de griffes sibériens empiétaient sur les premiers jours d’un printemps craintif, comme s’il s’obstinait à ne pas vouloir mourir.

Ce fut encore pire lorsqu’ils émergèrent du couvert des hauts talus pour poursuivre leur pénible progression dans la lande longeant la falaise. Le terrain découvert favorisait l’assaut de rafales plus puissantes qui arrachaient des plaintes grésillantes aux ajoncs et autres maigres bouquets de genêt disséminés au milieu de la rase végétation littorale. Les talus bas, noyés dans la pénombre envahissante, se révélaient insuffisants à protéger l’étrange équipage isolé dans cet environnement inhospitalier. Le grondement des lames s’écrasant au pied de la falaise parvenait plus nettement à l’homme, malmené à l’instar de son cheval.

L’océan déchaîné s’acharnait contre cette extrémité du monde que constituent la pointe Saint-Mathieu, la presqu’île de Kermorvan et son prolongement de l’Îlette, ultime lambeau de terre aux avant-postes de la colère atlantique. Des vagues monstrueuses avaient engagé un énième combat contre le monde des terriens, avec une sauvagerie indescriptible.

Des images pathétiques naquirent dans l’esprit du goémonier. Celles de corps de naufragés roulés par d’implacables déferlantes, de pauvres victimes arrachées au pont de leur navire, emportées comme fétus de paille par la fureur impitoyable, ensanglantées, démembrées, puis vomies sur les plages défigurées ou empalées sur les crocs acérés de la côte.

Il frémit d’horreur à ces pensées, se mit à chanter des oraisons à voix basse, récita des prières pour qu’aucun marin ne se trouvât piégé en mer en ces moments d’apocalypse. Sur la terre ferme, personne à part lui n’était assez fou pour oser se risquer hors de sa chaumière par de telles intempéries, si terribles qu’il lui semblait que le diable lui-même menait avec rage le front tragique de cette bataille contre le monde des vivants. Jamais, il ne s’était senti aussi seul, égaré au beau milieu d’un univers d’une hostilité effrayante. Seul… Du moins le croyait-il, loin de se douter que quelque chose l’épiait, d’encore plus effroyable que la tempête.

Il pensa aussi à ceux des îles, barricadés dans leurs pauvres masures, sans espoir d’échappatoire, cernés par la mer en furie, frêles créatures prisonnières de leurs sentinelles de terre, une poignée de sujets de Dieu abandonnés aux éléments destructeurs. Ceux de Molène étaient-ils mieux lotis ? Seuls, les Ouessantins, malmenés sans nul doute mais plus chanceux, lui semblaient en sécurité à l’abri de leur forteresse ceinturée de hautes falaises, inaltérables remparts naturels.

Il revint à la réalité. Sa réalité. Fiévreusement, il prit conscience qu’en cas d’imprévu, il ne pourrait compter que sur lui-même. Ne surtout pas céder à la panique. En bon chrétien fréquentant la chapelle Saint-Christophe du Conquet chaque dimanche mais aussi l’église de Lochrist, sans jamais déroger, il se persuada que Dieu veillait sur son destin, lui apportait bénédiction et protection divine en ces terribles instants. Oui. Le Seigneur était à ses côtés, veillait sur son âme. Il ne pouvait pas lui arriver malheur : c’eût été trop injuste. Non, au grand jamais, il ne méritait un quelconque châtiment du maître des cieux et de l’univers.

Revigoré par ces pensées pieuses, il s’arma de courage. Il leur restait un peu moins de deux lieues à peiner avant d’atteindre sa masure, aux portes du Conquet, où un bon feu le ragaillardirait après qu’il eût consciencieusement pris soin de s’occuper de son valeureux compagnon d’infortune éreinté par tant d’efforts, en lui fournissant un large boisseau du fourrage bien mérité. Il devina plus qu’il ne distingua les contours du calvaire de “Kroaz ar Mallozh”, dont le seul nom, la “Croix de la Malédiction”, faisait frémir. Beaucoup préféraient passer au large par superstition. D’étranges récits attribuaient au monument de sombres pouvoirs auxquels lui ne croyait guère. La croix de micaschiste plantée sur son socle à trois niveaux s’élevait sur un promontoire cerné de massifs de ronces duquel, de jour, le panorama sur la mer et les ruines de l’abbaye de Saint-Mathieu, flanquée du sémaphore, seul repère des marins, était imprenable. Le sentier serpentait jusqu’au pied du monument maléfique, érigé en des temps antédiluviens. Il était depuis longtemps colonisé par des mousses verdâtres. Le socle lui-même cédait à l’envahissement des lichens fixés par le sel des embruns colportés par les vents.

C’était la dernière épreuve, l’ultime pente escarpée à gravir avant de continuer vers un territoire plus hospitalier. Mais son vieux cheval soufflait plus que de coutume et il s’en inquiétait. En outre, il montrait des signes de nervosité inhabituels. Il lui flatta l’encolure pour tenter de l’apaiser. En vain. Il décida d’observer une courte halte au pied de Kroaz ar Mallozh, afin de vérifier si l’attelage ne montrait pas un signe de faiblesse ou un problème d’harnachement susceptible de blesser l’animal. La lanterne levée, il inspecta minutieusement le convoi, en fit deux fois le tour pour plus de sécurité, mais ne releva rien qui eût pu justifier ses craintes.

Il s’apprêtait à saisir le mors, signifiant l’ordre du départ lorsque son geste se figea. Un long hurlement démoniaque, suivi d’un rire machiavélique, inhumain, retentit de derrière les taillis malmenés par le vent, à une vingtaine de pas. Il en resta pétrifié. Affolé, le cheval se cabra, ébranlant la charrette instable sur la pente inégale. Deux éclairs consécutifs, fulgurants, déchirèrent le noir d’encre du ciel, l’illuminèrent furtivement, presque aussitôt accompagnés d’un terrible craquement qui fit trembler la lande. Machinalement, l’homme se signa plusieurs fois de suite, en appela à la miséricorde du Tout-Puissant après avoir eu le temps d’entrevoir, révélée par le bref mais stupéfiant débordement d’énergie issu des forges de Satan, la sinistre silhouette redoutée de tous les vivants de Bretagne. La stature maigre et élancée de la mort personnifiée lui était apparue clairement, enveloppée dans sa cape noire dont les pans amples volaient au vent, brandissant dans sa main droite une faux au long manche dont le croissant d’acier avait capté le terrifiant flash craché par les nues.

La foudre n’avait pas dû frapper loin, pas plus d’une centaine de mètres.

C’en fût trop pour le vieux cheval. Pris d’une panique inextinguible, il se cabra davantage, lâcha un hennissement effrayant, rua de toute sa chair, déstabilisant de manière irréversible son lourd attelage. La charrette partit de guingois sur le terrain abrupt et boueux, se disloqua sous le poids de son chargement dans des craquements sinistres, avant de verser. Entraîné dans le mouvement l’animal impuissant chut lourdement sur le flanc. Son cœur ne résista pas : il rendit l’âme dans un râle affreux, agité des ultimes spasmes de l’agonie.

L’homme tomba à genoux, désespéré, ruisselant de la pluie incessante. De nouveau, il joignit ses mains à la prière, implora tout haut le Seigneur de lui venir en aide, les yeux vissés sur l’endroit de l’infernale apparition. Pour toute réponse, un nouvel éclair arracha les ténèbres. La créature du diable s’était évaporée. L’Ankou avait disparu. Il ne pouvait s’agir d’autre chose ! Ainsi, les autres paroissiens avaient raison ! Kroaz ar Mallozh n’usurpait pas son nom, et lui, qui n’avait accordé aucun crédit ni à leurs dires ni à leurs craintes, subissait désormais la punition d’avoir bravé la légende et payait lourdement d’avoir fait fi des interdits ! Seul, le rire satanique de l’épouvantable créature dans le lointain lui parvint, porté par le vent, un rire long et puissant, chargé de menace, qui se perdit enfin, couvert par les bruissements de la lande malmenée par la tempête et le fracas des lames gigantesques brisant encore et toujours contres les roches.

Annihilé mentalement et physiquement, il mit du temps à se relever pour aller à tâtons s’asseoir sur le premier des trois niveaux du socle de Kroaz ar Mallozh. Comme inspiré par un appel spirituel, il trouva le courage de lever la tête. Une lueur blafarde semblait vouloir percer au-delà des nuages. Une déchirure inespérée les écartelait, elle laissa bientôt apparaître un croissant de lune, une lueur glaciale mais soudain amie, bienvenue, même si elle s’annonçait éphémère. Diffuse, pointée droit vers l’astre des nuits, Kroaz ar Mallozh semblait tendre vers lui sa verge minérale.

Que lui arrivait-il ? Pourquoi ? Oui, pourquoi Dieu lui-même l’avait-il abandonné ? Qu’avait-il donc bien pu faire pour mériter une telle déréliction infligée par le Très Haut qui gouvernait sa vie et qu’il priait avec la plus grande ferveur ? Sa mansuétude eût été bien méritée ! Il ne comprenait rien, il devenait fou.

Et il était dit que son martyre ne s’arrêterait pas là. Désemparé, poignardé au plus profond de son âme par tant d’injustice, il parvint à grand-peine à se remettre debout. Ses jambes flageolantes peinaient à soutenir son corps brisé. Des larmes acides se mêlaient à la pluie, ravinant son visage. Il fit un pas en avant, comme pour se prouver que la vie l’habitait encore. L’obscurité glauque avait de nouveau conquis la maîtrise du ciel et englouti le faible croissant impuissant à lutter pour offrir sa clarté cireuse à l’homme éperdu, traumatisé par ces tragiques péripéties. Son pied rencontra quelque chose de mou, ce qui ajouta encore à son angoisse. S’agissait-il là d’un animal victime d’un prédateur ? Un lièvre peut-être. Ceux-ci pullulaient dans la lande. Un renard ? Vacillant, il parvint à récupérer, intacte par miracle, sa lanterne tombée au creux d’un taillis de ronces. La flamme minuscule avait survécu lorsqu’il avait lâché l’objet précieux sans s’en rendre compte. Comme si elle se refusait elle aussi à mourir, la larme de feu reprit de la vigueur, telle un guide providentiel s’interdisant d’abandonner son propriétaire en détresse, proie fragile entre les griffes des ténèbres abyssales. Il se traîna vers le calvaire, leva la lanterne au-dessus de son pauvre cheval inerte pour l’éternité, il fut alors incapable de réfréner son incoercible chagrin. Il fondit en sanglots. La catastrophe qu’il redoutait tant était consommée. Il aurait vendu la moitié de son âme pour que ce malheur ne fût qu’un cauchemar sordide.

Il ne s’entendit pas hurler lorsque la flamme courageuse dévoila ce que sa botte avait rencontré plus tôt. Un corps humain gisait là, celui d’une jeune femme. L’horreur atteignit son paroxysme quand, promenant la lueur d’une main tétanisée, il découvrit la tête ensanglantée de la malheureuse, ouverte en deux en une cicatrice innommable, monstrueuse. Une épouvantable rivière de sang sombre ruisselait de l’immonde blessure et serpentait dans la boue, diluée par la pluie battante. Il détourna la frêle lumière et son regard de la scène ignoble. Sa peur panique, son sentiment d’être devenu fou lui donnèrent des ailes. Son cerveau ne lui commanda plus qu’un ordre : s’éloigner au plus vite de cet endroit maudit, tout entier imprégné d’ondes maléfiques. Il courut de toutes ses pauvres forces restantes, tomba à plusieurs reprises, s’égratigna mains et jambes aux ronces et aux épines sans ressentir la moindre douleur.

Sa masure, enfin… Il laissa choir sa lanterne. Cette fois, la flamme n’y résista pas.

Les entrailles nouées par l’épouvante, il s’engouffra dans son antre et s’y barricada plus hermétiquement que dans un caveau… »

« 9 juillet 1806

Carnets secrets d’Ambroise Kerdenniec

Curé en la paroisse de Lochrist

Rapport de la confession du nommé

Bevan Tangui

à la veille de son rappel par le Tout-Puissant

Paix à son âme

Que Dieu le bénisse

et lui fasse grâce de sa miséricorde. »

III

Olivier Savignac était arrivé à Brest depuis trois jours, entamant ainsi sa mission de remplacement au pied levé du commissaire Simonet pour une durée indéterminée. Il lui avait rendu visite à l’hôpital avant toute chose. L’intervention chirurgicale s’était bien passée, mais il lui faudrait plusieurs semaines de convalescence pour se remettre des alertes cardiaques qui avaient bien failli l’emporter. Le repos le plus total s’imposait. « Merci, Olivier, je n’en attendais pas moins de vous », avait-il déclaré, affaibli, encore sous le choc d’une lourde opération et des effets de l’anesthésie. Savignac lui avait souhaité un prompt rétablissement, l’avait assuré de son intérim aussi longtemps que cela s’avérerait nécessaire.

Un jeudi à l’atmosphère plombée de grisaille s’achevait en ce début de printemps qui aurait flanqué le bourdon au plus nanti des gagnants du loto. D’un autre côté, hormis quelques interventions sporadiques de la BAC, routine exaspérante de petits délits récurrents, lots de toutes les villes de l’Hexagone, Brest Métropole Océane vivait dans le calme, bercée par les eaux paisibles de sa rade aussi monochromes que ce ciel.

Il s’était employé à éplucher les divers dossiers des affaires en cours laissés en souffrance par Marc Simonet, nullement dépaysé par les locaux de Colbert qui, nota-t-il cependant, avaient bien besoin d’une modernisation, ni par la manière de fonctionner du commissariat central de la ville du Ponant pour l’avoir largement fréquenté lors de ses deux précédentes enquêtes. Les hommes non plus ne lui étaient pas inconnus. C’est d’ailleurs avec un plaisir non dissimulé qu’il avait retrouvé son ami Francis Le Gall, ainsi que les officiers Paul Guével, Patrick Massart et Germain Noblet ; Massart, victime d’une tentative de meurtre au début de l’affaire de Saint-Pabu, avait entièrement récupéré, à la grande satisfaction de ses collègues. Le Gall, un verre à la main, s’approcha de son ami fraîchement promu. Bien que l’état de santé du commissaire Simonet le contrariât, à l’instar du collectif de Colbert, il ne masquait pas sa satisfaction de voir Savignac temporairement affecté à la tête de l’antenne principale brestoise. En toute simplicité, le staff s’était réuni autour d’un pot de l’amitié en l’honneur de la prise de fonctions du nouvel arrivant.

Il plaisanta, caustique :

— Commissaire ! Boudiou de boudiou ! Ma doué, tu prends du galon, p’tit gars ! Je dois te vouvoyer maintenant, alors ? Ou on continue comme avant ?

Guével et Massart s’esclaffèrent.

— J’aurais été étonné que tu ne balances pas une connerie dans les cinq minutes, Francis, ricana Savignac. En tout cas, mon pote, je te conseille vivement de te tenir à carreau. Pour le moment et jusqu’à preuve du contraire, le boss ici, c’est moi. Alors mef ! Au premier pet de travers, je te saque. Direction la circulation à République, à Paris !

— Hé les mecs, z’avez entendu ça ? Il prend la grosse tête d’entrée de jeu, le jeune comm’ ! Holà ! T’es en Bretagne ici, mon gars ! Pas entre les pattes rouillées de la tour Eiffel ! Alors mollo ! Non mais !

Le Gall ne ratait jamais une occasion de titiller son ami. Celui-ci le lui rendait bien. Devant son flegme, il poursuivit :

— Sans déconner, Monsieur le jeune commissaire présomptueux, je suis vachement content. Pour une fois, tu ne viens pas chez nous pour élucider une histoire de merde qui te prend tout ton temps ! C’est plutôt calme en ce moment. On va pouvoir aller en mer de temps en temps !

— Ah, parce que ton rafiot déglingué n’est toujours pas au fond de l’eau pour servir de terrain de jeu aux crabes ? J’étais persuadé que la poiscaille s’amusait à faire du slalom entre ses membrures étouffées par les algues !

Le Gall haussa ses épaules et souffla de dépit :

— Navigue très bien, mon bateau, malotru ! C’est pas le Clem ! Il est encore en période de rodage ! Un authentique puceau de la mer !

— Bon, on ira, alors. Mais avant, laisse-moi le temps de souscrire une assurance-vie en béton. Principe de précaution indispensable…

Massart se moqua :

— Plutôt que de t’enraciner dans tes quolibets, regarde ton verre, Francis. Il est à marée basse !

— Merde ! Je comprends pourquoi j’ai le gosier en état de sécheresse alarmante ! Vite, faut refaire la nappe phréatique ! Vache, ça s’évapore vite, la sangria ! Faudrait un couvercle ! Vais breveter ça !

Ceci dit, il s’éloigna vers un groupe de policiers en tenue, en conversation autour du récipient contenant le breuvage. Là encore, il ne résista pas au désir d’haranguer ses collègues :

— Chaud les gars ! Laissez-en une gorgée pour tonton Francis, qui a le privilège de l’âge ! Précision utile et inquiétante pour vous : contrôle biniou à la sortie des agapes ! Vous voilà avertis ! Soyez sympas : ne prenez pas le risque d’encombrer les juges de la Correctionnelle avec des dossiers pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique. Z’ont assez de taf comme ça !

Puis, apposant sa main contre sa joue comme s’il voulait confier un secret, il lança un regard en coin vers Savignac et murmura :

— Surtout que le nouveau patron, bien que provisoire, est une vraie peau de vache ! Un éternuement, et vous êtes bons pour la retraite anticipée !

Les rires fusèrent. L’éternel boute-en-train y allait de sa verve intarissable. Plus sérieux, les échanges entre Guével, Massart et Savignac tournaient autour des soucis de santé de Marc Simonet.

— C’était limite, souligna Guével. Son premier malaise, au matin, ne l’a pas alerté. Il n’en a même pas parlé. Et la veille déjà, il mettait sa fatigue sur le compte d’une bronchite persistante. Le second, plus alarmant, ne laissait planer aucun doute… Il était temps…

Savignac esquissa une moue.

— Maladie du siècle…

— Ouais. Avec la vie qu’on mène, ça nous pend au nez à tous, renchérit Patrick Massart. Je pense qu’il est sorti de la zone rouge. C’est Morat qui l’a opéré. Le prof qui m’a sorti d’affaire…

Savignac ricana en portant son verre à ses lèvres :

— Toi, justement, ne nous refais plus un truc comme ça !

— Pas l’intention, Olivier. Mais bon. Notre boulot…

Un clin d’œil amical du nouveau commissaire vint accompagner cette dernière réflexion. Tout autre commentaire eût été superfétatoire.

Au terme de cette simple réunion de bon aloi – Savignac détestait trop les chichis, et tous le savaient – les trois hommes décidèrent de rester ensemble, autour d’un couscous de la mer dans un restaurant de la zone portuaire.

IV

Une nuit glauque, encrassée d’un crachin poisseux conférait à l’atmosphère un aspect cotonneux, presque palpable. Les deux adolescents s’en réjouissaient. En fait, cela était inespéré et favorisait la mission qui leur avait été confiée contre une confortable rémunération dont un acompte leur avait déjà été versé. Il leur fallait donc aller jusqu’au bout. À quinze et seize ans, la promesse d’un pécule de cent cinquante euros à se partager n’est pas chose négligeable, au regard du “travail” à effectuer. Ils étaient presque fiers d’avoir été choisis, en considération de précédents larcins pour lesquels les soupçons s’étaient à juste titre portés sur eux. Cependant, faute de preuves irréfutables, ils n’avaient pas été plus que ça inquiétés par les gendarmes du Conquet, bien que ceux-ci ne fussent pas dupes. Un fric-frac de plus, bien rémunéré, leur donnait du courage.

Julien consulta sa montre et poussa son jeune complice du coude. Embusqués derrière une haie, mouillés mais invisibles, ils s’y sentaient en totale sécurité. Florian, surnommé “Krampouezh” par ses copains, un sobriquet en rapport avec sa prédisposition à avaler des crêpes en abondance à n’importe quel moment de la journée – et de la nuit, prétendaient certains – lui rendit le même geste en signe d’accord. Il était près de minuit et la lumière, dans la maison, cible de leur convoitise, s’était éteinte depuis une bonne demi-heure. La “vieille” devait s’être endormie. Le temps d’agir était venu.

— T’as juste qu’à me suivre, rappela Julien, d’un an son aîné, dans un chuchotement. Je la connais, cette baraque. T’auras juste qu’à faire le guet et contrôler si la vieille roupille bien. Sinon, tu connais le signal convenu…

— T’inquiète… confirma Krampouezh. Y’a pas d’lézard.

Julien maugréa :

— T’inquiète ! Tu parles ! Sur le dernier coup, la cabane de jardin à Ploumoguer, t’as fait une connerie… T’as failli tout faire capoter, oui ! Fais pas semblant d’avoir oublié ! Alors maintenant, je me méfie. Déconne pas… On avait les keufs au cul ! T’as la mémoire courte ! Heureusement, je connaissais tous les ribines du bled…

Florian se défendit :

— C’était pas moi ! C’est ce foutu clebs qui a semé le boxon ! On saura jamais d’où il sortait ! Alors arrête de me saouler avec ça : c’est de l’histoire ancienne ! Putain, fais confiance un peu !

Un grognement de Julien fit écho à l’excuse, avant qu’il ne décide, tous les sens en alerte :

— Je suis prudent. On attend encore dix minutes.

— OK, Chef ! grinça Florian d’un ton moqueur. Mais je commence à me peler, avec cette humidité de merde.

— Plains-toi ! Il nous aide, ce temps dégueulasse. T’es aussi bouché que ce climat, toi ! Essaie de faire un peu travailler le pâté qui te sert de cervelle ! Réfléchis, mec. Il n’y a pas un rat dehors avec cette mélasse. Moi je trouve que ça nous arrange. Ce que tu peux être grave, des fois ! Bon. Pensons plutôt à ce que nous avons à faire. Faut pas nous laisser distraire par les erreurs du passé. Surtout que cette fois, il y a des thunes à prendre…

Krampouezh grogna à son tour. Sans blague ! Il détestait que son honneur soit bafoué. Cependant, il n’en voulait pas à Julien. Après tout, c’était son meilleur pote et ils s’entendaient comme deux larrons en foire malgré leurs petites disputes toujours bien vite oubliées.

Les deux gamins rivalisaient d’imagination, toujours en quête d’un coup tordu. Le dangereux engrenage de la délinquance, en partie dû au laxisme de l’autorité parentale. À ce point de vue, ils pouvaient se targuer d’être sur un pied d’égalité…

Krampouezh insista :

— T’es vraiment sûr qu’elle a pas de chien, la vioque ?

— Ouais… Certain ! Elle n’en a plus. Il a été botté en touche par une bagnole, il y a à peu près deux mois. Raide mort sur le coup le bestiau, se marra-t-il rétrospectivement. En plus, je déboulais derrière au même moment, avec mon scoot ! T’aurais vu la charpie ! Presque coupé en deux ! Boyaux à l’air et tout ! Dégueu !

Son compère grimaça un rictus de dégoût :

— Épargne un peu, tu vas me faire gerber. Évite les détails, merde ! Sans déc, on dirait que ce spectacle t’a réjoui. T’es infâme…

— Mais non, chochotte ! Je suis indifférent, c’est tout. À huit ans, j’ai été croqué par un berger allemand, tu le sais ! Douze points de suture sur l’avant-bras. T’as vu la cicatrice, non ? Alors excuse, mais un clebs dépecé par une bagnole, ça me fait ni chaud ni froid ! Tu captes ?

— Ouais mais quand même, comment tu racontes ça. C’est gore !

Agacé, Julien coupa court :

— Bon, on y va.

— Attends une seconde, j’ai envie de pisser !

— Non mais c’est pas vrai ! J’y crois pas ! T’as quand même pas la prostate qui merdouille à quinze ans ? T’as toujours la braguette ouverte ! Allez, magne-toi. On n’a pas que ça à foutre… Et ne la paume pas dans le noir ! ricana-t-il. Tu ne la retrouverais pas dans cette purée. Faut pas laisser traîner de pièces à conviction !

Occupé à soulager sa vessie, Florian répliqua, dépité :

— Pauvre naze ! C’est malin, ta blague. Je suis mort de rire !

— Hé ! Combien de litres tu contiens ?

— C’est la bière de tout à l’heure, chez Momo…

Julien soupira. Trois minutes plus tard, les deux gamins se faufilaient avec prudence vers la maison, sous le couvert des arbres au feuillage fantomatique de la petite propriété des hauteurs du Conquet. Ils entreprirent aussitôt d’en faire le tour, en rasant les murs. Leur commanditaire leur avait assuré que la porte de derrière, ouvrant sur un escalier qui permettait l’accès au sous-sol, ne serait pas verrouillée, ce qui s’avéra être exact.

Julien extirpa une torche électrique de son blouson. Le pâle faisceau produit par des piles volontairement défaillantes afin d’éviter une trop forte intensité lumineuse, éclaira faiblement l’entrée du sous-sol qu’ils atteignirent après avoir descendu les huit marches cimentées. Au fond, un second escalier permettait l’accès au rez-de-chaussée proprement dit d’où il était convenu que Julien gagnerait l’étage et la pièce où la vieille dame entassait un monticule de livres anciens, pendant que Krampouezh ferait le guet, à l’affût du moindre signe de réveil de la propriétaire des lieux. Le plus difficile serait de retrouver le manuscrit qui les intéressait. Néanmoins, celui-ci serait facilement identifiable car très ancien et bien décrit dans son aspect.

Après quelques secondes de pause pendant lesquelles il tendit l’oreille afin d’épier le moindre bruit dans