PREMIER ACTEUne représentation à l’hôtel de Bourgogne
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de
jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations. La salle est un
carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le
fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche,
faire angle avec la scène qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des
coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui
peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On
descend de l’estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de
ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang
supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène
même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite,
premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte
vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de
buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal,
d’assiettes de gâteux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du
théâtre. Grande porte qui s’entrebâille pour laisser passer les spectateurs.
Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus
du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La
Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité,
vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant
d’être allumés.
Scène première
Le public, qui arrive peu à peu, cavaliers, bourgeois,
laquais, pages, tire-laine, le portier, etc., puis les marquis, Cuigy,
Brissaille, la distributrice, les violons, etc.
On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un
cavalier entre brusquement.
LE PORTIER, le poursuivant.
Holà ! vos quinze sols !
LE CAVALIER
J’entre gratis !
LE CAVALIER
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient
d’entrer.
Vous ?
DEUXIÈME CAVALIER
Je ne paye pas !
DEUXIÈME CAVALIER
Je suis mousquetaire.
PREMIER CAVALIER, au deuxième.
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont
apportés.
UN LAQUAIS, entrant.
Pst… Flanquin !…
UN AUTRE, déjà arrive.
Champagne ?…
LE PREMIER, lui montrant des jeux qu’il
sort de son pourpoint.
Cartes. Dés.
Jouons.
LE DEUXIÈME, même jeu.
Oui, mon coquin.
PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de
chandelle qu’il allume et colle par terre.
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
UN GARDE, à une bouquetière qui
s’avance.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
UN DES BRETTEURS, recevant un coup de
fleuret.
Touche !
LE GARDE, poursuivant la fille.
Un baiser !
LA BOUQUETIÈRE, se dégageant.
On voit !…
LE GARDE, l’entraînant dans les coins
sombres.
Pas de danger !
UN HOMME, s’asseyant par terre avec
d’autres porteurs de provisions de bouche.
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
UN BOURGEOIS, conduisant son fils.
Plaçons-nous là, mon fils.
UN HOMME, tirant une bouteille de sous
son manteau et s’asseyant aussi.
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
à l’hôtel de Bourgogne !
LE BOURGEOIS, à son fils.
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
Il montre l’ivrogne du bout de sa canne.
Buveurs…
En rompant un des cavaliers le bouscule.
Bretteurs !
Il tombe au milieu des joueurs.
Joueurs !
LE GARDE, derrière lui lutinant toujours
la femme.
Un baiser !
LE BOURGEOIS, éloignant vivement son
fils.
Jour de Dieu !
– Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
LE JEUNE HOMME
Et du Corneille !
UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en
farandole et chante.
Tra la la la la la la la la la la lère…
LE PORTIER, sévèrement aux pages.
Les pages, pas de farce !…
PREMIER PAGE, avec une dignité
blessée.
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
Vivement au deuxième dès que le portier a tourné le dos.
As-tu de la ficelle ?
LE DEUXIÈME
Avec un hameçon.
PREMIER PAGE
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui
plusieurs hommes de mauvaise mine.
Or ça, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois…
DEUXIÈME PAGE, criant à d’autres pages déjà
placés aux galeries supérieures.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
TROISIÈME PAGE, d’en haut.
Et des pois !
Il souffle et les crible de pois.
LE JEUNE HOMME, à son père.
Que va-t-on nous jouer ?
LE JEUNE HOMME
De qui est-ce ?
LE BOURGEOIS
De monsieur Balthazar Baro. C’est une pièce !…
Il remonte au bras de son fils.
LE TIRE-LAINE, à ses acolytes.
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !
UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une
encoignure élevée
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le
geste de subtiliser.
Les montres…
LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils.
Vous verrez des acteurs très illustres…
LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par
petites secousses furtives.
Les mouchoirs…
QUELQU’UN, criant de la galerie
supérieure.
Allumez donc les lustres !
LE BOURGEOIS
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
UN PAGE, au parterre.
Ah ! voici la distributrice !…
LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le
buffet.
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
UNE VOIX DE FAUSSET
Place, brutes !
UN LAQUAIS, s’étonnant.
Les marquis !… au parterre ?…
UN AUTRE LAQUAIS
Oh ! pour quelques minutes !
Entre une bande de petits marquis.
UN MARQUIS, voyant la salle à moitié
vide.
Eh quoi ! Nous arrivons ainsi que des drapiers,
Sans déranger les
gens ? sans marcher sur les pieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
Il se trouve devant d’autres gentilshommes entrés peu avant.
Cuigy ! Brissaille !
CUIGY
Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…
LE MARQUIS
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…
UN AUTRE
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
LA SALLE, saluant l’entrée de
l’allumeur.
Ah !…
On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques
personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre donnant le
bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure
d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu
démodée, paraît préoccupé et regarde les loges
Scène II
Les mêmes, Christian, Lignière, puis Ragueneau et Le
Bret.
BRISSAILLE, riant.
Pas encor gris ?…
LIGNIÈRE, bas à Christian.
Je vous présente ?
Signe d’assentiment de Christian.
Baron de Neuvillette.
LA SALLE, acclamant l’ascension du
premier lustre allumé.
Ah !
CUIGY, à Brissaille, en regardant
Christian.
La tête est charmante.
PREMIER MARQUIS, qui a entendu.
Peuh !…
LIGNIÈRE, présentant à Christian.
Messieurs de Cuigy, de Brissaille…
CHRISTIAN, s’inclinant.
Enchanté !
PREMIER MARQUIS, au deuxième.
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
LIGNIÈRE, à Cuigy.
Monsieur débarque de Touraine.
CHRISTIAN
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les Cadets.
PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui
entrent dans les loges.
Voilà
La présidente Aubry !
LA DISTRIBUTRICE
Oranges, lait…
LES VIOLONS, s’accordant.
La.. la…
CUIGY, à Christian, lui désignant la
salle qui se garnit.
Du monde !
CHRISTIAN
Eh ! oui, beaucoup.
PREMIER MARQUIS
Tout le bel air !
Ils nomment les femmes à mesure qu’elles entrent, très
parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.
PREMIER MARQUIS
Que nous aimâmes…
DEUXIÈME MARQUIS
Qui de nos cœurs, va, se jouant !
LIGNIÈRE
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
LE JEUNE HOMME, à son père.
L’Académie est là ?
LE BOURGEOIS
Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre,
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
PREMIER MARQUIS
Attention ! nos précieuses prennent place :
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…
DEUXIÈME MARQUIS
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
PREMIER MARQUIS
Je les sais tous, marquis !
LIGNIÈRE, prenant Christian à
part.
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
CHRISTIAN, suppliant.
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d’amour.
LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre avec
son archet.
Messieurs les violons !…
LA DISTRIBUTRICE
Macarons, citronnée…
Les violons commencent à jouer.
CHRISTIAN
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit…
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
– Elle est toujours, à droite, au fond : la loge vide.
LIGNIÈRE, faisant mine de sortir.
Je pars.
CHRISTIAN, le retenant encore.
Oh ! non, restez !
LIGNIÈRE
Je ne peux. D’Assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un
plateau.
Orangeade ?
LA DISTRIBUTRICE
Rivesalte ?
LIGNIÈRE
Halte !
Je reste encor un peu. – voyons ce rivesalte ?
Il s’assied près du buffet. La distributrice lui verse du
rivesalte.
CRIS, dans le public à l’entrée d’un
petit homme grassouillet et réjoui.
Ah ! Ragueneau !…
LIGNIÈRE, à Christian.
Le grand rôtisseur Ragueneau.
RAGUENEAU, costume de pâtissier
endimanché, s’avançant vivement vers Lignière.
Monsieur avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
LIGNIÈRE, présentant Ragueneau à
Christian.
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
RAGUENEAU, se confondant.
Trop d’honneur…
LIGNIÈRE
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
RAGUENEAU
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
À crédit.
Poète de talent lui-même…
RAGUENEAU
Ils me l’ont dit.
RAGUENEAU
Il est vrai que pour une odelette…
LIGNIÈRE
Vous donnez une tarte…
RAGUENEAU
Oh ! une tartelette !
LIGNIÈRE
Brave homme, il s’en excuse !… Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…
RAGUENEAU
Des petits pains !
LIGNIÈRE, sévèrement.
Au lait.
– Et le théâtre, vous l’aimez ?
LIGNIÈRE
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd’hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté
combien ?
RAGUENEAU
Quatre flans. Quinze choux.
Il regarde de tous côtés.
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étonne.
RAGUENEAU !
Montfleury joue !
LIGNIÈRE
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
RAGUENEAU
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
LIGNIÈRE, qui en est à son quatrième
petit verre.
Eh ! bien ?
RAGUENEAU
Montfleury joue !
CUIGY, qui s’est rapproché avec son
groupe.
Il n’y peut rien.
RAGUENEAU
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
PREMIER MARQUIS
Quel est ce Cyrano ?
CUIGY
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
CUIGY
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s’il
cherchait quelqu’un.
Mais son ami Le Bret
peut vous dire…
Le Bret !
Le Bret descend vers eux.
Vous cherchez Bergerac ?
LE BRET
Oui, Je suis inquiet !…
CUIGY
N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
LE BRET, avec tendresse.
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
LIGNIÈRE
Et quel aspect hétéroclite que le sien !
RAGUENEAU
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eut fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape, que par-derrière, avec pompe, l’estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! mes seigneurs, quel nez que ce nez-là !
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il
exagère ! »
Puis on sourit, on
dit : « Il va l’enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
LE BRET, hochant la tête.
Il le porte, – et pourfend quiconque le remarque !
RAGUENEAU, fièrement.
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
PREMIER MARQUIS, haussant les épaules.
Il ne viendra pas !
RAGUENEAU
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
Rumeurs d’admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge
Elle s’assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian,
occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.
DEUXIÈME MARQUIS, avec des petits cris.
Ah ! messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante !
PREMIER MARQUIS
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
DEUXIÈME MARQUIS
Et si fraîche
Qu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume de cœur !
CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane,
et saisit vivement Lignière par le bras.
C’est elle !
LIGNIÈRE, regardant.
Ah ! c’est elle ?…
CHRISTIAN
Oui. Dites vite. J’ai peur.
LIGNIÈRE, dégustant son rivesaltes à
petits coups.
Magdeleine Robin, dite Roxane – Fine Précieuse.
LIGNIÈRE
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, – dont on parlait.
À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en
sautoir, entre dans la loge et, debout cause un instant avec Roxane.
CHRISTIAN, tressaillant.
Cet homme
LIGNIÈRE, qui commence à être gris,
clignant de l’œil.
Eh eh !…
– Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant ;
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
– La fin était méchante… Écoutez…
Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à
chanter.
CHRISTIAN
Chez monsieur de Valvert !
LIGNIÈRE
Prenez garde :
C’est lui qui vous tuera !
Lui désignant du coin de l’œil Roxane
Restez. On vous regarde.
CHRISTIAN
C’est vrai !
Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce
moment, le voyant la tête en l’air et bouche bée, se rapproche de
lui.
LIGNIÈRE
C’est moi qui pars. J’ai soif ! Et l’on m’attend
– Dans des
tavernes !
LE BRET, qui a fait le tour de la salle,
revenant vers Ragueneau d’une voix rassurée.
Pas de Cyrano.
RAGUENEAU, incrédule.
Pourtant…
LE BRET
Ah ! je veux espérer qu’il n’a pas vu l’affiche !
LA SALLE
Commencez ! Commencez !
Scène III
Les mêmes, moins Lignière ; De Guiche, Valvert puis
Montfleury.
UN MARQUIS, voyant de Guiche qui descend de
la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs
obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert.
Quelle cour, ce de Guiche !
UN AUTRE
Ff !… Encore un Gascon !
LE PREMIER
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
DEUXIÈME MARQUIS
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?
DE GUICHE
C’est couleur Espagnol malade.
PREMIER MARQUIS
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
DE GUICHE
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers le théâtre.
Il se retourne et appelle.
Viens, Valvert !
CHRISTIAN, qui les écoute et les observe,
tressaille en entendant ce nom.
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d’un tire-laine en
train de le dévaliser. Il se retourne.
Hein ?
CHRISTIAN, sans le lâcher.
Je cherchais un gant !
LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux.
Vous trouvez une main.
Changeant de ton, bas et vite.
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
CHRISTIAN, le tenant toujours.
Quel ?
LE TIRE-LAINE
Lignière…
Qui vous quitte…
CHRISTIAN, de même.
Eh ! bien ?
LE TIRE-LAINE
… touche à son heure dernière…
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent hommes – j’en suis – ce soir sont postés !…
LE TIRE-LAINE
Discrétion…
CHRISTIAN, haussant les épaules.
Oh !
LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de
dignité.
Professionnelle !
CHRISTIAN
Où seront-ils postés ?
LE TIRE-LAINE
À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le
poignet.
Mais où le voir ?
LE TIRE-LAINE
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D’Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, – et dans chaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
CHRISTIAN
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme,
cent !
Regardant Roxane avec amour.
La quitter… elle !
Et lui !… – Mais il faut que je sauve
Lignière !…
Il sort en courant. – De Guiche, le vicomte, les marquis,
tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur
les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place
vide aux galeries et aux loges.
UN BOURGEOIS, dont la perruque s’envole au
bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galerie
supérieure.
Ma perruque !
CRIS DE JOIE
Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !..
LE BOURGEOIS, furieux, montrant le
poing.
Petit gredin !
RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et
vont décroissant.
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
ha !
LE BRET, étonné.
Ce silence soudain ?…
Un spectateur lui parle bas.
Ah ?…
LE SPECTATEUR
La chose me vient d’être certifiée
MURMURES, qui courent.
Chut ! – Il paraît ?.. – Non ! – Si – Dans la loge
grillée. –
Le cardinal ! – Le cardinal ? – Le cardinal ! –
UN PAGE
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
On frappe sur la scène. Tout le monde s’immobilise.
Attente.
LA VOIX D’UN MARQUIS, dans le silence, derrière le
rideau.
Mouchez cette chandelle !
UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du
rideau.
Une chaise !
Une chaise est passée, de main en main au-dessus des têtes.
Le marquis… la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers
aux loges.
On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les
marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond
représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de
cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.
LE BRET, à Ragueneau, bas.
Montfleury entre en scène ?
RAGUENEAU, bas aussi.
Oui, c’est lui qui commence.
LE BRET
Cyrano n’est pas là.
RAGUENEAU
J’ai perdu mon pari.
LE BRET
Tant mieux ! tant mieux !
On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène,
énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses
penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.
LE PARTERRE, applaudissant.
Bravo, Montfleury ! Montfleury !
MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le
rôle de Phédon.
« Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois… »
UNE VOIX, au milieu du parterre.
Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?
Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.
VOIX DIVERSES
Hein ? – Quoi ? – Qu’est-ce ?…
On se lève dans les loges, pour voir.
LE BRET, terrifié.
Cyrano !
LA VOIX
Roi des pitres,
Hors de scène à l’instant !
TOUTE LA SALLE, indignée.
Oh !
VOIX DIVERSES, du parterre, des loges.
Chut ! – Assez ! – Montfleury jouez ! – Ne craignez
rien !…
MONTFLEURY, d’une voix mal assurée.
« Heureux qui loin des cours dans un lieu sol… »
LA VOIX, plus menaçante.
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
Une canne au bout d’un bras jaillit au-dessus des
têtes.
MONTFLEURY, d’une voix de plus en plus
faible.
« Heureux qui… »
MONTFLEURY, s’étranglant.
« Heureux qui loin des cours. »
CYRANO, surgissant du parterre, debout
sur une chaise, les bras croisés le feutre en bataille, la moustache
hérissée, le nez terrible.
Ah ! je vais me fâcher !…