...Il s'imposait à nos
admirations passionnées de remettre, autant que possible, toutes
choses au point, et de concilier ces contradictions évidentes, pour
fixer de façon précise la vie amoureuse de Baudelaire, et ensuite
conclure cet Évangile d'Amour dont il avait projeté d'être
l'Apôtre, aux débuts de sa carrière littéraire, vers 1846.
Quelques correspondances
amoureuses, publiées au hasard des trouvailles; ses théories sur la
Femme et sur l'Amour, éparpillées à toutes les pages de son œuvre,
reconstituées et groupées auto
ur de cet essai primitif: Choix
de maximes consolantes sur l'Amour, afin de préjuger ce livre qu'il
comptait écrire: Le Catéchisme de la Femme mariée; des souvenirs de
ses contemporains, des échos glanés ça et là, et des anecdotes;
surtout de piquantes lettres inédites; enfin, son Carnet Intime,
ont permis d'esquisser un Baudelaire amoureux dans la seule
intention—non de satisfaire de vaines curiosités, et ainsi de
profaner une mémoire bien sympathique,—mais d'expliquer l'œuvre par
l'homme, et de donner ainsi plus d'éclat et plus de couleurs aux
Fleurs qu'il cueillit en gerbes parfumées aux jardins de ses
amours: la vie amoureuse de Baudelaire s'est reflétée toute dans
son œuvre. Baudelaire n'aima ses maîtresses que pour l'éternel
désir de mieux contempler son âme dans leurs prunelles... lacs où
son âme tremble et s'y voit à l'envers..., parce que c'est là le
grand secret de la loi de l'Amour de chercher à se retrouver et à
se survivre en autrui, par cette inconsciente peur de la Mort,
divin témoignage de la Beauté de vivre.
...Une de ses premières amours
(je passe l'inversion sentimentale, et sensuelle peut-être, qui fit
renvoyer Baudelaire de Louis-le-Grand)—sans doute le premier, si
l'on tient pour nulles, et il le faut, les initiations érotiques
des rues chaudes—un de ses premiers amours, la maigre nudité d'une
petite chanteuse des cours: une blanche fille..., aux cheveux roux,
son jeune corps maladif plein de taches de rousseur, deux beaux
seins radieux comme des yeux..., qu'il rencontre en flânant. Poète
chétif, il lui dédie la primeur de ses vers, à cette pauvre gueuse
de carrefour; il glorifie ses haillons et ses sabots et nous
perpétue le souvenir de sa beauté. Un ami de Baudelaire, peintre
d'un joli talent, de Roy, expose La Petite Guitariste au
Salon.—Simplement, comme ils s'étaient rencontrés, simplement, ils
se quittèrent, ces deux vagabonds d'idéal. Baudelaire conserva
toujours le parfum de cette fleur de printemps. Quand il parlera
avec tant d'émotion de cette humble péripatéticienne des rues de
Londres qui par l'amour sauva de la faim et de la mort l'aventureux
Thomas de Quincey, il reverra dans un coin de son âme sensible
cette petite créature gracieuse de faiblesse et de sa gentille
mendiante rousse. Et, quand le mangeur d'opium et l'amant du
haschisch rôderont plus tard, les nuits pleines de lune, dans
Oxford Street ou sur les boulevards extérieurs du Mont-Parnasse,
les regards tournés vers leurs adolescences attristées, ils se
diront: «Ah! Si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est vers
Elle que je m'envolerais pour chercher la consolation.» Toujours la
douceur des premiers baisers laisse, pour les heures de doute et de
sécheresse, une source délicieusement fraîche qui fait oublier la
douleur et qui murmure, gaiement, de l'espérance.
Baudelaire ensuite promena sa
fantaisie curieuse par les quartiers bohèmes, courut les
guinguettes de Paris et de la banlieue, les bals et les jardins
publics; il y connut les Demoiselles et les Dames aux doux regards,
celles de la basse volée et celle de la haute; il fréquenta les
Danaë de la place Saint-Georges et effeuilla des roses à la statue
de Léda. Il tint même les boulevards, soupa à la Maison d'Or et
chez Bonvalet, après les haltes à l'Alhambra et au Vauxhall. Ils
étaient alors toute une bande d'excentriques qui effaraient les
profanes par leurs cheveux hirsutes, leurs allures féroces et leurs
accoutrements singuliers,—Baudelaire cependant, qui détestait la
mauvaise tenue, accusait déjà quelque noble beauté dans son entente
de s'habiller; son élégance faisait valoir son air très
distingué.—Ils tenaient leurs assises aux moulins de Montsouris et
des barrières de Plaisance ils descendaient en vainqueurs sur la
capitale. Un grand gaillard à la peau rousse, à la tignasse fauve,
Privat d'Anglemont, paraît avoir été le boute-en-train de la bande
habituelle de Baudelaire; il invitait les amis à lui offrir le vin
d'Anjou sous la tonnelle d'un vide-bouteilles du boulevard
Mont-Parnasse; pour les remercier, il leur récitait ses fameux
sonnets rocaille, et les faisait bénéficier de ses relations
intimes dans les maisons closes qu'il honorait de son haut
patronage: «Allez-y de ma part, leur disait-il, vous b*** à l'œil
sur mon ardoise.» Les jours de grande liesse, quand il recevait des
sommes, son plaisir était de recueillir toutes les miséreuses
prostituées, toutes les filles abandonnées; il les attablait chez
le rôtisseur jusqu'à ce que ses escarcelles fussent vides; et l'on
s'aimait à la diable, sans plus de malice, alors que l'hypocrisie
bourgeoise accroissait l'attentat aux mœurs de 34 0/0. Cette vie
folle, dont il se dégoûta vite, la curiosité assouvie, Baudelaire
la mena quelques années, jusqu'en 1842. Et c'est certainement dans
ce dévergondage qu'il faut chercher les raisons qui décidèrent sa
famille à l'embarquer sur un navire marchand en partance pour les
Indes.
Dans ces milieux, Baudelaire
expérimenta la bêtise et la naïveté des filles. Il importe de le
noter aussitôt pour ne point prendre trop aux sérieux telles et
telles opinions de Baudelaire sur les Femmes. Ainsi que beaucoup de
gens de lettres et d'artistes, il inclina à juger les femmes par
les petits salons du monde entretenu; et les nuits insensées des
boudoirs vespasiens lui tissèrent un voile d'illusions qu'il aura
bien du mal à défaufiler plus tard, quand la maturité et la
réflexion, fortifiées par la misère et par la maladie, lui
permettront de mieux comprendre la Femme et de ne point conclure
sur les femmes en général ce qu'il convient de décider quant aux
filles en particulier. C'est le point le plus intéressant à retenir
de cette période enfiévrée où Baudelaire fit son apprentissage de
la vie et de l'amour; et, si je devais décrire universitairement la
course amoureuse de Baudelaire, je dirais que voici sa première
manière d'aimer, instinctivement, brutalement même, en débauche et
en curiosité libertine; et que les objets de cet amour juvénile
vont leurrer ceux qui pensent trouver là la personnalité amoureuse
de Baudelaire, car il eut le courage de reconnaître son erreur,
sans toutefois la renoncer, ce qui était double bravoure de sa
part. Je veux dire que cette Jeanne Duval, dont à raison on ne veut
séparer le nom de celui de son poétique amant, ne fut point,
exclusivement, ainsi qu'on l'affirme trop gratuitement, la
maîtresse de Baudelaire; que même jamais il ne se donna à elle,
s'il est vrai qu'en amour la communion des chairs, sans l'intime
communion des âmes, ne soit qu'un mensonge pour endormir la douleur
humaine. Jeanne Duval ne régna sur les sens et sur l'imagination de
Baudelaire que par l'incantation de sa volupté pénétrante et le
charme magique de son étrangeté. Par la force de l'habitude, elle
fut la maîtresse de sa vie; pas un seul instant, en dépit que
lui-même l'ait cru, elle n'occupa la moindre place dans son cœur.
ELLE EST LA FLEUR DU MAL, OUI; L'AMOUR DE BAUDELAIRE, ASSURÉMENT,
NON.
Il fit sa connaissance vers la
vingtième année. Tarifée du trottoir, figurante de café chantant,
valetaille exotique, impossible de le préciser. Baudelaire s'en
éprit soudainement, au point de lui sacrifier une juive de la rue
Saint-Antoine, Sarah-Louchette, encore une gueuse, pour laquelle il
paraissait avoir quelque attachement.—Vingt ans, la gorge déjà
basse, les seins tombés, elle est chauve et porte perruque; elle
louche de son œil juif et cerné. Un soir d'hiver, la faim a relevé
ses jupons en plein air; elle a vendu son âme pour avoir des
souliers; elle a traîné les ruisseaux, et mordu le pain de
l'hôpital. Elle s'essouffle au plaisir. Pour elle, et d'elle, tant
d'amants sont défunts que, les nuits d'insomnie, ses yeux inquiets
en voient défiler les fantômes.—Cette bohème-là, c'est son tout, sa
richesse, sa perle, son bijou, sa reine, sa duchesse, celle qui l'a
bercé dans son giron vainqueur, et qui, dans ses deux mains, a
réchauffé son cœur.—D'abord, Jeanne fut cruelle et coquette; en
attendant de baiser son noble corps, Baudelaire dut retourner à
l'affreuse juive. Près de celle qu'il n'aime plus, il songe à celle
dont son désir se prive; il se représente sa majesté native, son
regard vigoureux et tout de grâce, le casque parfumé de ses
cheveux; il n'aspire qu'à la ferveur de caresser ses pieds frais et
ses tresses noires; surtout il voudrait obscurcir la splendeur de
ses froides prunelles, par quelque larme, quelque soir. Sans doute,
en prolongeant sa cour, la belle ténébreuse avait résolu dé mieux
s'attacher le jeune homme; elle y réussit, en tous cas, puisque
plus elle le fuyait, plus il l'aimait, plus il chérissait cette
froideur par où elle lui plus belle; puisque dès lors leurs
existences se confondirent si bien qu'au milieu des plus
angoissantes préoccupations Baudelaire ne cessa d'assurer la vie de
sa compagne d'amour, avant de penser à s'assurer la sienne.
La fille de Saint-Domingue
n'empruntait pourtant sa beauté qu'à l'image poétique dont
Baudelaire se plaisait à l'auréoler dans son triste cœur. Les
familiers du quai de Béthune, qui n'en étaient pas amoureux,
confessaient qu'elle n'avait ni talent, ni esprit, ni cœur, aucune
beauté, et aucun charme (physiquement, cette drôlesse ne vaut même
pas le ***, disait un intime), rien enfin qui justifiât la passion
exclusive qui s'empara de Baudelaire à cette époque. Près de la
cheminée, elle demeurait blottie dans un fauteuil bas et y restait
silencieuse, cependant que les apprentis de lettres dissertaient
des théories et jonglaient aux paradoxes. Baudelaire improvisant
lui dictait tes vers qu'elle retenait, que peut-être elle
recopiait. Il s'amusait parfois, en marge des manuscrits, à
dessiner avec une allumette noircie ou une estompe, sa chevelure
pelée, ses seins déliquescents et ses larges hanches qui roulaient
sur des cuisses évasées, ses deux grands yeux noirs, insensibles,
indifférents, deux bijoux froids où rien ne se révèle ni de doux ni
d'amer. La passion des liqueurs fortes, la méchanceté sournoise des
races de couleur, des infidélités quotidiennes en des crises
d'hystérie bestiale, autant de raisons qui, loin de détourner
Baudelaire d'une liaison fangeuse, fortifièrent son penchant pour
la Vénus noire. Elle est l'ornement de ses nuits: il l'adore à
l'égal de la voûte nocturne. Elle est le vase de tristesse où il
boit l'absinthe douloureuse, devant l'impuissance de jamais
atteindre les immensités bleues du Rêve. Ses yeux, illuminés ainsi
que des boutiques d'incendies qui ne s'éteignent jamais, le brûlent
jusqu'aux dernières moelles, d'une brûlure sans cesse avivée: elle
est savante pour le mal, et, femme impure et mégère libertine, elle
mettrait l'univers dans sa ruelle. Elle est la Reine des péchés.
Pour l'ouragan de cette volupté, pour l'élixir de sa bouche goulue,
insatiable... être le Styx pour l'embrasser neuf fois..., pour les
deux grands yeux noirs de l'enfant des noirs minuits, il abandonne
tout, il sacrifie tout, famille, avenir, amis, lui-même il s'enlise
jouisseusement dans cette débauche, il s'y donne à pleines lèvres,
pour peut-être le sadisme de remâcher son dégoût immense de cette
sublime ignominie; même, il renoncerait à sa vocation d'écrire des
proses légères et ailées, et de ciseler si finement des vers si
vigoureux, si martelés; et, cependant, les admirateurs de
Baudelaire ont voulu voir en Jeanne Duval la Muse qui servait à
pétrir le Génie du maître; lui-même se l'avouait, elle était son
inspiratrice.
L'inspiration de la mulâtresse
existe bien, en effet, mais ce n'est qu'une inspiration indirecte,
lointaine. Jeanne Duval lui était le miroir extérieur où se
profilaient, en plus de beauté et plus de relief, tous les
revenants de sa jeunesse. Il l'aimait de lui faire ressouvenir des
pays parfumés que le soleil caresse, et de l'invraisemblable décor
des tropiques brûlants, de Bénarès et du Gange... les idoles à
trompe qu'on salue, les trônes constellés de joyaux lumineux, les
palais ouvragés et féeriques, les costumes qui sont une ivresse
pour les yeux, les jongleurs savants que le serpent caresse et les
femmes qui se teignent les dents et les ongles, et puis, et puis
encore... Tout l'attachement qu'il lui montra avec tant de fidélité
n'était que la traduction de la reconnaissance pour ce quelle lui
rendait vivante la vision de ces rivages heureux et des ces îles
singulières qu'il avait chéries jusqu'à la possession, jusqu'à la
défaillance. Par le seul fait de cette association d'idées, et par
l'intensité de son désir imaginatif et créateur qui lui
ressuscitait les contrées entrevues et lui éternisait ses jeunes
impressions, il accentua une accoutumance de laquelle il ne put
jamais se déprendre... Quand je mordille tes cheveux élastiques et
rebelles, quand je mords tes tresses lourdes et noires, il me
semble que je mange des souvenirs.
L'embrassant, il s'embrassait
lui-même, et sa jeunesse. Il voulait respirer en elle tous les
parfums de là-bas—BENJOIN, ENCENS, OLIBAN, MYRRHE—qui avaient grisé
ses narines, et qu'il retrouvait endormis—MUSC ET HAVANE—dans sa
chevelure moutonnante... Laisse-moi respirer longtemps, longtemps,
l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage... Il l'aimait
d'être si indolemment paresseuse; il revoyait les palmiers d'où
pleut sur ses yeux la paresse; et son nonchaloir lui rappelait la
langoureuse Asie et la brûlante Afrique. Elle était l'oasis où
rêver, à l'abri des grandes sécheresse. Elle était la gourde où
humer à longs traits le vin des souvenirs. Et son sein chaleureux,
c'était le frémissement de l'éternelle chaleur des cieux en feu,
sous l'ardeur monotone du soleil d'Orient. Il l'aimait pour ses
yeux faits de minéraux charmants, où l'ange inviolé se mêle au
sphinx antique. Pour le miroitement de sa peau huileuse qui vacille
comme les étoiles, il eût perdu l'humanité et trahi ses dieux. Le
martyre n'aurait point été au-dessus de ses forces si, de ce prix,
il eût dû payer les nuits de caresses et de morsures, les baisers
diaboliques, infinis et pâmés. Il aimait Jeanne Duval, parce
qu'elle lui était la représentation plastique des pays délicieux où
son âme était restée captive à jamais. Jeanne Duval, c'était
lui-même, en autrui, avec toutes les séductions de la femme, par
suggestion, et toutes les illusions de la poésie et du
souvenir.
Il aimait aussi dans Jeanne Duval
une autre femme qu'il avait connue dans la traversée. La dame
créole aux charmes ignorés, qui marchait, grande et svelte, comme
une chasseresse sous les bois de palmiers, avait soumis son
enthousiasme curieux. Et il gardait d'elle un souvenir durable; ses
airs maniérés et nobles, son teint pâle et chaud, lui inspirèrent
ses premiers vers, et elle lui fut la source des mille sonnets
germèrent dans son cœur. Il eût voulu l'amener au vrai pays de
gloire, sur les bords de la Seine or de la vaste Loire; il jugeait
sa beauté digne d'orner les vieux manoirs de France.—Il aimait
encore dans Jeanne une fille du Malabar qu'il avait hésité à amener
avec lui en France. Elle a des yeux de velours plus noirs que sa
chair; ses pieds sont aussi fins que ses mains et sa large hanche
est charitable aux fatigues. Dès que le matin fait chanter les
platanes, et tout le jour, doucement, sur une natte, son corps vêtu
de mousselines frêles, jusqu'au soir d'écarlate, elle fredonne tout
bas des airs inconnus, et ses rêves flottants sont pleins de
colibris. Comme il se félicite, maintenant, de ne pas lui avoir
imposé nos sales brouillards et d'avoir laissé l'heureuse enfant
aux pays chauds et bleus où Dieu la fit naître; elle eût dû
emprisonner ses flancs dans la brutalité d'un corset et glaner son
souper dans nos fanges.—Il aimait enfin dans Jeanne Duval l'image
de la belle Dorothée, une coquette des tropiques qui moulait sa
taille longue et sa gorge pointue dans une robe collante de soie
rose... le poids de son énorme chevelure presque bleue, l'ombrelle
rouge fardant sa peau ténébreuse, sa jambe luisante et souple... et
demandait aux officiers si les belles dames de Paris étaient toutes
plus belles qu'elle. Elle s'avançait, harmonieusement, heureuse de
vivre et souriant d'un blanc sourire, comme si elle apercevait au
loin dans l'espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté.
Et, souvent, Baudelaire s'évade de la liaison qui l'obsède; il
revoit la case sacrée où cette fille très parée évente ses reins en
écoutant pleurer les sanglots des bassins; il se caresse à sa peau
délicate frottée d'huile odorante. Des fleurs se pâment dans un
coin... Les images, les images toujours, la primitive, l'exclusive
passion de Baudelaire.
...IL A PLUS DE SOUVENIRS QUE
S'IL AVAIT MILLE ANS. Dans l'océan de la chevelure de la
Bien-Aimée, il retrouve tout l'hémisphère de sa vie idéale, de
cette existence monotone et langoureuse qu'il rêve toujours,
toujours, plus la réalité lui est mauvaise. Le Spleen. L'Idéal.
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, il respire
l'odeur de son sein chaleureux, son âme inquiète appareille pour
les climats enchanteurs, et il songe à la douceur d'aller là-bas
vivre ensemble, aimer, et mourir, au pays qui lui ressemble... Au
bord de la mer, une belle case, en bois, enveloppée de tous ces
arbres bizarres et luisants, dont j'ai oublié les noms... dans
l'atmosphère, une odeur enivrante, indéfinissable... dans la case,
un puissant parfum de rose et de musc... plus loin, derrière notre
petit domaine, des bouts de mâts balancés par la houle.... Autour
de nous, au delà de la chambre éclairée d'une lumière tamisée par
les stores, décorée de nattes fraîches, et de fleurs capiteuses,
avec de rares sièges d'un rococo portugais, d'un bois lourd et
ténébreux, (où elle reposerait si calme, si bien éventée, fumant le
tabac légèrement opiacé)... Au delà de la varangue, le tapage des
oiseaux ivres de lumières, et le jacassement des petites négresses
... et la nuit, pour servir d'accompagnement à mes songes, le chant
plaintif des arbres à musique, des mélancoliques filaos... Oui, en
vérité, c'est bien là le décor que je cherchais... C'est là qu'il
faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie. Et y posséder sa
chère vie... LÀ, TOUT N'EST QU'ORDRE ET BEAUTÉ, LUXE, CALME ET
VOLUPTÉ... Et, sur ce thème favori, Baudelaire brode les variations
les plus vagabondes; il écrit L'Invitation au voyage, pour l'offrir
à la femme aimée, à la sœur d'élection; il l'écrit sur des vers qui
s'eurythment en beauté et en harmonie, comme là-bas dans le port
les formes élancées des navires; il l'écrit en des proses parfumées
aussi douces que le revenez-y de Sumatra, et légères. Jamais sa
chaude fantaisie n'a de rêves plus tendrement mélancoliques, jamais
ses musiques (musiques de Weber, lointaines, et apaisantes, un
sommeil magnétique) ne se sont détachées en un murmure plus
amoureux. Il trouve même à cette jouissance, désir et regret, tant
de délices infinies qu'il aboutit à cette conclusion orientale:
Pourquoi contraindre les corps à changer de place, puisque l'âme
voyage si lestement?