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De Haan quitte sa Hollande natale en 1919 pour s’installer à Jérusalem. Correspondant d'un quotidien amstellodamois, il a laissé derrière lui près de 400 reportages rédigés sous forme de feuilletons qui constituent une chronique fascinante de la vie palestinienne au cours des années 1919-1924 (année où il est abattu, en pleine rue). Des reportages passionnants qui restituent admirablement le climat et l’ambiance de l’époque, et qui sont à mettre dans la lignée de ceux de Joseph Kessel ou d'Albert Londres.
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De notre envoyé spécial à Jérusalem
Les éditeurs remercient la Fondation néerlandaise pour la littérature de son soutien
Les lecteurs sont invités à prolonger la lecture de cet ouvrage par la consultation de notre site www.andreversailleediteur.com. De nombreuses autres informations relatives au sujet traité sont présentées sur la page dédiée au livre. Celle-ci sera régulièrement actualisée et étoffée de nouveaux documents.
© André Versaille éditeur, 2013
ISBN 978-2-87495-203-6
D/2013/11.448/3
En suivant ce lien, vous aurez accès à des bonus sur le livre (vidéos, extraits de presse, interviews, articles, etc.).
La présentation de l'éditeur
Enthousiasmé par la perspective de participer à l’édification d’un Foyer national juif, Jacob Israël de Haan quitte sa Hollande natale en 1919 pour s’installer à Jérusalem.
Ce poète, romancier et juriste y renoue avec la foi ancestrale et se lie à la mouvance juive ultra-orthodoxe. Au point de s’en faire le porte-parole lorsque ce courant dissident entre en conflit avec la direction sioniste. Devenu la cible d’une haine implacable, il sera abattu, en pleine rue, en 1924.
En tant que correspondant du quotidien amstellodamois Algemeen Handelsblad, de Haan a laissé derrière lui près de 400 reportages rédigés sous forme de feuilletons quasi quotidiens de « choses vues » et de faits vécus en Terre Sainte, tant en milieu juif qu’arabe.
Ces échos, qui comprennent notamment des interviews des leaders nationalistes arabes de l’époque, constituent – dans l’esprit du précepte d’Albert Londres « porter la plume dans la plaie » – une chronique fascinante de la vie palestinienne au cours des années 1919-1924 et nous offrent une vue aussi pénétrante que personnelle des « travaux et des jours » de sa population composite à l’époque du mandat britannique.
Les commentaires, à l’occasion acerbes, y alternent avec des observations captivantes, une ironie parfois féroce avec des passages poignants. Notamment lorsqu’il décrit les mouvements arabes de protestation qui virent au pogrom sanglant ou quand il fait état de lettres le menaçant de mort.
Des reportages passionnants qui restituent admirablement le climat et l’ambiance de l’époque, et qui sont à mettre dans la lignée de ceux de Joseph Kessel ou d’Albert Londres.
La sélection, la présentation ainsi que la traduction des chroniques composant ce recueil sont dues à Nathan Weinstock, auteur notamment de Terre promise, trop promise. Genèse du conflit israélo-palestinien 1882-1948 (Odile Jacob).
Jacob Israël de Haan
De notre envoyé spécial
à Jérusalem
Au cœur de la Palestine des années vingt
Chroniques paruesdans l’Algemeen Handelsblad d’Amsterdam(de 1919 à 1924)
Sélectionnées, présentées, traduites et annotées par Nathan Weinstock
André Versaille éditeur
Pour Micheline
Was wär ich ohne dich gewesen?
Was würd ich ohne dich nicht sein?
Novalis
Ceux qui vivront après moi comprendront mon chant, mes souffrances et mes passions
Nathan Weinstock
Ce que j’ai écrit, demeure écrit. Ce que j’ai méfait, a été fait. Je meurs consolé. Mais ceux qui vivront après moicomprendront mon chant, mes souffrances et mes passions.1
Jacob Israël de Haan est né dans la petite bourgade de Smilde, située dans la province hollandaise de Drente, en 1881. Il est issu d’une famille pratiquante typique de Juifs de lamedinah, c’est-à-dire des petites villes de province des Pays-Bas, qui ne comptait pas moins de dix enfants (compte non tenu de deux enfants issus des premières noces du père, Isaac de Haan). Sa sœur Carolina Lea – qui allait devenir une romancière de renom sous le nom de plume de Carry van Bruggen – est née au cours de la même année que lui. Quant à son père Isaac, chef d’une famille nombreuse, il cumulait au sein de la minuscule communauté juive locale un nombre impressionnant de fonctions:chantre de la petite synagogue locale, bedeau, professeur de religion, sacrificateur rituel, circonciseur. Le tout pour un salaire de misère et non sans âpres conflits avec sa congrégation2. Ultérieurement, la famille s’établira en Frise d’abord, ensuite à Zaandam et finalement à Haarlem. C’est dans cette dernière localité que Jacob fréquentera l’École normale d’instituteurs.
Est-ce en raison des frictions qui ont opposé son père à ses commettants?Ou tout simplement parce que cette évolution s’inscrivait dans l’air du temps?Toujours est-il qu’à l’École normale le jeune Jacob se détache du judaïsme3. Du reste, il se fait appeler Jaap (abréviation de Jacob):ce n’est que beaucoup plus tard qu’il revendiquera son second prénom (Israël). En revanche, il est séduit d’emblée par les idées socialistes. C’est d’ailleurs là qu’il se lie d’une amitié durable à l’écrivain Frederik van Eeden. Ce dernier, qui fondera une colonie collectiviste («Walden»), est non seulement un homme de lettres novateur au langage poétique et un grand humaniste pétri d’idéalisme, mais également un médecin.
Après avoir achevé sa formation, Jacob s’installe comme instituteur à Amsterdam dans le quartier populaire du«Pijp». C’est à ce moment aussi – vers 1900-1904 – qu’il entame timidement sa carrière littéraire en faisant publier ses premiers poèmes. Pour percer, de Haan ne peut compter que sur son talent. Ses vers sont remarqués par l’influent poète Albert Verwey, membre du comité de rédaction de la revueDe Nieuwe Gids(«Le Nouveau Guide»), qui apporte un souffle nouveau aux lettres néerlandaises. De 1905 à 1919, Verwey dirigera une autre revue d’avant-garde:De Beweging(«Le Mouvement»).
Le jeune auteur bombarde littéralement ses deux protecteurs de courriers et de manuscrits. À van Eeden il adresse, dès 1901, un poème exprimant son amour du Christ4. Il est clair qu’il espère percer. Le ton de ses lettres est insistant, suppliant même. Et l’affection qu’il exprime a parfois quelque chose d’étouffant au point qu’on ne les lit pas toujours sans éprouver un sentiment de malaise. Il s’y exprime de toute évidence déjà une pulsion homosexuelle5.
De Haan a également rédigé quelques nouvelles du genre réaliste et fait ses débuts en tant que journaliste. Il collabore au quotidien socialisteHet Volk(«Le Peuple») et est responsable de son supplément dominical destiné aux enfants.
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En 1904, c’est un véritable scandale qui éclate dans le Landerneau local à l’occasion de la publication par de Haan de son récitPijpelijntjes6, que l’on pourrait traduire par«Lignes consacrées [au quartier] du Pijp». Roman naturaliste, marqué par l’esprit décadent de l’époque, à thématique homosexuelle avec une forte tonalité sadique. Cette œuvre choque profondément le public hollandais que l’on aurait pu croire plus ouvert au sujet depuis que le grand romancier Louis Couperus avait publiéEline Verequinze ans auparavant. Serait-ce le fait que l’intrigue se situe dans un quartier populaire et non pas dans le milieu«proustien»de la haute société de La Haye qui a indisposé l’opinion à ce point?
Il faut préciser que l’auteur n’a pas craint de tomber dans la provocation. CarPijpelijntjespeut se lire comme un roman à clef. Et tout un chacun devinait que le personnage central de Sam n’était autre que son ami Arnold Aletrino, universitaire séfarade, médecin, criminologue et défenseur du droit à l’homosexualité. D’autant que le roman sulfureux lui était expressément dédié («Au bon A. Aletrino»), sans que de Haan n’ait songé un seul moment à le consulter à propos de cette dédicace embarrassante. Or, en homme prudent, Aletrino – quant à lui – avait veillé à user d’un pseudonyme lorsqu’il avait publié son essai sur l’«uranisme». Le criminologue se démènera ensuite comme un beau diable et entreprendra des tentatives désespérées pour racheter toute l’édition de l’ouvrage. L’éditeur essaiera même de récupérer les exemplaires de presse. À la suite de cet incident fâcheux, Aletrino rompra tous liens avec de Haan. Il ira même jusqu’à écrire plus tard, quand de Haan se trouvera en Russie:«pour ma part ils peuvent déclencher un pogrom contre lui».
La bouffée d’indignation suscitée par la publication ne se limite pas aux milieux bourgeois. P. L. Tak, directeur duVolk, annonce d’emblée que«ce Monsieur»(de Haan) est démis de ses fonctions de rédacteur de la rubrique enfantine. Ainsi, de Haan se voit même privé du titre departijgenoot(«camarade de parti») qui était d’usage entre socialistes lorsque l’on se référait à l’un d’entre eux… Car, aux yeux de la gauche, les homosexuels étaient manifestement considérés – tout comme les prostituées d’ailleurs – comme des sous-produits de la pourriture capitaliste. De Haan perdra également son poste d’instituteur à la commune de Voorschoten. En 1908, c’est au tour de la ville d’Amsterdam de le rayer de la liste des instituteurs suppléants en raison de ses écrits. Et s’il est vrai que son protecteur L. Van Deyssel consent à lui écrire pour exprimer son appréciation du livre, il n’en refuse pas moins obstinément que sa lettre de soutien soit rendue publique.
Pour sa défense, de Haan publie, en juin 1905, une«Lettre ouverte à P. L. Tak7». Il s’y plaint de n’avoir pu exercer son droit de défense, tout en s’abstenant curieusement – par prudence? – d’y défendre le principe du droit à la déviance sexuelle. Ulcéré, il se sent une victime de la société, en butte à l’incompréhension de ses amis. Et se plaint d’avoir été lâché par ses collègues écrivains. Grâce à des proches, il trouvera un emploi de gratte-papier à la banque des assurances d’État. Par la suite, il donnera cours dans un institut à Nimègue et occupera jusqu’en 1908 à nouveau un poste d’instituteur temporaire.
À partir de 1905, il prend le parti d’adopter systématiquement son second prénom Israël et appose donc désormais sur ses œuvres et sur sa correspondance la signature«JacobIsraëlde Haan». S’agit-il d’une recherche de ses racines?Mais comment expliquer alors qu’il ait épousé en 1907 Johanna van Maarseveen?Car cette femme médecin qui se trouve au service de la municipalité d’Amsterdam est non seulement beaucoup plus âgée que lui mais également catholique, quoique non pratiquante. De sorte que, par ce mariage, il semble s’éloigner davantage encore du judaïsme. Est-ce d’ailleurs une véritable union matrimoniale?Si les deux membres du couple paraissent unis par de réels liens d’affection, il y a de bonnes raisons de croire qu’il s’agissait d’un mariage blanc8.
En 1908, il fait paraître un autre roman sous le titrePathologieën9(«Pathologies») qui s’inscrit à nouveau dans le registre du naturalisme et de l’esprit décadent. Ce récit a pour sujet la lutte du protagoniste contre ses tendances homosexuelles irrépressibles et s’achève sur un suicide. L’œuvre est fortement empreinte de sadomasochisme et présente d’évidents aspects autobiographiques10. Cet ouvrage suscita la vive désapprobation de son ami van Eeden qui, par une lettre du 14 novembre 1905, lui renvoya le manuscrit en précisant qu’il n’avait pas pu l’achever et qu’il le priait de le dispenser d’avoir à porter un jugement sur cette œuvre11. Cependant de Haan obtint en revanche une préface de l’écrivain belge francophone Georges Eekhoud, qui avait popularisé le thème de l’amour homosexuel dans ses romans et poèmes, dont lesLibertins d’Anvers.
Après la parution de ce roman, de Haan abandonne la prose pour se consacrer à la poésie. On retrouvera la problématique homosexuelle dansEen nieuw Carthago(«Une nouvelle Carthage»), paru en 1917. Et elle est très présente – à nouveau – dans sa poésie:dans sesLiederen(«Chants», 1909), où il s’épanouit pleinement comme poète, et surtout dans sesKwatrijnen(«Quatrains», publication posthume en 1924). On comprend donc que ce soit un de ses vers que l’on ait choisi de graver sur le monument érigé à Amsterdam en l’honneur des victimes de la persécution de l’homosexualité:«un tel désir d’amitié sans rivages…».
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C’est sans doute à la présence et à l’influence de son épouse Johanna, qu’il a épousée en 1907, qu’il faut attribuer le fait qu’il sut retrouver ensuite son équilibre ainsi que sa décision de consacrer ses soirées à l’étude du droit12. Après avoir passé son examen de doctorat en 1909 à l’université d’Amsterdam, il s’installe comme répétiteur de droit privé et de droit pénal. Et défend en 1916 une thèse remarquée sur la sémantique juridique, œuvre à laquelle on fait encore toujours référence dans les publications spécialisées. Quelques mois plus tard, il se voit conférer le titre deprivaatdocent(Privatdozent), étape qui paraît lui ouvrir les portes d’une carrière universitaire. Au cours de ces années-là, il rédige et publie du reste une quantité impressionnante de travaux scientifiques.
Comme il espérait ardemment décrocher une chaire à la faculté de droit, il entreprend des démarches afin d’être nommé. Dans sa correspondance il laisse cependant entendre que ce poste risque de lui échapper. Soit par suite des pressions d’universitaires socialistes désireux de faire nommer un des leurs, soit encore parce qu’on attend de lui quelques concessions – le désaveu de certains écrits? – auxquelles il se refuse. Quoi qu’il en soit, il n’obtint pas la chaire convoitée. Et c’est un autre – Bernardus Maria Taverne – qui est nommé à la chaire vacante de droit pénal et de procédure pénale13. De Haan enrage. Mais il ne lui reste qu’à exercer son ironie mordante aux dépens de l’heureux rival, qui avait été officier de marine, en faisant remarquer qu’à défaut d’être un jurisconsulte d’une grande expérience, c’est un juriste qui a souvent fendu les flots14. Ce sentiment de frustration ne le quittera plus. Ultérieurement, nous le verrons s’arroger indûment le titre de«Professeur»en Palestine…
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Il faut signaler ici une autre facette de son activité multiforme15. De Haan peut également être tenu pour un précurseur des organisations de défense des droits de l’homme, telles que – par exemple – Human Rights Watch ou Amnesty International. En homme sensible à toutes les formes d’injustice, il s’est notamment inquiété du sort des détenus, surtout politiques, en Russie tsariste. C’est la lecture du livreLa Terreur en Russiedu prince Pierre Kropotkine qui avait attiré son attention sur le sujet. Il rendit d’ailleurs visite au célèbre militant anarchiste à Brighton en 1912, en compagnie de son ami Frederik van Eeden.
Au total, entre juillet 1912 et décembre 1913, de Haan s’est rendu en Russie à trois reprises, la première fois accompagné de son épouse. Il était parvenu à se faire délivrer un passeport, émis le 28 juin 1912, par lequel le ministre des Affaires étrangères sollicitait – en français – au nom de Sa Majesté la Reine des Pays-Bas:«tous les Amiraux, Généraux, Gouverneurs, Commandants, Magistrats et autres Officiers, tant Civils que Militaires, quels qu’ils puissent être, des Princes et États, Amis et Alliés de Sa Majesté, non seulement de laisser passer Monsieur Jakob Israël de Haan, juriste, né à Smilde et domicilié à Amsterdam avec ses Hardes et Bagages, allant en Russie sans lui donner ni souffrir qu’il lui soit porté aucun trouble ou empêchement quelconque, mais aussi lui donner, ou faire donner au besoin, toute aide et secours, ce qu’il sera prêt à reconnaître.16»
Cela étant, il bénéficia de la pleine collaboration des autorités russes et put s’entretenir seul à seul avec les détenus de son choix (il parvenait à converser avec la plupart des détenus politiques en français ou en allemand). On mit même gracieusement un interprète à sa disposition. L’Administration tsariste se montrait ici d’un libéralisme inconcevable sous le futur régime bolchevique… De Haan fut ainsi à même de visiter pas moins de sept établissements pénitentiaires. Comme on pouvait s’y attendre, il s’intéressa surtout aux détenus politiques, parmi lesquels un certain Joseph Minor, socialiste qu’il avait rencontré antérieurement à Amsterdam lors d’un congrès. Il s’attacha aussi tout particulièrement au sort du jeune Georges Dimitrenko, détenu administratif à la prison centrale de Moscou. Les poèmes qu’il devait dédier à ce prisonnier nous donnent à comprendre qu’il s’était établi entre eux un lien fondé sur une attirance sexuelle. En 1913, il consigna les résultats de son enquête dans un rapport sans complaisance, publié sous le titreIn Russische Gevangenissen(«Dans les prisons russes»). Outre ses visites des lieux de détention, de Haan s’est activé en faveur des prisonniers russes en créant un comité de soutien et en rassemblant des signatures en leur faveur. Dans cette activité, il bénéficia notamment de l’assistance de son ami Frederik van Eeden et de la poétesse et militante socialiste Henriette Roland Holst17.
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Est-ce le mariage qui a permis à de Haan de surmonter sa«schize18»interne?Toujours est-il que sa décision d’entreprendre des études universitaires s’accompagne chez lui d’un retour à la foi ancestrale. Il renoue de manière spectaculaire et démonstrative – on a puconstater que l’exhibitionnisme est une constante du personnage – avec le judaïsme et illustrecette réorientation par un recueil poétique intituléHet Joodsche Lied(«Le Chant Juif»). Désormais il n’aura de cesse de se proclamer«Le poète du Chant Juif», dont la première partie paraît en 191919. Mais au-delà de cette mise en valeur morbide de sa personne, ce recueil atteste une sensibilité rare. Il évoque avec un talent que vient colorer une émotion vécue les rites familiaux et religieux de son enfance.
Ce retour aux sources s’accompagne d’une adhésion au mouvement sioniste des Pays-Bas, où cette nouvelle recrue au passé empreint d’un parfum de scandale met mal à l’aise. Plus précisément, de Haan se fait membre duMizra’hi, l’aile religieuse du mouvement.
Cette même année, de Haan – dont les rêves de faire une carrière universitaire se sont effondrés – décide de s’installer en Palestine, dans la Terre promise où les Britanniques se sont engagés à favoriser l’édification d’un Foyer national juif, selon les termes de la déclaration Balfour du 2 novembre 1917. Les choses ne se passent toutefois pas comme il l’espérait. D’abord, il avait caressé l’espoir de se voir nommer consul des Pays-Bas à Jérusalem. Mais le projet n’aboutira pas20. Autre rêve:celui de se voir confier de hautes fonctions en Terre sainte. Toutefois une lettre courtoise du 31 décembre 1918 signée par Weizmann au nom du Bureau londonien de l’Organisation sioniste ruine également cet espoir-là21.
À défaut de mandat prestigieux, il se contente donc de devenir correspondant en Palestine du quotidien de référence amstellodamois, l’Algemeen Dagblad(«Quotidien général»). Voilà du moins une source de rémunération assurée. Sur place, les autorités britanniques ne tarderont pas à ouvrir en 1920 uneGovernment Law Schoolqui dispense des cours du soir, et de Haan sera tout naturellement engagé au vu de ses qualifications comme enseignant par cette École de droit. Fonction qui lui permettra en outre de se parer – indûment – du titre de«Professeur».
Dès qu’il se fut installé à Jérusalem, de Haan gravita tout naturellement autour du milieu des Juifs orthodoxes de stricte obédience d’origine occidentale que l’on associait au lieu-ditDeutsche Platz:le Dr Wallach de l’hôpitalCha’aré Tsedek,ainsi queles époux Goldsmit et Zilversmit, responsables d’orphelinats juifs. De même, il fréquente le salon de Miss Landau, autre dame juive très religieuse, qui dirigeait l’école Evalina de Rothschild22. Dans l’ensemble, ce milieu s’identifiait sans doute davantage au mouvement des Juifs ultra-orthodoxes non sionisteAgoudath Israël(Union d’Israël, en abrégé:Agoudah) qu’auMizra’hi, également orthodoxe, mais sioniste. On remarque d’ailleurs que de Haan, qui était délégué duMizra’hide Palestine jusqu’en 1922, semble s’être ralliéde factoà l’Agoudahpar la suite. Et après l’avoir traité initialement d’adversaire, on le verra se rapprocher du rabbin ’Haïm Sonnenfeld, leader du Conseil rigidement ultra-orthodoxe des Juifs ashkénazes, lequel – s’il n’était pas à proprement parler une personnalité charismatique – jouissait d’une aura certaine.
Toutefois, après avoir vécu quelques mois dans l’immeuble même où avait logé le leader sioniste Theodor Herzl lors de son séjour à Jérusalem, de Haan décide de s’installer, en 1920, dans un pavillon situé dans le jardin de la propriété d’Abdul Sala’am Aweidah23, rue Mamilla, en plein quartier arabe. Cette démarche pour le moins inhabituelle – s’agissant d’un immigrant sioniste – illustre son désir de se rapprocher de la population arabe et de la comprendre. Et, de fait, les reportages de De Haan nous permettent de saisir de l’intérieur les sentiments qui animent les Arabes palestiniens, encore qu’entre de Haan et ses interlocuteurs il subsistait des non-dits et des sujets que la délicatesse interdisait d’aborder en toute franchise. Il faut aussi faire la part de la déformation quelque peu«orientalisante»de la vision de l’auteur. C’est qu’au moment où de Haan arrive en Palestine, la population arabe est en émoi:la déclaration Balfour l’inquiète, et ce, d’autant plus que, d’une part, la portée de cet engagement reste nébuleux (faut-il comprendre que la Palestine tout entière est destinée à devenir un Foyer national juif?ce Foyer sera-t-il un État juif?) et que, par ailleurs, on s’enthousiasme pour l’idée d’un grand État arabe (comme promis par les Britanniques au Chérif Hussein) au sein duquel la Palestine intégrerait tout naturellement une Grande Syrie.
Il y a également quelque chose de profondément trouble dans cette attirance qu’exercent sur de Haan ses amis arabes. Nous retrouvons là la personnalité tourmentée de l’auteur, harcelée par ses fantasmes homosexuels, telle que les illustrent ses quatrains24. Ainsi:
Qu’est-ce que j’attends donc à cette heure tardive, Dans la ville dont s’est subrepticement emparé le sommeil Assis à côté du Mur du Temple: Dieu ou le Garçon marocain25?
Ou bien:
La nuit lui sera-t-elle également vide et ardente? Celui qui chevauche à mes côtés, Adil, un gaillard solide, La vie s’avérera-t-elle pour lui pleine de désir ou cruellement – déplaisante Une torture –en état de veille comme dans le sommeil26.
Ou encore:
Il était un adolescent. N’a-t-il jamais succombé? Il devint un Homme. A-t-il toujours résisté? Tantôt j’errerai à nouveau avec Adil à travers les contrées De lumière et d’ombre par la pleine lune27.
*
De Haan était arrivé dans la Terre promise en tant que sioniste ardent, enthousiasmé par la perspective de pouvoir participer à l’édification du futur Foyer national hébreu. Dès son arrivée, son attitude sera marquée par une insondable amertume:il n’arrive pas à surmonter l’immense déception qu’il éprouve d’avoir vu ses offres de service rejetées par l’Organisation sioniste28. Et cette aigreur explique sans doute en partie son évolution future. Mais au départ, il est acquis à la cause. Il soutient la Commission sioniste qui entend régenter le pays. Il admire Trumpeldor, héros de l’autodéfense sioniste. Il approuve pleinement le dessein de mettre sur pied une milice juive pour défendre leYichouv29. Et assure avec éclat, en tant qu’avocat, la défense d’un des Juifs poursuivis pour avoir participé à l’autodéfense lors de l’émeute d’avril 1920 à Jérusalem30.
Ses différends avec la direction sioniste découlent, pour une part, de ses observations sur place. Il perçoit les limites de l’entreprise, se montre sceptique et critique face au sionisme ouvrier et au collectivisme agricole (attitude quelque peu paradoxale de la part d’un disciple fervent de van Eeden, fondateur d’une colonie communiste aux Pays-Bas!). Et, graduellement, ses contacts étroits avec la population arabe le rendront sensible aux injustices que ceux-ci ressentent au cours de la réalisation du projet de renaissance territoriale juive en Terre sainte.
Mais le moteur premier des dissensions réside dans l’attitude adoptée par la direction sioniste envers la minorité ultra-orthodoxe, c’est-à-dire la communauté du rabbin Sonnenfeld. Si l’Agoudahn’adhérait pas au programmepolitiquesioniste, l’organisation ne s’opposait pas à l’idée même d’édifier un Foyer juif en Palestine. En revanche, elle refusait d’accepter la prétention duVa’ad Léoumi– le Conseil national juif élu par leYichouv– de représenter l’ensemble du judaïsme palestinien, y compris ses propres adhérents, et de régenter jusqu’à son organisation religieuse31. La terminologie utilisée par les deux parties est parfois trompeuse. En un mot, disons que le différend porte non pas sur l’idée d’un retour à la Terre promise, mais bien sur le projet du sionisme politique de fonder un«État des Juifs»(qui ne serait pas nécessairement un Étatjuif), pour reprendre le titre du célèbre pamphlet de Herzl:Der Judenstaat.
De Haan proposera ses services à l’Agoudahet lui servira de porte-parole. Il est permis de penser que ce choix n’était pas des plus heureux. Non pas que de Haan n’ait pas présenté les compétences requises. Mais tout le passé du personnage témoignait de son obstination, de son manque de souplesse et de sa tendance innée à exacerber les conflits plutôt qu’à les aplanir. Le gouverneur Storrs, qui l’appréciait pourtant, ne lui cacha pas qu’il«n’en aurait voulu pour rien au monde»comme fonctionnaire de son administration et prévoyait qu’à force d’intempérances de langage, il finirait par se faire tabasser par les siens32.
Ce furent toutefois les contacts qu’il parvint à nouer avec Lord Northcliffe, grand patron de la presse britannique et propriétaire duTimesde Londres ainsi que duDaily Mail, lors de sa visite en Palestine, qui déclenchèrent la fureur de ses adversaires. Soucieux de faire entendre la voix de la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem, de Haan parvint ainsi à accéder aux colonnes duTimesainsi qu’à la presse populaire. Car outre auDaily Mail, il collaborera encore auDaily Express, réputé antisémite. Par là, il entreprend de porter son dossier à la connaissance de la Chambre des lords où se dessinait précisément une forte opposition conservatrice à la politique de mise en œuvre de la déclaration Balfour suivie par le gouvernement. Portées de manière aussi retentissante sur la place publique, les querelles de clocher poursuivies par le rabbin Sonnenfeld risquaient de compromettre la réalisation du projet sioniste, d’autant que de Haan envisageait de se rendre personnellement à Londres – et peut-être même à Lausanne, devant la Société des Nations – pour défendre son dossier. Au surplus, il allait aggraver son cas en plaidant la cause de ses clients devant l’Émir Hussein, roi du Hedjaz – qu’il eût peut-être bien vu comme suzerain duYichouvdans le cadre d’une fédération arabe – ainsi que devant son fils, le roi Abdallah de Transjordanie33.
On a du mal à imaginer l’intensité de la haine qui se déversa sur de Haan à la suite de ces initiatives, tant elle nous paraît aujourd’hui – indépendamment de toute autre considération – singulièrement disproportionnée. Il fit l’objet d’une campagne de presse incessante dans la presse hébraïque qui ne recula pas devant un appel au meurtre. Traité en paria, il vit ses cours boycottés par les étudiants juifs, ce qui contraignit laGovernment Law Schoolà mettre fin à ses fonctions. Et lorsque le théologien protestant hollandais Obbink lui rend visite à Jérusalem en ces années-là, il constate que les Juifs crachent par terre à la vue de De Haan. Ce qui suscite de sa part une remarque caustique:«Ils font cela par respect pour vous:quand je suis seul, on me crache carrément à la figure34! »Il reçoit des menaces de mort. Et ce climat de tension insupportable paraît avoir compromis son équilibre nerveux, déjà des plus fragile.
*
Mes sens recherchent le Moment Et mon Âme l’Éternité Depuis qu’ont débuté mes jours Cette lutte me torture35.
De toute évidence, et indépendamment de la dégradation manifeste de son état mental au cours de ces dernières années éprouvantes – état de fait sur lequel s’accordent tous les témoins, y compris ceux qui lui étaient le plus favorablement disposés –, de Haan avait l’esprit profondément tourmenté. Et de surcroît, il se retrouve délaissé par presque tous ses proches36. Il semble aussi qu’il soit passé au cours de ces journées pénibles par une nouvelle crise religieuse. Mais comme toujours chez de Haan, tout reste plongé dans une confusion nébuleuse:d’une part, il compose vers cette époque des poèmes christiques traitant du sens du rosaire et, de l’autre, il incite son épouse à se convertir au judaïsme pour le rejoindre37… Un psychiatre, le Dr Wolfgangvon Weisl, le décrit en proie à des crises de rage interminables au cours desquelles il éructe continuellement et de manière stéréotypée«MauditsZagyouni38! »
Le 30 juin 1924, au moment de quitter la synagogue de l’hôpitalCha’aré Tsedekà Jérusalem, il est abattu de trois coups de feu. On connaît aujourd’hui le nom de l’assassin:il s’agissait d’Abraham Tehomi, un responsable de la milice juive d’autodéfenseHaganah(«Défense») qui agissait sur ordre de la direction du mouvement. Quoique laKnesseth, leParlement israélien, n’ait jamais voulu donner suite à la demande d’enquête de l’Agoudah39– qui le tient pour unkadoch(martyr) –, on sait que le futur président israélienYitz’hakBen-Tsvi était pour le moins informé de l’attentat qui se tramait et qu’il a laissé faire. Et il semble que son épouse Rachel Yanaït ait été directement impliquée dans le processus de prise de décision qui a abouti à l’exécution40. Le monde ultra-orthodoxe se pressa aux funérailles de la victime. Mais à de rares exceptions près, la presse hébraïque se garda de condamner l’attentat41.
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Dans une notice nécrologique42qu’il lui avait consacrée, Eugène De Bock, figure de proue des lettres flamandes de l’époque, écrivait:«La mort du poète Jacob Israël de Haan a été une perte cruelle pour la littérature néerlandaise. Il n’était pas de ceux que le grand public met à la tête de la littérature contemporaine:il n’avait pas sa revue à lui, il n’était pas chef d’école, il n’était pas même exclusivement et en premier lieu homme de lettres […] Dans un de ses premiers volumes de vers:Het Joodsche Lied[Le chant juif] il chante les festivités juives et rappelle avec une émotion intense les joies patriarcales de la vieille maison paternelle. C’est surtout la nostalgie de l’intellectuel vers la vieille croyance simple et profonde, le repos, la communion des croyants. Il y a dans ce livre plusieurs poèmes de circonstance en l’honneur d’associations sionistes, il s’y dit heureux d’être le poète de son peuple banni. […] Il y a un autre Israël de Haan, plus ou moins oublié aujourd’hui:celui du roman homosexuel et des chants libertins (Libertynsche Liederen), inspirés par lesLibertins d’Anversde Georges Eekhoud. Dans ses chants libertins, comme dans ses chants juifs, il se révèle poète extrêmement sensible, tout en étant très réservé et parfaitement conscient.»
Jusque-là, il s’agit d’une appréciation de l’œuvre de De Haan que l’on retrouve, avec des nuances diverses, chez les critiques contemporains. Mais Eugène De Bock soulignait en outre la qualité des chroniques palestiniennes de De Haan:«LeAlgemeen Handelsbladd’Amsterdam a publié de De Haan un grand nombre de lettres très intéressantes sur les problèmes du sionisme en Orient, lettres empreintes d’un grand pessimisme et d’une mélancolie profonde. Il y décrit aussi la vie de tous les jours, les mœurs des peuplades environnantes et les conflits surgissant à tout moment, en une prose très personnelle, très vivante, fine et d’une ironie supérieure.»La séduction exercée par le style de l’auteur, mélange unique d’ironie, d’humour (se muant à l’occasion en injections de venin) et de poésie, par ces correspondances originales qui tiennent à la fois du reportage et du journal intime, était telle, nous rapporte Ludy Giebels43, que ses adversaires mêmes se laissaient envoûter par la magie qu’exhalaient ces chroniques qui alliaient observations pénétrantes, descriptions répétitives et récitatifs confinant à la mélopée (encore et encore les tasses de café, les pieds nus des gamins arabes, le rabbin Sonnenfeld et son ami Adil Effendi44…).
Au total, de 1919 à 1924, l’Algemeen Handelsbladd’Amsterdam a publié pas moins de 394 livraisons du«feuilleton»de De Haan. Étant donné que le rythme de parution de ses contributions au journal a fortement décru au cours des deux dernières années, on peut supposer qu’il en avait même rédigé davantage. Et, outre sa collaboration régulière à ce quotidien, de Haan écrivait de temps à autre pour d’autres organes de presse hollandais, indépendamment des articles qu’il a également envoyés à la presse anglaise.
Les reportages figurant dans le présent recueil succinct ont été sélectionnés parmi ceux qui ont paru dans l’Algemeen Handelsblad, ce choix ayant été inspiré par le souci d’offrir au lecteur un aperçu représentatif du style des chroniques de l’auteur couvrant les différents sujets qu’il a abordés.
Dans cette perspective, nous présentons, en guise d’introduction au choix des textes retenus, le reportage détaillé que de Haan a consacré à la ville de Jérusalem lors de son arrivée en Terre sainte:«Oh non, je ne suis plus un étranger à Jérusalem!». La deuxième section de notre sélection, que nous avons intitulée«“Noces spirituelles”:de Haan découvre la Ville sainte», comporte les huit livraisons que l’auteur lui-même jugeait à ce point emblématiques de son approche qu’il les avait regroupées dans le recueilJeruzalemqu’il fit paraître à Amsterdam en 1921. Nous avons privilégié ensuite une série d’échos que l’auteur a consacrés à ses excursions dans le pays, en compagnie de ses amis arabes («Prendre l’air:une excursion au sud du pays»).
Suivent alors divers reportages relatifs à la mise en œuvre du projet sioniste («L’édification du Foyer national:conquête de la terre et conquête du travail»), ainsi qu’unesérie d’articles consacrés à ses adversaires, tant juifs qu’arabes, comprenant notamment des interviews de leaders nationalistes («Le projet sioniste face à ses détracteurs juifs et arabes»),et encore une série de chroniques consacrées aux signes annonciateurs du soulèvement des Arabes palestiniens («Les menaces qui plombent l’horizon»).
On trouvera ensuite quelques échos des efforts entrepris par de Haan pour gagner la presse britannique aux thèses des Juifs orthodoxes hostiles à la politique suivie par les dirigeants sionistes («Quand leTimesde Londres fait écho aux prises de position des Juifs orthodoxes hostiles à la politique de l’organisation sioniste»), ainsi que des comptes rendus relatifs aux tractations qu’il a entreprises auprès des Hachémites («Un Foyer national juif sous l’égide de l’Émir Hussein? »).
Et ce florilège s’achève sur l’évocation par l’auteur des menaces de mort proférées à son égard quelques semaines avant que son assassinat ne fût décidé («La descente aux enfers»).
Ainsi, si ces morceaux choisis ne regroupent évidemment qu’une fraction minime des textes parus dont l’intégralité constituerait un volume avoisinant les deux mille pages, ils couvrent l’ensemble des sujets traités et reflètent fidèlement l’approche de l’auteur. Sélection trop sommaire sans doute, mais suffisante pour permettre au lecteur d’apprécier l’originalité et la qualité de ses reportages.
Enfin, nous ne saurions dire à quel point nous sommes redevables au travail de bénédictine accompli par Ludy Giebels, qui a conçu le site DBNL consacré aux articles de De Haan (et notamment à la rubriqueWie was wie in de feuilletons?,«Qui était qui dans les feuilletons? »),en particulierpour les données biographiques relatives aux personnes citées et indiquées dans les notes infrapaginales.
Jacob Israël de Haan au travail. Cette photo avait été choisie par la sœur de De Haan pour illustrer une sélection de ses reportages publiée l'année
Jacob Israël de Haan habillé en cheikh arabe. Photo prise entre 1919 et 1924 en Palestine.
Jacob Israël de Haan en Palestine.
Jacob Israël de Haan
Chroniques choisies
parues dans l’Algemeen Handelsblad(1919-1924)
Note liminaire
Lorsque de Haan arrive à Jérusalem aux environs du 1er mars 1919, la Palestine, soumise jusque-là à la domination ottomane, se trouve sous occupation militaire britannique. Le pays comprend alors une minorité juive non négligeable – une soixantaine de milliers de personnes en 1919 –, soit environ de 7 à 10 % de la population. Les Juifs constituent même la majorité des habitants de Jérusalem depuis le milieu du XIXe siècle. Mais si l’on assiste, depuis l’arrivée de la première vague d’immigrants sionistes en 1881-1882, à la naissance d’un secteur agricole juif, l’immense majorité des Juifs de Palestine sont des citadins.
C’est sur un autre plan que se situe la véritable mutation vécue par les Juifs de Terre sainte. Autrefois fractionnée en une multitude de micro-communautés de rites et de langues différents (Ashkénazes yiddishophones, Séfarades parlant le judéo-espagnol, Maghrébins et Yéménites arabophones, Bouhkariotes de langue persane, Géorgiens s’exprimant en géorgien…), la communauté entreprend graduellement d’adopter l’hébreu comme langue usuelle. Au cours de la période 1882-1914 s’effectue un processus de fusion qui transforme insensiblement cette collectivité religieuse disparate en minorité nationale. Laquelle ne tardera pas, sous l’influence du mouvement sioniste, à revendiquer et à vouloir exercer les droits qui lui reviennent en tant que telle. C’est d’ailleurs précisément en réaction à cette affirmation nationale émanant de la minorité juive résidant dans la Terre promise que l’on verra germer le courant nationaliste arabe palestinien. Mouvement déjà fermement implanté dans le pays dès la première décennie du XXe siècle, où l’on voit ses porte-parole exprimer vigoureusement leurs points de vue dans la presse arabe locale, tels les journauxal-KarmilouFilastin.
Au cours de la Grande Guerre, qui avait attisé les appétits territoriaux occidentaux, Londres avait négocié une série d’engagements relatifs au Proche-Orient sans se soucier le moins du monde de les harmoniser. Ainsi les accords Sykes-Picot souscrits avec la France et étendus ultérieurement à la Russie prévoyaient un partage en bonne et due forme de la région en zones d’influence entre les puissances signataires. La correspondance échangée entre le souverain hachémite, l’Émir Hussein du Hedjaz, et le colonel McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte, stipulait que verrait le jour un grand royaume arabe, lequel, à première vue, ne semblerait pas inclure le territoire de la Palestine. Enfin par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, la Grande-Bretagne apportait son appui au projet consistant à établir en Palestine, dont les frontières n’étaient pas précisées, un Foyer national juif, en précisant qu’il ne serait pas porté atteinte aux droits civils des habitants – arabes dans leur écrasante majorité – mais sans évoquer, fût-ce d’un mot, leurs droits politiques. Laforme politique et administrative qu’était destiné à revêtir ce futur Foyer national n’était pas autrement précisée ni le sort de la population arabe majoritaire. Ce qui importait à la Grande-Bretagne, c’est qu’«en reculant de 200 kilomètres vers le nord la frontière des territoires qu’elle occup[ait], elle a[vait] largement étendu la zone de protection du canal de Suez et consolidé la surveillance de la route des Indes. Par ailleurs, elle donn[ait] à la Mésopotamie son débouché méditerranéen. Elle [allait] faire de Caïffa une base navale et un grand port de commerce et y faire aboutir le pipe-line des pétroles de Mossoul45.»
Les forces arabes combattant sous l’autorité de l’Émirhachémite, auxquelles s’étaient ralliés bon nombre d’Arabes de Palestine, avaient été tenues soigneusement en dehors du territoire palestinien. Et Londres s’apprête à déléguer sur place une Commission sioniste chargée de préparer la mise en œuvre du programme d’édification du Foyer national juif. Or, dès le 14 janvier 1918, le général Clayton, officier politique en chef des forces expéditionnaires d’Égypte, avertit Londres du malaise ressenti par la population arabe locale à propos des activités sionistes et sa crainte de se trouver soumise à un gouvernement juif46. Les mois suivants verront ce mécontentement s’accroître et se propager avec d’autant plus de vigueur que l’opinion nationaliste arabe en Palestine – principalement au sein de la jeunesse – s’enthousiasme à la perspective de voir la Palestine rejoindre un royaume de la Grande Syrie (comprenant, outre la Syrie proprement dite, la Palestine, la Transjordanie et le Liban) sous le sceptre du roi Fayçal, fils de l’Émir Hussein, qui s’est fait proclamer roi de Syrie à Damas en mars 1919. Toutefois, Fayçal avait signé, le 3 janvier 1919, avec Weizmann un accord qui stipulait expressément en son article III qu’il y avait lieu de«donner les plus amples garanties à l’exécution de la Déclaration du gouvernement britannique du 3 novembre 1917»– c’est-à-dire à la déclaration Balfour –, ce qui plongea dans le plus cruel embarras les nationalistes arabes palestiniens qui se réclamaient de son autorité47.
Or, voilà qu’en avril 1920, la conférence de San Remo accorde à la Grande-Bretagne un mandat sur la Palestine et l’Irak, tandis que la France bénéficie d’un mandat sur la Syrieet le Liban, sans que l’on ait évidemment jugé utile de consulter les populations concernées. Le 30 juin 1920, une administration civile britannique, placée sous l’autorité du haut-commissaire Sir Herbert Samuel, est substituée au régime d’occupation militaire antérieurement en vigueur. Quant au royaume de Syrie, il est balayé par le général Gouraud dont les forces occupent Damas le 26 juillet 1920, après qu’eut été adressé au souverain un ultimatum inacceptable, daté – sans doute en guise de rappel délicat du principe de la souveraineté populaire?– du jour anniversaire de la prise de la Bastille:le 14 juillet 1920…
Après cette date, les nationalistes arabes de Palestine poursuivront obstinément leur lutte contre la déclaration Balfour et le projet d’instaurer un Foyer national juif en Palestine. Aussi rejetteront-ils les projets successifs de Sir Herbert Samuel visant à instaurer un Conseil consultatif élu par les deux communautés ou à créer une Agence arabe destinée à faire contrepoids à la Commission sioniste. Mais leur opposition ne se limite pas au refus de reconnaître aux Juifs de la Diaspora un droit de retour à leur terre ancestrale. Ils n’acceptent pas non plus dereconnaître des droits politiques à la minorité nationale que représentent les Juifs palestiniens.
N. W.
Chapitre I
Oh non, je ne suis plus un étranger à Jérusalem !
Jérusalem 48
Cette chronique est la première que de Haan adresse à son journal depuis la Palestine, quelques jours après son arrivée, au terme d’un voyage qui l’a mené successivement à Londres, à Paris, en Italie et en Égypte. D’emblée, on le sent séduit et profondément ébranlé par cette première découverte de la Ville éternelle qui représente pour lui une expérience spirituelle sans précédent, de l’ordre de l’épiphanie. Et quoique sa description de la population arabe de la ville n’échappe pas à la tonalité orientalisante propre à son époque, on observera que ses descriptions des quartiers sont extrêmement précises et empreintes de chaleur. On notera aussi que, dès les premiers jours, il noue des contacts avec le milieu juif autour duquel il continuera de graviter par la suite:les cercles ultra-orthodoxes auxquels appartiennent les Juifs d’origine hollandaise qu’il fréquente, Miss Landau de l’école Evalina de Rothschild et le Dr Wallach de l’hôpitalCha’aré Tsedek(c’est précisément au moment où il sortait de cet établissement qu’il allait être abattu cinq années plus tard…).
Non, ceci n’est pas l’entrée triomphale du Barde du Chant juif à Jérusalem49.
La gare est insignifiante. Il pleut. Le vent souffle et il fait froid. Lestouristes qui entreprennent des voyages d’agrément ne connaissent pas lesétés torrides de Jérusalem. Pas plus qu’ils ne connaissent les hivers de Jérusalem. Ils débarquent au milieu de la paisible douceur printanière ou de la clémence automnale. Mais je puis vous assurer qu’il peut y faire un temps à décorner les bœufs et pleuvoir à verse. J’y reviendrai en détail par la suite.
Non, l’entrée n’a rien de majestueux. Un Arabe traînard a bien la gentillesse d’accepter de prendre mes malles en charge. Et les laisse tomber aussitôt dans la boue. Alors je préfère me charger moi-même des deux colis destinés aux sionistes américains. Et c’est ainsi que nous avançons vers la ville, courbés sous la violence de la tempête qui nous projette la pluie au visage. Les routes ne sont pas des chaussées:du gravier parsemé de gros cailloux et de profonds nids de poule. Jérusalem a été édifiée sur descollines. Du haut desquelles l’eau dévale en bruissant. On l’entend ruisseler dans les rues. Et j’entends ici«ruisseler»au sens propre du terme. Car elle forme des cascades et des ruisselets. Que nous traversons tranquillement. Je suis dévoré d’inquiétude à l’idée de perdre mon pince-nez. S’il devait tomber et se briser en mille morceaux, personne à Jérusalem ne serait en mesure de le remplacer. Ni même personne dans la Palestine tout entière. Et je ne puis l’ôter de mon nez. Parce que j’ai les deux mains chargées. Comme un innocent:de paquets contenant des chemises, des livres et du liège. Non, mon entrée à Jérusalem n’a assurément rien de royal. Le vent de tempête mugit. On entend frémir la pluie. Et les rues en pente montante ruissellent. L’Arabe qui traînasse se retourne et sa voix retentit formidablement. Couvrant le fracas de la tempête et de la pluie:«Five shillings!»Je lui réponds:«All right!»Je ne lui donnerai certainement pasfive shillings.Si je lui remettaisfive shillings, je mériterais d’être interné à l’asile d’aliénés.Il ne pense pas les recevoir non plus. À l’hôtel, je lui remets dix piastres, c’est-à-dire deux shillings. Nous nous sommes colletés durant un gros quart d’heure avec la tempête et la pluie.
Mais en fin d’après-midi, le temps s’améliore. C’est souvent le cas ici. Au cours de la saison des pluies, il ne pleut pas continuellement. Après quelques jours de pluie suivent quelques jours ensoleillés. Alors le ciel se colorie d’un bleu intense, un bleu parme. Sans nuages, inaltéré.
Au cours de l’après-midi je décide donc de sortir. Et je me rends naturellement d’abord au siège des sionistes50. Le principal quartier général sioniste ne se situe pas ici, mais à Jaffa. Où l’on trouve davantage de possibilités de logement, etc. Néanmoins, il vaudrait peut-être mieux tout transférer à Jérusalem. Car c’est Jérusalem qui est mentionnée dans lesPsaumes. Et non Jaffa ou Tel-Aviv.
En quittant le siège sioniste, je me dirige vers l’orphelinat des filles, placé sous la direction de Monsieur et Madame Zilversmit, tous deux desHollandais51. Madame est née à Jérusalem. Ici, la langue du foyer est exclusivement l’hébreu.
Je ne m’y rends pas seul. Parce qu’ici, il n’est pas possible de trouver son chemin tout seul. Les rues sont bien dotées d’appellations, mais il n’existe pas de plaques indiquant le nom des rues. Et tout se ressemble ici. Mais dans chaque maison, on me donne un guide pour m’accompagner. Madame Zilversmit me prête son Arabe. Il parle un peu l’hébreu. À première vue, voilà qui paraît bizarre:un Arabe qui parle hébreu!Mais en fait, c’est ainsi qu’il convient que les choses se passent. La Palestine deviendra plus ou moins une Palestine juive. Pourquoi irions-nous apprendre l’arabe maintenant pour parler avec eux?Et pourquoi ne s’adresseraient-ils pas à nous en hébreu?
Et voilà:accompagné par mon Arabe, j’arrive sain et sauf à l’école Evaline de Rothschild que dirige l’excellente MissLandau52.Au cours de mon voyage, j’ai rencontré quantité d’amis et de connaissances de MissLandau. Et j’ai tellement de salutations à lui transmettre que je ne m’y sens pas le moins du monde un étranger. J’aurai encore fréquemment l’occasion de vous écrire au sujet de cette dame extraordinairement douée. Elle est une Juive de stricte obédience. Si je dis Francfort, mes lecteurs juifs m’auront compris d’emblée53. C’est une femme très savante et très cultivée. Sa maison est la splendeur de tout Jérusalem. Il n’y a pas encore grand-chose ici.
Miss Landau m’invite à dîner. Je suis bien tombé. Le jeudi, les jeunes filles de l’école ont cours de cuisine et l’on nous en sert les résultats. Et j’entends parler ici des souffrances qu’a endurées la population juive sous la domination germano-turque. Ainsi que des déchaînements de fureur de Djemal Pacha54, ledictateur de la Syrie et de la Palestine qui faisaitpendre les gens à Jérusalem. À la porte de Jaffa. Et qui menaçait à tout bout de champ:«Ce gaillard, je le ferai pendre! »Mais ce furieux de Djemal éprouvait un sentiment de respect pour Miss Landau. Elle possède un portrait équestre le représentant, sur lequel il pose hardiment. Et qui est orné d’une aimable dédicace. En sa qualité de Juive anglaise, elle est demeurée à Jérusalem aussi longtemps que Djemal s’y trouvait. Elle y administrait un hôpital. Et Djemal lui a remis une lettre, rédigée dans un turc superbe, précisant que nul sauf lui n’avait le droit de pénétrer dans son hôpital.
Ô curieux Djemal – sauvage, cruel et néanmoins tendre –, quel sera votre sort?Si les Alliés devaient exiger que vous soyez extradé et châtié, la terre entière serait trop petite pour vous ainsi que pour vos amis Tala’at et Enver55. Vous ne réussiriez pas à trouver un coin d’ombre derrière lequel il vous serait possible de vous abriter. Et pourtant vous n’êtes pas simplement une brute, un monstre et un bourreau, sans plus. Puisse-t-on mettre en balance vos bonnes actions et vos mauvaises. Voilà ce à quoi je songe, tandis que je contemple le grand portrait que je tiens en main. Sur lequel il plastronne insolemment en cavalier. Et dont j’admire l’énigmatique et superbe calligraphie turque. Ami des Allemands, cela, Djemal ne l’a jamais été. Et il éprouvait – quelle curieuse contradiction!– un immense respect pour les Français.
Lorsque je me mets en route avec mon Arabe, le soir est déjà tombé. Il fait sombre. Car le mois que j’ai entamé à Naples s’achève. J’ai donc emprunté en outre une lanterne. Ici, il n’existe pour ainsi dire pas d’éclairage public. Il n’y a qu’en quelques lieux très importants que l’on voit brûler une lampe à huile. Mon guide connaît-il l’arabe et l’hébreu?Bien, alors ne pourrait-il pas m’enseigner également un peu d’arabe?Et je lui demande:comment dit-on«lanterne»,«chemin»,«pluie»,«tout droit» ?Les mots qui signifient«gauche»et«droite», je les ai déjà picorés au Caire.De même que:«Faites attention à vos pieds! »Et pendant que je me comporte en élève stupide de mon précepteur arabe, j’entends dire en hollandais:«Êtes-vous donc occupé à apprendre l’arabe? »Je me retourne et je fais connaissance avec Madame Hoofiën, une dame hollandaise très influente ici56. Elle savait que je devais venir un de ces jours. Et elle a donc fait le pari qu’il y avait une forte chance que ce fût moi l’élève errant. Et elle a gagné son pari. Il est passablement scandaleux que nous parlions hollandais et non pas hébreu. Ceci dit, je suis content, pour une fois, de pouvoir à nouveau m’exprimer en hollandais. Non, je ne veux pas oublier le hollandais, la langue de mes Chants.
Ma première nuit à Jérusalem a donc quelque chose de miraculeux. Je ne puis m’imaginer que je me trouve à Jérusalem. Et que la tour de David soit située juste en face de ma demeure. La cloche de la tour de Jaffa sonne et on l’entend tinter à travers toute la ville. Jérusalem. Des hommes parcourent en chantant la rue qu’enveloppe la nuit. Des Arabes. Je ne comprends aucune de leurs paroles. Mais je sens une langue dont éclatent les sonorités douces et somptueuses, que j’apprendrais volontiers. Et dans la rue j’entends des voix juives. Qui chantent des mélodies juives. Mélancoliques, atteignant au sublime. J’en comprends fort bien les paroles que je n’oublierai pas. Suis-je en train de rêver?Suis-je éveillé?Le lendemain je m’informe s’il est possible que des voix juives aient chantéces chants juifs?Non, cela n’est pas possible. J’ai donc rêvé. Rêvais-je alors à ce moment-là?Ou suis-je en train de rêver maintenant?Ainsi, d’une certaine façon, à Jérusalem, rêver et être en éveil, c’est tout un. Mais ici, rien ne suscite l’angoisse. Partout Dieu nous est proche. Maisnulle part autant qu’à Jérusalem.
Oh, je ne suis déjà plus un étranger à Jérusalem. Le premier vendredi, des amis affectueux m’ont déjà emmené faire une grande promenade. D’abord à travers le souk57. Et à présent, au souk, je me trouve déjà tout à fait en pays de connaissance. Il est très difficile de vous décrire comment s’organise et vit le souk. Car le souk ne saurait se décrire. Il faut l’avoir vécu. Néanmoins, je souhaiterais vous en dire quelque chose. Etdonc d’abord ceci:le souk n’est pas du tout un magasin, comme les bazarsd’Amsterdam. C’est un grand ensemble de ruelles étroites et sombres. Dont un grand nombre descendent et montent. Au gré de l’inclinaison graduelle des marches des escaliers qui sillonnent les rues. Point de maisons dans ces venelles longées uniquement de murs. Et à l’intérieur de ces murs sont enfoncées des niches d’une largeur et d’une profondeur de plusieurs mètres.
Certaines ruelles sont surmontées de voûtes. Percées ci et là de trous par où peut pénétrer le soleil. Et à l’intérieur de ces orifices, on voit fréquemment suspendues des plantes, massives et sauvages, par où filtre le soleil sous forme d’ombres et de lumière. Ces centaines de niches abritent toutes autant de boutiques et d’ateliers. Et de gargotes. D’innombrables gargotes. Et de multiples plats, parmi lesquels nul d’entre nous ne retrouve des amis ou des connaissances. Chacun peut voir ce que l’on cuisine et comment on le prépare. Personne ne pourra donc se plaindre de la saleté indescriptible de ces gargotes. Entre les rues à ciel ouvert et voûtées, on trouve de petites places lumineuses et ensoleillées.
Une voûte large et profonde constitue l’emplacement du marché aux légumes. Des bonnes femmes s’y chamaillent. Comme autant de poules géantes en train de caqueter. Et à travers toutes ces venelles s’avancent de magnifiques petits ânes. S’appuyant sur leurs sabots vigoureux, pareils à des cerfs. Ils s’avancent très gentiment, prudemment. En longues rangées. À côté d’eux, un garçon qui les accompagne. Et crie sans arrêt:Oh-ah!Oh-ah!, ce qui signifie encore toujours:«Attention! »Mais souvent il n’y a rien à quoi il faille prendre garde. Arrive alors un grand cheval, chargé de peaux de mouton sanguinolentes, qui se faufile à travers les venelles. Ce canasson occupe très exactement la largeur d’une ruelle.«Faire attention»relève alors de l’exploit. Dans les petites boucheries – et le souk en compte beaucoup – on voit pendouiller tristement les trachées-artères auxquelles sont accrochés cœur et poumons. Qui se dandinent. Comme des oiseaux extraordinaires, sous l’effet du vent. Et voilà lebonhomme qui vend des portions d’entrailles. Plongé dans le silence, l’air extrêmement sérieux. On trouve aussi au souk des bijoutiers et des savetiers. Ici, personne n’a apparemment peur du feu. Ou ne craint pas l’incendie. Il y a beaucoup d’échoppes de manufactures. Et ensuite les boutiques où l’on moule des fez. Que l’on façonne en les pressant sur des quilles en cuivre arrondies. Je croyais qu’il s’agissait de cafetières. Mais non:ce sont des presses à fez.
Mais des prix fixes, voilà ce que l’on ne connaît pas en ce lieu. Ici, les prix que l’on demande sont scandaleusement surfaits. Oh, nullement par malignité ou par rapacité. Uniquement pour faire passer le temps. Tout lemonde a tout le temps ici. Tout se déroule agréablement. Et très lentement.Aussi, ce qui pourrait être fait aujourd’hui, on le fait demain. Connaîtriez-vous une manière plus charmante de passer son temps que de louer la marchandise et de faire offre de prix?Deux Bédouins magnifiques d’en dehors de la ville sont assis dans une de ces niches qui héberge une manufacture. Ils portent de superbes mouchoirs de tête blancs, enveloppés de lourdes cordelettes noires afin d’empêcher le vent d’emporter leur couvre-chef. Et fument des cigarettes alléchantes. Ils ont tout le temps. Lorsque je repasse une heure plus tard, par la même manufacture logée dans sa niche, ils s’y trouvent toujours. Vieillis d’une heure, mais qu’importe?Fumant encore toujours des cigarettes alléchantes. Et ils tâtent les étoffes. Très, très calmement. Des amis et des connaissances se sont joints à eux. Au point que c’est carrément devenu un conseil des manufactures. Personne ne parle à haute voix. Sauf les dames du marché aux légumes situé sous cette magnifique voûte ensoleillée. Et, finalement, on se met d’accord.
C’est la venelle aux épices qui constitue le délice du souk. Il y fait noir et étouffant. On n’y vend rien d’autre que des épices. Dans d’innombrables niches. Au fil de l’écoulement des nombreuses années, la ruelle tout entière s’est imprégnée d’une odeur d’épices. Comme cuite à l’étouffée dans les épices. Déambuler lentement à travers la sombre ruelle à la chaleur étouffante et se laisser emporter en rêve. Comme sur un petit nuage d’odeurs d’épices.
Et le souk par temps de pluie. Il fait alors plus sombre, plus calme. Les niches demeurent bien ouvertes. Mais tout a été déplacé davantage vers l’intérieur. Les niches paraissent plus profondes à présent que le jour est plus sombre. Il y fait froid. Assis et bien tassés au fond de leurs niches, lesmarchands ont froid. Ils disposent de braseros dans lesquels ils activentdesfeux de bois. Du bois provenant de cageots, ça brûle, ça crépite et ça lance des étincelles. Mais ici, nul n’a apparemment peur du feu. Ou ne craint un incendie. Et les marchands restent donc assis. Cachés derrière leur feu de bois. Les mains immobiles étendues au-dessus de leur petit foyer bienfaisant. Comme pour une prière qui exprimerait leur reconnaissance.
C’est ainsi qu’insensiblement, le souk fait place au quartier juif. Qui, lui, est entièrement construit. Le long des ruelles et des venelles étroites. Sans que n’y subsiste plus un seul mètre carré de libre. Parsemé d’une richesse incroyable d’arcs, de panoramas, de voûtes et de ruelles bâtiesen degrés d’escaliers. Mais la situation sanitaire y est déplorable. On aimerait bien laisser la Vieille Ville inchangée. En signe de respect. Et afin de faire plaisir aux voyageurs. Le général Storrs58, qui est le gouverneur de la cité et un grand amateur d’art, est partisan de cette approche. Il s’agit certainement d’une question délicate. Non seulement pour Jérusalem. À ce sujet, voici mon avis:les villes sont là pour les gens;et non pas les gens pour les villes. Il faut changer ce qui est vieux et inutilisable. Des secteurs importants de Jérusalem sont en fait inhabitables. Que l’on vide donc ces maisons!Et qu’on les transforme en musées. Car les gens ne peuvent y demeurer dans l’intérêt des touristes venant admirer le charme qui se dégage de leur misère.
En sortant du souk, nous nous dirigeons vers l’église du Saint-Sépulcre.Il nous est interdit d’y pénétrer, même si nous le voulions. Il paraît que nous n’avons même pas le droit de nous en approcher. En tout cas, un prêtre grec furieux fonce sur nous, affirmant qu’ici l’accès des lieux est interdit aux Juifs. Nous ne souhaitons d’ailleurs pas y pénétrer. Voilà qui ne témoigne pas d’une très très grande tolérance. Mais c’est pire pour eux que pour nous, n’est-il pas vrai?Les musulmans, eux, ont le droit de pénétrer dans l’église du Saint-Sépulcre. Il n’y a qu’aux Juifs que l’accès est prohibé59. Nul ne sait d’où vient cette interdiction. Ni qui aurait décidé de la maintenir. Nous ne nous préoccupons donc pas davantage de ce Grec surexcité.