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C'est vers 1848 que Charles Baudelaire découvrit l'oeuvre de Poe ; il entreprit alors de le traduire. Quelques contes parurent ainsi dans des revues, puis, en 1852, la notice biographique que nous publions ici, reprise en 1856 dans la publication chez Michel Lévy du premier recueil intitulé Histoires extraordinaires. Un second volume, les Nouvelles histoires extraordinaires, parut un an plus tard chez le même éditeur. Vinrent ensuite les Aventures d'Arthur Gordon Pym en 1858, Eureka en 1864 et enfin les Histoires grotesques et sérieuses publiées en 1865. Bien que parfois contestées pour une certaine infidélité aux textes originaux, ces traductions permirent à l'oeuvre de Poe d'atteindre à une véritable notoriété en France. Les noms de Charles Baudelaire et d'Edgar Allan Poe sont en France intimement liés. C'est que s'il ne fut pas le premier à traduire Poe pour le public français (certains contes avaient déjà été publiés dans des revues), Charles Baudelaire entreprit ce travail avec l'intention résolue de faire de l'auteur américain «un grand homme pour la France» (lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve du 19 mars 1856). Edgar Poe, sa vie et ses oeuvres, paru pour la première fois en 1852 dans la Revue de Paris, puis repris comme introduction aux Histoires extraordinaires (1856), contribua largement à forger cette légende. Car c'est bien d'une légende qu'il s'agit ici, dans la mesure où cette notice ne retrace pas exactement la vie de l'auteur américain. Mais là n'est pas son véritable intérêt. Au-delà de sa dimension strictement biographique, ce texte apparaît plutôt comme un plaidoyer. En racontant l'histoire «d'un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après tant d'autres, faire en ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures», Charles Baudelaire s'attache surtout à défendre l'Artiste, amoureux du Beau, contre une société tout entière imprégnée de matérialisme et de pragmatisme.
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Seitenzahl: 43
Veröffentlichungsjahr: 2020
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Indication
Page de copyright
Dans ces derniers temps, un malheureux fut amené devant nos tribunaux, dont le front était illustré d’un rare et singulier tatouage : Pas de chance ! Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l’étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l’interrogatoire prouve que ce bizarre écriteau était cruellement véridique. Il y a, dans l’histoire littéraire, des destinées analogues, de vraies damnations, – des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leur front. L’Ange aveugle de l’expiation s’est emparé d’eux et les fouette à tour de bras pour l’édification des autres. En vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce ; la Société a pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités que sa persécution leur a données. – Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée, et que n’entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? – Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau, – qui jette avec préméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs dans les cirques ? Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ? Le cauchemar des Ténèbres assiègera-t-il éternellement ces âmes de choix ? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment au monde, à ses prévoyances, à ses ruses ; elles perfectionneront la prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres contre les projectiles du hasard ; mais le Diable entrera par la serrure ; une perfection sera le défaut de leur cuirasse, et une qualité superlative le germe de leur damnation.
L’aigle, pour le briser du haut du firmament,
Sur le front découvert lâchera la tortue,
Car ils doivent périr inévitablement.
Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d’un éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins.
Un écrivain célèbre de notre temps a écrit un livre pour démontrer que le poëte ne pouvait trouver une bonne place ni dans une société démocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une république que dans une monarchie absolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondre péremptoirement ? J’apporte aujourd’hui une nouvelle légende à l’appui de sa thèse, j’ajoute un saint nouveau au martyrologe : j’ai à écrire l’histoire d’un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après tant d’autres, faire en ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.
Lamentable tragédie que la vie d’Edgar Poe ! Sa mort, dénoûment horrible dont l’horreur est accrue par la trivialité ! – De tous les documents que j’ai lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, – qu’une grande barbarie éclairée au gaz, – et que sa vie intérieure, spirituelle, de poëte ou même d’ivrogne, n’était qu’un effort perpétuel pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique. Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés démocratiques ; n’implorez d’elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l’application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l’amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie, qui par son insensibilité féroce ressemble à l’idole de Jaggernaut. – Un biographe nous dira gravement – il est bien intentionné, le brave homme, – que Poe, s’il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d’une manière plus appropriée au sol américain, aurait pu devenir un auteur à argent, a money making author ; – un autre, – un naïf cynique, celui-là, – que, quelque beau que soit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui n’avoir que du talent, le talent s’escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre, qui a dirigé des journaux et des revues, un ami du poëte, avoue qu’il était difficile de l’employer et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. Quelle odeur de magasin ! comme disait Joseph de Maistre.
Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l’intelligence la plus lourde de son génie à la férocité de l’hypocrisie bourgeoise, l’ont insulté à l’envi ; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement morigéné ce cadavre, – particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour rappeler ici l’expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors une immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre pressentiment d’une fin subite, avait désigné MM. Griswold et Willis pour mettre ses œuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire. Ce pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme article, plat et haineux, juste en tête de l’édition posthume de ses œuvres. – Il n’existe donc pas en Amérique d’ordonnance qui interdise aux chiens l’entrée des cimetières ? – Quant à M. Willis, il a prouvé, au contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec le véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un devoir moral, était aussi un des commandements du goût.