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Extrait : "Je dis de la civilisation européenne : il est évident qu'il y a une civilisation européenne ; qu'une certaine unité éclate dans la civilisation des divers États de l'Europe , que, malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances, partout cette civilisation découle de faits à peu près semblables, se rattache aux mêmes principes et tend à amener à peu près partout des résultats analogues..."
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EAN : 9782335028751
©Ligaran 2015
Objet du cours. – Histoire de la civilisation européenne. – Rôle de la France dans la civilisation de l’Europe. – Que la civilisation peut être racontée. – Que c’est le fait le plus général de l’histoire. – Du sens usuel et populaire du mot civilisation. – Deux faits principaux constituent la civilisation : 10 le développement de la société ; 20 le développement de l’individu. – Preuves de cette assertion. – Que ces deux faits sont nécessairement lies l’un à l’autre et se produisent tôt ou tord l’un l’autre. – La destinée de l’homme est-elle contenue tout entière dans sa condition actuelle ou sociale ? – Que l’histoire de la civilisation peut être considérée et présentée sous deux points de vue – Quelques mots sur le plan du cours. – De l’état actuel des esprits et de l’avenir de la civilisation.
MESSIEURS,
Je suis profondément touché de l’accueil que je reçois de vous. Je me permettrai de dire que je l’accepte comme un gage de la sympathie qui n’a pas cessé d’exister entre nous, malgré une si longue séparation. Je dis que la sympathie n’a pas cessé d’exister, comme si je retrouvais dans cette enceinte les mêmes personnes, la même génération qui avaient coutume d’y venir, il y a sept ans, s’associer à mes travaux… Je vous demande pardon, Messieurs : votre accueil si bienveillant m’a un peu troublé…. Parce que je reviens ici, il me semble que tout y doit revenir, que rien n’est changé : tout est changé pourtant, Messieurs, et bien changé ! Il y a sept ans nous n’entrions ici qu’avec inquiétude, préoccupés d’un sentiment triste, pesant ; nous nous savions entourés de difficultés, de périls ; nous nous sentions entraînés vers un mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité, de réserve, nous essayions de détourner. Aujourd’hui nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur eu paix et la pensée libre. Nous n’avons qu’une manière, Messieurs, d’en témoigner dignement notre reconnaissance : c’est d’apporter dans nos réunions, dans nos études, le même calme, la même réserve que nous y apportions quand nous redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. La bonne fortune est chanceuse, délicate, fragile ; l’espérance a besoin d’être ménagée comme la crainte ; la convalescence exige presque les mêmes soins, la même prudence que les approches de la maladie. Vous les aurez, Messieurs, j’en suis sûr. Cette même sympathie, cette correspondance intime et rapide d’opinions, de sentiments, d’idées, qui nous unissait dans les jours difficiles, et qui nous a du moins épargné les fautes, nous unira également dans les bons jours, et nous mettra en mesure d’en recueillir tous les fruits. J’y compte, Messieurs, et n’ai besoin de rien de plus.
Nous avons bien peu de temps devant nous d’ici à la fin de l’année. J’en ai eu moi-même bien peu pour penser au cours que je devais vous présenter. J’ai cherché quel serait le sujet qui pourrait se renfermer le mieux, soit dans le très peu de mois qui nous restent, soit dans le très peu de jours qui m’ont été donnés pour me préparer. Il m’a paru qu’un tableau général de l’histoire moderne de l’Europe, considérée sous le rapport du développement de la civilisation, un coup d’œil général sur l’histoire de la civilisation européenne, de ses origines, de sa marche, de son but, de son caractère, il m’a paru, dis-je, qu’un tel tableau se pouvait adapter au temps dont nous disposons. C’est le sujet dont je me suis déterminé à vous entretenir.
Je dis de la civilisation européenne : il est évident qu’il y a une civilisation européenne ; qu’une certaine unité éclate dans la civilisation des divers États de l’Europe ; que, malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances, partout cette civilisation découle de faits à peu près semblables, se rattache aux mêmes principes et tend à amener à peu près partout des résultats analogues. Il y a donc une civilisation européenne, et c’est de son ensemble que je veux vous occuper.
D’un autre côté, il est évident que cette civilisation ne peut être cherchée, que son histoire ne peut être puisée dans l’histoire d’un seul des États européens. Si elle a de l’unité, sa variété n’en est pas moins prodigieuse ; elle ne s’est développée tout entière dans aucun pays spécial. Les traits de sa physionomie sont épars : il faut chercher, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne, tantôt en Italie ou en Espagne, les éléments de son histoire.
Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche et étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter personne, pas même son pays ; cependant je crois qu’on peut dire sans flatterie que la France a été le centre, le foyer de la civilisation de l’Europe. Il serait excessif de prétendre qu’elle ait marché toujours, et dans toutes les directions, à la tête des nations. Elle a été devancée, à diverses époques, dans les arts, par l’Italie, dans les institutions politiques, par l’Angleterre. Peut-être, sous d’autres points de vue, à certains moments, trouverait-on d’autres pays de l’Europe qui lui ont été supérieurs ; mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois que la France s’est vue devancée dans la carrière de la civilisation, elle a repris une nouvelle vigueur, s’est élancée, et s’est retrouvée bientôt au niveau ou eu avant de tous. Et non seulement telle a été la destinée particulière de la France ; mais les idées, les institutions civilisantes, si je puis ainsi parler, qui ont pris naissance dans d’autres territoires, quand elles ont voulu se transplanter, devenir fécondes et générales, agir au profit commun de la civilisation européenne, on les a vues, en quelque sorte, obligées de subir en France une nouvelle préparation ; et c’est de la France, comme d’une seconde patrie, qu’elles se sont élancées à la conquête de l’Europe. Il n’est presque aucune grande idée, aucun grand principe de civilisation qui, pour se répandre partout, n’ait passé d’abord par la France.
C’est qu’il y a dans le génie français quelque chose de sociable, de sympathique, quelque chose qui se propage avec plus de facilité et d’efficacité que le génie de tout autre peuple : que ce soit l’effet de notre langue, du tour de notre esprit, ou de nos mœurs, nos idées sont plus populaires, se présentent plus clairement aux masses, y pénètrent plus promptement ; en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont le caractère particulier de la France, de sa civilisation, et ces qualités la rendaient éminemment propre à marcher à la tête de la civilisation européenne.
Lors donc qu’on veut étudier l’histoire de ce grand fait, ce n’est point un choix arbitraire ni de convention que de prendre la France pour centre de cette étude ; c’est au contraire se placer, en quelque sorte, au cœur de la civilisation européenne, au cœur du fait qu’on veut étudier.
Je dis du fait, Messieurs, et je le dis à dessein : la civilisation est un fait comme un autre, fait susceptible, comme tout autre, d’être étudié, décrit, raconté.
Depuis quelque temps on parle beaucoup, et avec raison, de la nécessité de renfermer l’histoire dans les faits, de la nécessité de raconter : rien de plus vrai. Mais il y a bien plus de faits à raconter, et des faits bien plus divers qu’on n’est peut-être tenté de le croire au premier moment : il y a des faits matériels, visibles, comme les batailles, les guerres, les actes officiels des gouvernements ; il y a des faits moraux, cachés, qui n’en sont pas moins réels ; il y a des faits individuels qui ont un nom propre ; il y a des faits généraux, sans nom, auxquels il est impossible d’assigner une date précise, qu’il est impossible de renfermer dans des limites rigoureuses, et qui n’en sont pas moins des faits comme d’autres, des faits historiques, qu’on ne peut exclure de l’histoire sans la mutiler.
Ce qu’on a coutume de nommer la portion philosophique de l’histoire, les relations des évènements, le lien qui les unit, leurs causes et leurs résultats, ce sont des faits, c’est de l’histoire, tout comme les récits de batailles et des évènements visibles. Les faits de ce genre, sans nul doute, sont plus difficiles à démêler ; on s’y trompe plus souvent ; il est malaisé de les animer, de les présenter sous des formes claires, vives ; mais cette difficulté ne change rien à leur nature ; ils n’en font pas moins partie essentielle de l’histoire.
La civilisation, Messieurs, est un de ces faits-là : fait général, caché, complexe, très difficile, j’en conviens, à décrire, à raconter, mais qui n’en existe pas moins, qui n’en a pas moins droit à être décrit et raconté. On peut élever sur ce fait un grand nombre de questions ; on peut se demander, par exemple, on s’est demandé s’il était un bien ou un mal. Les uns s’en sont désolés ; es autres s’en sont applaudis. On peut se demander si c’est un fait universel, s’il y a une civilisation universelle du genre humain, une destinée de l’humanité, si les peuples se sont transmis de siècle en siècle quelque chose qui ne se soit pas perdu, qui doive s’accroître, passer comme un dépôt et arriver ainsi jusqu’à la fin des siècles. Pour mon compte, je suis convaincu qu’il y a, en effet, une destinée générale de l’humanité, une transmission du dépôt de la civilisation, et, par conséquent, une histoire universelle de la civilisation à écrire. Mais, sans élever des questions si grandes, si difficiles à résoudre, il est évident que, lorsqu’on se renferme dans un espace de temps et de lieu déterminé, quand on se borne à l’histoire d’un certain nombre de siècles ou de certains peuples, dans ces limites, la civilisation est un fait qui peut être décrit, raconté, qui a son histoire. Je me hâte d’ajouter que celle histoire est la plus grande de toutes, qu’elle comprend toutes les autres.
Ne semble-t-il pas, en effet, Messieurs, que le fait de la civilisation soit le fait par excellence, le fait général et définitif auquel tous les autres viennent aboutir, dans lequel ils se résument ? Prenez tous les faits dont se compose l’histoire d’un peuple, qu’on est accoutumé à considérer comme les éléments de sa vie ; prenez ses institutions, son commerce, son industrie, ses guerres, tous les détails de son gouvernement : quand on veut considérer ces faits dans leur ensemble, dans leur liaison, quand on veut les apprécier, les juger, qu’est-ce ; qu’on leur demande ? On leur demande en quoi ils ont contribué à la civilisation de ce peuple, quel rôle ils y ont joué, quelle part ils y ont prise, quelle influence ils y ont exercée. C’est par là non seulement qu’on s’en forme une idée complète, mais qu’on les mesure, qu’on apprécie leur véritable valeur : ce sont, en quelque sorte, des fleuves auxquels on demande compte des eaux qu’ils doivent apporter à l’Océan. La civilisation est une espèce d’Océan qui fait la richesse d’un peuple, et au sein duquel tous les éléments de la vie du peuple, toutes les forces de son existence, viennent se réunir. Cela est si vrai, que des faits qui, par leur nature, sont détestés, funestes, qui pèsent douloureusement sur les peuples, le despotisme, par exemple, et l’anarchie, s’ils ont contribué en quelque chose à la civilisation, s’ils lui ont fait faire un grand pas, eh bien ! jusqu’à un certain point on les excuse, on leur pardonne leurs torts, leur mauvaise nature ; en sorte que, partout où l’on reconnaît la civilisation et les faits qui l’ont enrichie, on est tenté d’oublier le prix qu’il en a coûté.
Il y a même des faits qu’à proprement parler on ne peut pas dire sociaux, des faits individuels qui semblent intéresser l’âme humaine plutôt que la vie publique : tels sont les croyances religieuses et les idées philosophiques, les sciences, les lettres, les arts. Ces faits paraissent s’adresser à l’homme, soit pour le perfectionner, soit pour le charmer, et avoir plutôt pour but son amélioration intérieure, ou son plaisir, que sa condition sociale. Eh bien ! c’est encore sous le point de vue de la civilisation que ces faits-là mêmes sont souvent et veulent être considérés. De tout temps, dans tout pays, la religion s’est glorifiée d’avoir civilisé les peuples ; les sciences, les lettres, les arts, tous les plaisirs intellectuels et moraux ont réclamé leur part dans cette gloire ; et l’on a cru les louer, les honorer, quand on a reconnu qu’en effet elle leur appartenait. Ainsi, les faits les plus importants, les plus sublimes en eux-mêmes, sublimes indépendamment de tout résultat extérieur, et uniquement dans leurs rapports avec l’âme de l’homme, leur importance s’accroît, leur sublimité s’élève par leur rapport avec la civilisation. Telle est la valeur de ce fait général, qu’il en donne à tout ce qu’il touche. Et non seulement il en donne ; il y a même des occasions où les faits dont nous parlons, les croyances religieuses, les idées philosophiques, les lettres, les arts, sont surtout considérés et jugés sous le point de vue de leur influence sur la civilisation ; influence qui devient, jusqu’à un certain point et pendant un certain temps, la mesure décisive de leur mérite et de leur valeur.
Quel est donc, Messieurs, je le demande, quel est, avant d’en entreprendre l’histoire, et en le considérant uniquement en lui-même, ce fait si grave, si étendu, si précieux, qui semble le résumé, l’expression de la vie entière des peuples ?
Je n’aurai garde ici de tomber dans la pure philosophie ; je n’aurai garde de poser quelque principe rationnel, et puis d’en déduire la nature de la civilisation comme une conséquence : il y aurait beaucoup de chances d’erreur dans cette méthode. Nous rencontrons encore ici un fait à constater et à décrire.
Depuis longtemps, et dans beaucoup de pays, on se sert du mot de civilisation : on y attache des idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues ; mais, enfin, on s’en sert et l’on se comprend. C’est le sens de ce mot, son sens général, humain, populaire, qu’il faut étudier. Il y a presque toujours, dans l’acception usuelle des termes les plus généraux, plus de vérité que dans les définitions en apparence plus précises et plus rigoureuses de la science. C’est le bon sens qui donne aux mots leur signification commune, et le bon sens est le génie de l’humanité. La signification commune d’un mot se forme successivement et en présence des faits ; à mesure qu’un fait se présente, qui paraît rentrer dans le sens d’un terme connu, on l’y reçoit, pour ainsi dire, naturellement ; le sens du terme s’étend, s’élargit, et peu à peu les divers faits, les diverses idées que, en vertu de la nature des choses mêmes, les hommes doivent, rallier sous ce mot, s’y rallient en effet. Lorsque le sens d’un mot, au contraire, est déterminé par la science, cette détermination, ouvrage d’un seul ou d’un petit nombre d’individus, a lieu sous l’empire de quelque fait particulier qui a frappé leur esprit. Ainsi, les définitions scientifiques sont, en général, beaucoup plus étroites, et, par cela seul, beaucoup moins vraies au fond que le sens populaire des termes. En étudiant, comme un fait, le sens du mot civilisation, en recherchant toutes les idées qui y sont comprises, selon le bon sens des hommes, nous avancerons beaucoup plus dans la connaissance du fait lui-même que si nous tentions d’en donner nous-mêmes une définition scientifique, parût-elle d’abord plus claire et plus précise.
Pour commencer cette recherche, je vais essayer de mettre sous vos yeux quelques hypothèses ; je décrirai un certain nombre d’états de société, et puis nous nous demanderons si l’instinct général y reconnaîtrait l’état d’un peuple qui se civilise, si c’est là le sens que le genre humain attache naturellement au mot civilisation.
Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode ; il paie peu d’impôts ; il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les relations privées ; en un mot, l’existence matérielle, dans son ensemble, est assez bien et heureusement réglée. Mais en même temps l’existence intellectuelle et morale de ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d’engourdissement, d’inertie, je ne veux, pas dire d’oppression, parce qu’il n’en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n’est pas sans exemple. Il y a eu de petites républiques aristocratiques où les sujets ont été traités comme des troupeaux bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la civilisation ? est-ce là un peuple qui se civilise ?
Voici une autre hypothèse : c’est un peuple dont l’existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant. En revanche, on n’a point négligé les besoins moraux, intellectuels ; on leur distribue une certaine pâture ; on cultive dans ce peuple des sentiments élevés, purs ; ses croyances religieuses et morales ont atteint un certain degré de développement ; mais on a grand soin d’étouffer en lui le principe de la liberté ; on donne satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, comme ailleurs aux besoins matériels ; on mesure à chacun sa part de vérité ; on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. L’immobilité est le caractère de la vie morale : c’est l’état où sont tombées la plupart des populations de l’Asie, où les dominations théocratiques retiennent l’humanité ; c’est l’état des Indous, par exemple. Je fais la même question que sur le peuple précédent : est-ce là un peuple qui se civilise ?
Je change tout à fait la nature de l’hypothèse. Voici un peuple chez lequel il y a un grand déploiement de quelques libertés individuelles, mais où le désordre et l’inégalité sont extrêmes : c’est l’empire de la force et du hasard ; chacun, s’il n’est fort, est opprimé, souffre, périt ; la violence est le caractère dominant de l’état social. Il n’y a personne qui ne sache que l’Europe a passé par cet état. Est-ce un état civilisé ? Il peut contenir sans doute des principes de civilisation qui se développeront successivement ; mais le fait qui domine dans une telle société n’est pas, à coup sûr, ce que le bon sens des hommes appelle la civilisation.
Je prends une quatrième et dernière hypothèse. La liberté de chaque individu est très grande, l’inégalité entre eux est rare, ou au moins très passagère. Chacun fait à peu près ce qu’il veut, et ne diffère pas beaucoup en puissance de son voisin ; mais il y a très peu d’intérêts généraux, très peu d’idées publiques, très peu de société ; en un mot, les facultés et l’existence des individus se déploient et s’écoulent isolément, sans qu’ils agissent les uns sur les autres, sans qu’ils laissent de traces ; les générations successives laissent la société au même point où elles l’ont reçue : c’est l’état des tribus sauvages ; la liberté et l’égalité sont là ; et pourtant, à coup sûr, la civilisation n’y est point.
Je pourrais multiplier ces hypothèses ; je crois que nous en avons assez parcouru pour démêler quel est le sens populaire et naturel du mot civilisation.
Il est clair qu’aucun des états que je viens de parcourir ne correspond, selon le bon sens naturel des hommes, à ce terme. Pourquoi ? Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation (et cela résulte des divers exemples que je viens de faire passer sous vos yeux), c’est le fait de progrès, de développement ; il réveille aussitôt l’idée d’un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d’état ; d’un peuple dont la condition s’étend et s’améliore. L’idée du progrès, du développement, me paraît être l’idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation.
Quel est ce progrès ? quel est ce développement ? Ici réside la plus grande difficulté.
L’étymologie du mot semble répondre d’une manière claire et satisfaisante : elle dit que c’est le perfectionnement de la vie civile, le développement ; de la société proprement dite, des relations des hommes entre eux.
Telle est, en effet, l’idée première qui s’offre à l’esprit des hommes quand on prononce le mot civilisation ; on se représente à l’instant l’extension, la plus grande activité et la meilleure organisation des relations sociales : d’une part, une production croissante de moyens de force et de bien-être dans la société ; de l’autre, une distribution plus équitable, entre les individus, de la force et du bien-être produits.
Est-ce là tout, Messieurs ? Avons-nous épuisé le sens naturel, usuel, du mot civilisation ? Le fait ne contient-il rien de plus ?
C’est à peu près comme si nous demandions : l’espèce humaine n’est-elle, au fond, qu’une fourmilière, une société où il ne s’agisse que d’ordre et de bien-être, où, plus la somme du travail sera grande et la répartition des fruits du travail équitable, plus le but sera atteint et le progrès accompli ?
L’instinct des hommes répugne à une définition si étroite de la destinée humaine. Il lui semble, au premier aspect, que le mot civilisation comprend quelque chose de plus étendu, de plus complexe, de supérieur à la pure perfection des relations sociales, de la force et du bien-être social.
Les faits, l’opinion publique, le sens généralement reçu du terme, sont d’accord avec cet instinct.
Prenez Rome dans les beaux temps de la république, après la seconde guerre punique, au moment de ses plus grandes vertus, lorsqu’elle marchait à l’empire du monde, lorsque l’état social romain était évidemment en progrès. Prenez ensuite Rome sous Auguste, à l’époque où a commencé la décadence, ou du moins le mouvement progressif de la société était arrêté, où les mauvais principes étaient bien près de prévaloir. Il n’y a personne cependant qui ne pense et ne dise que la Rome d’Auguste était plus civilisée que la Rome de Fabricius ou de Cincinnatus.
Transportons-nous ailleurs : prenons la France des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est évident que, sous le point de vue social, quant à la somme et à la distribution du bien-être entre les individus, la France du XVIe et du XVIIIe siècle était intérieure à quelques autres pays de l’Europe, à la Hollande et à l’Angleterre, par exemple. Je crois qu’en Hollande et en Angleterre l’activité sociale était plus grande, croissait plus rapidement, distribuait mieux ses fruits qu’en France. Cependant, demandez au sentiment général ; il vous répondra que la France du XVIIe et du XVIIIe siècle était le pays le plus civilisé de l’Europe. L’Europe n’a pas hésité dans cette question. On trouve des traces de cette opinion publique sur la France dans tous les monuments de la littérature européenne.
On pourrait montrer beaucoup d’autres États ou le bien-être est plus grand, croît plus rapidement, est mieux réparti entre les individus qu’ailleurs, et où cependant, dans l’instinct spontané, dans le bon sens général des hommes, la civilisation est jugée inférieure à celle d’autres pays moins bien partagés sous le rapport purement social.
Qu’est-ce à dire ? Qu’ont donc ces pays qui leur donne, au nom de civilisés, ce droit privilégié qui compense si largement, dans l’opinion des hommes, ce qui leur manque d’ailleurs ?
Un autre développement que celui de la vie sociale s’y est manifesté avec éclat : le développement de la vie individuelle, de la vie intérieure, le développement de l’homme lui-même, de ses facultés, de ses sentiments, de ses idées. Si la société y est plus imparfaite qu’ailleurs, l’humanité y apparaît avec plus de grandeur et de puissance. Il reste beaucoup de conquêtes sociales à faire, mais d’immenses conquêtes intellectuelles et morales sont accomplies ; beaucoup de biens et de droits manquent à beaucoup d’hommes, mais beaucoup de grands hommes vivent et brillent aux yeux du monde. Les lettres, les sciences, les arts, déploient tout leur éclat. Partout où le genre humain voit resplendir ces grandes images, ces images glorifiées de la nature humaine, partout où il voit créer ce trésor de jouissances sublimes, il reconnaît et nomme la civilisation.
Deux faits sont donc compris dans ce grand fait ; il subsiste à deux conditions, et se révèle à deux symptômes : le développement de l’activité sociale et celui de l’activité individuelle, le progrès de la société et le progrès de l’humanité. Partout où la condition extérieure de l’homme s’étend, s’élève, s’améliore, partout où la nature intime de l’homme se montre avec éclat, avec grandeur, à ces deux signes, et souvent malgré la profonde imperfection de l’état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation.
Tel est, si je ne me trompe, le résultat de l’examen simple, purement sensé, de l’opinion générale des hommes. Si nous interrogeons l’histoire proprement dite, si nous examinons quelle est la nature des grandes crises de la civilisation, de ces faits qui, de l’aveu de tous, lui ont fait faire un grand pas, nous y reconnaîtrons toujours l’un ou l’autre des deux éléments que je viens de décrire. Ce sont toujours des crises de développement individuel ou social, des faits qui ont changé l’homme intérieur, ses croyances, ses mœurs, ou sa condition extérieure, sa situation dans ses rapports avec ses semblables. Le christianisme, par exemple, je ne dis pas seulement au moment de son apparition, mais dans les premiers siècles de son existence, le christianisme ne s’est nullement adressé à l’état Social ; il a annoncé hautement qu’il n’y toucherait pas ; il a ordonné à l’esclave d’obéir au maître ; il n’a attaqué aucun des grands maux, aucune des grandes injustices de la société d’alors. Qui niera pourtant que le christianisme n’ait été dès lors une immense crise de la civilisation ? Pourquoi ? Parce qu’il a changé l’homme intérieur, ses croyances, ses sentiments, parce qu’il a régénéré l’homme moral, l’homme intellectuel.
Nous avons vu une crise d’une autre nature, une crise qui s’est adressée non à l’homme intérieur, mais à sa condition extérieure, qui a changé et régénéré la société. Celle-là aussi, à coup sûr, a été une des crises décisives de la civilisation. Parcourez toute l’histoire, vous trouverez partout le même résultat ; vous ne rencontrerez aucun fait important, ayant concouru au développement de la civilisation, qui n’ait exercé l’une ou l’autre des deux sortes d’influences dont je viens de parler.
Tel est, si je ne me trompe, le sens naturel et populaire du terme ; voilà le fait, je ne veux pas dire défini, mais décrit, constaté, à peu près complètement, ou au moins dans ses traits généraux. Nous tenons les deux éléments de la civilisation. Maintenant, Messieurs, l’un de ces deux faits suffit-il pour la constituer ? Si le développement de l’état social, ou celui de l’homme individuel, se présentait isolément, y aurait-il civilisation ? Le genre humain la reconnaîtrait-il ? Ou bien les deux laits ont-ils entre eux une relation tellement intime et nécessaire que, s’ils ne se produisent simultanément, ils soient cependant inséparables, et que, tôt ou tard, l’un amène l’autre ?
On peut, ce me semble, aborder cette question par trois côtés. On peut examiner la nature même des deux éléments de la civilisation, et se demander s’ils sont, ou non, étroitement liés et nécessaires l’un à l’autre. On peut rechercher historiquement si, en effet, ils se sont manifestés isolément et l’un sans l’autre, ou s’ils se sont toujours produits l’un l’autre. On peut enfin consulter sur cette question l’opinion commune des hommes, le bon sens. Je m’adresserai d’abord à l’opinion commune.
Quand un grand changement s’accomplit dans l’état d’un pays, quand il s’y opère un grand développement de richesse et de force, une révolution dans la distribution du bien-être social, ce fait nouveau rencontre des adversaires, essuie des combats ; il n’en peut être autrement. Que disent, en général, les adversaires du changement ? Ils disent que ce progrès de l’état social n’améliore pas, ne régénère pas en même temps l’état moral, l’état intérieur de l’homme ; que c’est un progrès faux, trompeur, qui tourne au détriment de la moralité, du véritable être humain. Et les amis du développement social repoussent cette attaque avec beaucoup d’énergie ; ils soutiennent, au contraire, que le progrès de la société amène nécessairement le progrès de la moralité ; que, lorsque la vie extérieure est mieux réglée, la vie intérieure se rectifie et s’épure. Ainsi se pose la question entre les adversaires et les partisans de l’état nouveau.
Renversez l’hypothèse ; supposez le développement moral en progrès. Que promettent, en général, les hommes qui y travaillent ? Qu’ont promis, à l’origine les sociétés, les dominateurs religieux, les sages, les poètes, qui travaillaient à adoucir, à régler les mœurs ? Ils ont promis l’amélioration de la condition sociale, la répartition plus équitable du bien-être. Que supposent, je vous le demande, tantôt ces discussions, tantôt ces promesses ?
Elles supposent que, dans la conviction instinctive des hommes, les deux éléments de la civilisation, le développement social et le développement moral, sont intimement liés ; qu’à la vue de l’un, le genre humain compte sur l’autre. C’est à cette conviction naturelle qu’on s’adresse lorsque, pour seconder ou combattre l’un ou l’autre des deux développements, on affirme ou l’on conteste leur union. On sait que, si l’on peut persuader aux hommes que l’amélioration de l’état social tournera contre le progrès intérieur des individus, on aura décrié et affaibli la révolution qui s’accomplit dans la société. D’autre part, quand on promet aux hommes l’amélioration de la société, par suite de l’amélioration de l’individu, on sait que leur penchant est de croire à cette promesse, et l’on s’en prévaut. C’est donc évidemment la croyance instinctive de l’humanité, que les deux éléments de la civilisation sont liés l’un à l’autre, et se produisent réciproquement.
Si nous nous adressons à l’histoire du monde, nous obtiendrons la même réponse. Nous trouverons que tous les grands développements de l’homme intérieur ont tourné au profit de la société, tous les grands développements de l’état social au profit de l’humanité. C’est l’un ou l’autre des deux faits qui prédomine, apparaît avec éclat, et imprime au mouvement un caractère particulier. Ce n’est quelquefois qu’après de très longs intervalles de temps, après mille transformations, mille obstacles, que le second fait se développe, et vient en quelque sorte compléter la civilisation que le premier avait commencée. Mais quand on y regarde bien, on reconnaît le lien qui les unit. La marche de la Providence n’est pas assujettie à d’étroites limites ; elle ne s’inquiète pas de tirer aujourd’hui la conséquence du principe qu’elle a posé hier : elle la tirera dans des siècles, quand l’heure en sera venue ; et pour raisonner lentement, selon nous, sa logique n’est pas moins sûre. La Providence a ses aises dans le temps ; elle y marche comme les dieux d’Homère dans l’espace ; elle fait un pas, et des siècles se trouvent écoulés. Que de temps, que d’évènements avant que la régénération de l’homme moral par le christianisme ait exercé, sur la régénération de l’état social, sa grande et légitime influence ! Il y a réussi pourtant : qui peut le méconnaître aujourd’hui ?
Si de l’histoire nous passons à la nature même des deux faits qui constituent la civilisation, nous sommes infailliblement conduits au même résultat. Il n’est personne qui n’ait fait sur lui-même cette expérience. Quand un changement moral s’opère dans l’homme, quand il acquiert une idée, ou une vertu, ou une faculté (la plus, en un mot, quand il se développe individuellement, quel est le besoin qui s’empare de lui à l’instant même ? C’est le besoin de faire passer son sentiment dans le monde extérieur, de réaliser au dehors sa pensée. Dès que l’homme acquiert quelque chose, dès que son être prend à ses propres yeux un nouveau développement, une valeur de plus, aussitôt à ce développement, à cette valeur nouvelle, s’attache pour lui l’idée d’une mission : il se sent obligé et poussé par son instinct, par une voix intérieure, à étendre, à faire dominer hors de lui le changement, l’amélioration qui s’est accomplie en lui. Les grands réformateurs, on ne les doit pas à une autre cause ; les grands hommes qui ont changé la face du monde, après s’être changés eux-mêmes, n’ont pas été poussés, gouvernés par un autre sen liment.
Voilà pour le changement qui s’est opéré dans l’intérieur de l’homme ; prenons l’autre. Une révolution s’accomplit dans l’état de la société ; elle est mieux réglée, les droits et les biens sont répartis plus justement entre les individus ; c’est-à-dire que le spectacle du monde est plus pur, plus beau ; que la pratique, soit des gouvernements, soit des rapports des hommes entre eux, est meilleure. Eh bien ! croyez-vous que la vue de ce spectacle, que cette amélioration des faits extérieurs ne réagissent pas sur l’intérieur de l’homme, sur l’humanité ? Tout ce qu’on dit de l’autorité des exemples, des habitudes, des beaux modèles, n’est pas fondé sur autre chose, sinon sur cette conviction qu’un fait extérieur, bon, raisonnable, bien réglé, amène tôt ou tard, plus ou moins complètement, un fait intérieur de même nature, de même mérite ; qu’un monde mieux réglé, un monde plus juste, rend l’homme lui-même plus juste ; que l’intérieur se réforme par l’extérieur, comme l’extérieur par l’intérieur ; que les deux éléments de la civilisation sont étroitement liés l’un à l’autre ; que des siècles, des obstacles de tout genre, peuvent se jeter entre eux ; qu’il est possible qu’ils aient à subir mille transformations pour se joindre l’un à l’autre ; mais que, tôt ou tard, ils se rejoignent ; que c’est la loi de leur nature, le fait général de l’histoire, la croyance instinctive du genre humain.
Messieurs, je crois non pas avoir épuisé, tant s’en faut, mais exposé d’une manière à peu près complète, quoique bien légère, le grand fait de la civilisation ; je crois l’avoir décrit, circonscrit, et avoir posé les principales questions, les questions fondamentales auxquelles il donne lieu. Je pourrais m’arrêter ; cependant je ne puis pas ne pas poser du moins une question que je rencontre ici ; une de ces questions qui ne sont plus des questions historiques proprement dites, qui sont des questions, je ne veux pas dire hypothétiques, mais conjecturales ; des questions dont l’homme ne tient qu’un bout, dont il ne peut jamais atteindre l’autre bout, dont il ne peut faire le tour, qu’il ne voit que par un côté, qui cependant n’en sont pas moins réelles, auxquelles il faut bien qu’il pense, car elles se présentent devant lui, malgré lui, à tout moment.
De ces deux développements dont nous venons de parler, et qui constituent le fait de la civilisation, du développement de la société, d’une part, et de l’humanité de l’autre, lequel est le but, lequel le moyen ? Est-ce pour le perfectionnement de sa condition sociale, pour l’amélioration de son existence sur la terre, que l’homme se développe tout entier, ses facultés, ses sentiments, ses idées, tout son être ? Ou bien l’amélioration de la condition sociale, les progrès de la société, la société elle-même n’est-elle que le théâtre, l’occasion, le mobile du développement de l’individu ? En un mot, la société est-elle faite pour servir l’individu, ou l’individu pour servir la société ? De la réponse à cette question dépend inévitablement celle de savoir si la destinée de l’homme est purement sociale, si la société épuise et absorbe l’homme tout entier, ou bien s’il porte en lui quelque chose d’étranger, de supérieur à son existence sur la terre.
Messieurs, un homme dont je m’honore d’être l’ami, un homme qui a traversé des réunions comme la nôtre pour monter à la première place dans des réunions moins paisibles et plus puissantes, un homme dont toutes les paroles se gravent et restent partout où elles tombent, M. Royer-Collard a résolu cette question ; il l’a résolue, selon sa conviction du moins, dans son discours sur le projet de loi relatif au sacrilège. Je trouve dans ce discours ces deux phrases :
« Les sociétés humaines naissent, vivent et meurent sur la terre ; là s’accomplissent leurs destinées… Mais elles ne contiennent pas l’homme tout entier. Après qu’il s’est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s’élève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible…. Nous, personnes individuelles et identiques, véritables êtres doués de l’immortalité, nous avons une autre destinée que les États. »
Je n’ajouterai rien, Messieurs, je n’entreprendrai point de traiter la question même ; je me contente de la poser. Elle se rencontre à la fin de l’histoire de la civilisation : quand cette histoire est épuisée, quand il n’y a plus rien à dire de la vie actuelle, l’homme se demande invinciblement si tout est épuisé, s’il est à la fin de tout ? Ceci est donc le dernier problème, et le plus élevé de ceux auxquels l’histoire de la civilisation peut conduire. Il me suffit d’avoir indiqué sa place et sa grandeur.
D’après tout ce que je viens de dire, Messieurs, il est évident que l’histoire de la civilisation pourrait être traitée de deux manières, puisée à deux sources, considérée sous deux aspects différents. L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine, pendant un temps donne, une série de siècles, ou chez un peuple déterminé ; il pourrait étudier, décrire, raconter tous les évènements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient accomplies dans l’intérieur de homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait choisis. Il peut procéder autrement : au lieu d’entrer dans l’intérieur de l’homme, il peut se mettre au dehors ; il peut se placer au milieu de la scène du monde ; au lieu de décrire les vicissitudes des idées et des sentiments de l’être individuel, il peut décrire les faits extérieurs, les évènements, les changements de l’état social. Ces deux portions, ces deux histoires de la civilisation sont étroitement liées l’une à l’autre ; elles sont le reflet, l’image l’une de l’autre. Cependant elles peuvent être séparées ; peut-être même doivent-elles l’être, au moins en commençant, pour que l’une et l’autre soient traitées avec détail et clarté. Pour mon compte, je ne me propose pas d’étudier maintenant avec vous l’histoire de la civilisation européenne dans l’intérieur de l’âme humaine ; l’histoire des évènements extérieurs, du monde visible et social, c’est de celle-là que je veux m’occuper. J’avais besoin de vous exposer le fait de la civilisation tel que je le conçois dans sa complexité et son étendue, de poser devant vous les hautes questions auxquelles il peut donner lieu. Je me restreins à présent ; je resserre mon champ dans les limites plus étroites : c’est l’histoire de l’état social que je me propose de traiter.
Nous commencerons par rechercher tous les éléments de la civilisation européenne dans son berceau, à la chute de l’Empire romain ; nous étudierons avec soin la société telle qu’elle était au milieu de ces ruines fameuses. Nous tâcherons, non pas d’en ressusciter, mais d’en remettre debout les éléments à côté les uns des autres ; et, quand nous les tiendrons, nous essaierons de les faire marcher, de les suivre dans leurs développements à travers les quinze siècles qui se sont écoulés depuis cette époque.
Je crois, Messieurs, que, lorsque nous serons un peu entrés dans cette étude, nous acquerrons bien vite la conviction que la civilisation est très jeune, et qu’il s’en faut bien que le monde en ait encore mesuré la carrière. À coup sûr la pensée humaine est fort loin d’être aujourd’hui tout ce qu’elle peut devenir ; nous sommes fort loin d’embrasser l’avenir tout entier de l’humanité : cependant que chacun de nous descende dans sa pensée, qu’il s’interroge sur le bien possible qu’il conçoit et qu’il espère ; qu’il mette ensuite son idée en regard de ce qui existe aujourd’hui dans le monde : il se convaincra que la société et la civilisation sont bien jeunes ; que, malgré tout le chemin qu’elles ont fait, elles en ont incomparablement davantage à faire. Cela n’ôte rien, Messieurs, au plaisir que nous éprouverons à contempler notre état actuel. Quand j’aurai essayé de faire passer sous vos yeux les grandes crises de l’histoire de la civilisation en Europe depuis quinze siècles, vous verrez à quel point, jusqu’à nos jours, la condition des hommes a été laborieuse, orageuse, dure, non seulement au dehors et dans la société, mais intérieurement, dans la vie de l’âme. Pendant quinze siècles, l’esprit humain a eu à souffrir autant que l’espèce humaine. Vous verrez que, pour la première fois, peut-être, dans les temps modernes, l’esprit humain est arrivé à un état très imparfait encore, à un état cependant où règne quelque paix, quelque harmonie. Il en est de même de la société ; elle a évidemment fait des progrès immenses la condition humaine est douce, juste, comparée à ce qu’elle était antérieurement ; nous pouvons presque, en pensant à nos ancêtres, nous appliquer les vers de Lucrèce :
Nous pouvons même dire de nous, sans trop d’orgueil, comme Sthénélus dans Homère :
Ἡμεὶς τοὶ πατέρων μέγ ᾿ ἀμείνονες εὐχόμεθ ᾿ εἷναι
« Nous rendons grâces au ciel de ce que nous valons infiniment mieux que nos devanciers. »
Prenons garde cependant, Messieurs ; ne nous livrons pas trop au sentiment de notre bonheur et de notre amélioration ; nous pourrions tomber dans deux graves dangers, l’orgueil et la mollesse ; nous pourrions prendre une excessive confiance dans la puissance et le succès de l’esprit humain, de nos lumières actuelles, et en même temps nous laisser énerver par la douceur de notre condition. Je ne sais, Messieurs, si vous en êtes frappés comme moi ; mais nous flottons continuellement, à mon avis, entre la tentation de nous plaindre pour trop peu de chose, et celle de nous contenter à trop bon marché. Nous avons une susceptibilité d’esprit, une exigence, une ambition illimitées dans la pensée, dans les désirs, dans le mouvement de l’imagination ; et quand nous en venons à la pratique de la vie, quand il faut prendre de la peine, faire des sacrifices, des efforts pour atteindre le but, nos bras se lassent et tombent. Nous nous rebutons avec une facilité qui égale presque l’impatience avec laquelle nous désirons. Il faut prendre garde. Messieurs, à ne pas nous laisser envahir par l’un ou l’autre de ces deux défauts. Accoutumons-nous à mesurer ce que nous pouvons légitimement avec nos forces, notre science, notre puissance ; et ne prétendons à rien de plus qu’à ce qui se peut acquérir légitimement, justement, régulièrement, en respectant les principes sur lesquels repose notre civilisation même. Nous semblons quelquefois tentés de nous rattacher à des principes que nous attaquons, que nous méprisons, aux principes et aux moyens de l’Europe barbare, la force, la violence, le mensonge, pratiques habituelles il y a quatre ou cinq siècles. Et quand nous ayons cédé à ce désir, nous ne trouvons en nous ni la persévérance ni l’énergie sauvage des hommes de ce temps-là, qui souffraient beaucoup, et qui, mécontents de leur condition, travaillaient sans cesse à en sortir. Nous sommes contents de la nôtre ; ne la livrons pas aux hasards de désirs vagues, dont le temps ne serait pas encore venu. Il nous a été beaucoup donné, il nous sera beaucoup demandé ; nous rendrons à la postérité un compte sévère de notre conduite : public ou gouvernement, tous subissent aujourd’hui la discussion, l’examen, la responsabilité. Attachons-nous fermement, fidèlement, aux principes de notre civilisation : justice, légalité, publicité, liberté ; et n’oublions jamais que, si nous demandons avec raison que toutes choses soient à découvert devant nous, nous sommes nous-mêmes sous l’œil du monde, et que nous serons à notre tour débattus et jugés.
Objet de la leçon. – Unité de la civilisation ancienne. – Variété de la civilisation moderne. – Sa supériorité. – État de l’Europe à la chute de l’Empire romain. – Prépondérance des villes. – Tentative de réforme politique par les empereurs – Rescrit d’Honorius et de Théodose II.– Puissance du nom de l’Empire – L’Église chrétienne. – Les divers états par où elle avait passé au Ve siècle. – Le clergé dans les fonctions municipales. – Bonne et mauvaise influence de l’Église – Les Barbares. – Ils introduisent dans le monde moderne le sentiment de l’indépendance personnelle et le dénouement d’homme à homme. – Résumé des divers éléments de la civilisation au commencement du Ve siècle.
MESSIEURS,
En pensant au plan du cours que je me suis proposé de vous présenter, je crains que mes leçons n’aient un double inconvénient, qu’elles ne soient bien longues, par la nécessité de resserrer un grand sujet dans un fort petit espace, et en même temps trop concises. Je me trouverai quelquefois obligé de vous retenir ici au-delà de l’heure accoutumée ; et je ne pourrai cependant donner tous les développements qu’exigeraient les questions. S’il arrivait que, pour quelques personnes, des explications parussent nécessaires, s’il y avait dans vos esprits quelque incertitude, quelque grave objection sur ce que j’aurai eu l’honneur de vous dire, je vous prie de me les faire connaître par écrit. À la fin de chaque leçon, ceux qui désireront recevoir à ce sujet quelque réponse n’auront qu’à rester ; je leur donnerai volontiers toutes les explications qui seront en mon pouvoir.
Je crains encore un autre inconvénient, et par la même cause : c’est la nécessité d’affirmer quelquefois sans prouver. Cela aussi est l’effet de l’étroit espace où je me trouve renfermé. Il y aura des idées, des assertions dont la confirmation ne pourra venir que plus tard. Vous serez donc quelquefois obligés, je vous en demande pardon, de me croire sur parole. Je rencontre à l’instant même l’occasion de vous imposer cette épreuve.
J’ai essayé, dans la précédente leçon, d’expliquer le fait de la civilisation en général, sans parler d’aucune civilisation particulière, sans tenir compte des circonstances de temps et de lieu, en considérant le fait en lui-même et sous un point de vue parement philosophique. J’aborde aujourd’hui l’histoire de la civilisation européenne ; mais avant d’entrer dans le récit proprement dit, je voudrais vous faire connaître d’une manière générale la physionomie particulière de cette civilisation ; je voudrais la caractériser devant vous assez clairement pour qu’elle vous apparût bien distincte de toutes les autres civilisations qui se sont développées dans le monde. Je vais l’essayer, mais je ne pourrai guère qu’affirmer ; car il faudrait que je réussisse à poindre la société européenne avec tant de fidélité que vous la reconnussiez sur le champ et comme un portrait. Je n’ose m’en flatter.
Quand on regarde aux civilisations qui ont précédé celle de l’Europe moderne, soit en Asie, soit ailleurs, y compris même la civilisation grecque et romaine, il est impossible de ne pas être frappé de l’unité qui y règne. Elles paraissent émanées d’un seul fait, d’une seule idée ; on dirait que la société a appartenu à un principe unique qui l’a dominée, et en a déterminé les institutions, les mœurs, les croyances, en un mot, tous les développements.
En Égypte, par exemple, c’était le principe théocratique qui possédait la société tout entière ; il s’est reproduit dans ses mœurs, dans ses monuments, dans tout ce qui nous reste de la civilisation égyptienne. Dans l’Inde, vous trouverez le même fait : c’est encore la domination presque exclusive du principe théocratique. Ailleurs, vous verrez une autre organisation : ce sera la domination d’une caste conquérante ; le principe de la force possédera seul la société, lui imposera ses lois, son caractère. Ailleurs, la société sera l’expression du principe démocratique : ainsi il est arrivé dans la plupart des républiques commerçantes qui ont couvert les côtes de l’Asie Mineure et de la Syrie, dans l’Ionie, la Phénicie. En un mot, quand on considère les civilisations antiques, on les trouve empreintes d’un singulier caractère d’unité dans les institutions, les idées, les mœurs ; une force unique, ou du moins très prépondérante, gouverne et décide de tout.
Ce n’est pas à dire que cette unité de principe et de forme dans la civilisation de ces États y ait toujours prévalu. Quand on remonte à leur plus ancienne histoire, on s’aperçoit que souvent les diverses forces qui peuvent se déployer au sein d’une société s’y sont discuté l’empire. Chez les Égyptiens, les Étrusques, les Grecs même, la caste des guerriers, par exemple, a lutté contre celle des prêtres ; ailleurs, l’esprit de clan contre l’esprit d’association libre, le système aristocratique contre le système populaire, etc. Mais c’est à des époques anté-historiques que se sont passées, en général, de telles luttes ; il n’en est resté, dans l’histoire proprement dite, qu’un vague souvenir.
La lutte s’est, reproduite quelquefois dans le cours de la vie des peuples, mais, presque toujours, elle a été promptement terminée ; l’une des forces qui se disputaient l’empire l’a emporté, et a pris seule possession de la société. La guerre a toujours fini par la domination, sinon exclusive, du moins très prépondérante, de quelque principe spécial. La coexistence et le combat de principes divers n’ont été, dans l’histoire de ces peuples, qu’une crise passagère, un accident.
De là est résultée, dans la plupart des civilisations antiques, une simplicité remarquable. Elle a eu des effets très différents. Tantôt, comme dans la Grèce, la simplicité du principe social a amené un développement prodigieusement rapide ; jamais aucun peuple ne s’est déployé, en aussi peu de temps, avec autant d’éclat. Mais, après cet admirable élan, tout à coup la Grèce a paru épuisée ; sa décadence, si elle n’a pas été aussi rapide que son progrès, n’en a pas moins été étrange ment prompte. Il semble que la force créatrice du principe de la civilisation grecque fût épuisée. Aucun autre n’est venu la réparer.
Ailleurs, dans l’Égypte et dans l’Inde, par exemple, l’unité du principe de la civilisation a eu un autre effet ; la société est tombée dans un état stationnaire. La simplicité a amené la monotonie ; l’État ne s’est pas dissous, la société a continué de subsister, mais immobile et comme glacée.
C’est à la même cause qu’il faut rapporter ce caractère de tyrannie qui apparaît, au nom des principes et sous les formes les plus diverses, dans toutes les civilisations anciennes. La société appartenait à une force exclusive qui n’en pouvait souffrir aucune autre. Toute tendance différente était proscrite. Jamais le principe dominant ne voulait admettre à côté de lui la manifestation et l’action d’un principe différent.
Ce caractère d’unité de la civilisation est également empreint dans la littérature, dans les ouvrages de l’esprit. Qui n’a parcouru les monuments de la littérature indienne, depuis peu répandus en Europe ? Il est impossible de ne pas voir qu’ils sont tous frappés au même coin ; ils semblent tous le résultat d’un même fait, l’expression d’une même idée : ouvrages de religion ou de morale, traditions historiques, poésie dramatique, épopée, partout est empreinte la même physionomie ; les œuvres de l’esprit portent ce même caractère de monotonie qui éclate dans les évènements et les institutions. En Grèce même, au milieu de toutes les richesses de l’esprit humain, une rare unité domine dans la littérature et dans les arts.
Il en a été tout autrement de la civilisation de l’Europe moderne. Sans entrer dans aucun détail, regardez-y, recueillez vos souvenirs ; elle vous apparaîtra sur le champ variée, confuse, orageuse ; toutes les formes, tous les principes d’organisation sociale y coexistent : les pouvoirs spirituel et temporel, les éléments théocratique, monarchique, aristocratique, démocratique, toutes les classes, toutes les situations sociales se mêlent se pressent ; il y a des degrés infinis dans la liberté, la richesse, l’influence. Et ces forces diverses sont entre elles dans un état de lutte continuelle, sans qu’aucune parvienne à étouffer les autres et à prendre seule possession de la société. Dans les temps anciens, à chaque grande époque, toutes les sociétés semblent jetées dans le même moule : c’est tantôt la monarchie pure, tantôt la théocratie ou la démocratie qui prévaut ; mais chacune prévaut à son tour complètement. L’Europe moderne offre des exemples de tous les systèmes, de tous les essais d’organisation sociale ; les monarchies pures ou mixtes, les théocraties, les républiques plus ou moins aristocratiques, y ont vécu simultanément, à côté les unes des autres ; et, malgré leur diversité, elles ont toutes une certaine ressemblance, un certain air de famille qu’il est impossible de méconnaître.
Dans les idées et les sentiments de l’Europe, même variété, même lutte. Les croyances théocratiques, monarchiques, aristocratiques, populaires, se croisent, se combattent, se limitent, se modifient. Ouvrez les plus hardis écrits du Moyen Âge : jamais une idée n’y est suivie jusqu’à ses dernières conséquences. Les partisans du pouvoir absolu reculent tout à coup et à leur insu devant les résultats de leur doctrine ; on sent qu’autour d’eux il y a des idées, des influences qui les arrêtent et les empêchent de pousser jusqu’au bout. Les démocrates subissent la même loi. Nulle part cette imperturbable hardiesse, cet aveuglement de la logique qui éclatent dans les civilisations anciennes. Les sentiments offrent les mêmes contrastes, la même variété ; un goût d’indépendance très énergique à côté d’une grande facilité de soumission ; une rare fidélité d’homme à homme, et en même temps un besoin impérieux de faire sa volonté, de secouer tout frein, de vivre seul, sans s’inquiéter d’autrui. Les âmes sont aussi diverses, aussi agitées que la société.
Le même caractère se retrouve dans les littératures modernes. On ne saurait disconvenir que, sous le point de vue de la forme et de la beauté de l’art, elles sont très inférieures à la littérature ancienne ; mais, sous le point de vue du fond des sentiments et des idées, elles sont plus fortes et plus riches. On voit que l’âme humaine a été remuée sur un plus grand nombre de points, à une plus grande profondeur. L’imperfection de la forme provient de cette cause même. Plus les matériaux sont riches et nombreux, plus il est difficile de les ramener à une forme simple et pure. Ce qui fait la beauté d’une composition, de ce que, dans les œuvres de l’art, on nomme la forme, c’est la clarté, la simplicité, l’unité symbolique du travail. Avec la prodigieuse diversité des idées et des sentiments de la civilisation européenne, il a été bien plus difficile d’arriver à cette simplicité, à cette clarté.
Partout donc se retrouve ce caractère dominant de la civilisation moderne. Il a eu sans doute cet inconvénient que, lorsqu’on considère isolément tel ou tel développement particulier de l’esprit humain dans les lettres, les arts, dans toutes les directions où l’esprit humain peut marcher, on le trouve, en général, inférieur au développement correspondant dans les civilisations anciennes ; mais, en revanche, quand on regarde l’ensemble, la civilisation européenne se montre incomparablement plus riche qu’aucune autre ; elle a amené à la fois bien plus de développements divers. Aussi voyez : voilà quinze siècles qu’elle dure, et elle est dans un état de progression continue ; elle n’a pas marché, à beaucoup près, aussi vite que la civilisation grecque, mais son progrès n’a pas cessé. Elle entrevoit devant elle une immense carrière et, de jour en jour, elle s’y élance plus rapidement, parce que la liberté accompagne de plus en plus tous ses mouvements. Tandis que, dans les autres civilisations, la domination exclusive, ou du moins la prépondérance excessive d’un seul principe, d’une seule forme, a été une cause de tyrannie, dan ? l’Europe moderne, la diversité des éléments de l’ordre social, l’impossibilité où ils ont été de s’exclure l’un l’autre, ont enfanté la liberté qui règne aujourd’hui. Faute de pouvoir s’exterminer, il a bien fallu que les principes divers vécussent ensemble, qu’ils fissent entre eux une sorte de transaction. Chacun a consenti à n’avoir que la part de développement qui pouvait lui revenir ; et tandis qu’ailleurs la prédominance d’un principe produisait la tyrannie, en Europe la liberté est résultée de la variété des éléments de la civilisation, et de l’état de lutte dans lequel ils ont vécu.
C’est là, Messieurs, une vraie, une immense supériorité ; et si nous allons plus loin, si nous pénétrons au-delà des faits extérieurs, dans la nature même des choses, nous reconnaîtrons que cette supériorité est légitime, et avouée par la raison aussi bien que proclamée par les faits. Oubliant un moment la civilisation européenne, portons nos regards sur le monde en général, sur le cours général des choses terrestres. Quel est son caractère ? Comment va le monde ? Il va précisément avec cette diversité, cette variété d’éléments, en proie à cette lutte constante que nous remarquons dans la civilisation européenne. Évidemment il n’a été donné à aucun principe, à aucune organisation particulière, à aucune idée, à aucune force spéciale, de s’emparer du monde, de le modeler une fois pour toutes, d’en chasser toute autre tendance, d’y régner exclusivement. Des forces, des principes, des systèmes divers se mêlent, se limitent, luttent sans cesse, tour à tour dominants ou dominés, jamais complètement vaincus ni vainqueurs. C’est l’état général du monde que la diversité des formes, des idées, des principes, et leurs combats, et leur effort vers une certaine unité, un certain idéal qui ne sera peut-être jamais atteint, mais auquel tend l’espèce humaine par la liberté et le travail. La civilisation européenne est donc la fidèle image de la vie du monde : comme le cours des choses de ce monde, elle n’est ni étroite, ni exclusive, ni stationnaire. Pour la première fois, je pense, le caractère de la spécialité a disparu de la civilisation ; pour la première fois, elle s’est développée aussi diverse, aussi riche, aussi laborieuse que le théâtre de l’univers.
La civilisation européenne est entrée, s’il est permis de le dire, dans l’éternelle vérité, dans le plan de la Providence ; elle marche selon les voies de Dieu. C’est le principe rationnel de sa supériorité.
Je désire, Messieurs, que ce caractère fondamental, distinctif, de la civilisation européenne, demeure toujours présent à votre esprit, dans le cours de nos travaux. Je ne puis aujourd’hui que l’affirmer. Quant à la preuve, c’est le développement des faits qui doit la fournir. Ce serait déjà cependant, vous en conviendrez, une grande confirmation de mon assertion si nous trouvions dans le berceau même de notre civilisation les causes et les éléments du caractère que je viens de lui attribuer ; si, au moment où elle a commencé à naître, au moment de la chute de l’Empire romain, nous reconnaissions, dans l’état du monde, dans les faits qui, dès les premiers jours, ont concouru à former la civilisation européenne, le principe de cette diversité agitée, mais féconde, qui la distingue. Je vais tenter avec vous cette recherche. Je vais examiner l’état de l’Europe à la chute de l’Empire romain, et rechercher, soit dans les institutions, soit dans les croyances, les idées, les sentiments, quels étaient les éléments que le monde ancien léguait au monde moderne. Si, dans ces éléments, nous voyons déjà empreint le caractère que je viens de décrire, ce caractère aura acquis pour vous, dès aujourd’hui, un grand degré de probabilité.
Il faut d’abord se bien représenter ce qu’était l’Empire romain, et comment il s’est formé.
Rome n’était, à son origine, qu’une municipalité, une commune. Le gouvernement romain n’a été que l’ensemble des institutions qui conviennent à une population renfermée dans l’intérieur d’une ville ; ce sont des institutions municipales : c’est là leur caractère distinctif.
Ce fait n’était pas particulier à Rome : quand on regarde en Italie, à cette époque, autour de Rome, on ne trouve que des villes. Ce qu’on appelait alors des peuples n’était que des confédérations de villes. Le peuple latin est une confédération des villes latines. Les Étrusques, les Samnites, les Sabins, les peuples de la grande Grèce, sont tous dans le même état.
Il n’y avait, à cette époque, point de campagnes ; c’est-à-dire les campagnes ne ressemblaient nullement à ce qui existe aujourd’hui ; elles étaient cultivées, il le fallait bien ; elles n’étaient pas peuplées. Les propriétaires des campagnes étaient les habitants des villes ; ils sortaient pour veiller à leurs propriétés rurales ; ils y entretenaient souvent un certain nombre d’esclaves : mais ce que nous appelons aujourd’hui les campagnes, cette population éparse, tantôt dans des habitations isolées, tantôt dans des villages, et qui couvre partout le sol, était un fait presque inconnu à l’ancienne Italie.