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De grands périls nous assiégent ; des périls plus grands nous menacent. Il en est un dont tous les esprits sont frappés, mais dont nul peut-être n’a encore mesuré toute l’étendue ; je veux parler de la justice près de tomber sous le joug de la politique. Je ne saisirai point cette triste occasion pour redire ce que je puis penser du système de gouvernement qui convient à la France. Il s’agit de droits et d’intérêts qui sont au-dessus de toutes les opinions, que tout système est également tenu de garantir. Je ne sache aucun parti, aucun pouvoir qui ait osé s’arroger, en principe, le moindre droit sur le sang innocent. On l’a souvent versé à flots, mais toujours en le traitant de coupable. Ceci est donc une question libre, une question purement morale, où nulle autre considération ne saurait être admise, sans le plus révoltant outrage à tout ce qu’il y a de saint.
Je prie donc ceux qui pourront me lire d’oublier, comme je le ferai moi-même, tout engagement de situation ou de parti. Pour que la justice soit, il faut qu’elle soit pure ; elle ne supporte aucun alliage ; elle s’évanouit toute entière au moindre souffle étranger.
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Par F. GUIZOT.
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385746940
Ne dites point, conjuration, toutes les fois que ce peuple dit, conjuration.
(Esaïe, chap. 8, vers. 12.)
J’ai commencé cet écrit pendant le procès des troubles du mois de juin. Avant qu’il fût terminé, un nouvel attentat est venu alarmer le trône et la France. Je n’y vois qu’un nouveau motif de le publier.
En 1800 au théâtre de Drury-Lane, James Hadfield tira un coup de pistolet sur le roi George III. M. Erskine, chargé par la cour de la défense de l’accusé, parla en ces termes :
« Messieurs, je reconnais avec M. l’avocat-général que si, dans le même théâtre, le prévenu eût tiré le même coup sur le plus obscur des hommes assis dans cette enceinte, il aurait été conduit sur-le-champ, d’abord en jugement, et, s’il eût été déclaré coupable, au supplice. Il n’eût eu connaissance des charges dressées contre lui que par la lecture même de l’acte d’accusation. Il serait demeuré étranger aux noms, à l’existence même des hommes appelés soit à prononcer sur son sort, soit à rendre témoignage contre lui. Mais, prévenu d’une attaque meurtrière contre la personne du roi, la loi le couvre tout entier de son armure. Les propres juges du roi lui ont donné un conseil, non de leur choix, mais du sien. Il a reçu une copie de l’acte d’accusation dix jours avant le débat. Il a connu les noms, les qualités, la demeure de tous les jurés désignés devant la cour ; il a pu exercer, dans sa plus grande étendue, le privilége des récusations péremptoires. Il a joui de la même faveur à l’égard des témoins qui déposent contre lui… La loi a fait plus encore ; elle a voulu qu’un intervalle solennel séparât le jugement du crime : quel plus sublime spectacle que celui d’une nation entière légalement déclarée, pour quelque temps, incapable de rendre la justice, et cette quarantaine de quinze jours prescrite avant le débat, de peur que l’esprit des hommes ne se laissât saisir de prévention et de partialité[1] ! »
[1]Speeches of Lord Erskine, Londres, 1812.
Spectacle sublime en effet, car la loi qui le donne ne cherche que la justice, et ne consulte que la vérité. Elle sait la nature humaine et veut la sauver de ses plus excusables erreurs. Plus le crime est horrible, plus il touche de près aux débats dont la société est agitée ; plus il offense ses plus précieux intérêts et ses sentimens les plus chers, plus son châtiment est juste et nécessaire, plus il faut craindre l’influence des passions et l’ardeur des premières pensées. La loi ne doit point de complaisance à l’impatience des hommes, même légitime. Son devoir est de s’en défendre, non de la servir. Une telle jurisprudence ne protége pas seulement les accusés ; elle assure les trônes et l’ordre public mieux que toutes les tyrannies.
Par les mêmes causes, c’est surtout dans les temps de fermentation politique que la justice doit se montrer plus difficile et plus attentive. La tentation de l’envahir est si forte et le péril si grand ! Quand la guerre est entre les partis, les partis travaillent à porter partout la guerre ; ils souffrent avec un dépit profond que la paix demeure quelque part, que tout ne leur soit pas appui ou instrument. Que deviendra la société si elle leur ouvre toutes ses institutions, leur livre toutes ses garanties ?
Il est mal aisé, je le sais, de résister à cette pente. C’est une raison de plus de s’y roidir. Quand le mal est là, nous acceptons trop docilement ses conséquences. Parce qu’elles sont naturelles, on dirait que nous les trouvons légitimes. Triste effet des révolutions et du découragement où elles jettent les esprits ! Il amène cet autre mal, qu’après n’avoir pas résisté, on se soulève, et que, n’ayant pas su repousser énergiquement l’injustice, on s’en autorise pour être injuste à son tour. Qui sait user de tout son droit s’épargne la nécessité de dépasser son devoir.
Loin de nous donc cette pusillanime résignation au mal et à ses dangers ! Si la justice est menacée, il faut dire ce qui la menace. Si quelque force étrangère veut la détourner à son profit, il faut s’élever contre une usurpation qui la perd. En aucun cas, la justice ne peut appartenir à la force ; c’est la force qui lui appartient, qui doit la servir. Et plus l’usurpation est pressante, plus elle a de prétextes à faire valoir, plus les amis de ce qui est légitime doivent se montrer fermes et vigilans.
En cette occasion comme ailleurs, je dirai tout ce que pense. Je ne sais nul autre moyen de répondre aux suppositions calomnieuses et de repousser d’avance les infatigables soupçons de l’esprit de parti. Je n’ai qu’un mot à ajouter. Ce ne sont point les tribunaux que j’accuse ; c’est la justice que je défends.
Paris, 1er février 1821.
DES CONSPIRATIONS ET DE LA JUSTICE POLITIQUE,
PRÉFACE.
TABLE DES CHAPITRES.
CHAPITRE Ier. But de cet écrit.
CHAPITRE II. De la politique et de la justice.
CHAPITRE III. Des conspirations.
CHAPITRE IV. Des faits généraux.
CHAPITRE V. Des agens provocateurs.
CHAPITRE VI. Du ministère public.
CHAPITRE VII. Des restrictions apportées à la publicité des débats judiciaires.
CHAPITRE VIII. Du complot dans le sens légal.
CHAPITRE IX. Que si la mauvaise politique corrompt la justice, la justice est une bonne politique.
DESCONSPIRATIONSET DE LA JUSTICE POLITIQUE.
De grands périls nous assiégent ; des périls plus grands nous menacent. Il en est un dont tous les esprits sont frappés, mais dont nul peut-être n’a encore mesuré toute l’étendue ; je veux parler de la justice près de tomber sous le joug de la politique. Je ne saisirai point cette triste occasion pour redire ce que je puis penser du système de gouvernement qui convient à la France. Il s’agit de droits et d’intérêts qui sont au-dessus de toutes les opinions, que tout système est également tenu de garantir. Je ne sache aucun parti, aucun pouvoir qui ait osé s’arroger, en principe, le moindre droit sur le sang innocent. On l’a souvent versé à flots, mais toujours en le traitant de coupable. Ceci est donc une question libre, une question purement morale, où nulle autre considération ne saurait être admise, sans le plus révoltant outrage à tout ce qu’il y a de saint.
Je prie donc ceux qui pourront me lire d’oublier, comme je le ferai moi-même, tout engagement de situation ou de parti. Pour que la justice soit, il faut qu’elle soit pure ; elle ne supporte aucun alliage ; elle s’évanouit toute entière au moindre souffle étranger.
Quelle est d’ailleurs l’opinion, quel est le parti qui ne trouve dans sa propre histoire, et dans son histoire récente, d’invincibles motifs pour souhaiter ardemment que la justice demeure, qu’elle demeure hors des débats et des vicissitudes de la politique ? L’iniquité s’est promenée au milieu de nous, frappant à toutes les portes, prenant aujourd’hui pour victimes ceux qu’hier elle voulait pour instrumens. Qui sait les retours des choses humaines ? Que la justice ne s’engage point à leur suite ! qu’il y ait, sur la terre, un asile inviolable à tous les vainqueurs !
Notre temps en a plus besoin que tout autre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le monde se plaint d’être mal gouverné. Mais à aucune époque les fautes des gouvernemens n’ont eu des effets si certains, si étendus et si prompts. On dirait que la providence est devenue plus sévère. Elle permet au mal une facilité d’accomplissement, une rapidité de propagation, vraiment inouïes. Et non moins rapide, non moins terrible est la violence avec laquelle le mal retombe sur la tête de ses auteurs.
Je ne viens point rechercher tous les abus dont l’administration de la justice peut être entachée aujourd’hui. Un seul genre de crimes et de poursuites m’occupe. Dès que les partis sont aux prises, on entend parler de conspirations et de complots. Nous n’avions pas besoin qu’une nouvelle expérience nous l’apprît. Elle ne devait pas nous être épargnée. Elle est complète en ce moment. Jamais, depuis la restauration, les actes ou les accusations de cette sorte n’avaient été si multipliés et si graves.