L’ombre du rebelle - Hamid Larbi - E-Book

L’ombre du rebelle E-Book

Hamid Larbi

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Beschreibung

"L’ombre du rebelle" relate le parcours de Nazim, qui brave les conventions familiales pour suivre son propre chemin. Malgré les réticences initiales de son père traditionaliste, Nazim trouve une nouvelle voie vers le savoir à l’école citoyenne. Toutefois, sa quête de vérité le mène à rejeter les doctrines islamistes de son environnement et il se lance dans une recherche désespérée de cohérence idéologique. Bientôt, les chaînes de l’aliénation le poussent vers l’exil, vers un pays lointain où il espère trouver le bonheur qui lui manque tant, réalisant ainsi que son destin est indissociable de celui de son peuple.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hamid Larbi, poète et essayiste, a reçu plusieurs distinctions prestigieuses, notamment le prix en journalisme du Cercle de la presse de Milan en 1995 et la médaille d’argent au Festival international de la littérature (LIFFT) à Bakou en 2019. En 2018, il a remporté le prix du Concours International de poésie « L’amour de la liberté » de l’Académie Européenne des Sciences des Arts et des Lettres (AESAL), dont il est également membre. En 2020, il a été honoré par la Société des poètes Français pour son recueil "Les reflets du verbe".

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Hamid Larbi

L’ombre du rebelle

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hamid Larbi

ISBN : 979-10-422-2026-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

— Nazim, mon fils, tu me déçois ! Je me réjouissais d’avoir bientôt un compagnon à mes côtés ; j’espérais que, le temps aidant, je te montrerais le bon chemin, celui que nos parents nous ont tracé. Or, je m’aperçois que tu délaisses de plus en plus nos règles et nos traditions.

— Père, pardonne-moi si je te cause autant de peine. Crois-moi, je m’efforce au contraire de toujours suivre tes conseils et ceux de mère. Vous êtes les deux êtres que je chéris le plus au monde. Me crois-tu égoïste au point de me détourner de vous ?

— Tu as la langue bien pendue, Nazim. Malheur à ceux qui écoutent tes paroles séduisantes et mielleuses ! Malgré ton jeune âge, tes discours enivreraient un vieillard ! En vérité, on t’a seulement appris à parler pour ne rien dire et à te servir des gens en leur prodiguant des compliments.

— Grâce à mon éducation, il est naturel que je parle mieux que nos employés, père. J’espère d’ailleurs m’améliorer encore quand je serai un peu plus cultivé.

— Je n’ai que faire de tes beaux discours ! Je suis mortifié à l’idée que, contrairement à moi, mes voisins reçoivent toute l’aide nécessaire de la part de leurs fils. Ils s’intéressent aux travaux, ils ne craignent pas de manier les engins agricoles ni le tracteur ; ils peuvent en même temps surveiller le bétail et le personnel. J’ai l’impression d’avoir enfanté un perroquet uniquement capable de bavardages inutiles.

— Tu es injuste à mon égard, père. Je ne peux pas être à la fois bon étudiant et bon paysan. Il faut savoir choisir…

— Encore une fois, qu’en ai-je à faire de tes études ? Crois-tu pouvoir faire pousser du blé en papotant à tort et à travers et en citant à la ronde les belles formules puisées dans tes livres ? J’ai besoin de bras solides, moi ! Un fils qui me remplace quand je m’absente, qui me soulage et me seconde lors de besognes devenues trop épuisantes. Je suis seul, tu comprends ça ? Je dois avoir l’œil à tout, me lever le premier, me coucher le dernier. Je comptais sur toi pour montrer le chemin à tes frères. En réalité, j’ai à mes côtés un fils élégant et intelligent, certes, mais un garçon pompeux qui ne veut rien faire comme nous. Ah ! Comme je m’en veux d’avoir écouté ceux qui me conseillaient de t’envoyer à l’école !

— Le savoir est un devoir auquel doit se soumettre tout être humain, père. L’ange Gabriel n’a-t-il pas ordonné au Prophète de lire, lire et lire ? Ce dernier n’a-t-il pas recommandé ensuite aux musulmans d’aller chercher ce savoir, même jusqu’en Chine ?

— Par contre, le prophète n’a jamais ordonné à quiconque d’abandonner la terre ni de rechigner aux nobles tâches paysannes. Cesse de discuter, Nazim ! Tu n’es qu’un raté. Tu abandonnes la proie pour l’ombre et, un jour, tu le regretteras. Ce que tu appelles le savoir n’apporte rien dans ta poche. Cite-moi une seule personne qui se soit enrichie par le biais de son savoir ou de son art !

— Tu es très perspicace, père. Tu verras : je ferai de bonnes études et, après avoir suffisamment appris, je reviendrai prendre la direction de la ferme. Quoi que tu dises, tu es encore jeune et en bonne santé. D’ailleurs, Dieu bénit ton activité puisque ton patrimoine s’agrandit sans cesse !

— Lèche-bottes ! répondit son père avec un large sourire. Je plains les malheureux qui subiront tes boniments !

— Papa, s’il te plaît, ne te plains pas ! Si tu réussis aussi bien, c’est peut-être grâce à moi. Qui sait… ? Grâce aux connaissances que je vais continuer d’acquérir, je ne parviendrai peut-être à une haute destinée. D’ailleurs, si je ne m’abuse, le prophète accorde une plus grande valeur aux savants qu’aux hommes vertueux.

— Assez ! Je ne comprends rien à ton charabia et tu me fais perdre un temps précieux. À présent, va-t’en !

Nazim embrassa respectueusement la main de son père, s’inclina et la posa sur son front. Puis, il se retira discrètement.

Désormais seul, le père Volkan ne put s’empêcher d’éprouver une profonde admiration pour son fils. Il s’émerveillait devant la vivacité d’esprit de son garçon, il appréciait ses qualités. Au fond de son cœur, il voyait en Nazim ce qu’il aurait lui-même voulu être. Lui qui n’avait jamais su ni lire ni écrire, se flattait d’avoir un fils capable de parler comme un érudit, un fils pour qui les livres semblaient n’avoir aucun secret. Il s’estimait favorisé par le destin, car son fils lui permettrait d’entrer enfin dans la haute société turque. Une place était d’ores et déjà réservée pour son fils dans le domaine des bienheureux, sa culture et son savoir lui permettraient bientôt de côtoyer les plus hauts dignitaires de son pays.

Il redressa fièrement le buste puis, dans un immense élan de ferveur, il leva les yeux au ciel et pria son créateur de ne pas lui tenir rigueur des propos qu’il avait tenus à l’égard de son fils. Au contraire, il le supplia d’accorder longue vie et amour à Nazim, afin que celui-ci devienne à son tour un homme plein d’attachement et de partage.

Satisfait de sa démarche, Volkan se leva et enfila ses chaussures rangées au bord de la natte. Puis, il entama résolument cette nouvelle journée de labeur et d’inspection.

Étant donné son esprit positif et son honnêteté innée, le père Volkan n’était pas tendre avec les siens, et moins encore avec ses employés. La moindre imperfection, la moindre paresse au travail, le plus petit écart de conduite, tout cela lui était insupportable. Élevé dans les principes d’une morale simple, mais dure, il pensait que tout le monde devait suivre le même chemin que lui. Comme il était dur avec lui-même, il exigeait le maximum d’efforts de la part de ceux qu’il faisait vivre.

Volkan était un homme de la terre, descendant d’une famille de petit-bourgeois terriens cantonnés depuis des siècles dans la vie des champs. Il n’avait jamais cherché à étendre son horizon intellectuel et ne se serait jamais permis de transgresser les traditions ancestrales. Il aimait la terre avec passion, il lui consacrait toute son attention, il la traitait généreusement et ne concevait pas d’autres richesses que celles tirées de son labeur de paysan. Cet homme expérimenté décelait au premier regard, chez ses employés, le plus insignifiant défaut dans leur manière de cultiver, ou encore la plus petite négligence dans leur façon d’entretenir l’équipement et le cheptel. Au moindre écart, il s’emportait, s’agitait, allant parfois même jusqu’à faire preuve de brutalité. Pourtant, ses employés lui pardonnaient sa tyrannie, car durant les moments de repos, il devenait le patron le plus généreux et le plus accueillant de toute la région.

Sa richesse, une santé à toute épreuve et surtout sa force démontraient à ceux qui le côtoyaient, la puissance d’un homme pleinement épanoui. Âgé d’une quarantaine d’années, aussi bien équilibrées physiquement que moralement, Volkan inspirait la sympathie. Sa figure ronde aux joues burinées par les saisons et ses traits énergiques inspiraient le respect. Il avait le regard franc des hommes qui ne savent pas voiler leurs états d’âme et une épaisse moustache, qu’il recourbait avec soin. Enfin, avec son collier de barbe noire peu fournie, il avait vraiment l’allure du paysan classique.

Ses revenus lui permettaient la tenue recherchée des petits nobles : caftan de riche ainsi qu’un fez rouge. De grosses bottes noires et une soutane pour ses tournées champêtres étaient toujours suspendues dans le vestibule de la maison du maître. Ces gens aimaient mieux le voir paré bourgeoisement que dans sa tenue de travail, car Volkan savait se dédoubler, être le maître intraitable sous le gomlek avec son saroule et l’homme aimable dans ses « habits de ville ». Ces gens adaptaient soigneusement leurs attitudes aux costumes qu’il portait.

Avant de quitter la maison, il vérifiait la quantité de provisions disponibles, évaluait les besoins alimentaires du jour et calculait le nombre de repas à envoyer aux champs. Il ordonnait alors d’exposer les couvertures au soleil et de laver les pièces à grandes eaux, puis il se rendait dans les écuries et les remises, où il se faisait présenter les bêtes et le matériel disponible. Il s’asseyait sur un banc de pierre, d’où il désignait aux garçons les animaux ou les pièces qu’il désirait voir. Cet examen achevé, il passait dans les loges des ouvriers et s’assurait que ces derniers avaient scrupuleusement respecté ses recommandations en matière d’hygiène. Il faisait enlever le fumier oublié çà et là, et jeter de l’eau sur la poussière. Ce cérémonial suscitait l’admiration craintive d’un gamin qu’il distrayait souvent par quelques histoires vieilles comme le monde, mais auxquelles son imagination toujours en éveil donnait chaque matin une saveur nouvelle.

Il sautait alors sur un cheval que l’on venait de seller et s’en allait surprendre son personnel à l’ouvrage. Gare à ceux qu’il prenait en défaut ou qui n’effectuaient pas correctement leur tâche ! Ces visites-surprises duraient généralement peu de temps lorsque tout allait bien, mais n’en finissaient plus en cas de contrariété. Le maître descendait aussitôt de cheval, saisissait l’outil ou le mancheron de la charrue et montrait à ses hommes les mille et une manières du travailleur consciencieux. Il aimait ce mot, qu’il servait copieusement à ses ouvriers.

Un après-midi, comme il quittait la ferme, Volkan aperçut Nazim, assis sous un arbre. Son fils, vêtu d’une blouse noire et nu-tête, était plongé dans la lecture d’un volumineux ouvrage.

Il arrêta son cheval suffisamment près du jeune homme pour l’entendre déclamer à haute voix et dans un langage mystérieux pour lui, ce qu’il lisait. Il contempla un long moment la fine silhouette de son fils, sa tête aux traits intelligents, ses cheveux naturellement bouclés et soigneusement entretenus. L’ovale parfait de sa figure, qu’il tenait de sa mère, reflétait à la fois la bonté et la franchise, et dégageait une énergie à toute épreuve. Ses yeux marron, extraordinairement expressifs, suscitaient l’admiration de ses camarades qui voyaient là, matière à d’enviables succès féminins. Ses lèvres charnues, toujours prêtes à sourire, laissaient entrevoir de magnifiques dents blanches. Ce corps élancé, ces membres bien noués, il avait hérité des qualités physiques de son père, mais avec encore plus d’élégance, plus de finesse, plus d’harmonie dans les formes.

« Il est beau, mon fils ! » se dit Volkan. Il lança alors au jeune homme sa boutade habituelle :

— Tes congénères sont au travail dans les champs et toi, tu te farcis la tête avec des futilités !

— Bon voyage, père ! Ton intelligence est si grande, ton activité est si débordante qu’il serait présomptueux de vouloir te seconder, rétorqua spontanément, Nazim.

Le père accueillit avec plaisir cette nouvelle flatterie et en éprouva une fierté bien légitime : « Nazim ira loin, songea-t-il. Il a le don de la repartie. Quelle réplique ! Il sait à la fois résumer sa pensée et l’embellir avec des fleurs. Coïncidence bizarre ! Nazim, l’homme aux fleurs… Sa vue, comme ses propos reposent l’esprit et élèvent l’âme. Il m’est désormais difficile de douter des prophéties des voyants et des devins. Que la destinée de Nazim s’accomplisse ! »

À ce moment, Volkan abandonna la bride sur le cou de son cheval et se rappela l’époque où il était jeune marié. C’est vrai qu’il adorait sa femme Alev. Issue d’une des meilleures familles de la région, elle inspirait l’amour par sa beauté, et le respect par ses qualités. Hélas ! Leur bonheur s’était peu à peu obscurci : mariée depuis trois ans, Alev ne lui avait pas encore donné d’enfants et Volkan commençait à croire que leur union n’était pas bénie. Le cœur ulcéré, il avait même songé à prendre une deuxième épouse.

Or, rentrant un jour à l’improviste, il trouva sa femme en compagnie d’une devineresse. Par amour pour Alev, il avait renoncé à toute relation. Il redoutait surtout le contact des femmes extérieures à la ferme. Il avait une sainte horreur de ces matrones qui marchandaient soieries ou drogueries, et qui n’étaient souvent que de complaisantes entremetteuses. Par conséquent, il se fâcha et mit la devineresse à la porte, ignorant qu’elle avait obtenu un important cadeau.

Le soir, quand il retrouva son épouse, il avait toujours la mine aussi renfrognée. Pourtant, sa mauvaise humeur n’eut pas raison du sourire angélique ni des manières enjouées d’Alev.

Bien que surpris, Volkan joua les irréductibles. Alors, Alev posa son regard dans le sien et lui dit doucement :

— C’est la devineresse qui te met dans cet état, n’est-ce pas ? Pourtant, nous devrions être heureux, car c’est Dieu qui nous l’envoie. Devine ce qu’elle m’a prédit ? Eh bien ! J’aurai un fils d’ici un an et que nous devrons l’appeler Nazim si nous voulons le garder.

Volkan, qui s’était contenu jusque-là, explosa. Il traita carrément sa compagne de pauvre naïve et de mécréante, elle qui avait accepté l’idée qu’il n’existait pas qu’un seul Dieu.

Or, quatre mois plus tard, profitant de la bonne humeur de son mari cette nuit-là, Alev posa un doigt sur son ventre et dit :

— Nazim est là !

À ces mots, Volkan ressentit un véritable choc. Puis, au frisson qui parcourait son corps, succéda à une sorte d’anéantissement voluptueux. Il finit par se ressaisir et admit sans grande conviction que Dieu était seul maître de ce secret et qu’il était peut-être dangereux de préjuger ainsi des décisions de la providence.

À partir de ce jour, son attitude à l’égard de sa femme changea du tout au tout. Il devint plus avenant, plus caressant, plus attentif, au point qu’Alev crut avoir retrouvé la fraîcheur des premiers mois de leur mariage. La pauvre femme qui avait deviné les intentions de son mari après ces longs mois de stérilité, était aux anges et ne savait comment lui manifester son bonheur. Pour maintenir cette grâce, elle avait redoublé de générosité envers tous ceux qui l’entouraient, parents ou domestiques de la ferme.

De son côté, libéré de ses anciennes inquiétudes, Volkan avait définitivement renoncé au projet de se remarier. Il appréciait la frénésie qu’elle mettait dans ses actes de charité, sa persévérante volonté à forcer la sympathie des personnes autour d’elle, mais il se gardait bien de lui en faire la remarque. Il estimait que si le bonheur ne peut s’acheter, la fortune sourit aux audacieux.

Après les moissons, toute la ferme prit ses dispositions pour recevoir dignement l’héritier, car Alev croyait aveuglément aux prédictions de la devineresse : elle attendait un fils et rien ne pouvait ébranler cette conviction, qu’elle réussissait même à faire inculquer à ses parents et à ses connaissances. De plus, au teint de sa peau, à la vivacité de son regard et devant sa gaieté constante, les accoucheuses les plus expertes avaient affirmé que ce serait un garçon !

Volkan dormait auprès d’Alev quand cette dernière ressentit ses premières contractions. Il quitta aussitôt la chambre pour laisser la place aux autres femmes. Une dizaine de femmes entouraient son épouse. Chacune voulait la traiter à sa manière, mais la sage-femme arrivée à la hâte écarta les importunes. Dehors, les hommes glissaient dans la pénombre et partageaient leurs impressions. Metin, le contremaître, ordonna à sa femme de le prévenir sitôt que la chose serait faite, puis il chargea consciencieusement son fusil de chasse.

Volkan eut d’abord envie de se rendre au village pour tromper son impatience, mais l’inquiétude lui fit rebrousser chemin. Il se mit alors à rôder autour de la ferme, en proie à une grosse agitation. Il s’en approchait en essayant de passer inaperçu, s’en éloignait dès qu’il entendait des cris. La ferme entière respectait son isolement. La bouche sèche et trépidante d’impatience, il errait comme un lion en cage.

L’affaire s’éternisait au point que, par moments, l’impatience de Volkan se transformait presque en révolte. L’obscurité lui semblait triste et sa position lui était insupportable. Il n’osait rentrer, de crainte que son personnel aperçoive son agitation. Finalement, on vint le prévenir que le dîner venait de lui être servi, mais il n’y toucha pas.

Longtemps après minuit, épuisé et les nerfs à fleur de peau, il s’en alla se reposer un instant sur un banc en bois. Accoudé à une caisse, le menton dans le creux de la main, il s’assoupit et rêva qu’Aylan, l’un de ses ouvriers, lui présentait un beau cheval richement harnaché en lui disant : « Maître, Monsieur Özdemir, le chef de la grande zaviye1, t’envoie ce cadeau ! »

Volkan se réveilla brusquement et se redressa pour reprendre ses esprits. Alors, un large sourire illumina son visage et il dit à haute voix :

— Comme heureux présage, je ne puis avoir mieux. Louange à Dieu qui élève qui il veut et abaisse qui il veut ! Je crois qu’Alev avait raison : après tant de signes favorables, si elle accouchait d’une fille, il y aurait de quoi douter à jamais des rêves, des voyants, et de tous les saints de la création !

Il fit quelques pas dans la cour, s’approcha de la chambre et tendit l’oreille, mais ne perçut rien de spécial. Alors, il se rassit, mais, cette fois, il ne put se rendormir, l’esprit enivré par les mille projets des fêtes à organiser, si le cheval du rêve arrivait réellement.

Lorsque l’aube commença à blanchir le mur d’une remise en face de lui, il se leva, s’avança vers l’astre du jour, mais s’arrêta presque aussitôt en frémissant. Pour la première fois, l’idée qu’un danger pouvait menacer sa femme lui traversa l’esprit. Une légère sueur perla sur son visage.

À ce moment précis, une détonation déchira le silence de la nuit et se répercuta en échos à travers la vallée. Volkan comprit le message et, tremblant d’émotion, il regagna le vestibule. Ses vœux étaient enfin exaucés, la lignée des Volkan ne s’éteindrait pas. Sa vie avait désormais un but : son fils et ceux qui viendraient après lui.

On vint effectivement lui annoncer la bonne nouvelle. Il répondit tranquillement qu’il avait réservé une prime à l’auteur du coup de feu. Déjà, la grande casserole était sur le feu : il y aurait du café turc à profusion pour tout le monde et du pain pide qu’Aylan était allé chercher au village Kayaköy. Le nouveau père savoura bientôt une tasse de café turc bien fort.

L’usage interdit au père de pénétrer dans la chambre de la femme en couches. Volkan respecta cette coutume puis, après avoir procédé à une grande toilette, il se rendit à la mosquée pour adresser au créateur la prière du matin.

Le jour se levait. Sur les montagnes à l’est de la vallée de Taurus, les flancs boisés restaient chargés d’ombre et d’harmonies imperceptibles. La blancheur ténue des horizons lointains s’étalait en une nappe diffuse sur la sombre profondeur du ciel. Les étoiles avaient disparu. En bas, dans la vallée, Kayaköy continuait son invisible course dans une sorte de chuchotement fait de regrets que les hommes ne comprennent pas. Les grenouilles avaient cessé leur bruyant concert.

Dans le silence qui enveloppait la colline, un silence comparable à celui qui précède la naissance des grandes choses, rien de palpable, si ce n’est le frisson des chardons bleus courbant leur tête sous l’exaltante brise du matin. La fragrance de la terre qui s’éveille se mêlait aux senteurs de la menthe sauvage et, dans la profondeur des buissons, le chacal lançait un dernier hurlement avant de regagner sa tanière.

Des rougeurs montaient à l’Ouest et l’on commençait à distinguer le paysage. Dans le bosquet entourant la ferme, une hirondelle dédiait son premier cri au jour naissant. S’ensuivit une cascade de cris mal assurés, des galipettes, triées de fausses notes, prélude à la symphonie claire et vibrante qui allait éclater comme un premier hommage à la vie. La rivière elle-même avait cessé de murmurer.

Des écuries d’où s’échappait l’odeur chaude du fumier, la plus belle vache du troupeau poussa un long beuglement. Un premier rayon vint frapper les monts de l’Ouest. La crête rogue prit une teinte rosâtre et, sur les arêtes schisteuses, naquirent des milliers de diamants. La lumière jaillissait jusqu’à la lisière sombre de la grande forêt de chênes et une brume violette voilait le contour des choses.

Le soleil resplendissait maintenant au-dessus de la vallée, mais les côtes de l’Est restaient noyées dans une ombre bleutée. Dans les bas-fonds, les oliviers hochaient lentement leurs têtes imposantes et leurs feuilles argentées frissonnaient au souffle léger. On n’entendait plus le chant mélancolique et doux de la rivière. À à sa place, coulait maintenant, entre les rives bordées de lauriers-roses, un large ruban d’une clarté aveuglante.

La région découvrait sa splendeur. La monotonie exaspérante des grands espaces de la vallée avait disparu. À présent, le regard percevait à chaque instant le détail qui révèle la beauté dans l’émotion des quintessences.

Volkan avait beau être un rustre, il sentait vibrer en lui un sentiment étrange pendant que son regard parcourait ces lieux bouleversés. Il ouvrait alors largement ses poumons à l’air du matin et poussait un profond soupir en murmurant : « Merci Dieu ! »

Après la prière de l’aube, puis celle de l’aurore, il s’assit en tailleur, ferma les yeux et goûta avec délice ces instants de bonheur. Il revint ensuite à la maison afin de procéder au sacrifice du mouton destiné au grand festin. Une fête encore plus grande aurait lieu la semaine suivante pour les amis du village.

Le troisième jour après son accouchement, rompant avec les coutumes, Alev pria le personnel à son service de quitter sa chambre et fit appeler son mari. Volkan se précipita, croyant son épouse malade, mais la jeune maman lui adressa le sourire le plus radieux et l’accueillit avec la plus grande tendresse.

— Viens voir ! dit-elle à son mari en soulevant lentement un linge blanc.

Le père, tout ému, avait longuement essayé d’imaginer le petit être qu’il découvrait à présent. Il n’osa pas le toucher.

— Sera-t-il beau ? risqua Volkan.

— Comme son père, répondit la jeune mère, en l’enveloppant d’un regard affectueux. Jure-moi qu’il portera le nom de Nazim, même sur les registres de l’État civil !
— Je serais ingrat envers Dieu et envers toi, si je ne me pliais pas à ton désir, répliqua Volkan.

Le septième jour arriva et fut l’objet de grandes réjouissances. Des chants enthousiastes saluèrent l’arrivée des invités, des musiciens entourés d’une foule bigarrée interprétèrent des airs endiablés, petits et grands prirent part aux divers amusements et chacun se fit un devoir de tirer le plus de cartouches possible avec son fusil de chasse. Une dizaine de moutons furent sacrifiés pour cette fête et ce repas abondant proposa tous les plats traditionnels turcs, accompagnés au dessert de gâteaux typiques à base d’amandes : revani, baklava et tulumba. La soirée se clôtura par la danse traditionnelle Horon, exécutée par une troupe majestueuse venue spécialement de Cappadoce. Puis, la vie reprit son cours normal à la ferme Volkan.

2

Le petit Nazim faisait désormais l’objet des attentions de toute la ferme. Ses parents le surveillaient d’une manière particulière, l’entouraient de toute la sollicitude due aux précieux héritiers d’une jolie fortune. Le petit monde qui gravitait autour de son berceau s’intéressait à sa santé, à ses premiers gestes, à ses premiers sourires, à ses indispositions passagères. Les épouses des ouvriers agricoles, en particulier, brûlaient d’envie d’apprendre à la jeune mère à l’emmailloter, à le nourrir, à le coucher. Le problème majeur consistait à le préserver du mauvais œil. Pour éloigner les ecinni2du cher petit, il fallait brûler des encens à des heures précises, se procurer des amulettes chez les professionnels les plus réputés de la région et mêler au chapelet des talismans protecteurs, de minuscules sachets contenant des pincées de terre prélevées sur les tombes des saints les plus vénérés de la contrée. La naissance de Nazim permit à sa mère de s’enraciner dans la famille et de perpétuer ainsi la lignée du riche fermier.

Désormais, Alev négligeait quelque peu la surveillance de son ménage pour se consacrer exclusivement à son enfant. La moindre crise de larmes du bébé provoquait une révolution dans la demeure. Au premier cri, la jeune mère donnait le sein au nourrisson et, si le lait maternel, pourtant abondant, ne l’apaisait pas, elle envoyait chercher la sage-femme. Celle-ci découvrait toujours aux côtés du bébé un insupportable groupe de ecinni. Pour leur faire lâcher prise, elle promenait sept fois autour de la petite tête une poignée de sel qu’elle jetait ensuite sur les braises de la cheminée. Le grésillement du condiment, sous l’effet de la chaleur, était considéré comme un signe favorable. Par contre, si l’opération n’aboutissait pas, la sage-femme mesurait l’enfant à l’aide d’une ficelle de couleur. Lors de chaque mesure, la ficelle devait rétrécir à cause de la résistance opposée par les djinns. Heureusement, cette résistance les fatiguait et l’opération, si elle était répétée plusieurs fois, devait les mettre en déroute. Il arrivait néanmoins que les esprits malins résistent. La sage-femme recourait alors à des moyens plus énergiques : elle les étouffait dans des fumées âcres, ou elle calmait leur fureur grâce au sang d’un innocent pigeon ou d’une malheureuse volaille. Malgré tout, la jeune maman jugeait souvent cette sollicitude insuffisante, elle qui liait désormais son sort à la vie de son enfant.

Pour la plus grande joie de ses parents, Nazim était un enfant grassouillet et sage. Ses sourires faisaient la joie de la famille et l’on jugeait sa gaieté naturelle de bon augure pour son avenir. La grâce était visiblement entrée dans la maison de Volkan et les parents n’avaient de cesse de manifester leur gratitude envers Dieu.

L’enfant ne tarda pas à marcher et à participer aux distractions des bambins des environs. Il restait bien entendu l’enfant du patron, l’enfant choyé de tout le monde, celui dont on devait surveiller les moindres faits et gestes. Cependant, la vigilance des parents semblait se relâcher depuis quelque temps. Était-ce dû au fait qu’Alev était de nouveau enceinte et que Nazim aurait bientôt un petit frère ?

En fait, il était presque abandonné à lui-même. Il errait selon ses fantaisies, suivant autour des bâtiments, la bande impétueuse des gosses de la ferme. Le soir, le père apercevait à peine son fils, car, après ses divertissements de la journée, il s’endormait souvent dans un coin de la pièce, sans même avoir dîné. En Thobe3blanc et pieds nus, rarement lavé, Nazim prenait de plus en plus l’allure d’un enfant des champs.

Deux ans après sa naissance, sa mère donna naissance à une fillette qui reçut le prénom d’Aida. Cet événement n’eut aucune influence sur Nazim. Il ne constata aucun changement de ses parents à son égard ni aucun regain d’affection envers sa sœur. Comme celle-ci ne comptait pas, il restait le joyau inestimable, l’héritier des Volkan, le futur chef du patrimoine familial, le successeur de cette dynastie qui, par à ses qualités innées, saurait s’élever par elle-même dans le respect des coutumes et des traditions.

La naissance d’Aida était loin d’être un jour marqué d’une pierre blanche. Il fallait plutôt s’employer à amoindrir la déception de ses parents qui espéraient un deuxième garçon, estimant mériter encore la faveur divine. Aida n’eut droit ni aux coups de fusil, ni aux chants, ni à la fête. Volkan affichait une réelle déception, tandis que son épouse recevait dans sa chambre, les consolations d’usage prodiguées par les femmes du voisinage.

— Ne t’insurge pas contre le sort, lui disaient-elles. Tu as Nazim. C’est un véritable trésor. Il maintiendra haut et fort le renom de la famille, il saura protéger ses parents et sa sœur. Il saura éloigner les envieux, tapis dans l’ombre. Que Dieu le protège et t’envoie, en compensation, un nouvel enfant mâle, la prochaine fois.

De temps à autre, la petite qui reposait aux côtés de sa mère semblait protester par de petits cris, contre le peu de cas que l’on faisait d’elle. Hélas ! Elle ne réussissait guère à changer l’atmosphère hostile dont elle était entourée. Elle n’avait reçu ni amulettes ni sachets protecteurs, car les filles, comme le chiendent, poussent toutes seules. Elles suscitent moins d’inquiétude chez leurs parents, certainement parce qu’elles sont moins jalousées que les garçons, leur sexe les mettant à l’abri du mauvais œil.

D’autres garçons et d’autres filles vinrent par la suite agrandir la famille de Volkan : la naissance des premiers donna lieu à des réjouissances accompagnées de joyeuses pétarades ; la venue au monde des secondes fut synonyme de jour néfaste.

Nazim demeurait donc le préféré, celui qui avait ouvert la porte à la postérité. À l’avenir, c’est lui qui aurait l’honneur de remplacer son père, de jouer auprès des autorités et des voisins, le rôle du chef de famille des Volkan.

Il grandit naturellement et sans problème dans ce milieu simple et sain. Il se rendait souvent aux champs, suivait les agriculteurs, les moissonneurs et même les bergers. Il n’entendait parler que de culture et de vente de bétail. Pour lui, le monde ne dépassait pas cette vallée ombragée, limitée par les montagnes qui touchaient le ciel de tous côtés. Il continuait à vivre au milieu de cet horizon, entouré par les amis de son père qui ne venaient pas, jusque-là, déranger sa quiétude.

Les travaux d’automne terminés, son père descendit presque journellement au village. Il fréquentait les notables, le juge du tribunal, les hauts fonctionnaires des administrations, le notaire et d’autres propriétaires terriens comme lui. On le voyait souvent au tribunal. C’est là que Volkan se plaisait à écouter en silence les discussions de justice qui, selon la réaction des antagonistes, dégénéraient parfois en conflits procéduriers. Le juge aimait son bon sens de paysan exempt de toute hypocrisie mondaine. Au fil du temps, Volkan s’était presque persuadé qu’il faisait partie intégrante de cette minuscule cour de justice dont il osait parfois critiquer les sentences, allant jusqu’à insinuer que l’argument décisif, celui qui ne figurait pas dans les attendus, était pourtant flagrant aux yeux de gens avisés. On riait de ses naïves, mais honnêtes remarques ; on lui demandait avec malice dans quelle école, il avait fait ses études. On lui posait ensuite une série de subtiles énigmes et, s’il ne répondait pas, on lui infligeait une amende. Toujours la même : offrir des cafés à toute l’assistance. Comme les jugements étaient sans appel, il payait sans rechigner, se promettant cependant de réitérer ses judicieuses observations à la première occasion.

Un jour où il arrivait de bonne heure au tribunal, le juge le fit asseoir à ses côtés et lui demanda des nouvelles de ses enfants. Ils parlèrent surtout de Nazim qui grandissait, mais qu’on ne voyait jamais au village.

— Que comptes-tu faire de ton fils ? lui demanda le juge.

— Quoi ? répondit Volkan. Je ne comprends pas.

— Évidemment. Tu ne vois que tes charrues et tes bêtes. Que t’importe le reste !

— Qu’as-tu contre moi, ce matin ? N’as-tu pas digéré le dernier café que tu m’as obligé de t’offrir ?

— Rien. J’ai peut-être tort de m’occuper de tes intérêts et de ceux de tes enfants.

— Comment cela ?

— Je te répète : je serais heureux de savoir ce que fera Nazim quand il sera grand.

— Il me semble que la réponse est simple : il me remplacera, il fera comme moi. Je lui laisserai, Dieu merci, de quoi s’occuper toute l’année.

— Volkan, je te croyais plus érudit depuis que tu fréquentes les personnalités du village. Or, je ne vois chez toi que la vanité de leur payer des tasses de café bien sucrées et d’étaler sur les bancs tes beaux habits de nouveau riche.

— Il me semble que je ne gêne personne en agissant comme je le fais. Ces beaux habits, je les ai payés avec mon argent et cet argent, je l’ai gagné à la sueur de mon front ! Je n’ai jamais volé personne.

— Il ne s’agit pas de cela Volkan. Lorsqu’on sait gagner de l’argent, il faut savoir aussi l’employer à bon escient. Quand on parvient à une certaine aisance, il est d’usage de rechercher une certaine hauteur, de goûter aux douceurs que procure la fortune et de profiter de la vie dans toutes ses manifestations saines.

— Dieu merci, je vis très honorablement et les miens ne manquent de rien ! Je souhaite que tous les Turcs jouissent d’un bien-être comparable au mien. N’est-ce pas suffisant ?

— Pour toi, le bien-être signifie manger du Güveç4 et de la Gozleme5 sans restriction, acheter de beaux habits pour les grandes fêtes rituelles, se coucher au crépuscule et se lever avec le jour ? Il n’y a pas que cela dans la vie, mon cher ami. Il faut autant satisfaire l’esprit que le corps. Il est dommage de vivre dans l’ignorance quand on peut acquérir des connaissances. Il est recommandé à tous les êtres humains de posséder un peu des sciences de leur époque, de s’initier à tous les métiers, de cultiver tous les arts. Le prophète n’a rien laissé dans l’ombre : il a formellement recommandé l’instruction comme la plus sacrée des obligations, il a exalté ceux qui possèdent le savoir et il a placé les intellectuels aux plus hauts échelons de la hiérarchie des bienheureux.

— Tu perds ta salive, cher ami, je suis à présent trop vieux pour me mettre à l’étude !

— Allons, Volkan, comprends-moi. Je sais qu’on ne peut faire d’un tronc, une baguette flexible, mais tu ne dois pas refuser à tes enfants le bonheur que tu n’as pas eu. Tu dois les instruire. Commence donc par envoyer Nazim à l’école.

— Que Dieu l’en préserve !

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’est pas dans les traditions de notre famille de faire une chose pareille. Mes ancêtres n’ont jamais su tenir une plume ni lire dans vos ouvrages encombrants. Moi-même, j’ai mené mes affaires sans le moindre papier, sans un registre. Notre rôle de paysan ne comporte pas autant de complications. Nous soignons nos terres et elles nous paient très largement. Pourquoi demander davantage ?

— L’instruction n’empêchera pas tes enfants de gérer leur patrimoine. Ils le feront peut-être même mieux que toi. Regarde ce que font les Occidentaux, qui sont loin d’être des ignorants !

— As-tu déjà vu, chez nous, des gens instruits s’occuper de la terre ? Regarde nos jeunes, formés dans les écoles coraniques : ce sont des poupées en Thobe lorsqu’ils sont jeunes et, quand ils vieillissent, ils s’affublent d’une longue barbe, d’un large turban sur la tête, et ils passent leur temps en prières. Ils ne travaillent pas, ne produisent rien et vivent en parasite sur notre naïveté. Quant à ceux qui sortent des écoles, ces établissements visant, soi-disant, à former des personnes destinées à jouir d’une autonomie intellectuelle, ils deviennent généralement des fonctionnaires comme toi. Ils boivent du Raki 6et oublient Dieu. Mes enfants resteront à la ferme.

— Tu feras ainsi leur malheur !

— Est-ce que je suis malheureux ? Je n’ai rien à n’envier à personne. Malgré mon ignorance, tu m’honores de ton amitié, toi, l’un de ces hauts fonctionnaires.

— Tu es absurde, Volkan. Tu n’as pas à refuser à tes enfants d’accéder au savoir. L’instruction sauve dans ce monde ! Ta richesse t’aveugle Volkan, elle te détourne de la voie du bon sens.

— Ah non ! Tu vas trop loin. Je ne suis qu’un humble serviteur de Dieu. Je suis conscient que notre séjour sur cette terre est éphémère. Nous devons consacrer le meilleur de nous-mêmes à nous préparer aux joies éternelles.

— À la bonne heure, Volkan. Alors ? Consens-tu à instruire tes enfants pour en tirer profit dans cette vie et probablement dans l’autre ?

— Oui, Nazim ira peut-être à l’école coranique du village.

— Excellent, excellent, mon bon ami ! C’est un bon début et une sage décision.

L’idée d’envoyer Nazim à l’école du village ne plaisait pas beaucoup à Alev. Confier son fils à des mains étrangères, l’éloigner de la maison toute la journée… Pourquoi l’obliger à aller si loin ? Pourquoi l’exposer aux intempéries, aux dangers de la rue et du centre-ville où, dit-on, il passe des automobiles qui écrasent tout sur leur passage ?