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C'est à Venise que prend corps l'histoire de Tito et d'Anja et que se déroule le théâtre d'une relation sentimentale hors du commun. Bien d'avantage qu'une mise en scène pour apaiser le désir romantique des traditionnels touristes, l'envoûtante atmosphère de la Sérénissime devient le reflet des attentes fantasmées et des désirs inassouvis de nos deux acteurs dans la première novella de ce jeune disciple de Thomas Mann. L'omniprésence de la cité lacustre, tantôt étouffante et tantôt merveilleuse, va être la source d'un rapprochement intense entre les deux protagonistes. Cet enchantement trompeur n'est-il cependant pas synonyme d'errance sentimentale? L'union entre Tito et Anja est-elle aussi porteuse d'espoirs que le prénom retenu par le père de Tito, en l'honneur de son maréchal favori?
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«Si je te quitte nous nous souviendrons En te quittant nous nous retrouverons»
- Paul Éluard, Certitude
Pour A.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Jour 2
Jour 5
Jour 6
Chapitre 4
Jour 15
Jour 16
Remerciements
Illustrations
Je déteste voyager en bus. Quoique, non, j’exagère bien sûr. J’aime bien prendre le bus quand il n’y a pas trop de monde. Je profite alors des deux sièges libres, j’écoute de la musique et métamorphose le regard vide qui se reflète dans la vitre sale du bus au début du voyage de mes pensées. Je ne peux pas affirmer avec certitude que d’autres personnes en font autant, mais j’en suis plutôt sûr. La plupart d’entre eux sont des rêveurs, et il m’est même arrivé de surprendre des adolescents, auxquels on reproche souvent d’être tombé sous l’emprise du matérialisme, surtout aujourd’hui, à regarder par la vitre du bus, le regard porté vers quelque chose de différent, de supérieur. C’est cette petite philosophie du quotidien qui nous est restée à l’ère du XXIe siècle. Il semble que l’époque des grands idéaux soit révolue. Dieu est mort, le communisme a échoué, le fascisme s’est étripé tout seul et notre démocratie libérale est prise dans la roue de hamster nommé discorde. L’homme moderne vit aujourd’hui à une époque où tout est prévisible et où tout a une valeur monétaire. Notre travail ne doit pas forcément nous plaire, mais être aussi utile que possible à l’économie. Les enfants sont aujourd’hui un investissement dans l’avenir et il faut le plus tôt possible faire d’eux un produit efficace en s’aidant de toute sorte de statistiques et de psychologie. Tout n’est plus qu’un énorme concours appelé vie, dans lequel personne ne connaît la récompense finale, mais où chacun sait qu’il veut gagner.
Dans ce monde, il n’y a pas de place pour les rêves. Les rêves sont sans valeur, on ne fait pas d’argent avec eux. Aujourd’hui, il faut presque avoir honte d’avouer à ses amis qu’on est un rêveur. Dans le meilleur des cas, on doit faire face à des regards empreints d’incompréhension ; dans le pire des cas, on doit faire face à la pitié, à des têtes penchées sur le côté et à une mine qui n’est réservée, en règle générale, qu’à un enfant venant d’annoncer que quand il sera grand, il sera superman. Mais je suis convaincu que nous sommes plus que des abonnés à Netflix et que des employés de bureau. Nous ne léguerons pas de formules, d’équations, ni de statistiques. Le vrai héritage de l’humanité sont ses histoires, son art, quelle que soit sa forme, et surtout les sentiments dont ils résultent. Des sentiments qui ne peuvent être résumés dans un émoticône ou dans un tweet d’à peine 140 caractères. Il se peut que regarder par la fenêtre du bus soit tout ce qui est resté à beaucoup d’entre nous, mais je ne crois pas qu’il en restera forcément ainsi. Jusqu’à un certain point, nous sommes tous des artistes, et plutôt que de concevoir la vie comme un grand concours, cela en vaudrait la peine de la voir comme une grande œuvre d’art collective. Nous pouvons tous y participer, nous pouvons écrire, peindre ou composer et laisser ensemble nos traces. Bien sûr, cela n’a rien à voir avec la réalité, j’en suis bien conscient. C’est un regard par la vitre d’un bus.
Cependant, je déteste vraiment le bus dans lequel je suis assis. Il est bondé de touristes en nage et d’un couple qui semble avoir spontanément décidé de divorcer sur le champ dans ce bus. Quelque part, je comprends bien pourquoi beaucoup de jeunes d’aujourd’hui préfèrent ne pas se marier. Il faut dire qu’il y a rarement eu autant de divorces qu’à notre époque et que ceux qui restent mariés semblent souvent attendre avec impatience que la mort les sépare, comme il leur a été promis au mariage. L’institution du mariage semble elle aussi être victime du grand concours. Pour réussir dans la vie, cela ne suffit pas en effet d’avoir un emploi, une relation compte aussi. Si on est toujours célibataire à 30 ans, c’est qu’on doit avoir un défaut rédhibitoire, et il arrive alors qu’on soit victime des tentatives presque maladives de ses amis qui cherchent à tout prix à jouer les entremetteurs. Lorsqu’on vit en couple, ce n’est pas vraiment mieux. La pression sociale est élevée et il faudrait qu’un petit ami ou une petite amie aboutisse rapidement, à un pacs tout au moins. Chaque bébé est un trophée et la séparation qui s’ensuit, accompagnée du litige concernant le droit de garde, participe pratiquement à l’ascension sociale.
Où reste alors le temps pour une vraie relation entre carrière et loisirs ? Qui peut encore prendre le temps d’apprendre à connaître une personne, de s’écouter mutuellement et peut-être même parfois de rêver à deux ? La discussion fréquente qui cherche à déterminer s’il s’agit d’amitié ou d’un peu plus est en réalité absolument superflue. Selon moi, deux amis réunissent toujours les meilleures conditions pour mener une relation amoureuse stable et durable. Je suis sûr que ceux qui investissent du temps et de l’attention dans une relation pour qu’elle soit plus qu’un arrangement pratique sont ceux qui se voient récompensés à la fin.
C’est peut-être pour cette raison que j’ai toujours préféré discuter de sentiments et de relations avec les femmes qu’avec mes amis masculins. Beaucoup d’hommes ont sans aucun doute l’avantage de ne pas être compliqués et de ne pas se poser trop de questions sur les sentiments, par exemple. Mais malheureusement, cela empêche beaucoup d’entre eux de comprendre l’importance des sentiments, surtout dans une relation. Il me semble que les femmes sont naturellement plus enclines à comprendre cette complexité. Pourtant, il fut un temps où les hommes voyaient les choses complètement différemment : pendant des siècles, c’étaient les hommes qui revendiquaient la sentimentalité comme étant une de leurs qualités et qui l’affichaient dans des œuvres littéraires émouvantes. Après tous ces fades machos qui ont marqué l’image de la masculinité ces dernières décennies, il est temps que les hommes redécouvrent les sentiments. Qu’un homme montre ses sentiments n’est pas efféminé ni une preuve de sa perte de virilité, au contraire, il ne fait que vivre sa condition humaine.
C’est tellement facile de juger les gens. À cet instant précis, je pourrais évaluer chacun des passagers de ce bus rien qu’à leur apparence. Nous le faisons si souvent, presque inconsciemment, et jusqu’à un certain point, c’est certainement un acte tout naturel. Je me demande toutefois ce qui reste alors de l’authenticité. Je me prends souvent à le faire et m’en veux même après coup. Car je reste persuadé que la sincérité existe, qu’elle a encore de la valeur dans ce monde qui accorde tellement d’importance à l’artificiel. Nous vivons à l’heure des étiquettes, magnifiquement propagée par la mode des hashtags, des mots-clés qui résument en ligne les principales tendances en quelques mots. Les histoires sont aujourd’hui plus courtes qu’avant, les thèmes sociaux centraux sont résumés en 140 caractères et un simple retweet ou un like sont largement suffisants pour étayer son avis. Plus c’est court, mieux c’est, à une époque où tout est instant et où un délai d’attente de plus de dix secondes nous procure des souffrances dignes d’une odyssée, nous n’avons plus le temps de détailler notre argumentation. Nous sommes sans cesse invités à juger : « Aimes-tu ceci, que penses-tu de cela », et les réactions sont à envoyer par simple clic. Pas étonnant que les referendums soient redevenus populaires, des votes qui traduisent exactement l’humeur du moment, et non pas un avis fondé et rationnel. Mais aujourd’hui, pour changer, je ne souhaite pas me lancer dans une discussion politique, pas même dans mes propres pensées.
Alors que toutes ces réflexions me passent par la tête, nous approchons de notre destination. Il m’arrive souvent de penser à des choses similaires, je me sens toujours un peu hypocrite après coup. Il me faut bien reconnaître que je suis moi-même loin d’être parfait. Mais je m’y essaie chaque jour et c’est peut-être déjà bien. Comment peut-il y avoir une évolution si nous ne faisons pas de tentatives ? Se lover sur le côté et se résigner n’a encore jamais été une option à mes yeux.
Nous sommes presque arrivés. J’aperçois déjà le grand pont qui relie Venise au continent. Anja est assise à ma droite. Elle a l’air fatiguée et ses yeux sont encore un peu rouges. Nous savons tous les deux que nous ne devrions pas être là et malgré tout, nous n’avons pas hésité une seconde à partir. Je ne sais pas ce que j’attends de ce voyage, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup de choses dont nous devons parler.
De son vivant, mon père Bernardo était un adepte passionné du communisme. Rien ne pouvait lui faire perdre sa foi en la libération du prolétariat, pas même le régime totalitaire de l’Union soviétique ni l’intransigeance avec laquelle le PCUS contrôlait les soi-disant démocraties populaires. De toute manière, mon père n’avait pas besoin de croire à l’héritage de Lénine, car il vénérait un autre dieu rouge : Josip Broz, dit Tito, fondateur croate et dirigeant de la Yougoslavie communiste pendant de nombreuses années. Pour mon père, cet homme était le vrai meneur de la révolution, celui qui avait libéré les pays des Balkans du joug du fascisme avec « Fraternité et Unité » sans l’aide de l’Armée rouge. Pour mon père, Tito était une version améliorée de Lénine et la personnification positive de la force de Staline.
— Le camarade Tito est le vrai dirigeant des travailleurs. Nous devons suivre son exemple si nous voulons que la révolution se fasse en Italie !
C’est à quelque chose près ce qu’écrivait mon père lorsqu’il était journaliste pour le journal L’Unità, l’organe officiel du parti communiste italien à l’époque. De telles prises de position lui attirèrent cependant l’hostilité de la direction du parti, car les communistes italiens étaient proches de L’URSS jusque dans les années 80. Mais mon père ne s’en inquiétait pas, il ne cherchait pas à devenir influent au sein du parti, mais à divulguer ses idéaux. J’ai toujours été admiratif que mon père se soit resté fidèle toute sa vie. Même après l’implosion de l’Union soviétique et l’éclatement de l’ancienne structure étatique de Tito, mon père resta convaincu que le communisme n’avait pas échoué. Il rendait la soif de pouvoir de Slobodan Milošević, le président serbe, entièrement responsable de l’effondrement de la Yougoslavie. Son amour pour Tito était tel qu’il niait avec véhémence toute responsabilité de la Croatie et de son président Franjo Tuđman. Jusqu’à sa mort, il y a cinq ans, il resta convaincu que la Yougoslavie de Tito avait été le paradis socialiste sans même s’y être rendu une seule fois.
Mais même après sa mort, la passion de mon père pour le dirigeant communiste subsiste encore. En effet, lorsque mon père apprit à la fin des années 80 qu’il allait avoir un fils, il n’eut pas à réfléchir longtemps pour trouver un nom. Comme ma mère ne trouvait, elle non plus, rien à redire à ce nom, je vis le jour le 20 janvier 1988 à Rome affublé du nom de Tito Monteiro Rossi. Pour être franc, je n’ai rien contre ce nom, il n’est pas aussi proscrit que Benito ou Adolf. La plupart des gens ne connaissent pas du tout l’histoire des Balkans, ou s’ils la connaissent, Tito reste pour eux ce dictateur qui n’a pas vraiment fait de mal. Pour cette raison, ma scolarité s’est déroulée sans qu’on se moque trop de moi, rétrospectivement, mon parcours scolaire n’a pas été vraiment spectaculaire. J’avais de bonnes notes sans être un génie et passais la plupart de mon temps à lire des romans et surtout des recueils de poèmes. J’ai toujours eu un faible en particulier pour les classiques de la culture italienne et française. Après le bac, je renonçais à faire des études universitaires, ce qui arrangeait même mon père parce qu’il considérait les écoles supérieures comme des institutions corrompues et bourgeoises. Je me débrouillais en travaillant dès lors comme journaliste en freelance et j’écrivais tout ce qu’on me demandait. En toute logique, je ne gagnais pas beaucoup d’argent, mais cela était suffisant pour en vivre passablement bien.
Ma mère s’appelle Alessandra Rossi, Meis de son nom de jeune fille. En femme paisible qui laissait à son mari le soin de prendre toutes les décisions importantes du ménage, elle a toujours été une personne de confiance importante pour moi. Ménagère en majeure partie, elle occupe son temps libre à créer des œuvres d’art. Bien qu’elle maîtrise un grand nombre de techniques, c’est la peinture qui est restée sa grande passion jusqu’à aujourd’hui. C’est elle aussi qui a toujours activement soutenu mon intérêt pour la littérature et qui me procurait toujours de nouveaux livres.
Ce qui unissait mes parents devait être leur conviction commune qu’il fallait aider leur prochain, sauf qu’ils croyaient à des solutions différentes pour y parvenir. Alors que mon père plaidait toujours pour une mutation sociale, ma mère préférait donner de son temps au travail social et au bénévolat à la soupe populaire ou dans des maternelles. Au fil du temps, elle a aidé quantité de gens et ce n’est pas étonnant qu’elle fasse partie des personnes les plus appréciées de notre ville. En ce sens, mes deux parents étaient des idéalistes qui se sont toujours engagés à fond pour un monde meilleur, même si ce combat semblait souvent perdu d’avance.