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„"La Fausse maîtresse"” est une histoire d’Honoré de Balzac et fait partie de son cycle „"La Comédie humaine"”, dans lequel Balzac dépeint et se moque de la société française pendant la Restauration et la monarchie de Juillet. L’intrigue de l’histoire est déroutante et sa véritable explication reste un mystère jusqu’à la fin du livre. Albert Savarus – le travail est une sorte d’enseignement. Malgré le vif désir, il est nécessaire de prendre en compte les intérêts et les opinions d’une autre personne. Rosalie s’en moquait, voulait atteindre ce qu’elle voulait à tout prix.
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Honoré de Balzac
La Comédie humaine. Volume IV
Scènes de la vie privée. Tome IV
Varsovie 2019
Table des matières
BÉATRIX
DERNIÈRE PARTIE
LA GRANDE BRETÈCHE
MODESTE MIGNON
HONORINE
UN DÉBUT DANS LA VIE
BÉATRIX
DERNIÈRE PARTIE.
Dans la semaine suivante, après la messe de mariage qui, selon l'usage de quelques familles du faubourg Saint-Germain, fut célébrée à sept heures à Saint-Thomas-d'Aquin, Calyste et Sabine montèrent dans une jolie voiture de voyage, au milieu des embrassements, des félicitations et des larmes de vingt personnes attroupées ou groupées sous la marquise de l'hôtel de Grandlieu. Les félicitations venaient des quatre témoins et des hommes, les larmes se voyaient dans les yeux de la duchesse de Grandlieu, de sa fille Clotilde, qui toutes deux tremblaient agitées par la même pensée.
–La voilà lancée dans la vie! Pauvre Sabine, elle est à la merci d'un homme qui ne s'est pas tout à fait marié de son plein gré.
Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussi fugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique des convenances d'humeur, des sympathies physiques, des concordances de caractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème. Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termes et les dangers de cette loterie; voilà pourquoi les femmes pleurent à un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient ne rien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu'elles risquent.
Dans une autre voiture qui précédait celle des mariés, se trouvait la baronne de Guénic, à qui la duchesse vint dire:–Vous êtes mère, quoique vous n'ayez eu qu'un fils, tâchez de me remplacer près de ma chère Sabine!
Sur le devant de cette voiture, on voyait un chasseur qui servait de courrier, et à l'arrière deux femmes de chambre à qui les cartons et les paquets mis par-dessus les vaches cachaient le paysage. Les quatre postillons, vêtus de leurs plus beaux uniformes, car chaque voiture était attelée de quatre chevaux, portaient tous des bouquets à leur boutonnière et des rubans à leurs chapeaux que le duc de Grandlieu eut mille peines à leur faire quitter, même en les payant; le postillon français est éminemment intelligent, mais il tient à ses plaisanteries: ceux-là prirent l'argent, et à la barrière ils remirent leurs rubans.
–Allons, adieu, Sabine, dit la duchesse, souviens-toi de ta promesse, écris-moi souvent. Calyste, je ne vous dis plus rien, mais vous me comprenez!...
Clotilde, appuyée sur sa plus jeune sœur Athénaïs à qui souriait le vicomte Juste de Grandlieu, jeta sur la mariée un regard fin à travers ses larmes, et suivit des yeux la voiture qui disparut au milieu des batteries réitérées de quatre fouets plus bruyants que des pistolets de tir. En quelques secondes, le gai convoi atteignit à l'esplanade des Invalides, gagna par le quai le pont d'Iéna, la barrière de Passy, la route de Versailles, enfin le grand chemin de la Bretagne.
N'est-il pas au moins singulier que les artisans de la Suisse et de l'Allemagne, que les grandes familles de France et d'Angleterre obéissent au même usage et se mettent en voyage après la cérémonie nuptiale? Les grands se tassent dans une boîte qui roule. Les petits s'en vont gaiement par les chemins, s'arrêtant dans les bois, banquetant à toutes les auberges, tant que dure leur joie ou plutôt leur argent. Le moraliste serait fort embarrassé de décider où se trouve la plus belle qualité de pudeur, dans celle qui se cache au public en inaugurant le foyer et la couche domestique comme font les bons bourgeois, ou dans celle qui se cache à la famille en se publiant au grand jour des chemins, à la face des inconnus? Les âmes délicates doivent désirer la solitude et fuir également le monde et la famille. Le rapide amour qui commence un mariage est un diamant, une perle, un joyau ciselé par le premier des arts, un trésor à enterrer au fond du cœur.
Qui peut raconter une lune de miel, si ce n'est la mariée? Et combien de femmes reconnaîtront ici que cette saison d'incertaine durée (il y en a d'une seule nuit!) est la préface de la vie conjugale. Les trois premières lettres de Sabine à sa mère accuseront une situation qui, malheureusement, ne sera pas neuve pour quelques jeunes mariées et pour beaucoup de vieilles femmes. Toutes celles qui se sont trouvées pour ainsi dire gardes-malades d'un cœur ne s'en sont pas, comme Sabine, aperçues aussitôt. Mais les jeunes filles du faubourg Saint-Germain, quand elles sont spirituelles, sont déjà femmes par la tête. Avant le mariage, elles ont reçu du monde et de leur mère le baptême des bonnes manières. Les duchesses jalouses de léguer leurs traditions, ignorent souvent la portée de leurs leçons quand elles disent à leurs filles:–Tel mouvement ne se fait pas.–Ne riez pas de ceci.–On ne se jette jamais sur un divan, l'on s'y pose.–Quittez ces détestables façons!–Mais cela ne se fait pas, ma chère! etc. Aussi de bourgeois critiques ont-ils injustement refusé de l'innocence et des vertus à des jeunes filles qui sont uniquement, comme Sabine, des vierges perfectionnées par l'esprit, par l'habitude des grands airs, par le bon goût, et qui, dès l'âge de seize ans, savaient se servir de leurs jumelles. Sabine, pour s'être prêtée aux combinaisons inventées par mademoiselle des Touches pour la marier, devait être de l'école de mademoiselle de Chaulieu. Cette finesse innée, ces dons de race rendront peut-être cette jeune femme aussi intéressante que l'héroïne des Mémoires de deux jeunes mariées, lorsqu'on verra l'inutilité de ces avantages sociaux dans les grandes crises de la vie conjugale, où souvent ils sont annulés sous le double poids du malheur et de la passion.
I. A MADAME LA DUCHESSE DE GRANDLIEU.
Guérande, avril 1838.
«Chère mère, vous saurez bien comprendre pourquoi je n'ai pu vous écrire en voyage, notre esprit est alors comme les roues. Me voici, depuis deux jours, au fond de la Bretagne, à l'hôtel du Guénic, une maison brodée comme une boîte en coco. Malgré les attentions affectueuses de la famille de Calyste, j'éprouve un vif besoin de m'envoler vers vous, de vous dire une foule de ces choses qui, je le sens, ne se confient qu'à une mère. Calyste s'est marié, chère maman, en conservant un grand chagrin dans le cœur, personne de nous ne l'ignorait, et vous ne m'avez pas caché les difficultés de ma conduite. Hélas! elles sont plus grandes que vous ne le supposiez. Ah! chère maman, quelle expérience nous acquérons en quelques jours, et pourquoi ne vous dirai-je pas en quelques heures? Toutes vos recommandations sont devenues inutiles, et vous devinerez comment par cette seule phrase: J'aime Calyste comme s'il n'était pas mon mari. C'est-à-dire que si mariée à un autre, je voyageais avec Calyste, je l'aimerais et haïrais mon mari. Observez donc un homme aimé si complétement, involontairement, absolument, sans compter tous les autres adverbes qu'il vous plaira d'ajouter. Aussi ma servitude s'est-elle établie en dépit de vos bons avis. Vous m'aviez recommandé de rester grande, noble, digne et fière pour obtenir de Calyste des sentiments qui ne seraient sujets à aucun changement dans la vie: l'estime, la considération qui doivent sanctifier une femme au milieu de la famille. Vous vous étiez élevée avec raison sans doute contre les jeunes femmes d'aujourd'hui qui, sous prétexte de bien vivre avec leurs maris, commencent par la facilité, par la complaisance, la bonhomie, la familiarité, par un abandon un peu trop fille, selon vous (un mot que je vous avoue n'avoir pas encore compris, mais nous verrons plus tard), et qui, s'il faut vous en croire, en font comme des relais pour arriver rapidement à l'indifférence et au mépris peut-être.–«Souviens-toi que tu es une Grandlieu!» m'avez-vous dit à l'oreille. Ces recommandations, pleines de la maternelle éloquence de Dédalus, ont eu le sort de toutes les choses mythologiques. Chère mère aimée, pouviez-vous supposer que je commencerais par cette catastrophe qui termine, selon vous, la lune de miel des jeunes femmes d'aujourd'hui?
»Quand nous nous sommes vus seuls dans la voiture, Calyste et moi, nous nous sommes trouvés aussi sots l'un que l'autre en comprenant toute la valeur d'un premier mot, d'un premier regard, et chacun de nous, sanctifié par le sacrement, a regardé par sa portière. C'était si ridicule, que, vers la barrière, monsieur m'a débité, d'une voix un peu troublée, un discours, sans doute préparé comme toutes les improvisations, que j'écoutai le cœur palpitant, et que je prends la liberté de vous abréger. «–Ma chère Sabine, je vous veux heureuse, et je veux surtout que vous soyez heureuse à votre manière, a-t-il dit. Ainsi dans la situation où nous sommes au lieu de nous tromper mutuellement sur nos caractères et sur nos sentiments par de nobles complaisances, soyons tous deux ce que nous serions dans quelques années d'ici. Figurez-vous que vous avez un frère en moi, comme moi je veux voir une sœur en vous.» Quoique ce fût plein de délicatesse, comme je ne trouvai rien dans ce premier speech de l'amour conjugal qui répondît à l'empressement de mon âme, je demeurai pensive après avoir répondu que j'étais animée des mêmes sentiments. Sur cette déclaration de nos droits à une mutuelle froideur, nous avons parlé pluie et beau temps, poussière, relais et paysage, le plus gracieusement du monde, moi riant d'un petit rire forcé, lui très-rêveur.
»Enfin, en sortant de Versailles, je demandai tout bonnement à Calyste, que j'appelais mon cher Calyste, comme il m'appelait ma chère Sabine, s'il pouvait me raconter les événements qui l'avaient mis à deux doigts de la mort, et auxquels je savais devoir le bonheur d'être sa femme. Il hésita pendant longtemps. Ce fut entre nous l'objet d'un petit débat qui dura pendant trois relais, moi, tâchant de me poser en fille volontaire et décidée à bouder; lui, se consultant sur la fatale question portée comme un défi par les journaux à Charles X: Le Roi cédera-t-il? Enfin, après le relais de Verneuil et après avoir échangé des serments à contenter trois dynasties, de ne jamais lui reprocher cette folie, de ne pas le traiter froidement, etc., il me peignit son amour pour madame de Rochefide.–«Je ne veux pas, me dit-il en terminant, qu'il y ait de secrets entre nous!» Le pauvre cher Calyste ignorait-il donc que son amie, mademoiselle des Touches et vous, vous aviez été obligées de me tout avouer, car on n'habille pas une jeune personne, comme je l'étais le jour du contrat, sans l'initier à son rôle. On doit tout dire à une mère aussi tendre que vous. Eh bien, je fus profondément atteinte en voyant qu'il avait obéi beaucoup moins à mon désir qu'à son envie de parler de cette passion inconnue. Me blâmerez-vous, ma mère chérie, d'avoir voulu reconnaître l'étendue de ce chagrin, de cette vive plaie du cœur que vous m'aviez signalée? Donc, huit heures après avoir été bénis par le curé de Saint-Thomas-d'Aquin, votre Sabine se trouvait dans la situation assez fausse d'une jeune épouse écoutant de la bouche même de son mari la confidence d'un amour trompé, les méfaits d'une rivale! Oui, j'étais dans le drame d'une jeune femme apprenant officiellement qu'elle devait son mariage aux dédains d'une vieille blonde. A ce récit, j'ai gagné ce que je cherchais! Quoi?... direz-vous. Ah! chère mère, j'ai bien vu assez d'amours s'entraînant les uns les autres sur des pendules ou sur des devants de cheminée pour mettre cet enseignement en pratique! Calyste a terminé le poëme de ses souvenirs par la plus chaleureuse protestation d'un entier oubli de ce qu'il a nommé sa folie. Toute protestation a besoin de signature. L'heureux infortuné m'a pris la main, l'a portée à ses lèvres; puis il l'a gardée entre ses mains pendant longtemps. Une déclaration s'en est suivie; celle-là m'a semblé plus conforme que la première à notre état civil, quoique nos bouches n'aient pas dit une seule parole. J'ai dû ce bonheur à ma verveuse indignation sur le mauvais goût d'une femme assez sotte pour ne pas avoir aimé mon beau, mon ravissant Calyste...
»On m'appelle pour jouer à un jeu de cartes que je n'ai pas encore compris. Je continuerai demain. Vous quitter dans ce moment pour faire la cinquième à la mouche, ceci n'est possible qu'au fond de la Bretagne!...
Mai.
»Je reprends le cours de mon Odyssée. La troisième journée, vos enfants n'employaient plus le vous cérémonieux, mais le tu des amants. Ma belle-mère, enchantée de nous voir heureux, a tâché de se substituer à vous, chère mère, et, comme il arrive à tous ceux qui prennent un rôle avec le désir d'effacer des souvenirs, elle a été si charmante, qu'elle a été presque vous pour moi. Sans doute elle a deviné l'héroïsme de ma conduite, car, au début du voyage, elle cachait trop ses inquiétudes pour ne pas les rendre visibles par l'excès des précautions.
»Quand j'ai vu surgir les tours de Guérande, j'ai dit à l'oreille de votre gendre: «–L'as-tu bien oubliée?» Mon mari, devenu mon ange, ignorait sans doute les richesses d'une affection naïve et sincère, car ce petit mot l'a rendu presque fou de joie. Malheureusement le désir de faire oublier madame de Rochefide m'a menée trop loin. Que voulez-vous? j'aime, et je suis presque portugaise, car je tiens plus de vous que de mon père. Calyste a tout accepté de moi, comme acceptent les enfants gâtés, il est fils unique d'abord. Entre nous, je ne donnerai pas ma fille, si jamais j'ai des filles, à un fils unique. C'est bien assez de se mettre à la tête d'un tyran, et j'en vois plusieurs dans un fils unique. Ainsi donc nous avons interverti les rôles, je me suis comportée comme une femme dévouée. Il y a des dangers dans un dévouement dont on profite, on y perd sa dignité. Je vous annonce donc le naufrage de cette demi-vertu. La dignité n'est qu'un paravent placé par l'orgueil et derrière lequel nous enrageons à notre aise. Que voulez-vous, maman?... vous n'étiez pas là, je me voyais devant un abîme. Si j'étais restée dans ma dignité, j'aurais eu les froides douleurs d'une sorte de fraternité qui certes serait tout simplement devenue de l'indifférence. Et quel avenir me serais-je préparé? Mon dévouement a eu pour résultat de me rendre l'esclave de Calyste. Reviendrai-je de cette situation? nous verrons; quant à présent, elle me plaît. J'aime Calyste, je l'aime absolument avec la folie d'une mère qui trouve bien tout ce que fait son fils, même quand elle est un peu battue par lui.
15 mai.
»Jusqu'à présent donc, chère maman, le mariage s'est présenté pour moi sous une forme charmante. Je déploie toute ma tendresse pour le plus beau des hommes qu'une sotte a dédaigné pour un croque-note, car cette femme est évidemment une sotte et une sotte froide, la pire espèce de sottes. Je suis charitable dans ma passion légitime, je guéris des blessures en m'en faisant d'éternelles. Oui, plus j'aime Calyste, plus je sens que je mourrais de chagrin si notre bonheur actuel cessait. Je suis d'ailleurs l'adoration de toute cette famille et de la société qui se réunit à l'hôtel du Guénic, tous personnages nés dans des tapisseries de haute lice, et qui s'en sont détachés pour prouver que l'impossible existe. Un jour, où je serai seule, je vous peindrai ma tante Zéphirine, mademoiselle de Pen-Hoël, le chevalier du Halga, les demoiselles Kergarouët, etc. Il n'y a pas jusqu'aux deux domestiques qu'on me permettra, je l'espère, d'emmener à Paris, Mariotte et Gasselin, qui ne me regardent comme un ange descendu de sa place dans le ciel, et qui tressaillent encore quand je leur parle, qui ne soient des figures à mettre sous verre.
»Ma belle-mère nous a solennellement installés dans les appartements précédemment occupés par elle et par feu son mari. Cette scène a été touchante. «–J'ai vécu toute ma vie de femme, heureuse ici, nous a-t-elle dit, que ce vous soit un heureux présage, mes chers enfants.» Et elle a pris la chambre de Calyste. Cette sainte femme semblait vouloir se dépouiller de ses souvenirs et de sa noble vie conjugale pour nous en investir. La province de Bretagne, cette ville, cette famille de mœurs antiques, tout, malgré des ridicules qui n'existent que pour nous autres rieuses Parisiennes, a quelque chose d'inexplicable, de grandiose jusque dans ses minuties qu'on ne peut définir que par le mot sacré. Tous les tenanciers des vastes domaines de la maison du Guénic, rachetés comme vous savez par mademoiselle des Touches que nous devons aller voir à son couvent, sont venus en corps nous saluer. Ces braves gens, en habits de fête, exprimant tous une vive joie de savoir Calyste redevenu réellement leur maître, m'ont fait comprendre la Bretagne, la féodalité, la vieille France. Ce fut une fête que je ne veux pas vous peindre, je vous la raconterai. La base de tous les baux a été proposée par ces gars eux-mêmes, nous les signerons après l'inspection que nous allons passer de nos terres engagées depuis cent cinquante ans!... Mademoiselle de Pen-Hoël nous a dit que les gars avaient accusé les revenus avec une véracité peu croyable à Paris. Nous partirons dans trois jours, et nous irons à cheval. A mon retour, chère mère, je vous écrirai; mais que pourrai-je vous dire, si déjà mon bonheur est au comble? Je vous écrirai donc ce que vous savez déjà, c'est-à-dire combien je vous aime.»
II. DE LA MÊME A LA MÊME.
Nantes, juin.
«Après avoir joué le rôle d'une châtelaine adorée de ses vassaux comme si la révolution de 1830 et celle de 1789 n'avaient jamais abattu de bannières, après des cavalcades dans les bois, des haltes dans les fermes, des dîners sur de vieilles tables et sur du linge centenaire pliant sous des platées homériques servies dans de la vaisselle antédiluvienne, après avoir bu des vins exquis dans des gobelets comme en manient les faiseurs de tours, et des coups de fusil au dessert! et des Vive les du Guénic, à étourdir! et des bals dont tout l'orchestre est un biniou dans lequel un homme souffle pendant des dix heures de suite! et des bouquets! et des jeunes mariées qui se sont fait bénir pour nous! et de bonnes lassitudes dont le remède se trouve au lit en des sommeils que je ne connaissais pas, et des réveils délicieux où l'amour est radieux comme le soleil qui rayonne sur vous et scintille avec mille mouches qui bourdonnent en bas-breton!... enfin, après un grotesque séjour au château du Guénic où les fenêtres sont des portes cochères, et où les vaches pourraient paître dans les prairies de la salle, mais que nous avons juré d'arranger, de réparer, pour y venir tous les ans aux acclamations des gars du clan de Guénic dont l'un portait notre bannière, je suis à Nantes!...
»Ah! quelle journée que celle de notre arrivée au Guénic! Le recteur est venu, ma mère, avec son clergé, tous couronnés de fleurs, nous recevoir, nous bénir en exprimant une joie... j'en ai les larmes aux yeux en t'écrivant. Et ce fier Calyste, qui jouait son rôle de seigneur comme un personnage de Walter Scott. Monsieur recevait les hommages comme s'il se trouvait en plein treizième siècle. J'ai entendu les filles, les femmes se disant:–Quel joli seigneur nous avons! comme dans un chœur d'opéra-comique. Les Anciens discutaient entre eux la ressemblance de Calyste avec les du Guénic qu'ils avaient connus. Ah! la noble et sublime Bretagne, quel pays de croyance et de religion! Mais le progrès la guette, on y fait des ponts, des routes; les idées viendront, et adieu le sublime. Les paysans ne seront certes jamais ni si libres ni si fiers que je les ai vus, quand on leur aura prouvé qu'ils sont les égaux de Calyste, si toutefois ils veulent le croire.
»Après le poëme de cette restauration pacifique et les contrats signés, nous avons quitté ce ravissant pays toujours fleuri, gai, sombre et désert tour à tour, et nous sommes venus agenouiller ici notre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moi nous éprouvions le besoin de remercier la postulante de la Visitation. En mémoire d'elle, il écartèlera son écu de celui des des Touches qui est: parti coupé, tranché, taillé d'or et de sinople. Il prendra l'un des aigles d'argent pour un de ses supports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme: Souviègne-vous! Nous sommes donc allés hier au couvent des dames de la Visitation où nous a menés l'abbé Grimont, un ami de la famille du Guénic, qui nous a dit que votre chère Félicité, maman, était une sainte; elle ne peut pas être autre chose pour lui, puisque cette illustre conversion l'a fait nommer vicaire-général du diocèse.
»Mademoiselle des Touches n'a pas voulu recevoir Calyste, et n'a vu que moi. Je l'ai trouvée un peu changée, pâlie et maigrie; elle m'a paru bien heureuse de ma visite.–«Dis à Calyste, s'est-elle écriée tout bas, que c'est une affaire de conscience et d'obéissance si je ne le veux pas voir, car on me l'a permis; mais je préfère ne pas acheter ce bonheur de quelques minutes par des mois de souffrance. Ah! si tu savais combien j'ai de peine à répondre quand on me demande:–A quoi pensez-vous? La maîtresse des novices ne peut pas comprendre l'étendue et le nombre des idées qui me passent par la tête comme des tourbillons. Par instants je revois l'Italie ou Paris avec tous leurs spectacles, tout en pensant à Calyste qui, dit-elle avec cette façon poétique si admirable et que vous connaissez, est le soleil de ses souvenirs... J'étais trop vieille pour être acceptée aux Carmélites, et je me suis donnée à l'ordre de saint François de Sales uniquement parce qu'il a dit: «–Je vous déchausserai la tête au lieu de vous déchausser les pieds!» en se refusant à ces austérités qui brisent le corps. C'est en effet la tête qui pèche. Le saint évêque a donc bien fait de rendre sa règle austère pour l'intelligence et terrible contre la volonté!... Voilà ce que je désirais, car ma tête est la vraie coupable, elle m'a trompée sur mon cœur jusqu'à cet âge fatal de quarante ans où si l'on est pendant quelques moments quarante fois plus heureuse que les jeunes femmes, on est plus tard cinquante fois plus malheureuse qu'elles... Eh bien, mon enfant, es-tu contente? m'a-t-elle demandé en cessant avec un visible plaisir de parler d'elle.–Vous me voyez dans l'enchantement de l'amour et du bonheur! lui ai-je répondu.–Calyste est aussi bon et naïf qu'il est noble et beau, m'a-t-elle dit gravement. Je t'ai instituée mon héritière; tu possèdes, outre ma fortune, le double idéal que j'ai rêvé... Je m'applaudis de ce que j'ai fait, a-t-elle repris après une pause. Maintenant, mon enfant, ne t'abuse pas. Vous avez facilement saisi le bonheur, vous n'aviez que la main à étendre, mais pense à le conserver. Quand tu ne serais venue ici que pour en remporter les conseils de mon expérience, ton voyage serait bien payé. Calyste subit en ce moment une passion communiquée, tu ne l'as pas inspirée. Pour rendre ta félicité durable, tâche, ma petite, d'unir ce principe au premier. Dans votre intérêt à tous deux, essaie d'être capricieuse, sois coquette, un peu dure, il le faut. Je ne te conseille pas d'odieux calculs, ni la tyrannie, mais la science. Entre l'usure et la prodigalité, ma petite, il y a l'économie. Sache prendre honnêtement un peu d'empire sur Calyste. Voici les dernières paroles mondaines que je prononcerai, je les tenais en réserve pour toi, car j'ai tremblé dans ma conscience de t'avoir sacrifiée pour sauver Calyste! attache-le bien à toi, qu'il ait des enfants, qu'il respecte en toi leur mère... Enfin, me dit-elle d'une voix émue, arrange-toi de manière qu'il ne revoie jamais Béatrix!...» Ce nom nous a plongées toutes les deux dans une sorte de torpeur, et nous sommes restées les yeux dans les yeux l'une de l'autre échangeant la même inquiétude vague.–«Retournez-vous à Guérande? me demanda-t-elle.–Oui, lui dis-je.–Eh bien, n'allez jamais aux Touches... J'ai eu tort de vous donner ce bien.–Et pourquoi?–Enfant! les Touches sont pour toi le cabinet de Barbe-Bleue, car il n'y a rien de plus dangereux que de réveiller une passion qui dort.»
»Je vous donne en substance, chère mère, le sens de notre conversation. Si mademoiselle des Touches m'a fait beaucoup causer, elle m'a donné d'autant plus à penser que, dans l'enivrement de ce voyage et de mes séductions avec mon Calyste, j'avais oublié la grave situation morale dont je vous parlais dans ma première lettre.
»Après avoir bien admiré Nantes, une charmante et magnifique ville, après être allés voir sur la place Bretagne l'endroit où Charette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir par la Loire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terre la route de Nantes à Guérande. Décidément, un bateau à vapeur ne vaut pas une voiture. Le voyage en public est une invention de monstre moderne, le Monopole. Trois jeunes dames de Nantes assez jolies se démenaient sur le pont atteintes de ce que j'ai appelé le kergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand je vous aurai peint les Kergarouët. Calyste s'est très bien comporté. En vrai gentilhomme, il ne m'a pas affichée. Quoique satisfaite de son bon goût, de même qu'un enfant à qui l'on a donné son premier tambour, j'ai pensé que j'avais une magnifique occasion d'essayer le système recommandé par Camille Maupin, car ce n'est certes pas la postulante qui m'avait parlé. J'ai pris un petit air boudeur, et Calyste s'en est très gentiment alarmé. A cette demande:–Qu'as-tu?... jetée à mon oreille, j'ai répondu la vérité:–Je n'ai rien! Et j'ai bien reconnu là le peu de succès qu'obtient d'abord la Vérité. Le mensonge est une arme décisive dans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires. Calyste est devenu très-pressant, très-inquiet. Je l'ai mené à l'avant du bateau, dans un tas de cordages; et là, d'une voix pleine d'alarmes, sinon de larmes, je lui ai dit les malheurs, les craintes d'une femme dont le mari se trouve être le plus beau des hommes!... «–Ah! Calyste, me suis-je écriée, il y a dans notre union un affreux malheur, vous ne m'avez pas aimée, vous ne m'avez pas choisie! Vous n'êtes pas resté planté sur vos pieds comme une statue en me voyant pour la première fois! C'est mon cœur, mon attachement, ma tendresse qui sollicitent votre affection, et vous me punirez quelque jour de vous avoir apporté moi-même les trésors de mon pur, de mon involontaire amour de jeune fille!... Je devrais être mauvaise, coquette, et je ne me sens pas de force contre vous... Si cette horrible femme, qui vous a dédaigné, se trouvait à ma place ici, vous n'auriez pas aperçu ces deux affreuses Bretonnes, que l'octroi de Paris classerait parmi le bétail...» Calyste, ma mère, a eu deux larmes dans les yeux, il s'est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et a couru dire au capitaine de nous y débarquer.
»On ne tient pas contre de telles réponses, surtout quand elles sont accompagnées d'un séjour de trois heures dans une chétive auberge de la Basse-Indre, où nous avons déjeuné de poisson frais dans une petite chambre comme en peignent les peintres de genre, et par les fenêtres de laquelle on entendait mugir les forges d'Indret à travers la belle nappe de la Loire. En voyant comment tournaient les expériences de l'Expérience, je me suis écriée:–Ah! chère Félicité!... Calyste, incapable de soupçonner les conseils de la religieuse et la duplicité de ma conduite, a fait un divin calembour; il m'a coupé la parole en me répondant:–Gardons-en le souvenir? nous enverrons un artiste pour copier ce paysage. Non, j'ai ri, chère maman, à déconcerter Calyste et je l'ai vu bien près de se fâcher.–Mais, lui dis-je, il y a de ce paysage, de cette scène, un tableau dans mon cœur qui ne s'effacera jamais, et d'une couleur inimitable.
»Ah! ma mère, il m'est impossible de mettre ainsi les apparences de la guerre ou de l'inimitié dans mon amour. Calyste fera de moi tout ce qu'il voudra. Cette larme est la première, je pense, qu'il m'ait donnée, ne vaut-elle pas mieux que la seconde déclaration de nos droits?... Une femme sans cœur serait devenue dame et maîtresse après la scène du bateau, moi, je me suis reperdue. D'après votre système, plus je deviens femme, plus je me fais fille, car je suis affreusement lâche avec le bonheur, je ne tiens pas contre un regard de mon seigneur. Non! je ne m'abandonne pas à son amour, je m'y attache comme une mère presse son enfant contre son sein en craignant quelque malheur.»
III. DE LA MÊME A LA MÊME.
Juillet, Guérande.
«Ah! chère maman, au bout de trois mois connaître la jalousie! Voilà mon cœur bien complet, j'y sens une haine profonde et un profond amour! Je suis plus que trahie, je ne suis pas aimée!... Suis-je heureuse d'avoir une mère, un cœur où je puisse crier à mon aise!... Nous autres femmes, qui sommes encore un peu jeunes filles, il suffit qu'on nous dise: «Voici une clef tachée de sang, au milieu de toutes celles de votre palais, entrez partout, jouissez de tout, mais gardez-vous d'aller aux Touches!» pour que nous entrions là, les pieds chauds, les yeux allumés de la curiosité d'Ève. Quelle irritation mademoiselle des Touches avait mise dans mon amour! Mais aussi pourquoi m'interdire les Touches? Qu'est-ce qu'un bonheur comme le mien qui dépendrait d'une promenade, d'un séjour dans un bouge de Bretagne? Et qu'ai-je à craindre? Enfin, joignez aux raisons de madame Barbe-Bleue le désir qui mord toutes les femmes de savoir si leur pouvoir est précaire ou solide, et vous comprendrez comment un jour j'ai demandé d'un petit air indifférent: «–Qu'est-ce que les Touches?–Les Touches sont à vous, m'a dit ma divine belle-mère.–Si Calyste n'avait jamais mis le pied aux Touches!... s'écria ma tante Zéphirine en hochant la tête.–Mais il ne serait pas mon mari, dis-je à ma tante.–Vous savez donc ce qui s'y est passé? m'a répliqué finement ma belle-mère.–C'est un lieu de perdition, a dit mademoiselle de Pen-Hoël, mademoiselle des Touches y a fait bien des péchés dont elle demande maintenant pardon à Dieu.–Cela n'a-t-il pas sauvé l'âme de cette noble fille, et fait la fortune d'un couvent? s'est écrié le chevalier du Halga; l'abbé Grimont m'a dit qu'elle avait donné cent mille francs aux dames de la Visitation.–Voulez-vous aller aux Touches? m'a demandé ma belle-mère, ça vaut la peine d'être vu.–Non! non,» ai-je dit vivement. Cette petite scène ne vous semble-t-elle pas une page de quelque drame diabolique? elle est revenue sous vingt prétextes. Enfin, ma belle-mère m'a dit: «–Je comprends pourquoi vous n'allez pas aux Touches, vous avez raison.» Oh! vous avouerez, maman, que ce coup de poignard involontairement donné vous aurait décidée à savoir si votre bonheur reposait sur des bases si frêles, qu'il dût périr sous tel ou tel lambris. Il faut rendre justice à Calyste, il ne m'a jamais proposé de visiter cette chartreuse devenue son bien. Nous sommes des créatures dénuées de sens, dès que nous aimons; car ce silence, cette réserve m'ont piquée, et je lui ai dit un jour: «–Que crains-tu donc de voir aux Touches que toi seul n'en parles pas?–Allons-y,» dit-il.
»J'ai donc été prise comme toutes les femmes qui veulent se laisser prendre, et qui s'en remettent au hasard pour dénouer le nœud gordien de leur indécision. Et nous sommes allés aux Touches. C'est charmant, c'est d'un goût profondément artiste, et je me plais dans cet abîme où mademoiselle des Touches m'avait tant défendu d'aller. Toutes les fleurs vénéneuses sont charmantes, Satan les a semées, car il y a les fleurs du diable et les fleurs de Dieu! nous n'avons qu'à rentrer en nous-mêmes pour voir qu'ils ont créé le monde de moitié. Quelles âcres délices dans cette situation où je jouais non pas avec le feu, mais avec les cendres!... J'étudiais Calyste, il s'agissait de savoir si tout était bien éteint, et je veillais aux courants d'air, croyez-moi! J'épiais son visage en allant de pièce en pièce, de meuble en meuble, absolument comme les enfants qui cherchent un objet caché. Calyste m'a paru pensif, mais j'ai cru d'abord avoir vaincu. Je me suis sentie assez forte pour parler de madame de Rochefide que, depuis l'aventure du rocher au Croisic, l'appelle Rocheperfide. Enfin, nous sommes allés voir le fameux buis où s'est arrêtée Béatrix quand il l'a jetée à la mer pour qu'elle ne fût à personne.–«Elle doit être bien légère pour être restée là, ai-je dit en riant. Calyste a gardé le silence.–Respectons les morts, ai-je dit en continuant. Calyste est resté silencieux.–T'ai-je déplu?–Non, mais cesse de galvaniser cette passion, a-t-il répondu.» Quel mot!... Calyste, qui m'en a vue triste, a redoublé de soins et de tendresse pour moi.
Août.
»J'étais, hélas! au fond de l'abîme, et je m'amusais, comme les innocentes de tous les mélodrames, à y cueillir des fleurs. Tout à coup une pensée horrible a chevauché dans mon bonheur, comme le cheval de la ballade allemande. J'ai cru deviner que l'amour de Calyste s'agrandissait de ses réminiscences, qu'il reportait sur moi les orages que je ravivais, en lui rappelant les coquetteries de cette affreuse Béatrix. Cette nature malsaine et froide, persistante et molle, qui tient du mollusque et du corail, ose s'appeler Béatrix!... Déjà, ma chère mère, me voilà forcée d'avoir l'œil à un soupçon quand mon cœur est tout à Calyste, et n'est-ce pas une grande catastrophe que l'œil l'ait emporté sur le cœur, que le soupçon enfin se soit trouvé justifié? Voici comment.–«Ce lieu m'est cher, ai-je dit à Calyste un matin, car je lui dois mon bonheur, aussi te pardonné-je de me prendre quelquefois pour une autre...» Ce loyal Breton a rougi, je lui ai sauté au cou, mais j'ai quitté les Touches, et je n'y reviendrai jamais.
»A la force de la haine qui me fait souhaiter la mort de madame de Rochefide, oh! mon Dieu naturellement d'une fluxion de poitrine, d'un accident quelconque, j'ai reconnu l'étendue, la puissance de mon amour pour Calyste. Cette femme est venue troubler mon sommeil, je la vois en rêve, dois-je donc la rencontrer?... Ah! la postulante de la Visitation avait raison!... Les Touches sont un lieu fatal, Calyste y a retrouvé ses impressions, elles sont plus fortes que les délices de notre amour. Sachez, ma chère mère, si madame de Rochefide est à Paris, car alors je resterai dans nos terres de Bretagne. Pauvre mademoiselle des Touches qui se repent maintenant de m'avoir fait habiller en Béatrix pour le jour du contrat, afin de faire réussir son plan, si elle apprenait jusqu'à quel point je viens d'être prise pour notre odieuse rivale!... que dirait-elle? Mais c'est une prostitution! je ne suis plus moi, j'ai honte. Je suis en proie à une envie furieuse de fuir Guérande et les sables du Croisic.
25 août.
»Décidément, je retourne aux ruines du Guénic. Calyste, assez inquiet de mon inquiétude, m'emmène. Ou il connaît peu le monde s'il ne devine rien, ou s'il sait la cause de ma fuite, il ne m'aime pas. Je tremble tant de trouver une affreuse certitude si je la cherche, que je me mets, comme les enfants, les mains devant les yeux pour ne pas entendre une détonation. Oh! ma mère, je ne suis pas aimée du même amour que je me sens au cœur. Calyste est charmant, c'est vrai; mais quel homme, à moins d'être un monstre, ne serait pas, comme Calyste, aimable et gracieux, en recevant toutes les fleurs écloses dans l'âme d'une jeune fille de vingt ans, élevée par vous, pure comme je le suis, aimante, et que bien des femmes vous ont dit être belle...
Au Guénic, 18 septembre.
»L'a-t-il oubliée? Voilà l'unique pensée qui retentit comme un remords dans mon âme! Ah! chère maman, toutes les femmes ont-elles eu comme moi des souvenirs à combattre?... On ne devrait marier que des jeunes gens innocents à des jeunes filles pures! Mais c'est une décevante utopie, il vaut mieux avoir sa rivale dans le passé que dans l'avenir. Ah! plaignez-moi, ma mère, quoiqu'en ce moment je sois heureuse, heureuse comme une femme qui a peur de perdre son bonheur et qui s'y accroche!... Une manière de le tuer quelquefois, dit Clotilde.
»Je m'aperçois que depuis cinq mois je ne pense qu'à moi, c'est-à-dire à Calyste. Dites à ma sœur Clotilde que ses tristes sagesses me reviennent parfois; elle est bien heureuse d'être fidèle à un mort, elle ne craint plus de rivale. J'embrasse ma chère Athénaïs, je vois que Juste en est fou. D'après ce que vous m'en dites dans votre dernière lettre, il a peur qu'on ne la lui donne pas. Cultivez cette crainte comme une fleur précieuse. Athénaïs sera la maîtresse, et moi qui tremblais de ne pas obtenir Calyste de lui-même, je serai servante. Mille tendresses, chère maman. Ah! si mes terreurs n'étaient pas vaines, Camille Maupin m'aurait vendu sa fortune bien cher. Mes affectueux respects à mon père.»
Ces lettres expliquent parfaitement la situation secrète de la femme et du mari. Si pour Sabine son mariage était un mariage d'amour, Calyste y voyait un mariage de convenance, et les joies de la lune de miel n'avaient pas obéi tout à fait au système légal de la communauté. Pendant le séjour des deux mariés en Bretagne, les travaux de restauration, les dispositions et l'ameublement de l'hôtel du Guénic avaient été conduits par le célèbre architecte Grindot, sous la surveillance de Clotilde, de la duchesse et du duc de Grandlieu. Toutes les mesures avaient été prises pour qu'au mois de décembre 1838 le jeune ménage pût revenir à Paris. Sabine s'installa donc rue de Bourbon avec plaisir, moins pour jouer à la maîtresse de maison que pour savoir ce que sa famille penserait de son mariage. Calyste, en bel indifférent, se laissa guider volontiers dans le monde par sa belle-sœur Clotilde, et par sa belle-mère, qui lui surent gré de cette obéissance. Il y obtint la place due à son nom, à sa fortune et à son alliance. Le succès de sa femme, comptée comme une des plus charmantes, les distractions que donne la haute société, les devoirs à remplir, les amusements de l'hiver à Paris, rendirent un peu de force au bonheur du ménage en y produisant à la fois des excitants et des intermèdes. Sabine, trouvée heureuse par sa mère et sa sœur qui virent dans la froideur de Calyste un effet de son éducation anglaise, abandonna ses idées noires; elle entendit envier son sort par tant de jeunes femmes mal mariées, qu'elle renvoya ses terreurs au pays des chimères. Enfin, la grossesse de Sabine compléta les garanties offertes par cette union du genre neutre, une de celles dont augurent bien les femmes expérimentées. En octobre 1839, la jeune baronne du Guénic eut un fils et fit la folie de le nourrir, selon le calcul de toutes les femmes en pareil cas. Comment ne pas être entièrement mère quand on a eu son enfant d'un mari vraiment idolâtré? Vers la fin de l'été suivant, en août 1840, Sabine était donc encore nourrice. Pendant un séjour de deux ans à Paris, Calyste s'était tout à fait dépouillé de cette innocence dont les prestiges avaient décoré ses débuts dans le monde de la passion. Calyste s'était lié naturellement avec le jeune duc Georges de Maufrigneuse, marié comme lui nouvellement à une héritière, Berthe de Cinq-Cygne; avec le vicomte Savinien de Portenduère, avec le duc et la duchesse de Rhétoré, le duc et la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu, avec tous les habitués du salon de sa belle-mère. La Richesse a des heures funestes, des oisivetés que Paris sait, plus qu'aucune autre capitale, amuser, charmer, intéresser. Au contact de ces jeunes maris qui laissent les plus nobles, les plus belles créatures pour les délices du cigare et du whist, pour les sublimes conversations du club, ou pour les préoccupations du turf, bien des vertus domestiques furent atteintes chez le jeune gentilhomme breton. Le maternel désir d'une femme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide aux dissipations des jeunes mariés. Une femme est si fière de voir revenir à elle un homme à qui elle laisse toute sa liberté!...
Un soir, en octobre de cette année, pour fuir les cris d'un enfant en sevrage, Calyste, à qui Sabine ne pouvait pas voir sans douleur un pli au front, alla, conseillé par elle, aux Variétés, où l'on donnait une pièce nouvelle. Le valet de chambre, chargé de louer une stalle à l'orchestre, l'avait prise assez près de cette partie de la salle appelée l'avant-scène. Au premier entr'acte, en regardant autour de lui, Calyste aperçut, dans une des deux loges d'avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui, madame de Rochefide.
Béatrix à Paris! Béatrix en public! ces deux idées traversèrent le cœur de Calyste comme deux flèches. La revoir après trois ans bientôt! Comment expliquer le bouleversement qui se fit dans l'âme d'un amant qui, loin d'oublier, avait quelquefois si bien épousé Béatrix dans sa femme, que sa femme s'en était aperçue! A qui peut-on expliquer que le poëme d'un amour perdu, méconnu, mais toujours vivant dans le cœur du mari de Sabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresse ineffable de la jeune épouse. Béatrix devint la lumière, le jour, le mouvement, la vie et l'inconnu; tandis que Sabine fut le devoir, les ténèbres, le prévu! L'une fut en un moment le plaisir, et l'autre l'ennui. Ce fut un coup de foudre. Dans sa loyauté, le mari de Sabine eut la noble pensée de quitter la salle. A la sortie de l'orchestre, il vit la porte de la loge entr'ouverte, et ses pieds l'y menèrent en dépit de sa volonté. Le jeune Breton y trouva Béatrix entre deux hommes des plus distingués, Canalis et Nathan, un homme politique et un homme littéraire. Depuis bientôt trois ans que Calyste ne l'avait vue, madame de Rochefide avait étonnamment changé; mais, quoique sa métamorphose eût atteint la femme, elle devait n'en être que plus poétique et plus attrayante pour Calyste. Jusqu'à l'âge de trente ans, les jolies femmes de Paris ne demandent qu'un vêtement à la toilette; mais en passant sous le porche fatal de la trentaine, elles cherchent des armes, des séductions, des embellissements dans les chiffons; elles se composent des grâces, elles y trouvent des moyens, elles y prennent un caractère, elles s'y rajeunissent, elles étudient les plus légers accessoires, elles passent enfin de la nature à l'art. Madame de Rochefide venait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoire des mœurs françaises au XIX siècle, s'appelle la Femme Abandonnée. Elle avait été quittée la première par Conti; naturellement elle était devenue une grande artiste en toilette, en coquetterie et en fleurs artificielles.
–Comment Conti n'est-il pas ici? demanda tout bas Calyste à Canalis après avoir fait les salutations banales par lesquelles commencent les entrevues les plus solennelles quand elles ont lieu publiquement.
L'ancien grand poëte du Faubourg Saint-Germain, deux fois ministre et redevenu pour la quatrième fois un orateur aspirant à quelque nouveau ministère, se mit significativement un doigt sur les lèvres. Ce geste expliqua tout.
–Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix à Calyste. Je me disais en vous reconnaissant là, sans être aperçue tout d'abord, que vous ne me renieriez pas, vous!–Ah! mon Calyste, pourquoi vous êtes-vous marié? lui dit-elle à l'oreille, et avec une petite sotte encore!...
Dès qu'une femme parle à l'oreille d'un nouveau venu dans sa loge en le faisant asseoir à côté d'elle, les gens du monde ont toujours un prétexte pour la laisser seule avec lui.
–Venez-vous, Nathan? dit Canalis. Madame la marquise me permettra d'aller dire un mot à d'Arthez, que je vois avec la princesse de Cadignan; il s'agit d'une combinaison de tribune pour la séance de demain.
Cette sortie de bon goût permit à Calyste de se remettre du choc qu'il venait de subir; mais il acheva de perdre son esprit et sa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse, de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teint s'était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l'Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonnées, de se donner l'air vierge, en rappelant, par beaucoup d'étoffes blanches, les filles en a d'Ossian, si poétiquement peintes par Girodet. Sa chevelure blonde enveloppait sa figure allongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de la rampe attirées par le luisant d'une huile parfumée. Son front pâle étincelait. Elle avait mis imperceptiblement du rouge dont l'éclat trompait l'œil sur la blancheur fade de son teint refait à l'eau de son. Une écharpe d'une finesse à faire douter que des hommes eussent ainsi travaillé la soie, était tortillée à son cou de manière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voir qu'imparfaitement des trésors habilement sertis par le corset. Sa taille était un chef-d'œuvre de composition. Quant à sa pose, un mot suffit, elle valait toute la peine qu'elle avait prise à la chercher. Ses bras maigris, durcis, paraissaient à peine sous les bouffants à effets calculés de ses manches larges. Elle offrait ce mélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveux crêpés, de vivacité, de calme et de mouvement, qu'on a nommé le je ne sais quoi. Tout le monde sait en quoi consiste le je ne sais quoi. C'est beaucoup d'esprit, de goût et d'envie de plaire. Béatrix était donc une pièce à décor, à changement et prodigieusement machinée. La représentation de ces féeries qui sont aussi très-habilement dialoguées rend fous les hommes doués de franchise, car ils éprouvent par la loi des contrastes un désir effréné de jouer avec les artifices. C'est faux et entraînant, c'est cherché, mais agréable, et certains hommes adorent ces femmes qui jouent à la séduction comme on joue aux cartes. Voici pourquoi. Le désir de l'homme est un syllogisme qui conclut de cette science extérieure aux secrets théorèmes de la volupté. L'esprit se dit sans parole:–Une femme qui sait se créer si belle doit avoir de bien autres ressources dans la passion. Et c'est vrai. Les femmes abandonnées sont celles qui aiment, les conservatrices sont celles qui savent aimer. Or si cette leçon d'Italien avait été cruelle pour l'amour-propre de Béatrix, elle appartenait à une nature trop naturellement artificieuse pour ne pas en profiter.
–Il ne s'agit pas de vous aimer, disait-elle quelques instants avant que Calyste entrât, il faut vous tracasser quand nous vous tenons, là est le secret de celles qui veulent vous conserver. Les dragons gardiens des trésors sont armés de griffes et d'ailes!...
–On ferait un sonnet de votre pensée, avait répondu Canalis au moment où Calyste se montra.
En un seul regard, Béatrix devina l'état de Calyste; elle retrouva fraîches et rouges les marques du collier qu'elle lui avait mis aux Touches. Calyste, blessé du mot dit sur sa femme, hésitait entre sa dignité de mari, la défense de Sabine, et une parole dure à jeter dans un cœur d'où s'exhalaient pour lui tant de souvenirs, un cœur qu'il croyait saignant encore. Cette hésitation, la marquise l'observait, elle n'avait dit ce mot que pour savoir jusqu'où s'étendait son empire sur Calyste; en le voyant si faible, elle vint à son secours pour le tirer d'embarras.
–Eh bien, mon ami, vous me trouvez seule, dit-elle quand les deux courtisans furent partis, oui, seule au monde!...
–Vous n'avez donc pas pensé à moi?... dit Calyste.
–Vous! répondit-elle, n'êtes-vous pas marié?... Ce fut une de mes douleurs au milieu de celles que j'ai subies, depuis que nous ne nous sommes vus. Non-seulement, me suis-je dit, je perds l'amour, mais encore une amitié que je croyais être bretonne. On s'accoutume à tout. Maintenant je souffre moins, mais je suis brisée. Voici depuis longtemps le premier épanchement de mon cœur. Obligée d'être fière devant les indifférents, arrogante comme si je n'avais pas failli devant les gens qui me font la cour, ayant perdu ma chère Félicité, je n'avais pas une oreille où jeter ce mot:–Je souffre! Aussi maintenant puis-je vous dire quelle a été mon angoisse en vous voyant à quatre pas de moi sans être reconnue par vous, et quelle est ma joie en vous voyant près de moi... Oui, dit-elle en répondant à un geste de Calyste, c'est presque de la fidélité! Voilà les malheureux! un rien, une visite est tout pour eux. Ah! vous m'avez aimée, vous, comme je méritais de l'être par celui qui s'est plu à fouler aux pieds tous les trésors que j'y versais! Et, pour mon malheur, je ne sais pas oublier, j'aime, et je veux être fidèle à ce passé qui ne reviendra jamais.
En disant cette tirade, improvisée déjà cent fois, elle jouait de la prunelle de manière à doubler par le geste l'effet des paroles qui semblaient arrachées du fond de son âme par la violence d'un torrent longtemps contenu. Calyste, au lieu de parler, laissa couler les larmes qui lui roulaient dans les yeux; Béatrix lui prit la main, la lui serra, le fit pâlir.
–Merci, Calyste! merci, mon pauvre enfant, voilà comment un véritable ami répond à la douleur d'un ami!... Nous nous entendons. Tenez, n'ajoutez pas un mot!... allez-vous-en, l'on nous regarde, et vous pourriez faire du chagrin à votre femme, si, par hasard, on lui disait que nous nous sommes vus, quoique bien innocemment, à la face de mille personnes... Adieu, je suis forte, voyez-vous!...
Elle s'essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique des femmes on doit appeler une antithèse en action.
–Laissez-moi rire du rire des damnés avec les indifférents qui m'amusent, reprit-elle. Je vois des artistes, des écrivains, le monde que j'ai connu chez notre pauvre Camille Maupin, qui certes a peut-être eu raison! Enrichir celui qu'on aime, et disparaître en se disant: Je suis trop vieille pour lui, c'est finir en martyre. Et c'est ce qu'il y a de mieux quand on ne peut pas finir en vierge.
Elle se mit à rire, comme pour détruire l'impression triste qu'elle avait dû donner à son ancien adorateur.
–Mais, dit Calyste, où puis-je vous aller voir?
–Je me suis cachée rue de Chartres, devant le parc de Monceaux, dans un petit hôtel conforme à ma fortune, et je m'y bourre la tête de littérature, mais pour moi seule, pour me distraire. Dieu me garde de la manie de ces dames!... Allez, sortez, laissez-moi, je ne veux pas occuper de moi le monde, et que ne dirait-on pas en nous voyant? D'ailleurs, tenez, Calyste, si vous restiez encore un instant, je pleurerais tout à fait.
Calyste se retira, mais après avoir tendu la main à Béatrix, et avoir éprouvé pour la seconde fois la sensation profonde, étrange, d'une double pression pleine de chatouillements séducteurs.
–Mon Dieu! Sabine n'a jamais su me remuer le cœur ainsi, fut une pensée qui l'assaillit dans le corridor.
Pendant le reste de la soirée, la marquise de Rochefide ne jeta pas trois regards directs à Calyste; mais il y eut des regards de côté qui furent autant de déchirements d'âme pour un homme tout entier à son premier amour repoussé.
Quand le baron du Guénic se trouva chez lui, la splendeur de ses appartements le fit songer à l'espèce de médiocrité dont avait parlé Béatrix, et il prit sa fortune en haine de ce qu'elle ne pouvait appartenir à l'ange déchu. Quand il apprit que Sabine était depuis longtemps couchée, il fut fort heureux de se trouver riche d'une nuit pour vivre avec ses émotions. Il maudit alors la divination que l'amour donnait à Sabine. Lorsqu'un mari, par aventure, est adoré de sa femme, elle lit sur ce visage comme dans un livre, elle connaît les moindres tressaillements des muscles, elle sait d'où vient le calme, elle se demande compte de la plus légère tristesse, et recherche si c'est elle qui la cause; elle étudie les yeux, pour elle les yeux se teignent de la pensée dominante, ils aiment ou ils n'aiment pas. Calyste se savait l'objet d'un culte si profond, si naïf, si jaloux, qu'il douta de pouvoir se composer une figure discrète sur le changement survenu dans son moral.
–Comment ferai-je, demain matin?... se dit-il en s'endormant, et redoutant l'espèce d'inspection à laquelle se livrait Sabine.
En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine lui demandait: «–M'aimes-tu toujours?» Ou bien: «–Je ne t'ennuie pas?» Interrogations gracieuses, variées selon le caractère ou l'esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses ou feintes ou réelles.
Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus purs des boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin, Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie en apprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions en craignant le croup et qu'elle ne voulait pas quitter le petit Calyste. Le baron prétexta d'une affaire et sortit en évitant de déjeuner à la maison. Il s'échappa comme s'échappent les prisonniers, heureux d'aller à pied, de marcher par le pont Louis XVI et les Champs-Élysées, vers un café du boulevard où il se plut à déjeuner en garçon.
Qu'y a-t-il donc dans l'amour? La nature regimbe-t-elle sous le joug social? la nature veut-elle que l'élan de la vie donnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d'un torrent fougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de la coquetterie, au lieu d'être une eau coulant tranquillement entre les deux rives de la Mairie, de l'Église? A-t-elle ses desseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sont dus les grands hommes peut-être? Il eût été difficile de trouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœurs plus pures, moins souillé d'irréligion, et il bondissait vers une femme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avait présenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d'une beauté vraiment aristocratique, d'un esprit fin et délicat, pieuse, aimante et attachée uniquement à lui, d'une douceur angélique encore attendrie par l'amour, par un amour passionné malgré le mariage, comme l'était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommes les plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peu d'argile, la fange leur plaît encore. L'être le moins imparfait serait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons. Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentions poétiques qui l'entourait, et malgré sa chute, appartenait à la plus haute noblesse, elle offrait une nature plus éthérée que fangeuse, et cachait la courtisane qu'elle se proposait d'être sous les dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication ne rendrait pas compte de l'étrange passion de Calyste. Peut-être en trouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterrée que les moralistes n'ont pas encore découvert ce côté du vice. Il est des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, à leur insu peut-être, d'un mariage avec une nature semblable à la leur, des êtres dont la noblesse ne s'étonne pas de la noblesse, que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur, laissent dans le calme, et qui vont chercher auprès des natures inférieures ou tombées la sanction de leur supériorité, si toutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Le contraste de la décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le pur brille tant dans le voisinage de l'impur! Cette contradiction amuse. Calyste n'avait rien à protéger dans Sabine, elle était irréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutes vibrer chez Béatrix. Si des grands hommes ont joué sous nos yeux ce rôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gens ordinaires seraient-ils plus sages?
Calyste atteignit à l'heure de deux heures en vivant sur cette phrase: Je vais la revoir! un poëme qui souvent a défrayé des voyages de sept cents lieues!... Il alla d'un pas leste jusqu'à la rue de Courcelles, il reconnut la maison quoiqu'il ne l'eût jamais vue, et il resta, lui, le gendre du duc de Grandlieu, lui riche, lui noble comme les Bourbons, au bas de l'escalier, arrêté par la question d'un vieux valet.
–Le nom de monsieur?
Calyste comprit qu'il devait laisser à Béatrix son libre arbitre, et il examina le jardin, les murs ondés par les lignes noires et jaunes que produisent les pluies sur les plâtres de Paris.
Madame de Rochefide, comme presque toutes les grandes dames qui rompent leur chaîne, s'était enfuie en laissant à son mari sa fortune, elle n'avait pas voulu tendre la main à son tyran. Conti, mademoiselle des Touches avaient évité les ennuis de la vie matérielle à Béatrix, à qui sa mère fit d'ailleurs, à plusieurs reprises, passer quelques sommes. En se trouvant seule, elle fut obligée à des économies assez rudes pour une femme habituée au luxe. Elle avait donc grimpé sur le sommet de la colline où s'étale le parc de Monceaux, et s'était réfugiée dans une ancienne petite maison de grand seigneur située sur la rue, mais accompagnée d'un charmant petit jardin, et dont le loyer ne dépassait pas dix-huit cents francs. Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique, par une femme de chambre et par une cuisinière d'Alençon attachés à son infortune, sa misère aurait constitué l'opulence de bien des bourgeoises ambitieuses. Calyste monta par un escalier dont les marches en pierre avaient été poncées et dont les paliers étaient pleins de fleurs. Au premier étage le vieux valet ouvrit, pour introduire le baron dans l'appartement, une double porte en velours rouge, à losanges de soie rouge et à clous dorés. La soie, le velours tapissaient les pièces par lesquelles Calyste passa. Des tapis de couleurs sérieuses, des draperies entrecroisées aux fenêtres, les portières, tout à l'intérieur contrastait avec la mesquinerie de l'extérieur mal entretenu par le propriétaire. Calyste attendit Béatrix dans un salon d'un style sobre, où le luxe s'était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenat rehaussé par des soieries d'un jaune mat, à tapis rouge foncé, dont les fenêtres ressemblaient à des serres, tant les fleurs abondaient dans les jardinières, était éclairée par un jour si faible qu'à peine Calyste vit-il sur la cheminée deux vases en vieux céladon rouge, entre lesquels brillait une coupe d'argent attribuée à Benvenuto Cellini, apportée d'Italie par Béatrix. Les meubles en bois doré garnis en velours, les magnifiques consoles sur une desquelles était une pendule curieuse, la table à tapis de Perse, tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient été bien disposés. Sur un petit meuble, Calyste aperçut des bijoux, un livre commencé dans lequel scintillait le manche orné de pierreries d'un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique. Enfin, sur le mur, dix aquarelles richement encadrées, qui toutes représentaient les chambres à coucher des diverses habitations où sa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesure d'une impertinence supérieure.
Le froufrou d'une robe de soie annonça l'infortunée qui se montra dans une toilette étudiée, et qui certes aurait dit à un roué qu'on l'attendait. La robe, taillée en robe de chambre pour laisser entrevoir un coin de la blanche poitrine, était en moire gris-perle, à grandes manches ouvertes d'où les bras sortaient couverts d'une double manche à bouffants divisés par des lisérés, et garnie de dentelles au bout. Les beaux cheveux que le peigne avait fait foisonner s'échappaient de dessous un bonnet de dentelle et de fleurs.
–Déjà?... dit-elle en souriant. Un amant n'aurait pas un tel empressement. Vous avez des secrets à me dire, n'est-ce pas?
Et elle se posa sur une causeuse invitant par un geste Calyste à se mettre près d'elle. Par un hasard cherché peut-être (car les femmes ont deux mémoires, celle des anges et celle des démons), Béatrix exhalait le parfum dont elle se servait aux Touches lors de sa rencontre avec Calyste. La première aspiration de cette odeur, le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans ce demi-jour, attiraient la lumière pour la renvoyer, tout fit perdre la tête à Calyste. Le malheureux retrouva cette violence qui déjà faillit tuer Béatrix; mais, cette fois, la marquise était au bord d'une causeuse, et non de l'Océan, elle se leva pour aller sonner, en posant un doigt sur ses lèvres. A ce signe, Calyste, rappelé à l'ordre, se contint, il comprit que Béatrix n'avait aucune intention belliqueuse.
–Antoine, je n'y suis pour personne, dit-elle au vieux domestique. Mettez du bois dans le feu.–Vous voyez, Calyste, que je vous traite en ami, reprit-elle avec dignité quand le vieillard fut sorti, ne me traitez pas en maîtresse. J'ai deux observations à vous faire. D'abord, je ne me disputerais pas sottement à un homme aimé; puis je ne veux plus être à aucun homme au monde, car j'ai cru, Calyste, être aimée par une espèce de Rizzio qu'aucun engagement n'enchaînait, par un homme entièrement libre, et vous voyez où cet entraînement fatal m'a conduite? Vous, vous êtes sous l'empire du plus saint des devoirs, vous avez une femme jeune, aimable, délicieuse; enfin, vous êtes père. Je serais, comme vous l'êtes, sans excuse et nous serions deux fous...
–Ma chère Béatrix, toutes ces raisons tombent devant un mot: je n'ai jamais aimé que vous au monde, et l'on m'a marié malgré moi.
–Un tour que nous a joué mademoiselle des Touches, dit-elle en souriant.
BUTSCHA.
Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc, le Nain mystérieux.
(MODESTE MIGNON.)