La Cousine Bette - Honoré de Balzac - E-Book

La Cousine Bette E-Book

Honore de Balzac

0,0
0,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Lisbeth Fischer, surnommée la cousine Bette est appelée à Paris par Adeline Hulot (sa cousine), femme admirable qui supporte les infidélités de son vieux mari le baron Hulot, libertin éperdu. Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse d’Adeline et de sa beauté, Lisbeth s’acharnera au malheur de la baronne Hulot et de sa fille Hortense. Celle-ci a épousé le comte Wenceslas Steinbock, un réfugié livonien (polonais), orfèvre de métier, dont la Cousine Bette prétendait qu’il était son « amoureux » car elle lui avait porté secours. Dans sa rage, elle pousse une de ses voisines d’immeuble, Valérie Marneffe, une courtisane, dans les bras du baron Hulot d'Ervy, puis dans ceux du comte Wenceslas. La famille Hulot s’en trouve presque détruite, mais, alors que les manigances de Lisbeth Fischer semblent aboutir, et qu’elle est sur le point d’épouser le maréchal Hulot, frère du baron Hulot, le scandale des frauduleuses opérations financières menées par le baron pour couvrir ses immenses dépenses éclate. Le vieux maréchal Hulot, s’estimant déshonoré, en meurt ; le baron Hulot doit disparaître. Lisbeth Fischer, après son mariage raté avec le maréchal, se retrouve donc une deuxième fois sans mari. Après la disparition du baron, c’est maintenant par Célestin Crevel, père de Célestine et beau-père de Victorin Hulot d'Ervy, frère d’Hortense, que s’exercent les menées du duo infernal Lisbeth Fischer - Valérie Marneffe. Alors que cette dernière vient d’épouser Célestin Crevel, spoliant Célestine et Victorin de l’immense fortune paternelle, une intervention de madame de Saint Estève (l’empoisonneuse déjà rencontrée dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes) fait périr d’un mal mystérieux la perverse Valérie Marneffe. Adeline Hulot récupère enfin son mari et, devant le bonheur retrouvé de la famille, la cousine Bette meurt de rage. Cependant, le baron Hulot n’est en rien amendé et ses nouvelles infidélités provoquent la mort d’Adeline.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



La Cousine Bette

Honoré de Balzac

Publication: 1847Catégorie(s): Fiction, Roman
A Propos Balzac:

Honoré de Balzac (May 20, 1799 – August 18, 1850), born Honoré Balzac, was a nineteenth-century French novelist and playwright. His work, much of which is a sequence (or Roman-fleuve) of almost 100 novels and plays collectively entitled La Comédie humaine, is a broad, often satirical panorama of French society, particularly the petite bourgeoisie, in the years after the fall of Napoléon Bonaparte in 1815—namely the period of the Restoration (1815–1830) and the July Monarchy (1830–1848). Along with Gustave Flaubert (whose work he influenced), Balzac is generally regarded as a founding father of realism in European literature. Balzac's novels, most of which are farcical comedies, feature a large cast of well-defined characters, and descriptions in exquisite detail of the scene of action. He also presented particular characters in different novels repeatedly, sometimes as main protagonists and sometimes in the background, in order to create the effect of a consistent 'real' world across his novelistic output. He is the pioneer of this style. 

Chapitre1 Où la passion va-t-elle se nicher ?

Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale.

Dans le nombre de ces Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnées à l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire.

La physionomie de ce capitaine appartenant à la 2e légion respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. À cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion d’honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants, qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d’agréables sourires adressés à de beaux yeux absents.

Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d’un vieil hôtel à jardin. On avait respecté l’hôtel, qui demeurait dans sa forme primitive au fond de la cour diminuée de moitié.

À la manière seulement dont le capitaine accepta les services du cocher pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire. Il y a des gestes dont la franche lourdeur a toute l’indiscrétion d’un acte de naissance. Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussée de l’hôtel d’un air qui disait : « Elle est à moi ! » Les portiers de Paris ont le coup d’œil savant, ils n’arrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante ; enfin ils connaissent les riches.

Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par M. le baron Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien intendant général d’armée, et alors directeur d’une des plus importantes administrations du ministère de la guerre, conseiller d’Etat, grand officier de la Légion d’honneur, etc., etc.

Ce baron Hulot s’était nommé lui-même d’Ervy, lieu de sa naissance, pour se distinguer de son frère, le célèbre général Hulot, colonel des grenadiers de la garde impériale, que l’empereur avait créé comte de Forzheim, après la campagne de 1809. Le frère aîné, le comte, chargé de prendre soin de son frère cadet, l’avait, par prudence paternelle, placé dans l’administration militaire où, grâce à leurs doubles services, le baron obtint et mérita la faveur de Napoléon. Dès 1807, le baron Hulot était intendant général des armées en Espagne.

Après avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour remettre en place son habit, qui s’était autant retroussé par derrière que par devant, poussé par l’action d’un ventre piriforme. Admis aussitôt qu’un domestique en livrée l’eut aperçu, cet homme important et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du salon :

– M. Crevel !

En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde, très bien conservée, parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva.

– Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle vivement à sa fille, qui brodait à quelques pas d’elle.

Après avoir gracieusement salué le capitaine, Mlle Hortense Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu’elle eût cinq ans de moins.

– Il s’agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l’oreille de sa petite cousine Hortense, sans paraître offensée de la façon dont la baronne s’y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien.

La mise de cette cousine eût, au besoin, expliqué ce sans-gêne.

Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de la Restauration, une collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux revendeuses de la Halle. À l’aspect de souliers en peau de chèvre dont la façon annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout à fait à une couturière en journée. Néanmoins, la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux à M. Crevel, salut auquel ce personnage répondit par un signe d’intelligence.

– Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselle Fischer ? dit-il.

– Vous n’avez pas de monde ? demanda la cousine Bette.

– Mes enfants et vous, voilà tout, répliqua le visiteur.

– Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi.

– Me voici, madame, à vos ordres, dit le capitaine de la milice bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot.

Et il jeta sur Mme Hulot un regard comme Tartuffe en jette à Elmire, quand un acteur de province croit nécessaire de marquer les intentions de ce rôle, à Poitiers ou à Coutances.

– Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup mieux que dans ce salon pour causer d’affaires, dit Mme Hulot en désignant une pièce voisine qui, dans l’ordonnance de l’appartement formait un salon de jeu.

Cette pièce n’était séparée que par une légère cloison du boudoir dont la croisée donnait sur le jardin, et Mme Hulot laissa M. Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût y venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également la porte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sa cousine, qu’elle vit établies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin d’entendre ouvrir celle du grand salon, si quelqu’un y entrait. En allant et venant ainsi, la baronne, n’étant observée par personne, laissait dire à sa physionomie toute sa pensée ; et qui l’aurait vue eût été presque épouvanté de son agitation. Mais, en revenant de la porte d’entrée du grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve impénétrable que toutes les femmes, même les plus franches, semblent avoir à commandement.

Pendant ces préparatifs au moins singuliers, le garde national examinait l’ameublement du salon où il se trouvait. En voyant les rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l’action du soleil, et limés sur les plis par un long usage, un tapis d’où les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain, de contentement et d’espérance se succédèrent naïvement sur sa plate figure de commerçant parvenu. Il se regardait dans la glace, par-dessus une vieille pendule Empire, en se passant lui-même en revue, quand le frou-frou de la robe de soie lui annonça la baronne. Et il se remit aussitôt en position.

Après s’être jetée sur un petit canapé, qui certes avait été fort beau vers 1809, la baronne, indiquant à Crevel un fauteuil dont les bras étaient terminés par des têtes de sphinx bronzées dont la peinture s’en allait par écailles en laissant voir le bois par places, lui fit signe de s’asseoir.

– Ces précautions que vous prenez, madame, seraient d’un charmant augure pour un…

– Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le garde national.

– Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur son cœur et roulant des yeux qui font presque toujours rire une femme quand elle leur voit froidement une pareille expression ; amant ! amant ! dites ensorcelé…

Chapitre2 De beau-père à belle-mère

– Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne, trop sérieuse pour pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix de moins que M. Hulot, je le sais ; mais, à mon âge, les folies d’une femme doivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par la célébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nous éblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Si vous avez cinquante mille livres de rente, votre âge contre-balance bien votre fortune ; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vous ne possédez rien…

– Et l’amour ? dit le garde national en se levant et s’avançant, un amour qui…

– Non, monsieur, de l’entêtement ! dit la baronne en l’interrompant pour en finir avec cette ridiculité.

– Oui, de l’entêtement et de l’amour, reprit-il, mais aussi quelque chose de mieux, des droits…

– Des droits ? s’écria Mme Hulot, qui devint sublime de mépris, de défi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nous ne finirons jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pour causer de ce qui vous a fait bannir malgré l’alliance de nos deux familles…

– Je l’ai cru…

– Encore ! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à la manière leste et dégagée dont je parle d’amant, d’amour, de tout ce qu’il y a de plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitement sûre de rester vertueuse ? Je ne crains rien, pas même d’être soupçonnée en m’enfermant avec vous. Est-ce là la conduite d’une femme faible ? Vous savez bien pourquoi je vous ai prié de venir !…

– Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.

Il se pinça les lèvres et se remit en position.

– Eh bien, je serai brève pour abréger notre mutuel supplice, dit la baronne Hulot en regardant Crevel.

Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eût reconnu les grâces d’un ancien commis voyageur.

– Notre fils a épousé votre fille…

– Et si c’était à refaire !… dit Crevel.

– Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, je m’en doute. Néanmoins, vous n’avez pas à vous plaindre. Mon fils est non seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici député depuis un an, et son début à la Chambre est assez éclatant pour faire supposer qu’avant peu de temps il sera ministre. Victorin a été nommé deux fois rapporteur de lois importantes, et il pourrait déjà devenir, s’il le voulait, avocat général à la cour de cassation. Si donc vous me donnez à entendre que vous avez un gendre sans fortune…

– Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, ce qui me semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués en dot à ma fille, deux cents ont passé Dieu sait à quoi !… à payer les dettes de monsieur votre fils, à meubler mirobolamment sa maison, une maison de cinq cent mille francs qui rapporte à peine quinze mille francs, puisqu’il en occupe la plus belle partie, et sur laquelle il redoit deux cent soixante mille francs. Le produit couvre à peine les intérêts de la dette. Cette année, je donne à ma fille une vingtaine de mille francs pour qu’elle puisse nouer les deux bouts. Et mon gendre, qui gagnait trente mille francs au Palais, disait-on, va négliger le Palais pour la Chambre…

– Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’œuvre, et nous éloigne du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon fils devient ministre, s’il vous fait nommer officier de la Légion d’honneur et conseiller de préfecture à Paris, pour un ancien parfumeur, vous n’aurez pas à vous plaindre…

– Ah ! nous y voici, madame. Je suis un épicier, un boutiquier, un ancien débitant de pâte d’amande, d’eau de Portugal, d’huile céphalique, on doit me trouver bien honoré d’avoir marié ma fille unique au fils de M. le baron Hulot d’Ervy, ma fille sera baronne. C’est régence, c’est Louis XV, Oeil-de-bœuf ! c’est très bien… J’aime Célestine comme on aime une fille unique, je l’aime tant, que, pour ne lui donner ni frère ni sœur, j’ai accepté tous les inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force de l’âge, madame !), mais sachez bien que, malgré cet amour insensé pour ma fille, je n’entamerai pas ma fortune pour votre fils, dont les dépenses ne me paraissent pas claires, à moi, ancien négociant…

– Monsieur, vous voyez en ce moment même, au ministère du Commerce, M. Popinot, un ancien droguiste de la rue des Lombards…

– Mon ami, madame !… dit le parfumeur retiré; car, moi, Célestin Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau, j’ai acheté le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequel Popinot était simple commis dans cet établissement, et c’est lui qui me le rappelle, car il n’est pas fier (c’est une justice à lui rendre) avec les gens bien posés et qui possèdent soixante mille francs de rente.

– Eh bien, monsieur, les idées que vous qualifiez par le mot régence ne sont donc plus de mise à une époque où l’on accepte les hommes pour leur valeur personnelle ; et c’est ce que vous avez fait en mariant votre fille à mon fils…

– Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage !… s’écria Crevel. Ah ! maudite vie de garçon ! Sans mes déportements, ma Célestine serait aujourd’hui la vicomtesse Popinot !

– Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faits accomplis, reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet de plainte que me donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a pu se marier, le mariage dépendait entièrement de vous, j’ai cru à des sentiments généreux chez vous, j’ai pensé que vous auriez rendu justice à une femme qui n’a jamais eu dans le cœur d’autre image que celle de son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pour elle de ne pas recevoir un homme capable de la compromettre, et que vous vous seriez empressé, par honneur pour la famille à laquelle vous vous êtes allié, de favoriser l’établissement d’Hortense avec M. le conseiller Lebas… Et vous, monsieur, vous avez fait manquer ce mariage…

– Madame, répondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnête homme. On est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués à Mlle Hortense seraient payés. J’ai répondu textuellement ceci : « Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que, si M. Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain. » Voilà, belle dame.

– Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda Mme Hulot en regardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manqué à mes devoirs ?

– Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s’écria ce singulier amant en coupant la parole à la baronne, car vous trouveriez la dot dans mon portefeuille…

Et, joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genou en terre et baisa la main de Mme Hulot, en la voyant plongée par ces paroles dans une muette horreur qu’il prit pour de l’hésitation.

– Acheter le bonheur de ma fille au prix de ?… Oh ! levez-vous, monsieur, ou je sonne…

L’ancien parfumeur se releva très difficilement. Cette circonstance le rendit si furieux, qu’il se remit en position. Presque tous les hommes affectionnent une posture par laquelle ils croient faire ressortir tous les avantages dont les a doués la nature. Cette attitude, chez Crevel, consistait à se croiser les bras à la Napoléon, en mettant sa tête de trois quarts, et jetant son regard comme le peintre le lui faisait lancer dans son portrait, c’est-à-dire à l’horizon.

– Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foi à un libert…

– À un mari, monsieur, qui en est digne, reprit Mme Hulot en interrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un mot qu’elle ne voulait point entendre.

– Tenez, madame, vous m’avez écrit de venir, vous voulez savoir les raisons de ma conduite, vous me poussez à bout avec vos airs d’impératrice, avec votre dédain et votre… mépris ! Ne dirait-on pas que je suis un nègre ? Je vous le répète, croyez-moi ! j’ai le droit de vous… de vous faire la cour… car… Mais non, je vous aime assez pour me taire…

– Parlez, monsieur, j’ai dans quelques jours quarante-huit ans, je ne suis pas sottement prude, je puis tout écouter…

– Voyons, me donnez-vous votre parole d’honnête femme, car vous êtes, malheureusement pour moi, une honnête femme, de ne jamais me nommer, de ne pas dire que je vous livre ce secret.

– Si c’est la condition de la révélation, je jure de ne nommer à personne, pas même à mon mari, la personne de qui j’aurai su les énormités que vous allez me confier.

– Je le crois bien, car il ne s’agit que de vous et de lui…

Mme Hulot pâlit.

– Ah ! si vous aimez encore Hulot, vous allez souffrir ! Voulez-vous que je me taise ?

– Parlez, monsieur, car il s’agit, selon vous, de justifier à mes yeux les étranges déclarations que vous m’avez faites, et votre persistance à tourmenter une femme de mon âge, qui voudrait marier sa fille et puis… mourir en paix !

– Vous le voyez, vous êtes malheureuse…

– Moi, monsieur ?

– Oui, belle et noble créature ! s’écria Crevel, tu n’as que trop souffert…

– Monsieur, taisez-vous et sortez ! ou parlez-moi convenablement.

– Savez-vous, madame, comment, le sieur Hulot et moi, nous nous sommes connus ?… Chez nos maîtresses, madame.

– Oh ! monsieur…

– Chez nos maîtresses, madame, répéta Crevel d’un ton mélodramatique et en rompant sa position pour faire un geste de la main droite.

– Eh bien, après, monsieur ?… dit tranquillement la baronne au grand ébahissement de Crevel.

Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandes âmes.

Chapitre3 Josépha

– Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme un homme qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier, dans l’intérêt de ma fille que j’idolâtre, ne voulant pas non plus avoir d’accointances chez moi, quoique j’eusse alors une très jolie dame de comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles une petite ouvrière de quinze ans, d’une beauté miraculeuse et de qui, je l’avoue, je devins amoureux à en perdre la tête. Aussi, madame, ai-je prié ma propre tante, que j’ai fait venir de mon pays (la sœur de ma mère !), de vivre avec cette charmante créature et de la surveiller pour qu’elle restât aussi sage que possible dans cette situation, comment dire ?… chocnoso… non, illicite !… La petite, dont la vocation pour la musique était visible, a eu des maîtres, elle a reçu de l’éducation (il fallait bien l’occuper !). Et d’ailleurs, je voulais être à la fois son père, son bienfaiteur et, lâchons le mot, son amant ; faire d’une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie. J’ai été heureux cinq ans. La petite a l’une de ces voix qui sont la fortune d’un théâtre, et je ne peux la qualifier autrement qu’en disant que c’est Duprez en jupons. Elle m’a coûté deux mille francs par an, uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Elle m’a rendu fou de la musique, j’ai eu pour elle et pour ma fille une loge aux Italiens. J’y allais alternativement un jour avec Célestine, un jour avec Josépha…

– Comment cette illustre cantatrice ?…

– Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Josépha me doit tout… Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834, croyant l’avoir attachée à moi pour toujours, et devenu très faible avec elle, je voulus lui donner quelques distractions, je lui laissai voir une jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont la destinée avait quelque similitude avec la sienne. Cette actrice devait aussi tout à un protecteur, qui l’avait élevée à la brochette. Ce protecteur était le baron Hulot…

– Je le sais, monsieur, dit la baronne d’une voix calme et sans moindre altération.

– Ah bah ! s’écria Crevel, de plus en plus ébahi. Bien ! Mais savez-vous que votre monstre d’homme a protégé Jenny Cadine à l’âge de treize ans ?

– Eh bien, monsieur, après ? dit la baronne.

– Comme Jenny Cadine, reprit l’ancien négociant, en avait vingt, ainsi que Josépha, lorsqu’elles se sont connues, le baron jouait le rôle de Louis XV vis-à-vis de mademoiselle de Romans, dès 1826, et vous aviez alors douze ans de moins…

– Monsieur, j’ai eu des raisons pour laisser à M. Hulot sa liberté.

– Ce mensonge-là, madame, suffira sans doute à effacer tous les péchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis, répliqua Crevel d’un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela, femme sublime et adorée, à d’autres ; mais pas au père Crevel, qui, sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des parties carrées avec votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce que vous valez ! Il s’adressait parfois des reproches, entre deux vins, en me détaillant vos perfections. Oh ! je vous connais bien : vous êtes un ange. Entre une jeune fille de vingt ans et vous, un libertin hésiterait ; moi, je n’hésite pas.

– Monsieur !…

– Bien, je m’arrête… Mais apprenez, sainte et digne femme, que les maris, une fois gris, racontent bien des choses de leurs épouses chez leurs maîtresses, qui en rient comme des crevées.

Des larmes de pudeur, qui roulèrent entre les beaux cils de Mme Hulot, arrêtèrent net le garde national, et il ne pensa plus à se remettre en position.

– Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi, par nos coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est très aimable, et vraiment bon enfant. Oh ! m’a-t-il plu, ce drôle-là! Non, il avait des inventions… Enfin laissons là ces souvenirs… Nous sommes devenus comme deux frères… Le scélérat, tout à fait régence, essayait bien de me dépraver, de me prêcher le saint-simonisme en fait de femmes, de me donner des idées de grand seigneur, de justaucorps bleu ; mais, voyez-vous, j’aimais ma petite à l’épouser, si je n’avais pas craint d’avoir des enfants. Entre deux vieux papas, amis comme… , comme nous l’étions, comment voulez-vous que nous n’ayons pas pensé à marier nos enfants ? Trois mois après le mariage de son fils avec ma Célestine, Hulot (je ne sais pas comment je prononce son nom, l’infâme ! car il nous a trompés tous les deux, madame !… ), eh bien, l’infâme m’a soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté par un jeune conseiller d’Etat et par un artiste (excusez du peu !) dans le cœur de Jenny Cadine, dont les succès étaient de plus en plus esbrouffants, et il m’a pris ma pauvre petite maîtresse, un amour de femme ; mais vous l’avez vue assurément aux Italiens, où il l’a fait entrer par son crédit. Votre homme n’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier de musique (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine, qui lui coûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien, sachez-le il achève de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame, est juive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffre israélite pour pouvoir la reconnaître, car c’est une enfant abandonnée en Allemagne (les recherches que j’ai faites prouvent qu’elle est la fille naturelle d’un riche banquier juif). Le théâtre, et surtout les instructions que Jenny Cadine, Mme Schontz, Malaga, Carabine, ont données, sur la manière de traiter les vieillards, à cette petite que je tenais dans une voie honnête et peu coûteuse, ont développé chez elle l’instinct des premiers Hébreux pour l’or et les bijoux, pour le veau d’or ! La cantatrice célèbre, devenue âpre à la curée, veut être riche, très riche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu’on dissipe pour elle. Elle s’est essayée sur le sieur Hulot, qu’elle a plumé net, oh ! plumé, ce qui s’appelle rasé! Ce malheureux, après avoir lutté contre un des Keller et le marquis d’Esgrignon, fous tous deux de Josépha, sans compter les idolâtres inconnus, va se la voir enlever par ce duc si puissamment riche qui protège les arts. Comment l’appelez-vous ?… un nain ?… ah ! le duc d’Hérouville. Ce grand seigneur a la prétention d’avoir à lui seul Josépha, tout le monde courtisanesque en parle, et le baron n’en sait rien ; car il en est au treizième arrondissement comme dans tous les autres : l’amant est, comme les maris, le dernier instruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant ? Votre époux, belle dame, m’a privé de mon bonheur, de la seule joie que j’aie eue depuis mon veuvage. Oui, si je n’avais pas eu le malheur de rencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha ; car, moi, voyez-vous, je ne l’aurais jamais mise au théâtre, elle serait restée obscure, sage, et à moi. Oh ! si vous l’aviez vue il y a huit ans : mince et nerveuse, le teint doré d’une Andalouse, comme on dit, les cheveux noirs et luisants comme du satin, un œil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie de la pauvreté, de la grâce honnête, de la gentillesse comme une biche sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout est devenu piège à loups, chatière à pièces de cent sous. La petite est la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague, aujourd’hui, elle qui ne connaissait rien de rien, pas même ce mot-là!

En ce moment, l’ancien parfumeur s’essuya les yeux où roulaient quelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur Mme Hulot, qui sortit de la rêverie où elle était tombée.

Chapitre4 Attendrissement subit du parfumeur

– Eh bien, madame, est-ce à cinquante-deux ans qu’on retrouve un pareil trésor ? À cet âge, l’amour coûte trente mille francs par an ; j’en ai su le chiffre par votre mari, et, moi, j’aime trop Célestine pour la ruiner. Quand je vous ai vue, à la première soirée que vous nous avez donnée, je n’ai pas compris que ce scélérat de Hulot entretînt une Jenny Cadine… Vous aviez l’air d’une impératrice… Vous n’avez pas trente ans, madame, reprit-il, vous me paraissez jeune, vous êtes belle. Ma parole d’honneur, ce jour-là, j’ai été touché à fond, je me disais : « Si je n’avais pas ma Josépha, puisque le père Hulot délaisse sa femme, elle m’irait comme un gant. » Ah ! pardon ! c’est un mot de mon ancien état. Le parfumeur revient de temps en temps, c’est ce qui m’empêche d’aspirer à la députation. Aussi, lorsque j’ai été si lâchement trompé par le baron, car, entre vieux drôles comme nous, les maîtresses de nos amis devraient être sacrées, me suis-je juré de lui prendre sa femme. C’est justice. Le baron n’aurait rien à dire, et l’impunité nous est acquise. Vous m’avez mis à la porte comme un chien galeux aux premiers mots que je vous ai touchés de l’état de mon cœur ; vous avez redoublé par là mon amour, mon entêtement, si vous voulez, et vous serez à moi.

– Et comment ?

– Je ne sais pas, mais ce sera. Voyez-vous, madame, un imbécile de parfumeur (retiré!) qui n’a qu’une idée en tête est plus fort qu’un homme d’esprit qui en a des milliers. Je suis toqué de vous, et vous êtes ma vengeance ! c’est comme si j’aimais deux fois. Je vous parle à cœur ouvert, en homme résolu. De même que vous me dites : « Je ne serai pas à vous, » je cause froidement avec vous. Enfin, selon le proverbe, je joue cartes sur table. Oui, vous serez à moi, dans un temps donné… Oh ! vous auriez cinquante ans, vous seriez encore ma maîtresse. Et ce sera, car, moi, j’attends tout de votre mari…

Mme Hulot jeta sur ce bourgeois calculateur un regard si fixe de terreur, qu’il la crut devenue folle, et il s’arrêta.

– Vous l’avez voulu, vous m’avez couvert de votre mépris, vous m’avez défié, j’ai parlé! dit-il en éprouvant le besoin de justifier la sauvagerie de ses dernières paroles.

– Oh ! ma fille, ma fille ! s’écria la baronne d’une voix de mourante.

– Ah ! je ne connais plus rien ! reprit Crevel. Le jour où Josépha m’a été prise, j’étais comme une tigresse à qui l’on a enlevé ses petits… Enfin, j’étais comme je vous vois en ce moment. Votre fille ! c’est, pour moi, le moyen de vous obtenir. Oui, j’ai fait manquer le mariage de votre fille !… et vous ne la marierez point sans mon secours ! Quelque belle que soit Mlle Hortense, il lui faut une dot…

– Hélas ! oui, dit la baronne en s’essuyant les yeux.

– Eh bien, essayez de demander dix mille francs au baron, reprit Crevel, qui se remit en position.

Il attendit pendant un moment, comme un acteur qui marque un temps.

– S’il les avait, il les donnerait à celle qui remplacera Josépha ! dit-il en forçant son médium. Dans la voie où il est, s’arrête-t-on ? Il aime d’abord trop les femmes ! (Il y a en tout un juste milieu, comme a dit notre roi). Et puis la vanité s’en mêle ! C’est un bel homme ! Il vous mettra tous sur la paille pour son plaisir. Vous êtes déjà, d’ailleurs, sur le chemin de l’hôpital. Tenez, depuis que je n’ai mis les pieds chez vous, vous n’avez pas pu renouveler le meuble de votre salon. Le mot Gêne est vomi par toutes les lézardes de ces étoffes. Quel est le gendre qui ne sortira pas épouvanté des preuves mal déguisées de la plus horrible des misères, celle des gens comme il faut ? J’ai été boutiquier, je m’y connais. Il n’y a rien de tel que le coup d’œil du marchand de Paris pour savoir découvrir la richesse réelle et la richesse apparente… Vous êtes sans le sou, dit-il à voix basse. Cela se voit en tout, même sur l’habit de votre domestique. Voulez-vous que je vous révèle d’affreux mystères qui vous sont cachés ?…

– Monsieur, dit Mme Hulot qui pleurait à mouiller son mouchoir, assez ! assez !

– Eh bien, mon gendre donne de l’argent à son père, et voilà ce que je voulais vous dire, en débutant, sur le train de votre fils. Mais je veille aux intérêts de ma fille,… soyez tranquille.

– Oh ! marier ma fille et mourir !… dit la malheureuse femme qui perdit la tête.

– Eh bien, en voici le moyen ! reprit Crevel.

Mme Hulot regarda Crevel avec un air d’espérance qui changea si rapidement sa physionomie, que ce seul mouvement aurait dû attendrir Crevel et lui faire abandonner son projet ridicule.

Chapitre5 Comment on peut marier les belles filles sans fortune

– Vous serez belle encore dix ans, reprit Crevel en position, ayez des bontés pour moi, et Mlle Hortense est mariée. Hulot m’a donné le droit, comme je vous disais, de poser le marché tout crûment, et il ne se fâchera pas. Depuis trois ans, j’ai fait valoir mes capitaux, car mes fredaines ont été restreintes. J’ai trois cent mille francs de gain en dehors de ma fortune, ils sont à vous…

– Sortez, monsieur, dit Mme Hulot, sortez, et ne reparaissez jamais devant moi. Sans la nécessité où vous m’avez mise de savoir le secret de votre lâche conduite dans l’affaire du mariage projeté pour Hortense… Oui, lâche… reprit-elle à un geste de Crevel. Comment faire peser de pareilles inimitiés sur une pauvre fille, sur une belle et innocente créature ?… Sans cette nécessité qui poignait mon cœur de mère, vous ne m’auriez jamais reparlé, vous ne seriez plus rentré chez moi. Trente-deux ans d’honneur, de loyauté de femme ne périront pas sous les coups de M. Crevel…

– Ancien parfumeur, successeur de César Birotteau, à la Reine des roses, rue Saint-Honoré, dit railleusement Crevel, ancien adjoint au maire, capitaine de la garde nationale, chevalier de la Légion d’honneur, absolument comme mon prédécesseur.

– Monsieur, reprit la baronne, M. Hulot, après vingt ans de constance, a pu se lasser de sa femme, ceci ne regarde que moi ; mais vous voyez, monsieur, qu’il a mis bien du mystère à ses infidélités, car j’ignorais qu’il vous eût succédé dans le cœur de Mlle Josépha…

– Oh ! s’écria Crevel, à prix d’or, madame !… Cette fauvette lui coûte plus de cent mille francs depuis deux ans. Ah ! ah ! vous n’êtes pas au bout…

– Trêve à tout ceci, monsieur Crevel. Je ne renoncerai pas pour vous au bonheur qu’une mère éprouve à pouvoir embrasser ses enfants sans se sentir un remords au cœur, à se voir respectée, aimée par sa famille, et je rendrai mon âme à Dieu sans souillure…

– Amen ! dit Crevel avec cette amertume diabolique qui se répand sur la figure des gens à prétentions quand ils ont échoué de nouveau dans de pareilles entreprises. Vous ne connaissez pas la misère à son dernier période, la honte,… le déshonneur… J’ai tenté de vous éclairer, je voulais vous sauver, vous et votre fille !… eh bien, vous épellerez la parabole moderne du père prodigue, depuis la première jusqu’à la dernière lettre. Vos larmes et votre fierté me touchent, car voir pleurer une femme qu’on aime, c’est affreux !… dit Crevel en s’asseyant. Tout ce que je puis vous promettre, chère Adeline, c’est de ne rien faire contre vous, ni contre votre mari ; mais n’envoyez jamais aux renseignements chez moi. Voilà tout !

– Que faire, donc ? s’écria Mme Hulot.

Jusque-là, la baronne avait soutenu courageusement les triples tortures que cette explication imposait à son cœur, car elle souffrait comme femme, comme mère et comme épouse. En effet, tant que le beau-père de son fils s’était montré rogue et agressif, elle avait trouvé de la force dans la résistance qu’elle opposait à la brutalité du boutiquier ; mais la bonhomie qu’il manifestait au milieu de son exaspération d’amant rebuté, de beau garde national humilié, détendit ses fibres montées à se briser ; elle se tordit les mains, elle fondit en larmes, et elle était dan un tel état d’abattement stupide, qu’elle se laissa baiser les mains par Crevel à genoux.

– Mon Dieu ! que devenir ? reprit-elle en s’essuyant les yeux. Une mère peut-elle voir froidement sa fille dépérir sous ses yeux ? Quel sera le sort d’une si magnifique créature, aussi forte de sa vie chaste auprès de sa mère que de sa nature privilégiée ? Par certains jours, elle se promène dans le jardin, triste, sans savoir pourquoi ; je la trouve avec des larmes dans les yeux…

– Elle a vingt et un ans, dit Crevel.

– Faut-il la mettre au couvent ? demanda la baronne, car, dans de pareilles crises, la religion est souvent impuissante contre la nature, et les filles les plus pieusement élevées perdent la tête !… – Mais levez-vous donc, monsieur, ne voyez-vous pas que maintenant tout est fini entre nous, que vous me faites horreur, que vous avez renversé la dernière espérance d’une mère !…

– Et si je la relevais ?… dit-il

Mme Hulot regarda Crevel avec une expression délirante qui le toucha ; mais il refoula la pitié dans son cœur, à cause de ce mot : Vous me faites horreur ! La vertu est toujours un peu trop tout d’une pièce, elle ignore les nuances et les tempéraments à l’aide desquels on louvoie dans une fausse position.

– On ne marie pas aujourd’hui, sans dot, une fille aussi belle que l’est Mlle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincé. Votre fille est une de ces beautés effrayantes pour les maris ; c’est comme un cheval de luxe qui exige trop de soins coûteux, pour avoir beaucoup d’acquéreurs. Allez donc à pied avec une pareille femme au bras ? tout le monde vous regardera, vous suivra, désirera votre épouse. Ce succès inquiète beaucoup de gens qui ne veulent pas avoir des amants à tuer ; car, après tout, on n’en tue jamais qu’un. Vous ne pouvez, dans la situation où vous êtes, marier votre fille que de trois manières : par mon secours, vous n’en voulez pas ! Et d’un ; en trouvant un vieillard de soixante ans, très riche, sans enfants, et qui voudrait en avoir, c’est difficile, mais cela se rencontre ; il y a tant de vieux qui prennent des Josépha, des Jenny Cadine, pourquoi n’en rencontrerait-on pas un qui ferait la même bêtise légitimement ?… Si je n’avais pas ma Célestine et nos deux petits-enfants, j’épouserais Hortense. Et de deux ! La dernière manière est la plus facile…

Mme Hulot leva la tête et regarda l’ancien parfumeur avec anxiété.

– Paris est une ville où tous les gens d’énergie, qui poussent comme des sauvageons sur le territoire français, se donnent rendez-vous, et il y grouille bien des talents, sans feu ni lieu, des courages capables de tout, même de faire fortune… Eh bien, ces garçons-là… (Votre serviteur en était dans son temps, et il en a connu !… Qu’avait du Tillet, qu’avait Popinot, il y a vingt ans ?… ils pataugeaient tous les deux dans la boutique du papa Birotteau, sans autre capital que l’envie de parvenir, qui, selon moi, vaut le plus beau capital !… On mange des capitaux, et l’on ne se mange pas le moral !… Qu’avais-je, moi ? l’envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l’égal aujourd’hui des plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus riche droguiste de la rue des Lombards, est devenu député, le voilà ministre… ) Eh bien, l’un de ces condottieri, comme on dit, de la commandite, de la plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris, capable d’épouser une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage. M. Popinot a épousé Mlle Birotteau sans espérer un liard de dot. Ces gens-là sont fous ! ils croient à l’amour, comme ils croient à leur fortune et à leurs facultés !… Cherchez un homme d’énergie qui devienne amoureux de votre fille, et il l’épousera sans regarder au présent. Vous m’avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de générosité, car ce conseil est contre moi.

– Ah ! monsieur Crevel, si vous vouliez être mon ami, quitter vos idées ridicules !…

– Ridicules ? madame, ne vous démolissez pas ainsi, regardez-vous… Je vous aime et vous viendrez à moi ! Je veux dire un jour à Hulot : « Tu m’a pris Josépha, j’ai ta femme !… » C’est la vieille loi du talion ! Et je poursuivrai l’accomplissement de mon projet, à moins que vous ne deveniez excessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en se mettant en position et regardant Mme Hulot.

Chapitre6 Le capitaine perd la bataille

– Vous ne rencontrerez ni un vieillard ni un jeune homme amoureux, reprit-il après une pause, parce que vous aimez trop votre fille pour la livrer aux manœuvres d’un vieux libertin, et que vous ne vous résignerez pas, vous, baronne Hulot, sœur du vieux lieutenant général qui commandait les vieux grenadiers de la vieille garde, à prendre l’homme d’énergie là où il sera ; car il peut se trouver simple ouvrier, comme tel millionnaire d’aujourd’hui se trouvait simple mécanicien il y a dix ans, simple conducteur de travaux, simple contremaître de fabrique. Et alors, en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans, capable de vous déshonorer, vous vous direz : « Il vaut mieux que ce soit moi qui me déshonore ; et, si M. Crevel veut me garder le secret, je vais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs pour dix ans d’attachement à cet ancien marchand de gants,… le père Crevel !… » Je vous ennuie, et ce que je dis est profondément immoral, n’est-ce pas ? Mais, si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, des raisonnements comme s’en font les femmes qui aiment… Eh bien, l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur, ces capitulations de conscience…

– Il reste à Hortense un oncle.

– Qui ? le père Fischer ?… Il arrange ses affaires, et par la faute du baron encore, dont le râteau passe sur toutes les caisses qui sont à sa portée.

– Le comte Hulot…

– Oh ! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies du vieux lieutenant général, il en a meublé la maison de sa cantatrice… Voyons, me laisserez-vous partir sans espérance ?

– Adieu, monsieur. On guérit facilement d’une passion pour une femme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protège les malheureux…

La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, et elle le repoussa dans le grand salon.

– Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle Mme Hulot ? dit-il.

Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de ce grand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtes impériales.

– La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie de devoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vous me prêtez, des pièges à loups, des chatières à pièces de cent sous !

Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant les expressions par lesquelles il venait de flétrir l’avidité de Josépha.

– Et pour qui cette persévérance ? dit-il.

En ce moment, la baronne avait éconduit l’ancien parfumeur jusqu’à la porte.

– Pour un libertin !… ajouta-t-il en faisant une moue d’homme vertueux et millionnaire.

– Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque mérite, voilà tout.

Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pour se débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour le voir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu’elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement, comme une martyre au Colisée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruine où sa fille babillait avec la cousine Bette.

Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’à ce moment, la baronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s’était mis sur les yeux un voile de plomb, elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenu la vénération de son mari et comme un culte divin autour d’elle.

L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont elle l’entoure sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son père un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevé dans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants qui secondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place et à la considération paternelle ; d’ailleurs, les impressions de l’enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s’en plaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de la manière de voir des hommes à ce sujet.

Maintenant, il est nécessaire d’expliquer le dévouement extraordinaire de cette belle et noble femme, et voici l’histoire de sa vie en peu de mots.

Chapitre7 Une belle vie de femme

Dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer, simples laboureurs, partirent, par suite des réquisitions républicaines, à l’armée dite du Rhin.

En 1799, le second des frères, André, veuf, et père de Mme Hulot, laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu’une blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques entreprises partielles dans les transports militaires, service qu’il dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy. Par un hasard assez naturel, Hulot, qui vint à Strasbourg, vit la famille Fischer. Le père d’Adeline et son jeune frère étaient alors soumissionnaires des fourrages en Alsace.

Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse Mme du Barry, comme elle fille de la Lorraine. C’était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à Mme Tallien, que la nature fabrique avec un soin particulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : la distinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l’élégance, une chair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaille le hasard. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un des chefs-d’œuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l’original est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à la galerie Doria, enfin Ninon, Mme du Barry, Mme Tallien, Mlle Georges, Mme Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs, ont, dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de la beauté, des similitudes frappantes, et à faire croire qu’il existe dans l’océan des générations un courant aphrodisien d’où sortent toutes ces Vénus, filles de la même onde salée.

Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mère Eve a tenue de la main de Dieu, une taille d’impératrice, un air de grandeur, des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise, arrêtaient sur son passage tous les hommes, charmés comme le sont les amateurs devant un Raphaël ; aussi, la voyant, l’ordonnateur fit-il de Mlle Adeline Fischer sa femme, dans le temps légal, au grand étonnement des Fischer, tous nourris dans l’admiration de leurs supérieurs.

L’aîné, soldat de 1792, blessé grièvement à l’attaque des lignes de Wissembourg, adorait l’empereur Napoléon et tout ce qui tenait à la grande armée. André et Johann parlaient avec respect de l’ordonnateur Hulot, ce protégé de l’empereur, à qui, d’ailleurs, ils devaient leur sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant de l’intelligence et de la probité, les avait tirés des charrois de l’armée pour les mettre à la tête d’une régie d’urgence. Les frères Fischer avaient rendu des services pendant la campagne de 1804. Hulot, à la paix, leur avait obtenu cette fourniture des fourrages en Alsace, sans savoir qu’il serait envoyé plus tard à Strasbourg pour y préparer la campagne de 1806.

Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une assomption. La belle Adeline passa sans transition des boues de son village dans le paradis de la cour impériale. En effet, dans ce temps-là, l’ordonnateur, l’un des travailleurs les plus probes, les plus actifs de son corps, fut nommé baron, appelé près de l’empereur, et attaché à la garde impériale. Cette belle villageoise eut le courage de faire son éducation par amour pour son mari, de qui elle fut exactement folle.

L’ordonnateur en chef était d’ailleurs, en homme, une réplique d’Adeline en femme. Il appartenait au corps d’élite des beaux hommes. Grand, bien fait, blond, l’œil bleu et d’un feu, d’un jeu, d’une nuance irrésistibles, la taille élégante, il était remarqué parmi les d’Orsay, les Forbin, les Ouvrard, enfin dans le bataillon des beaux de l’Empire. Homme à conquêtes et imbu des idées du Directoire en fait de femmes, sa carrière galante fut alors interrompue pendant assez longtemps par son attachement conjugal.

Pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée publiquement ; un titre, elle était baronne ; la célébrité, on l’appela la belle Mme Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages de l’empereur, qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « Et la belle Mme Hulot, est-elle toujours sage ? » en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué.

Il n’est donc pas besoin de beaucoup d’intelligence pour reconnaître, dans une âme simple, naïve et belle, les motifs du fanatisme que Mme Hulot mêlait à son amour. Après s’être bien dit que son mari ne saurait jamais avoir de torts envers elle, elle se fit, dans son for intérieur, la servante humble, dévouée et aveugle de son créateur. Remarquez d’ailleurs qu’elle était douée d’un grand bon sens, de ce bon sens du peuple qui rendit son éducation solide. Dans le monde, elle parlait peu, ne disait de mal de personne, ne cherchait pas à briller ; elle réfléchissait sur toute chose, elle écoutait, et se modelait sur les plus honnêtes femmes, sur les mieux nées.

En 1815, Hulot suivit la ligne de conduite du prince de Wissembourg, l’un de ses amis intimes, et fut l’un des organisateurs de cette armée improvisée dont la déroute termina le cycle napoléonien à Waterloo. En 1816, le baron devint une des bêtes noires du ministère Feltre, et ne fut réintégré dans le corps de l’intendance qu’en 1823, car on eut besoin de lui pour la guerre d’Espagne.

En 1830, il reparut dans l’administration comme quart de ministre, lors de cette espèce de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles bandes napoléoniennes. Depuis l’avènement au trône de la branche cadette, dont il fut un actif coopérateur, il restait directeur indispensable au ministère de la guerre. Il avait d’ailleurs obtenu son bâton de maréchal, et le roi ne pouvait rien de plus pour lui, à moins de le faire ou ministre ou pair de France.

Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s’était mis en service actif auprès des femmes. Mme Hulot faisait remonter les premières infidélités de son Hector au grand finale de l’Empire. La baronne avait donc tenu, pendant douze ans, dans son ménage, le rôle de prima donna assoluta, sans partage. Elle jouissait toujours de cette vieille affection invétérée que les maris portent à leurs femmes quand elles se sont résignées au rôle de douces et vertueuses compagnes, elle savait qu’aucune rivale ne tiendrait deux heures contre un mot de reproche, mais elle fermait les yeux, elle se bouchait les oreilles, elle voulait ignorer la conduite de son mari au dehors. Elle traitait enfin son Hector comme une mère traite un enfant gâté. Trois ans avant la conversation qui venait d’avoir lieu, Hortense reconnut son père aux Variétés, dans une loge d’avant-scène du rez-de-chaussée, en compagnie de Jenny Cadine, et s’écria :

– Voilà papa !

– Tu te trompes, mon ange, il est chez le maréchal, répondit la baronne.

La baronne avait bien vu Jenny Cadine ; mais, au lieu d’éprouver un serrement au cœur en la voyant si jolie, elle se dit en elle-même : « Ce mauvais sujet d’Hector doit être bien heureux. » Elle souffrait néanmoins, elle s’abandonnait secrètement à des rages affreuses ; mais, en revoyant son Hector, elle revoyait toujours ses douze années de bonheur pur, et perdait la force d’articuler une seule plainte. Elle aurait bien voulu que le baron la prît pour sa confidente ; mais elle n’avait jamais osé lui donner à entendre qu’elle connaissait ses fredaines, par respect pour lui. Ces excès de délicatesse ne se rencontrent que chez ces belles filles du peuple qui savent recevoir des coups sans en rendre ; elles ont dans les veines les restes du sang des premiers martyrs. Les filles bien nées, étant les égales de leurs maris, éprouvent le besoin de les tourmenter et de marquer, comme on marque les points au billard, leurs tolérances par des mots piquants, dans un esprit de vengeance diabolique, et pour s’assurer soit une supériorité, soit un droit de revanche.

Chapitre8 Hortense

La baronne avait un admirateur passionné dans son beau-frère, le lieutenant général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers à pied de la garde impériale, à qui l’on devait donner le bâton de maréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard, après avoir, de 1830 à 1834, commandé la division militaire où se trouvaient les départements bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800, était venu fixer ses jours à Paris près de son frère, auquel il portait toujours une affection de père. Ce cœur de vieux soldat sympathisait avec celui de sa belle-sœur ; il l’admirait, comme la plus noble, la plus sainte créature de son sexe. Il ne s’était pas marié, parce qu’il avait voulu rencontrer une seconde Adeline, inutilement cherchée à travers vingt pays et vingt campagnes. Pour ne pas déchoir dans cette âme de vieux républicain sans reproche et sans tache, de qui Napoléon disait : « Ce brave Hulot est le plus entêté des républicains, mais il ne me trahira jamais, » Adeline eût supporté des souffrances encore plus cruelles que celles qui venaient de l’assaillir. Mais ce vieillard, âgé de soixante et douze ans, brisé par trente campagnes, blessé pour la vingt-septième fois à Waterloo, était pour Adeline une admiration et non une protection. Le pauvre comte, entre autres infirmités, n’entendait qu’à l’aide d’un cornet !

Tant que le baron Hulot d’Ervy fut bel homme, les amourettes n’eurent aucune influence sur sa fortune ; mais, à cinquante ans, il fallut compter avec les Grâces. À cet âge, l’amour, chez les vieux hommes, se change en vice ; il s’y mêle des vanités insensées. Aussi, vers ce temps, Adeline vit-elle son mari devenu d’une exigence incroyable pour sa toilette, se teignant les cheveux et les favoris, portant des ceintures et des corsets. Il voulut rester beau à tout prix. Ce culte pour sa personne, défaut qu’il poursuivait jadis de ses railleries, il le poussa jusqu’à la minutie. Enfin, Adeline s’aperçut que le Pactole qui coulait chez les maîtresses du baron prenait sa source chez elle. Depuis huit ans, une fortune considérable avait été dissipée, et si radicalement, que lors de l’établissement du jeune Hulot, deux ans auparavant, le baron avait été forcé d’avouer à sa femme que ses traitements constituaient toute leur fortune.

– Où cela nous mènera-t-il ? fut la remarque d’Adeline.

– Sois tranquille, répondit le conseiller d’Etat, je vous laisse les émoluments de ma place, et je pourvoirai à l’établissement d’Hortense et à notre avenir en faisant des affaires.

La foi profonde de cette femme dans la puissance et la haute valeur, dans les capacités et le caractère de son mari, avait calmé cette inquiétude momentanée.

Maintenant, la nature des réflexions de la baronne et ses pleurs, après le départ de Crevel, doivent se concevoir parfaitement. La pauvre femme se savait depuis deux ans au fond d’un abîme, mais elle s’y croyait seule. Elle ignorait comment le mariage de son fils s’était fait, elle ignorait la liaison d’Hector avec l’avide Josépha ; enfin, elle espérait que personne au monde ne connaissait ses douleurs. Or, si Crevel parlait si lestement des dissipations du baron, Hector allait perdre sa considération. Elle entrevoyait dans les grossiers discours de l’ancien parfumeur irrité le compérage odieux auquel était dû le mariage du jeune avocat. Deux filles perdues avaient été les prêtresses de cet hymen, proposé dans quelque orgie, au milieu des dégradantes familiarités de deux vieillards ivres !

– Il oublie donc Hortense ! se dit-elle, il la voit cependant tous les jours ; lui cherchera-t-il donc un mari chez ses vauriennes ?

La mère, plus forte que la femme, parlait en ce moment toute seule, car elle voyait Hortense riant, avec sa cousine Bette, de ce fou rire de la jeunesse insouciante, et elle savait que ces rires nerveux étaient des indices tout aussi terribles que les rêveries larmoyantes d’une promenade solitaire dans le jardin.

Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveux d’or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d’un honnête mariage, d’un amour noble et pur dans toute sa force. C’était un mouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors d’elle et produisaient des rayons électriques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d’un bleu d’outre-mer, nageant dans ce fluide qu’y verse l’innocence, s’arrêtaient sur un passant, il tressaillait involontairement. D’ailleurs, pas une seule de ces taches de rousseur qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée n’altérait son teint. Grande, potelée sans être grasse, d’une taille svelte dont la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse si prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyait Hortense dans la rue ne pouvait-il retenir cette exclamation : « Mon Dieu ! la belle fille ! » Elle était si vraiment innocente, qu’elle disait en rentrant :

– Mais qu’ont-ils donc tous, maman, à crier : « La belle fille ! » quand tu es avec moi ? N’es-tu pas plus belle que moi ?…

Et, en effet, à quarante-sept ans passés, la baronne pouvait être préférée à sa fille par les amateurs de couchers de soleil ; car elle n’avait encore, comme disent les femmes, rien perdu de ses avantages, par un de ces phénomènes rares, à Paris surtout, où, dans ce genre, Ninon a fait scandale, tant elle a paru voler la part des laides au XVIIe siècle.

En pensant à sa fille, la baronne revint au père, elle le vit, tombant de jour en jour, par degrés, jusque dans la boue sociale, et renvoyé peut-être un jour du ministère. L’idée de la chute de son idole, accompagnée d’une vision indistincte des malheurs que Crevel avait prophétisés, fut si cruelle pour la pauvre femme qu’elle perdit connaissance à la façon des extatiques.

Chapitre9 Un caractère de vieille fille

La cousine Bette, avec qui causait Hortense, regardait de temps en temps pour savoir quand elles pourraient rentrer au salon ; mais sa jeune cousine la lutinait si bien de ses questions au moment où la baronne rouvrit la porte-fenêtre, qu’elle ne s’en aperçut pas.

Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que Mme Hulot, et néanmoins fille de l’aîné des Fischer, était loin d’être belle comme sa cousine ; aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d’Adeline. La jalousie formait la base de ce caractère plein d’excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les folies non pas des petites, mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge.

La famille, qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée ; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n’en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée.

Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant cette destinée, comme les frères et les sœurs de Napoléon plièrent devant l’éclat du trône et la puissance du commandement. Adeline, excessivement bonne et douce, se souvint à Paris de Lisbeth, et l’y fit venir, vers 1809, dans l’intention de l’arracher à la misère en l’établissant. Dans l’impossibilité de marier aussitôt qu’Adeline l’eût voulu cette fille aux yeux noirs, aux sourcils charbonnés, et qui ne savait ni lire ni écrire, le baron commença par lui donner un état ; il mit Lisbeth en apprentissage chez les brodeurs de la cour impériale, les fameux Pons frères.

La cousine, nommée Bette par abréviation, devenue ouvrière en passementerie d’or et d’argent, énergique à la manière des montagnards, eut le courage d’apprendre à lire, à compter et à écrire ; car son cousin, le baron, lui avait démontré la nécessité de posséder ces connaissances pour tenir un établissement de broderie. Elle voulait faire fortune : en deux ans, elle se métamorphosa. En 1811, la paysanne fut une assez gentille, une assez adroite et intelligente première demoiselle.

Cette partie, appelée passementerie d’or et d’argent, comprenait les épaulettes, les dragonnes, les aiguillettes, enfin cette immense quantité de choses brillantes qui scintillaient sur les riches uniformes de l’armée française et sur les habits civils. L’empereur, en Italien très ami du costume, avait brodé de l’or et de l’argent sur toutes les coutures de ses serviteurs, et son empire comprenait cent trente-trois départements. Ces fournitures, assez habituellement faites aux tailleurs, gens riches et solides, ou directement aux grands dignitaires, constituaient un commerce sûr.

Au moment où la cousine Bette, la plus habile ouvrière de la maison Pons, où elle dirigeait la fabrication, aurait pu s’établir, la déroute de l’Empire éclata. L’olivier de la paix que tenaient à la main des Bourbons effraya Lisbeth, elle eut peur d’une baisse dans ce commerce, qui n’allait plus avoir que quatre-vingt-six au lieu de cent trente-trois départements à exploiter, sans compter l’énorme réduction de l’armée. Epouvantée enfin par les diverses chances de l’industrie, elle refusa les offres du baron, qui la crut folle. Elle justifia cette opinion en se brouillant avec M. Rivet, acquéreur de la maison Pons, à qui le baron voulait l’associer, et elle redevint simple ouvrière.

La famille Fischer était alors retombée dans la situation précaire d’où le baron Hulot l’avait tirée.

Ruinés par la catastrophe de Fontainebleau, les trois frères Fischer servirent en désespérés dans les corps francs de 1815. L’aîné, père de Lisbeth, fut tué. Le père d’Adeline, condamné à mort par un conseil de guerre, s’enfuit en Allemagne, et mourut à Trèves, en 1820. Le cadet, Johann, vint à Paris implorer la reine de la famille, qui, disait-on, mangeait dans l’or et l’argent, qui ne paraissait jamais aux réunions qu’avec des diamants sur la tête et au cou, gros comme des noisettes et donnés par l’empereur Johann Fischer, alors âgé de quarante-trois ans reçut du baron Hulot une somme de dix mille francs pour commencer une petite entreprise de fourrages à Versailles, obtenue au ministère de la Guerre par l’influence secrète des amis que l’ancien intendant général y conservait.

Ces malheurs de famille, la disgrâce du baron Hulot, une certitude d’être peu de chose dans cet immense mouvement d’hommes, d’intérêts et d’affaires, qui fait de Paris un enfer et un paradis, domptèrent la Bette. Cette fille perdit alors toute idée de lutte et de comparaison avec sa cousine, après en avoir senti les diverses supériorités ; mais l’envie resta caché dans le fond du cœur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l’on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé. De temps en temps, elle se disait bien :

– Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde.

Mais, tous les ans, à sa fête et au jour de l’an, Lisbeth recevait des cadeaux de la baronne et du baron ; le baron, excellent pour elle, lui payait son bois pour l’hiver ; le vieux général Hulot la recevait un jour à dîner, son couvert était toujours mis chez sa cousine. On se moquait bien d’elle, mais on n’en rougissait jamais. On lui avait enfin procuré son indépendance à Paris, où elle vivait à sa guise.

Cette fille avait, en effet, peur de toute espèce de joug. Sa cousine lui offrait-elle de la loger chez elle… Bette apercevait le licou de la domesticité; maintes fois, le baron avait résolu le difficile problème de la marier ; mais, séduite au premier abord, elle refusait bientôt en tremblant de se voir reprocher son manque d’éducation, son ignorance et son défaut de fortune ; enfin, si la baronne lui parlait de vivre avec leur oncle et d’en tenir la maison à la place d’une servante-maîtresse qui devait coûter cher, elle répondait qu’elle se marierait encore bien moins de cette façon-là.