La légende d’Argassi - Tome 3 - Martine S. Dobral - E-Book

La légende d’Argassi - Tome 3 E-Book

Martine S. Dobral

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Beschreibung

Remontée aux sources de la malédiction, Adriana se lance avec courage et détermination dans une lutte sans pitié, forte des incroyables pouvoirs désormais les siens. De puissants soutiens se lèvent pour l’appuyer et la guider à travers les méandres du mal, tous unis pour détruire la Bête. Lutte éternelle du bien contre le mal, de l’obscurité contre la lumière, les forces en présence vont s’affronter jusqu’au dénouement final. Mais l’aventure ne s’arrêtera pas là. De retour dans le monde réel, une autre quête l’attendra, personnelle cette fois, où elle devra de nouveau faire des choix, trouver sa vérité et refermer le portail à tout jamais. Y parviendra-t-elle ?




À PROPOS DE L'AUTRICE

Fidèle à la quête sacrée de ses héros, Martine S. Dobral nous entraîne dans les arcanes du Monde D’Ailleurs et continue, avec La dernière bataille, La Légende d’Argassi.

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Martine S. Dobral

La Légende d’Argassi

Tome III

La dernière bataille

Deuxième partie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Martine S. Dobral

ISBN : 979-10-422-1134-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Les prophéties sont des mots qui donnent des ordres à l’avenir.

Erri de Luca

La vérité est sur terre comme un miroir brisé dont chaque éclat reflète la totalité du ciel.

Christian Bobin – Ressusciter (2001)

1

Les Unis – le plan

Une fois la plaine de Bessam traversée, Justinien et ses lieutenants établirent un camp de fortune dans un bois au sommet de la première colline de Nekka. Ils s’installèrent de sorte à voir arriver leur armée et l’un d’entre eux resta posté côté plaine pour aller au-devant des leurs lorsqu’ils quitteraient les Naranbaatans pour les rejoindre.

Justinien rédigea un bref message à l’attention des Unis, le glissa dans un cartouche puis chaussa son gantelet et prit dans sa ceinture un minuscule sifflet en titania qu’il porta à ses lèvres. Aucun son ne sembla en sortir, pourtant on entendit bientôt le cri caractéristique d’un rapace retentir dans le ciel et un faucon plana au-dessus d’eux en larges volutes pour venir se poser sur son poing tendu. Il accrocha délicatement le cartouche à sa patte puis relâcha l’oiseau qui reprit immédiatement son envol. Il s’éleva un instant dans le ciel et piqua vers le sud.

Sans un mot, les trois hommes ramassèrent des pierres qu’ils disposèrent en tas dans une clairière en contrebas. Ils dressèrent contre le vent, un bûcher funéraire pour rendre un dernier hommage à ce qui subsistait des leurs, les corps ayant sans doute été balancés dans une fosse commune par les Worlandais. Ayant pris soin de leur fermer les yeux, ils placèrent les huit têtes deux par deux, tournées vers l’est, en direction du Monde Connu. Justinien alluma le bûcher qui s’embrasa immédiatement. Ils restèrent un moment recueillis à regarder brûler les flammes, puis se postèrent du côté de la plaine de Bessam pour guetter la reine Flora et ses compagnons.

Le soleil venait à peine de passer derrière les montagnes du Worland lorsqu’ils aperçurent une centaine de cavaliers arriver dans leur direction. Justinien les laissa approcher et reconnut les tenues naranbaatanes.

— Ce sont les nôtres ! s’exclama-t-il soulagé. Il en oublia pour un temps la perte dramatique de son escorte, tout à la joie de retrouver enfin sa fille saine et sauve, ainsi qu’Adriana et les autres.

Il sauta à cheval et se porta au-devant d’eux au galop. Ils se rejoignirent au pied de la colline et se saluèrent avec chaleur.

— Justinien ! s’exclama la reine. Heureuse de te revoir sain et sauf !

— Moi aussi, Majesté, je suis heureux de tous vous retrouver !

Le regard de Flora se voila de tristesse.

— Nous sommes tellement désolés pour tes hommes…

Il hocha la tête et ses traits se durcirent.

— Cela se réglera en son temps, répondit-il simplement.

Les soldats ôtèrent immédiatement leur tenue pour réapparaître en uniforme riven.

Il chercha Nahema des yeux parmi eux, mais ne la vit pas, pas plus qu’Adriana. À moins que cette jeune femme voilée entourée de ses gardes féminines… Il croisa un regard vert, dubitatif, et continua son inspection. Il compta environ une vingtaine de Naranbaatans pour autant de Safias, quant à leurs hommes, pas plus d’une centaine. Le navire en contenait trois cents !

— Où est le reste de vos troupes ? demanda-t-il curieux.

Adrien répondit laconique.

— Ils sont tous là.

Il comprit et n’ajouta rien. Flora prit la parole.

— Justinien, nous te présentons la princesse Naadira, fille du roi Kron du Naranbaatar de la tribu sacrée des Sukhs, accompagnée de sa garde de Safias et de son cousin Ogar. Ils nous ont proposé leur assistance durant notre… euh… entreprise.

Avant que Justinien ne lui pose la question, elle continua avec quelques hésitations.

— Nahema et Adriana ne sont pas avec nous pour le moment. C’est une longue histoire, mais elles vont bien.

Il l’interrompit, rassuré.

— Ne restons pas à découvert, Majesté, vous me la raconterez plus tard.

Il leur fit signe de le suivre et ils gravirent ensemble la colline en direction de leur campement.

Une fois arrivés, ils aperçurent en contrebas le bûcher qui terminait de se consumer et s’abstinrent du moindre commentaire. Lorsqu’ils eurent mis pied à terre, Adrien et Justinien se donnèrent l’accolade chaleureusement et Liam posa une main compatissante sur l’épaule de Justinien.

— Leur exécution ne restera pas impunie, Justinien, sois-en sûr.

Il hocha la tête en silence et ils s’installèrent autour d’un feu. N’y tenant plus, il leur demanda enfin.

— Maintenant, dites-moi, pourquoi Nahema et Adriana ne vous accompagnent pas.

Ce fut Naadira qui le lui expliqua.

La témérité de leur démarche le saisit et ne fut pas sans lui rappeler le tandem formé par Victoire et Sihème, des années auparavant.

Étrange comme l’histoire se répétait ! La révélation du lien qui unissait les deux Aghas ne manqua pas de le stupéfier et de l’inquiéter. Il s’enquit de leurs sauvetages respectifs et leur raconta à son tour les péripéties de leur propre débarquement. Ils parlèrent ainsi une partie de la nuit et ne s’endormirent que fort tard.

Son lieutenant le réveilla à l’aube et l’informa du lever de camp des Naranbaatans. Il lui signala que les troupes de Radam stationnées avec eux semblaient, elles aussi, se mettre en mouvement. Il sauta en selle et se rendit au point d’observation, bientôt rejoint par ses compagnons.

Les Naranbaatans avaient déserté la plaine. Seuls restaient maintenant les soldats de Radam. Ils virent avec étonnement un flot de chariots et d’hommes en armes sortir de la cité pour se joindre à eux. Justinien prit dans un étui attaché à sa ceinture sa longue-vue en titania et la dirigea sur Anthéa. Il distingua parmi la procession qui descendait de la cité, drapeau worlandais en tête, un cavalier vêtu d’une cape rouge, probablement Radam, suivi de points blancs qui devaient être les Safias.

— Mais que font-ils ? interrogea Adrien, curieux.

— On dirait que Radam et ses hommes quittent Anthéa, commenta Justinien.

— Ils s’en vont ? s’exclamèrent-ils en chœur avec stupeur.

— Les voyez-vous ? demanda Liam d’une voix rauque, faisant allusion aux trois femmes et à son père.

Justinien fit une grimace.

— Précisément, non… mais j’aperçois huit Safias aux côtés de Radam et je distingue Vaillant et l’Hafid. Il me semble que votre sœur se trouve derrière au milieu de l’escorte, mais votre père doit être plus loin, je ne le vois pas.

Il continua à les suivre des yeux.

— On dirait bien que les soldats de la plaine lèvent aussi le camp et partent en direction du nord.

— Du nord ? répéta Liam étonné. Ils quitteraient vraiment Anthéa ? Mais alors, ils ont pris votre injonction au sérieux et abandonnent l’Anthéor !

— J’en doute… lui répondit Justinien, sa longue-vue maintenant pointée sur le château. Le drapeau worlandais flotte toujours sur votre cité. De toute évidence, elle demeure entre leurs mains.

— Et Radam est d’ores et déjà au courant de votre présence, dit une voix familière derrière eux. Il sait que vous avez débarqué !

Ils se retournèrent d’une traite, troublés, comme à chaque fois, d’entendre celle d’Adriana sortir de la bouche de Naadira.

— Il n’ignore pas qu’il sera écrasé par le nombre s’il reste à Anthéa, poursuivit-elle. Il préfère rejoindre ses troupes du Nord pour vous affronter d’égal à égal et ne s’inquiète pas d’Anthéa. Elle pourra tenir en attendant son retour.

Elle se garda bien de leur expliquer que l’idée de quitter la cité lui en avait été soufflée par Adriana ni qu’elles étaient les motivations de cette dernière.

— Et pour répondre à votre interrogation, Liam, continua-t-elle tournée vers lui, une garnison d’environ quatre cents hommes défend la cité.

— Inutile de poursuivre Radam maintenant, nous ne ferions pas le poids, ce serait du suicide, remarqua Justinien avec pertinence. Quant à reprendre Anthéa par nous-mêmes, impossible pour les mêmes raisons. Qu’elle soit gardée par quarante ou par quatre cents hommes ne change rien à l’affaire, sa situation la rend inexpugnable. Autant attendre les nôtres qui ne sauraient tarder !

— Faux ! répondit Liam avec un sourire mystérieux. Nous pouvons accéder au château sans emprunter les remparts et investir la ville dès à présent.

— Mais… comment ? s’exclamèrent-ils de concert.

Ce fut Naadira qui l’expliqua sans quitter Liam des yeux.

— Par l’intérieur. La forteresse est truffée de passages secrets qui la traversent de part en part et permettent de rejoindre à la plaine par-delà les remparts.

Liam acquiesça, troublé par le regard vert de l’Agha fixé sur lui, si semblable à celui d’Adriana. Il continua.

— Bien que je brûle d’agir dès que Radam sera parti, ce qui serait stupide, car nous serions à découvert, je vous propose d’attendre la nuit tombée pour nous glisser à l’intérieur et reprendre Anthéa.

— Cela fait un peu plus d’un contre trois, calcula Justinien songeur. C’est jouable. Avec l’effet de surprise, nous devrions en venir à bout relativement rapidement !

— Parfait ! s’exclama Adrien nullement impressionné par le nombre à combattre, enfin heureux d’en découdre… Il ne nous reste plus qu’à échafauder une tactique et à passer à l’action, qu’en dis-tu, Ogar ?

Ogar hocha la tête, lui aussi satisfait.

— Cela me convient tout à fait.

— Dans ce cas, retournons au camp et organisons notre invasion. Je vais vous faire un plan du château de façon que chacun puisse s’y diriger et nous aviserons ensuite.

Ils allaient faire demi-tour lorsqu’un mouvement au loin attira leur attention. Quelque chose semblait bouger sur les hauts plateaux du Gerbar. Justinien orienta sa longue-vue. Le temps qu’il fasse le point, il vit, stupéfait, une multitude de cavaliers en noircir peu à peu le sommet sur toute sa longueur. Ses compagnons poussèrent une exclamation étonnée. Une haie véritable humaine se dressait maintenant au-dessus de la plaine.

— Les Naranbaatans… commenta-t-il laconiquement.

— Mais… que font-ils ? demanda Adrien surpris.

Il ajusta à son tour la longue-vue que lui tendait Justinien.

— Ils se retirent et vous saluent, leur dit Ogar avec un sourire.

Et en effet, ils s’immobilisèrent un instant, comme au garde-à-vous, puis tournèrent bride et disparurent brusquement. Il sembla y avoir un moment de flottement parmi les Worlandais puis tout rentra dans l’ordre.

— Inutile de rester ici plus longtemps, retournons au camp… leur intima Justinien.

Il désigna un homme pour surveiller la plaine et ils firent demi-tour.

Liam les laissa prendre de l’avance et se rapprocha de Naadira, sa voix grave voilée d’inquiétude.

— Savez-vous comment se porte Adriana ?

Elle choisit ses mots avec soin et lui répondit lentement.

— Elle va bien. C’est elle qui m’a avertie du nombre d’hommes sur place au château et de la destination de Radam. Elle m’a demandé de vous dire… elle hésita une demi-seconde… qu’elle veillait sur votre sœur.

— Merci… lui dit-il, soulagé.

Il talonna son cheval et rejoignit Adrien. Flora, en retrait elle aussi, se mit à hauteur de Naadira.

— Tout va-t-il bien, Naadira ?

Cette dernière se tourna vers elle, interrogative.

— J’ai noté votre façon très mesurée de répondre à Liam et vous avez eu une expression que j’ai déjà remarquée chez Adriana lorsque les choses se gâtent.

Naadira n’hésita qu’une courte seconde et lâcha dans un murmure.

— Le roi Harald est mort. Flora étouffa un cri et pâlit.

— Mort ! répéta-t-elle, atterrée, mais… comment ?

L’Agha lui raconta alors succinctement les circonstances du drame avec ses malheureuses conséquences.

— Je ne sais pas si je dois le lui dire maintenant ou le mettre devant le fait accompli, dit-elle à voix basse, désemparée. Dans tous les cas, il sera dévasté et m’en voudra d’être la messagère d’une si funeste nouvelle. Il ne comprendra pas que nous n’ayons rien pu faire.

— C’est fort probable, répondit la reine avec une intense tristesse.

Elle contempla la jeune femme avec compassion.

— Lourd fardeau que le vôtre, Naadira. Le rôle d’Agha est écrasant, je m’en rends compte maintenant. Vous êtes bien jeune pour porter seule une telle charge !

Elle soupira. Que dire d’Adriana, encore plus jeune, confrontée à tous ces paradoxes ! Son cœur se serra pour elles deux.

— Comment Adriana gère-t-elle cela ? demanda-t-elle après un silence.

— Adriana est forte. Et déterminée. Elle sait exactement ce pour quoi elle agit et fait face comme une Agha.

Flora n’insista pas, pleine d’empathie pour Liam et sa sœur. Elle repensa avec émotion à sa première visite en Anthéor avec Asram et revit le roi Harald et la reine Livia accompagnés du petit prince, alors âgé d’à peine trois ans. Elle ravala sa peine et rejoignit le camp.

La journée s’étira en longueur, interminable. Ils la mirent à profit pour peaufiner leur attaque. Liam leur dessina un plan de la ville et du château. La garde à l’intérieur y serait certainement légère, concentrée essentiellement sur les remparts de la deuxième ceinture et ceux du château, sans oublier les hommes endormis dans la caserne.

— Le franchissement de la première muraille ne posera pas de problème, commenta Liam. Autant que j’aie pu en juger, elle n’est pas gardée. La porte, enfoncée durant le siège, reste béante, de même que les brèches de ses remparts et nous n’aurons aucun mal à nous y faufiler à la nuit tombée. Nous remonterons en direction de la deuxième ceinture à la faveur des bois où nous laisserons les chevaux. Nous continuerons ensuite à pied, la partie la plus périlleuse étant l’accès à découvert jusqu’au château. Arrivés aux trois quarts, nous devrons trouver le passage qui mènera vers la cité, un tunnel creusé à même la roche sous la seconde ceinture à l’intérieur du plateau et qui débouche dans Anthéa.

— « Nous devrons trouver », dis-tu ? demanda Ogar, curieux. Tu ne sais donc pas où il se situe ?

— Si, naturellement, mais j’avais huit ans la seule et unique fois où je l’ai emprunté et c’était en plein jour ! Liam esquissa un sourire. Mon père m’avait permis de l’accompagner à la chasse et nous faisions une halte au retour, car l’un de nos chiens avait disparu. Comme il s’agissait de mon favori, nous avions mis pied à terre pour le chercher. J’ai fini par l’entendre au loin et en suivant ses aboiements, je suis tombé par hasard sur l’entrée du passage dans lequel il s’était engagé à la poursuite d’un renard. Je me rappelle très bien qu’elle se trouvait près d’un rocher en forme de tête d’animal. Je suppose que la végétation a dû se développer et prendre le dessus, mais sois sans crainte, je devrais le retrouver assez vite.

— Je présume qu’une fois en ville, commenta Adrien, nous nous essaimerons dans les rues pour neutraliser les patrouilles et ensuite nous convergerons vers les remparts pour nous occuper des principaux postes de garde et des soldats.

Liam acquiesça.

— Exact. Je suggère que nous endossions leurs uniformes pour approcher la garde sans éveiller leur méfiance. Ce point réglé, nous nous scinderons en deux groupes. Le premier, dont je prendrai la tête, se rendra au lavoir principal, ici… indiqua-t-il du doigt sur le plan. Un passage mène au château via les galeries naturelles creusées par l’eau sous le plateau en direction des réservoirs de la cité. Une fois atteints, nous devrons nous défaire des gardes surveillant les citernes pour pouvoir accéder au grand hall. Je m’occuperai d’assainir l’intérieur du bâtiment avec une poignée d’hommes, tandis que les autres se répandront simultanément dans la cour pour gagner les remparts, probablement peu gardés, et les portiers qui contrôlent la porte des Licornes, pour ouvrir au second groupe qui attendra derrière. Nous devrons nous regrouper rapidement pour investir la caserne et surprendre les soldats dans leur sommeil.

— En théorie, cela paraît assez simple, en effet… remarqua la reine

Flora, dubitative. Liam sourit.

— N’ayez crainte, Majesté, ce le sera. Notre motivation et l’effet de surprise seront de puissants leviers. Nous devrions être maîtres des lieux avant le lever du jour.

— Adriana a parlé de quatre cents hommes, nota Adrien, comment penses-tu qu’ils seront répartis ?

— Je dirais environ cent cinquante sur la deuxième ceinture ? Une cinquantaine aux postes stratégiques de la ville, peut-être une centaine sur les remparts mêmes du château et le reste à la caserne.

— Cela me paraît cohérent, commenta Justinien. Une fois dans la cité, nous pourrons contacter ton bourgmestre et ses résistants.

— Ce ne sera pas nécessaire, intervint Naadira jusqu’ici silencieuse, Adriana a anticipé votre venue et l’a déjà prévenu de votre arrivée imminente. Il se tient prêt.

Ils se regardèrent, toujours surpris par l’étonnante osmose entre les deux jeunes femmes. Décidément, ils ne s’y feraient jamais. Après un temps d’arrêt, Liam conclut.

— Bien, puisque tout paraît clair, attendons la nuit.

2

Prise d’Anthéa

Ils se mirent en route vers minuit. Cent cinquante cavaliers traversèrent la plaine de Bessam dans l’obscurité au grand galop. Fort heureusement, le temps de cette fin d’octobre était à la pluie et de nombreux nuages couvraient le ciel, masquant les deux lunes.

Ils passèrent la première muraille sans encombre et franchirent vivement les bois pour s’arrêter à leur extrémité. Ils attachèrent leurs montures et s’engagèrent à pied à la file indienne sur la route des Têtes. Justinien avait décidé qu’ils ne mettraient pas leurs casques, l’éclat du métal pouvant les trahir, mais exigea cependant qu’ils portent leurs cottes de mailles sous leur pourpoint. Ils avancèrent en rangs serrés dans le fossé, courbés au maximum, en silence. Ils longèrent les crânes empalés, prenant garde à ne pas faire rouler de pierres qui auraient pu alerter les vigies plus haut sur les remparts, car le moindre son résonnait loin.

Arrivé aux trois quarts de la route, Liam leva la main et signifia à la colonne de s’arrêter. L’ordre se répercuta d’homme en homme.

Ogar et Adrien le rejoignirent.

— Alors… chuchota Ogar, que devons-nous chercher exactement ?

— Un rocher arrondi à l’écart sur la gauche en deçà de la route, avec une vague forme d’animal, murmura-t-il.

Adrien eut un petit rire silencieux.

— Ce n’est pas ce qui manque par ici…

Il désigna la montagne et la route bordée de rochers des deux côtés.

— Tu n’as pas d’autres précisions ?

— Hum… répondit Liam, je dirais qu’il faut chercher quelque chose qui ressemble à une tête de chien.

Ils acquiescèrent en silence. À peine huit cents mètres plus haut, se dressait la seconde ceinture, sombre et imposante. On apercevait des points lumineux entre les créneaux, certainement les flambeaux du chemin de ronde. Le vent portait jusqu’à eux des bribes de voix et des cliquetis d’arme. Liam leur montra du bras le rayon escarpé à inspecter et les vingt premiers hommes se répartirent sans bruit dans l’espace. Ils ratissèrent mètre carré par mètre carré la moindre parcelle de terre, explorant chaque monticule à la recherche d’une hypothétique tête de chien.

On entendit bientôt le signal de la découverte, un cri d’oiseau nocturne. Ils s’y dirigèrent et un soldat leur désigna un point derrière un rocher arrondi tapissé de mousse, à moitié masqué par des buissons sauvages. Il avait mis à jour une excavation en partie obstruée par la végétation. Liam hocha la tête, satisfait, et ils en dégagèrent suffisamment l’entrée pour pouvoir s’y glisser un par un. Il passa le premier. Il ramassa l’une des torches abandonnées sur le sol, l’alluma, puis la tenant devant lui, s’introduisit, courbé, dans l’étroit boyau entraînant à sa suite toute la troupe, les uns à la suite des autres. Un air humide aux odeurs de moisi les saisit immédiatement à la gorge. Des toiles d’araignées pendaient çà et là et plus d’une fois, ils sentirent courir des rats entre leurs jambes. Au bout d’un temps qui leur parut interminable, ils purent enfin se redresser et débouchèrent sur une corniche au-dessus d’un lac souterrain, dans ce qui ressemblait à une grotte aux dimensions pharaoniques.

Liam leva son flambeau et balaya l’espace devant lui. Ils aperçurent des sécrétions calcaires qui partaient du plafond et plongeaient dans l’eau en colonnes torturées. La sombre étendue liquide semblait n’avoir pas de fin et se perdait au loin dans l’obscurité.

Ils se trouvaient en équilibre instable sur un étroit promontoire taillé en saillie dans le rocher qui filait le long de la paroi au-dessus de l’impressionnante nappe. Ils continuèrent prudemment.

— Cette nappe phréatique court sous tout le plateau. Elle constitue un réservoir naturel en provenance directe des eaux d’écoulement du Worland et de ses sources, expliqua Liam. Ce sont elles qui alimentent nos puits et les citernes du château.

— Vous possédez une richesse incommensurable ! s’exclama la reine Flora. Je comprends pourquoi Anthéa était inexpugnable et pouvait fonctionner en autarcie !

— Oui, acquiesça Liam. Grâce à l’eau, nous avons pu tenir tête à Radam jusqu’à ce qu’il fasse empoisonner nos puits ! « Qui est le maître de l’eau est le maître du monde ». Il l’a très bien compris ! Partant de ce postulat, il a exploité sa situation géographique dans le Worland pour contrôler les sources, construire des barrages et détourner les rivières, et par le fait, avoir la main mise sur toute l’eau. Il a profité de la sécheresse persistante pour la rationner, puis la vendre et lorsque plus personne n’a pu l’acheter, il a asservi les landers les uns après les autres en échange du précieux liquide.

— Je vois… murmura-t-elle songeuse. Aucun scrupule ne l’arrête pour arriver à ses fins.

Et elle repensa à l’audience et à l’exécution sommaire de la délégation.

— En effet, répondit Liam, le visage crispé.

Il regarda autour de lui.

— Nous approchons, nous devons nous situer actuellement sous les remparts. Faites attention où vous mettez les pieds, le sol est glissant. Continuons.

Ils marchèrent encore sur plus d’un kilomètre. La grotte paraissait s’étendre à l’infini et semblait ne jamais devoir finir. La corniche prit fin brusquement et ils se trouvèrent face à un mur. La masse d’eau en contrebas poursuivait sa route et disparaissait sous la roche pour se perdre dans l’obscurité.

— Un cul-de-sac ! s’exclama Ogar, désabusé.

Liam ne répondit pas et promena sa torche autour de lui à la recherche d’un signe quelconque sur la paroi. Il n’avait jamais emprunté aucun de ces passages, mais il faisait confiance aux dires de son père. Tous menaient soit dedans, soit dehors, lui avait-il affirmé. Il suffisait de savoir où regarder pour en découvrir les accès. Il finit par trouver et pointa du doigt une excavation à environ trois mètres au-dessus de leur tête. Des saillies creusées à main d’homme à même la pierre, qu’il avait pensées être, dans un premier temps, des anomalies de la paroi, permettaient d’y parvenir.

Il serra sa torche entre ses dents et s’aidant des deux mains, assura ses prises et monta précautionneusement jusqu’au boyau. Il s’y glissa et, une fois redressé, sentit un air frais lui caresser le visage. Il se retourna et eut la vision de la troupe, sous lui, qui s’étirait le long de l’étroite corniche en file indienne, procession fantasmagorique dont les ombres tremblotantes se découpaient sur les parois de la grotte.

— La sortie se rapproche, leur cria-t-il. Je sens de l’air.

Chacun escalada le mur en saillie à tour de rôle et ils remontèrent le boyau tête baissée sur environ cinq cents mètres. Ils se retrouvèrent face à une nouvelle paroi. L’air frais, plus intense, semblait venir d’en haut sur leur gauche.

— Je pense que nous sommes arrivés au bout, commenta Liam. Il doit y avoir un mécanisme quelque part qui déclenche l’ouverture.

Il donna sa torche à Ogar et palpa à deux mains le mur devant lui.

— Là-haut ! s’exclama la reine Flora en désignant une licorne d’environ vingt-cinq centimètres, sculptée à même la pierre au-dessus de leur tête à quelque deux mètres du sol.

— Je m’en occupe ! dit Justinien.

Il s’avança et tendit le bras pour poser la main dessus. Il n’eut aucun mal à l’atteindre et appuya spontanément sur la figurine. La licorne s’enfonça dans le mur et dans un sourd raclement, un pan s’entrouvrit devant eux. Liam, Ogar et Justinien s’unirent pour tirer le bloc de pierre et dégagèrent un passage de la largeur d’un homme. Ils entendirent comme un bruit d’eau.

Liam leur fit signe d’éteindre leurs torches et se glissa prudemment par l’ouverture. Il dut écarter un rideau de végétation et se retrouva les pieds dans l’eau ! L’issue se trouvait derrière une fontaine murale en pleine ville ! Une tête de licorne la vomissait dans le bassin de pierre où il se tenait à présent. Il se repéra instantanément. Ils étaient dans le quartier sud de la cité, celui aux épices, à mi-chemin entre les remparts et le château. L’impasse discrète dans laquelle ils émergeaient, ceinte de murs aveugles s’avérait parfaite pour leur extraction.

Il prévint immédiatement ses compagnons de faire attention où ils mettaient les pieds et ils sortirent, les uns après les autres. Ils se coulèrent en silence le long des murs et s’essaimèrent comme prévu par groupes dans la ville, leur couteau à la main. La consigne était simple. Récupérer des uniformes et pas de prisonniers. Chacun savait ce qu’il avait à faire et s’en tiendrait au plan : éviter dans un premier temps les remparts et les abords de la ville pour se concentrer uniquement sur l’intérieur. Les postes de garde, situés aux extrémités des principaux accès, seraient les derniers à être neutralisés en même temps qu’ils parviendraient aux remparts.

Les rues, éclairées à intervalles réguliers par les torchères, étaient désertes en raison du couvre-feu, mais ils croisèrent néanmoins quelques Anthéens téméraires bravant l’interdiction qui filèrent, apeurés, en les voyant. Dès qu’ils entendaient résonner les pas d’une patrouille ou repéraient des gardes, ils se coulaient dans l’ombre d’un porche pour guetter leur passage et les neutraliser. Les corps étaient ensuite traînés à l’abri des regards, dépouillés de leurs tuniques rouges et de leurs armes. Ils s’acquittèrent de leur mission en un temps record et se retrouvèrent au fur et à mesure sur le parvis central pour attendre les ordres.

— Nous sommes tous là, chuchota bientôt Justinien.

— Que ceux qui portent les uniformes et les casques passent devant, leur intima Liam.

Ils s’égayèrent à nouveau en plusieurs groupes et convergèrent vers les postes de garde où ils eurent la surprise d’y trouver, pour certains, les soldats fraîchement égorgés. Ils se regardèrent sans comprendre. Ogar arriva, agrippant un homme par le cou, le couteau sous la gorge.

— J’ai attrapé celui-ci en train de faire notre travail, chuchota-t-il en souriant. Écoutons ce qu’il a à nous dire !

— Et moi, celle-ci ! enchaîna Adrien, tenant par le bras une jeune femme.

La femme et l’homme fixaient Liam, incrédules.

— Prince Liam ! s’exclamèrent-ils tout bas, ainsi Horvat a dit vrai ! Vous êtes vivant !

Il les toisa avec méfiance.

— Qui est-vous ? Que faites-vous ici ?

L’homme répondit.

— Je suis Maler, fils d’Oram. Horvat nous a dit de nous tenir prêts à vous aider, car vous alliez sans doute tenter une percée à la nuit tombée. Des Anthéens vous ont croisés et nous ont prévenus.

Liam fit signe à Ogar et Adrien de les relâcher. Il se souvenait d’Oram, l’un des bourgmestres d’Anthéor.

— Et moi, Sigura, sa sœur.

Liam inclina la tête.

— Nous sommes à vos ordres, Prince, s’inclina Maler.

— De combien d’hommes disposez-vous ?

— Un peu moins d’une centaine dans la ville, malheureusement. Tous les hommes valides ont été déportés aux travaux forcés pour construire les routes ou la flotte de Radam, il ne reste que les vieillards, les enfants et les femmes. Ce sont elles qui ont pris les armes et elles sont déterminées.

— Et toi, comment se fait-il que tu n’aies pas été emmené avec les autres ? demanda-t-il, soupçonneux.

Maler montra son bras droit qui pendait le long de son corps, inerte.

— J’ai reçu un bloc de pierre sur l’épaule. Mais le deuxième fonctionne parfaitement pour ce qui nous intéresse… ajouta-t-il avec un grand sourire.

— Où se trouve Horvat ?

Maler hésita.

— Au château avec… votre père. Il m’a dit de vous prévenir, si je vous voyais, qu’il vous y attendrait.

Liam haussa un sourcil à la fois surpris et heureux.

— Mon père est encore ici ? Il n’est donc pas parti avec tous ? Le jeune homme parut embarrassé.

— Euh… non, Radam en a décidé autrement.

Liam voulut ajouter quelque chose, mais n’insista pas.

Naadira et Flora échangèrent un regard rapide. Il l’apprendrait bien assez tôt.

— Combien de soldats gardent les remparts ? demanda Adrien.

— Environ une centaine ici et une trentaine au château. Le reste est à la caserne. Mais pour eux, vous ne devriez pas avoir trop de mal à en venir à bout. Horvat m’a dit que l’Agha y avait veillé.

— L’Agha ? s’exclamèrent en chœur.

Ce fut Naadira qui répondit.

— Adriana a donné à Horvat une potion à verser dans la boisson des soldats pour les rendre moins réactifs.

Liam réprima un sourire. Toujours le contrôle…

— Parfait, dans ce cas, terminons.

Ils se répartirent le long de l’enceinte et rasèrent les murs en direction des escaliers de pierre menant aux chemins de ronde. Vêtus de leurs uniformes rouges, ils purent s’approcher sans difficulté des soldats et, à part quelques-uns plus méfiants, les estourbirent sans trop de résistance les uns après les autres.

Liam demanda aux Anthéennes arrivées pour leur prêter main-forte de garder les remparts pendant qu’ils s’occuperaient du château.

— Et maintenant ? interrogea Adrien.

— Nous devons utiliser un nouveau passage pour investir le château. Il part du lavoir sur la place principale où nous étions tout à l’heure. Trente hommes suffiront. Les autres attendront notre signal à proximité de la porte des Licornes.

Ogar s’avança immédiatement.

— Ma garde et moi venons avec toi !

— Et moi avec mes Safias ! renchérit Naadira.

Adrien hocha la tête et lui adjoint dix Rivens supplémentaires.

— Bien. Justinien, la reine Flora et moi nous occuperons des remparts et ouvrirons la porte des Licornes aux nôtres. Nous nous retrouverons tous à la caserne pour finir le travail.

L’affaire fut entendue et ils se séparèrent en silence.

Liam et son groupe revinrent sur le parvis et allèrent directement au lavoir couvert. Il partait d’une fontaine murale et s’étendait en longueur sur plusieurs mètres entre des arches de bois, abrité par un toit d’ardoises. Il se dirigea vers elle et chercha sur le mur une marque signalant une possible ouverture. Il décrocha un flambeau de l’un des piliers et promena le faisceau lumineux sur la paroi. Il aperçut la même sculpture que dans la grotte juste au-dessus de la gargouille qui crachait l’eau. Sans hésiter, il monta sur le rebord du lavoir et la pressa avec force. La pierre se rétracta et tout un pan de mur s’enfonça, libérant une étroite fente de la largeur d’un homme. Prenant appui sur le bord, Liam poussa le bloc de toutes ses forces et s’y engagea, sa torche à la main. Des flambeaux attendaient au sol. Il en alluma un qu’il tendit à Naadira qui fit de même pour ses compagnons. Ogar ferma la marche. Une fois passé, il se retourna : la même licorne sculptée affleurait à hauteur d’homme. Spontanément, il appuya dessus. Elle reprit sa place dans le mur et la porte se rabattit doucement. Ils s’avancèrent sur quelques dizaines de mètres et rencontrèrent un escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans la pierre. Ils l’empruntèrent avec le sentiment interminable de plonger au centre de la Terre. Ils débouchèrent dans une grande grotte complètement immergée, très semblable à celle déjà traversée, constituée de plusieurs chambres en enfilade. Ils suivirent une fois de plus le promontoire sur lequel ils se trouvaient et longèrent les gigantesques bassins pour arriver à nouveau à un cul-de-sac. Ils cherchèrent sur le mur leur sésame et repérèrent immédiatement la licorne sur leur droite.

— Nous devons nous situer sous le château, leur expliqua Liam. Je pense que nous allons déboucher du côté de la citerne. Gardons le silence dès maintenant, car elle doit être surveillée. Nous avons tous des tuniques rouges, les gardes ne seront pas méfiants. Allons-y, et pas un mot.

Il poussa la licorne qui s’effaça dans le mur et un bloc de pierre coulissa en silence, libérant le passage. Ils aperçurent de la lumière de l’autre côté et Liam leur fit signe d’éteindre la leur. Il se faufila discrètement à l’extérieur et se retrouva à deux mètres au-dessus du sol, au bord d’une immense salle voûtée. En son centre s’étalait un large bassin de pierre : la citerne du château. La lumière venait du poste de garde de la pièce attenante, de l’autre côté du réservoir d’où parvenaient des éclats de voix et des rires. Liam comprit à leur conversation qu’ils devaient jouer aux cartes.

Ils se laissèrent glisser un à un sur le sol et se faufilèrent en rasant les murs jusqu’à la porte de la salle de garde. Les six hommes installés autour d’une table eurent à peine le temps de réaliser ce qui leur arrivait et se retrouvèrent bientôt tous à terre, occis. Le groupe, silencieux, continua vers l’escalier menant aux communs et au rez-de-chaussée. Tous avaient le plan du château en tête et savaient exactement où se diriger. Un unique soldat montait la garde vers la sortie. Liam s’avança d’un pas décidé vers lui et, l’attrapant par-derrière, lui brisa la nuque d’un coup sec. Un groupe emprunta les escaliers pour s’égayer dans les étages tandis que Liam et ses hommes se répandaient au rez-de-chaussée. Ils n’eurent aucun mal à éliminer les uns après les autres les gardes qu’ils croisèrent. Liam pénétra, le cœur serré, dans la salle du trône. La première chose qui sauta à sa vue fut le mur vierge. Le Raad sacré ne s’y trouvait plus. Il eut un sourire rassuré, ne doutant pas qu’Adriana l’ait en sa possession. Bien qu’il ne sût toujours pas comment, il se dit que la prophétie pourrait maintenant s’accomplir. Au moment de ressortir, il croisa deux servantes qui ouvrirent des yeux ronds en le reconnaissant. Il leur fit signe de garder le silence, un doigt sur les lèvres et tendit la main, interrogatif en direction des couloirs. Elles secouèrent la tête en signe de dénégation et pointèrent la main vers l’étage.

Il acquiesça sans un mot et ils s’engagèrent dans le second escalier menant aux appartements royaux. Arrivé au coin du corridor, il glissa un œil et vit deux gardes au sol devant la chambre de son père, Naadira et ses Safias debout près d’eux. Elles le regardèrent approcher, imperturbables.

— L’étage est sécurisé, dit Naadira, laconique.

Il hocha la tête, enjamba les deux soldats à terre et ouvrit la porte avec émotion. La dernière fois où il avait franchi ce seuil avait été le jour de son départ. Quatre mois avaient passé depuis, quatre longs mois et il allait enfin retrouver son père !

Un homme se tenait face à la fenêtre et se tourna à son entrée.

3

Vive le roi !

Liam reconnut Horvat. Il semblait avoir pris dix ans d’un coup depuis leur dernière entrevue. Ses traits tirés exprimaient une peine profonde en même temps qu’une grande lassitude. Il se dirigea vers lui, bouleversé, mains tendues.

— Vous voilà enfin, Majesté ! Il s’inclina de façon protocolaire.

Liam le releva, touché de son émotion et surpris par tant de cérémonie.

— Horvat ! Je suis heureux de te revoir ! Mais Liam ou Prince suffiront ! ajouta-t-il en souriant.

Le bourgmestre se redressa et le fixa avec tristesse et compassion.

— J’aurais bien voulu qu’il en fût ainsi, mais hélas, Majesté… hélas ! répéta-t-il d’une voix tremblante. Il s’agenouilla, tête baissée, l’anneau royal porté habituellement par son père, au creux de sa paume ouverte.

Liam blêmit, interdit, et fixa la bague en silence sans la prendre.

— Où… est mon père ? murmura-t-il enfin d’une voix rauque.

Le bourgmestre tendit le menton vers la chambre du roi. Le prince s’y précipita, redoutant ce qu’il allait y découvrir. Il sentit le sang se retirer de son visage lorsqu’il en franchit le seuil. Harald reposait, allongé sur son lit et semblait dormir paisiblement, les mains croisées sur la poitrine, vêtu de ses atours royaux.

Il s’approcha d’un pas mécanique.

— Que s’est-il passé, murmura-t-il d’une voix sans timbre.

Horvat parut embarrassé.

— Il a… fait une chute malencontreuse et s’est cogné la tête contre l’angle de la cheminée. Il… n’a pas souffert. Il est mort sur le coup.

Le prince s’agenouilla et posa ses mains sur celles, glacées, de son père.

— Comment est-ce arrivé ? répéta-t-il sur le même ton.

Horvat raconta, effondré.

— La veille de son départ d’Anthéa, Radam est entré, ivre mort, dans la chambre d’Anthélia, pour… Il s’interrompit, gêné, et continua. La princesse s’est défendue et il l’a menacée de son couteau. Fort heureusement, l’Agha est survenue à temps et l’a obligé à lâcher son arme et à sortir. Mais votre père a surgi au même moment et s’est jeté sur lui. Radam l’a alors violemment repoussé. C’est là qu’il a perdu l’équilibre et s’est heurté la tempe en tombant. Tout est allé si vite ! Personne n’a eu le temps d’intervenir ! Sa mort a été immédiate.

Il hésita et continua péniblement, d’une voix à peine audible.

— L’Agha nous a dit que vous alliez arriver et de vous attendre pour… la suite.

Liam se redressa en serrant les poings. Radam… toujours lui. Il pensa instantanément à sa sœur, ce à quoi elle avait échappé et à la détresse qui devait être sienne. La mort de son père ne resterait pas impunie ! De toute façon, il le tuerait !

— Elle a eu raison. Préparez la cérémonie du départ pour demain soir, dit-il d’une voix atone.

Horvat s’inclina.

— Bien, Majesté.

Liam prit sur lui pour masquer les émotions qui menaçaient de le submerger et bloqua son esprit pour refouler la douleur. Il pleurerait son père plus tard. Ils n’avaient pas encore terminé ce pour quoi ils étaient venus…

Il fit volte-face et se dirigea, raide, vers la sortie.

Au moment de quitter la pièce, il remarqua un foulard de soie aux filigranes dorés abandonné sur un meuble près de la porte. Le risha de l’Agha. Il le prit d’une main hésitante et le huma, retrouvant, troublé, le parfum d’Adriana, persuadé qu’elle l’avait laissé à son intention. Une façon de lui dire : « Je suis là, je veille sur votre sœur. »

Il eut soudain un goût amer dans la bouche. Pourquoi n’avait-elle pu faire de même pour son père ? Il glissa le voile dans son pourpoint et sortit. Il croisa Naadira qui attendait dans le couloir et la toisa avec froideur.

— Vous saviez… murmura-t-il d’un ton lourd de reproches. Vous saviez ce qui était arrivé lorsque je vous ai demandé des nouvelles d’Adriana et vous n’avez rien dit.

Elle le dévisagea, tendue.

— Je suis désolée, Liam. Comment vouliez-vous que je vous annonce une telle nouvelle ! Adriana a sauvé la vie de votre sœur et n’aurait pas hésité à en faire de même pour votre père si cela avait été possible, mais les circonstances ont été telles qu’elle n’a rien pu faire…

— Allons rejoindre les autres, laissa-t-il tomber froidement, ignorant ses explications.

Il se tourna vers Horvat.

— Installe mon père dans la salle du trône, les Anthériens voudront peut-être le saluer une dernière fois avant demain.

Il désigna du menton l’anneau qu’il tenait toujours entre ses mains et acheva dans un murmure.

— Pour cela… garde-le, nous verrons plus tard.

Le bourgmestre le prit, le rangea et s’inclina. Ils le laissèrent seul et se hâtèrent de regagner le rez-de-chaussée où les attendaient Ogar et le personnel de maison rassemblé dans un coin. Le château maintenant sous contrôle, ils pouvaient continuer. Ils sortirent prudemment du grand hall. À la lueur des torchères disséminées de part et d’autre de la cour intérieure, ils aperçurent la porte des Licornes ouverte et leurs hommes se répandre en silence autour des bâtiments de la caserne.

Adrien, Justinien, Ogar et la reine Flora rejoignirent Liam. Il ne dit mot du décès de son père et se tourna vers cette dernière.

— Majesté, je pense qu’il serait préférable que vous patientiez ici. Il parut embarrassé. N’y voyez nulle offense, mais il n’est pas utile que vous participiez à ce… nettoyage.

Elle voulut protester, mais Adrien la prit de vitesse.

— Liam a raison, Majesté, lui dit-il tout bas. Pour ce qui nous attend, votre place n’est pas parmi nous, laissez-nous faire.

Elle acquiesça, résignée, et s’effaça devant eux.

Ils convergèrent en direction de la caserne et en bloquèrent toutes les issues. Sur un signe de Liam, ils pénétrèrent à l’intérieur les uns derrière les autres. Les chambrées se suivaient en enfilades, meublées de lits superposés de part et d’autre d’une allée centrale, silencieuses pour la plupart, bien que ponctuées çà et là de ronflements sonores. Ils s’y glissèrent et se répartirent la tâche.

Liam et ses hommes agirent mécaniquement, sans état d’âme. Il y eut quelques sursauts de résistance vite maîtrisés, des gémissements qui en réveillèrent certains et en alarmèrent d’autres, mais pas assez cependant pour qu’ils représentent une véritable menace. La potion avait fait globalement son œuvre et ils étaient vraiment ensuqués. Ce fut une exécution rapide, méthodique et froide qui laissa à chacun un goût amer dans la bouche malgré la nécessité d’en passer par là. Ils eurent bientôt ratissé toute la caserne et se retrouvèrent dehors, silencieux. Ils ôtèrent leurs pourpoints rouges, tachés de la même couleur qu’ils jetèrent en tas dans un coin et se dirigèrent vers la fontaine se rincer les mains et le visage. Flora réprima un haut-le-cœur en les voyant sortir du bâtiment et suivit leurs ablutions, sans un mot. L’aube rosissait le ciel, promesse d’un jour nouveau. Un brouhaha venu de l’extérieur de l’enceinte monta bientôt jusqu’à eux. Tous les habitants d’Anthéa savaient pour le décès du roi Harald, prévenus de l’arrivée du prince et de la prise du château. Reconnaissants, ils se rassemblaient pour présenter leurs condoléances et leurs hommages à leur nouveau suzerain.

Adrien, Justinien, Ogar et la Reine Flora rejoignirent Liam, Naadira en retrait, et posèrent une main fraternelle sur son épaule. La reine les avait brièvement informés de la fin tragique d’Harald.

— Nous sommes sincèrement désolés pour ton père, Liam… lui chuchotèrent-ils, navrés.

Il hocha la tête, les traits crispés. Flora le serra dans ses bras.

— Je suis tellement triste pour ton père, Liam ! Sois fier de lui, il a fait honneur à ton lander et à votre nom ! Nous sommes de tout cœur avec toi.

Il acquiesça sans un mot, masquant difficilement la peine qui l’étreignait. La foule commença à rentrer par la porte des Licornes, de plus en plus nombreuse, et se massa, muette, dans la grande cour jusqu’au pied des marches du château où se tenaient Liam et ses compagnons. Le flot des arrivants ne s’arrêtait pas et continuait loin dans les rues.

Au bout d’un moment, plus personne ne bougea et un silence pesant s’installa. Le bourgmestre maintenant près de Liam s’inclina cérémonieusement et prit la parole d’une voix altérée par la peine.

— Au nom de tous les habitants de la cité d’Anthéa et de tous les Anthériens du lander d’Anthéor, permettez-moi de vous présenter nos plus sincères condoléances, Prince, pour la perte tragique du roi Harald notre souverain, votre père. Nous… compatissons tous à votre peine… Sa voix trembla. Il se reprit et continua plus fermement.... et vous assurons de notre indéfectible fidélité.

Horvat se tourna alors à demi vers la foule silencieuse, le bras droit plié sur le cœur et cria d’un ton clair.

— Vive le roi Liam ! Vive Anthéa et vive l’Anthéor !

La foule, galvanisée, s’inclina et répéta les trois vivats avec chaleur et enthousiasme pour conclure en hurlant d’une seule voix, mains sur le cœur et poings dressés vers le ciel « À bas le tyran ! »

L’énergie et la dévotion qui se dégageaient, palpables, firent chaud au cœur du nouveau souverain, trop ému pour pouvoir articuler le moindre mot. Anthélia aurait été fière de leur peuple si elle avait été près de lui !

La reine Flora posa une main affectueuse sur son bras.

— Tu es leur suzerain, maintenant. Ils attendent de toi que tu les réconfortes et les guides. Parle-leur.

Liam hocha la tête et se redressa. Oui, même s’il n’avait pas encore été officiellement intronisé, il était leur roi désormais.

— Anthériens, commença-t-il de sa voix grave, chargée d’émotion, Anthéa vous appartient à nouveau. Demain, nos alliés du Monde Connu arriveront sur nos terres, appuyés par tous les landers voisins qui auront fait sécession et ensemble, nous partirons sur les traces de Radam le Rouge libérer la princesse Anthélia et le Monde D’Ailleurs. Vous avez fait preuve d’un courage sans faille durant tous ces mois et nous devrons encore consentir des sacrifices avant que tout ne revienne à la normale. Mais nous sommes à nouveau libres et souverains, tous unis dans un même combat ! Mon père était fier de vous ! Merci de votre soutien et de votre fidélité. J’espère lui faire honneur et me montrer digne de votre confiance !

Sa voix flancha et il se reprit.

— Le château vous est ouvert si vous souhaitez lui rendre un dernier hommage. La cérémonie aura lieu ce soir dans la clairière sacrée. Vive Anthéa et vive l’Anthéor !

— Vive le roi Liam ! répondirent-ils d’une seule voix, comme un coup de tonnerre.

Le défilé des Anthériens devant la dépouille du roi Harald démarra immédiatement et se poursuivit sans interruption toute la journée. Dès la prise effective du château, Adrien envoya une cinquantaine d’hommes récupérer au pas de course les chevaux attachés dans le bois d’ifs. Durant ce temps, d’autres évacuaient les corps des Worlandais à l’extérieur de la cité pour les ensevelir dans une fosse commune creusée à la lisière de la plaine de Bessam. Ils les arrosèrent de chaux vive et les recouvrirent de terre. Les Anthériens, quant à eux, décrochèrent avec recueillement les têtes empalées le long de la route et Liam demanda qu’elles entourent le roi Harald sur son bûcher.

Ce dernier fut dressé dans la clairière où se trouvait l’if royal, le premier et le plus ancien if d’Anthéor, Iwaz, celui-là même, disait la légende, dont était issu le premier Raad. Les Anthériens vénéraient les ifs comme arbres sacrés depuis la création de leur monde. Les grands arbres avaient été présents tout au long de leur histoire et continuaient à les accompagnaient dans tous les cycles de leur vie, de leur naissance à leur mort. Symbole de pérennité, ils étaient là au commencement et le seront encore après eux.

Les Anthériens les exploitaient avec respect, selon un antique rituel. Ils fabriquaient avec son bois des arcs d’une légèreté et d’une précision extrêmes. Ils en récoltaient l’écorce dont ils extrayaient la fibre qu’ils travaillaient et filaient ensuite pour réaliser un voile sacré d’une grande finesse appelé anaork, qui signifiait « la caresse » en ancien langage. Pas un nourrisson ne naissait en Anthéor sans avoir été symboliquement enveloppé, dès la sortie du ventre de sa mère, par le précieux tissu. À la puberté, chaque jeune fille devait filer son propre voile en vue de son mariage et plus tard celui de ses enfants à venir. Elle gardait le sien religieusement et en sera, elle aussi, enveloppée le jour de son dernier soupir. Seul le roi avait le privilège de porter l’anaork sacré provenant d’Iwaz.

Les arbres leur fournissaient en outre un poison fatal, la taxine, qu’ils obtenaient à partir de son écorce, de ses épines et de ses graines, un cardiotonique qui pouvait provoquer, à fortes doses, la mort par emballement cardiaque. Ils en enduisaient la pointe de certaines de leurs flèches.

Pour la première fois dans l’histoire de l’Anthéor, dans un élan de ferveur commune, l’annonce de la disparition du roi déclencha spontanément auprès des femmes de la cité le tissage, jour et nuit, d’un second linge sacré à partir des écorces d’Iwaz, qui l’envelopperait sur son bûcher, en plus de son voile de naissance.

Les hommes prirent leurs quarts sur les remparts de la seconde ceinture et du château tandis que Liam installait Naadira et Flora dans les appartements visiteurs pour profiter de quelques heures de repos avant la cérémonie. Justinien, Adrien, Ogar et lui-même se retrouvèrent dans la salle du Conseil pour étudier les cartes et élaborer leur tactique. Ils savaient par faucon messager que les Unis arriveraient dans la nuit et qu’ils pourraient, dès le lendemain, se lancer avec eux à la poursuite de Radam.

Ses trois compagnons partis à leur tour se changer et se reposer, il se resta seul, assis à la table du Conseil, à la place qu’occupait habituellement son père. Il se renversa en arrière et contempla la grande salle. Difficile d’imaginer qu’il ne le reverrait plus. Tout, autour de lui, portait son empreinte ! Sa fin était tellement injuste et si… stupide ! Il n’arrivait pas à se résigner. Il lui revenait maintenant de continuer à écrire l’histoire d’Anthéor, avec droiture et honneur, comme son père l’aurait voulu.

Ses pensées le ramenèrent à l’Agha et à Adriana. Il réalisa que le ressentiment éprouvé envers les deux jeunes femmes était retombé. Avec le recul, il interprétait mieux leurs réactions. Il aurait été totalement abusif de sa part de les tenir pour responsables de ce qui était arrivé à son père. Elles ne pouvaient pas tout anticiper de même que leurs visions ne venaient pas sur commande. Ni l’une ni l’autre n’étaient garantes de l’enchaînement des événements. Le seul fautif restait Radam par qui tout avait commencé. Quant à sa colère envers Naadira concernant le départ d’Adriana, il était bien placé pour savoir combien cette dernière pouvait se montrer entêtée et comprenait sans peine que l’Agha n’ait pu la faire fléchir. Il posa machinalement la main à l’endroit du pourpoint où se trouvait le aux filigranes d’or et quitta la salle du conseil, apaisé pour un temps. Il prit le grand escalier et se dirigea vers les appartements des invités où il frappa à la porte de l’Agha.

Cette dernière, en méditation, réajusta le sien et ouvrit. Elle parut surprise de sa visite.

— Puis-je vous parler un instant ? lui demanda-t-il, gêné.

— Naturellement ! répondit-elle d’un ton mesuré.

Elle l’invita à entrer, mais il resta dans l’antichambre.

— Naadira, je viens vous présenter des excuses. J’ai été injuste envers vous, je crois, dit-il d’un air embarrassé. Je vous ai tenue pour responsable du départ d’Adriana, mais je sais combien elle peut se montrer entêtée parfois. Et pour ce qui est de votre silence concernant le décès de mon père, vous avez voulu me ménager même si la vérité, à mon sens, eût été préférable. Mais vos intentions étaient louables et je vous en remercie.

Elle se détendit, amicale, soulagée que la situation soit clarifiée.

— Je suis touchée de votre démarche, Liam, mais votre réaction était normale et je l’ai parfaitement comprise.

Elle secoua la tête, gênée.

— Je vous dois cependant moi aussi des excuses pour la partie concernant le départ d’Adriana, car je reconnais avoir fait un peu de… hum… zèle pour vous retenir… confessa-t-elle en réprimant un sourire. Je suis heureuse que vous ne m’en teniez pas rigueur.

Elle reprit son sérieux et ajouta :

— Adriana a beaucoup de chance et je l’envie…

Liam, embarrassé à son tour, voulut ajouter quelque chose, mais elle leva la main en signe d’apaisement.

— N’ayez aucune crainte, Liam, cela ne se reproduira plus, je vous l’ai déjà dit dans le Naranbaatar et c’est d’autant plus vrai maintenant, je suis votre amie et je suis là pour vous aider.

Il hocha la tête, reconnaissant, et reprit, incertain.

— Je me demandais… La Maarifa est à des kilomètres du Monde D’Ailleurs et ne pourra officier ni à la cérémonie du départ ni à mon intronisation. Accepteriez-vous, en tant qu’Agha, de procéder vous-même à ces deux actes ?

Elle s’inclina.

— Ce sera pour moi un honneur, Majesté.

— Merci, Agha, alors, à ce soir.

Liam salua, masquant son émotion à l’évocation du titre et sortit. Une fois dans sa chambre, il se laissa tomber sur son lit, épuisé, et donna enfin libre cours à sa peine.

En fin d’après-midi, le convoi mortuaire partit du château sous un vent froid et humide, annonciateur de pluie. Quatre frisons noirs tiraient le chariot transportant le roi Harald. Suivaient Liam, Flora et Naadira avec sa garde, Adrien, Ogar et Justinien avec la leur, puis les bourgmestres des différents villages et la population à pied. Vêtu de ses habits de cérémonie royaux, le corps du roi reposait à la vue de tous, sur les deux anaorks sacrés parsemés de fleurs, les crânes des combattants anthériens disposés autour de sa couche, leurs orbites vides tournées vers la foule.

Cette dernière, compacte, marchait en procession serrée tandis qu’une autre les rejoignait par la plaine de Bessam, à pied ou à cheval. Nobles et paysans des différents villages et landers voisins accouraient à l’annonce du décès du roi Harald. Tous convergeaient vers la clairière où trônait Iwaz le royal, le séculaire if anthérien, ancêtre suprême de l’Anthéor. Arrivée devant lui, Naadira ne put réprimer une exclamation de surprise. Même si elle connaissait l’arbre sacré de réputation, jamais elle n’aurait pu le concevoir d’une telle dimension. Iwaz mesurait plus de vingt mètres de hauteur pour une envergure inimaginable avec un tronc de plusieurs mètres de largeur.

Liam vint se mettre à sa hauteur.

— Le Raad ancien qu’Adriana a pris dans la salle du trône et emporté avec elle pour l’exécution de la prophétie provient de cet arbre, lui expliqua-t-il. Il est le Raad originel, transmis de génération en génération depuis la création d’Anthéa. La légende dit que la Licorne sacrée le fit sortir de son tronc d’un coup de sabot pour l’offrir à mon premier ancêtre afin qu’il apprenne à en confectionner d’autres pour défendre les siens contre les envahisseurs. Il put ainsi armer son peuple et tenir tête aux Barbares.

En remerciement, il érigea sa cité là même où le miracle avait eu lieu et l’on vénéra depuis ce temps l’arbre et l’animal. Iwaz a mille trois cents ans, conclut-il, l’âge de notre monde.

Naadira acquiesça.

— Je connaissais l’histoire de l’Anthéor, car elle est liée à la nôtre, mais connaissez-vous le mythe de la création originelle ?

Devant son ignorance, elle raconta.

— On dit que les humains des premiers temps seraient issus d’une terre, devenue par la suite le Monde Connu. Les dragons, venus du ciel, investirent le Triangle de Feu et amenèrent les humains. De la première femme, Ève, qui fut aussi la première Hawa et la première Maarifa, et d’Adam qui fut le premier homme, naquirent ceux qui essaimèrent ensuite dans nos deux mondes et les peuplèrent.

Elle sourit avec malice.

— Cependant, bien avant eux, nos mondes étaient peuplés d’animaux extraordinaires dont les licornes et les Hafid. Les légendes naranbaatanes prétendent que ce seraient les licornes qui auraient amené les premiers humains dans le Monde D’Ailleurs et qu’ils auraient ensuite gagné les autres mondes pour s’y multiplier. Nous aussi avons un temple au sommet de notre plus haute montagne, vestige des premiers temps, où se retrouvent toutes les Aghas de chaque tribu au solstice de printemps. Nous y unissons nos esprits et partageons nos visions. Nous veillons à l’équilibre de cette partie du monde et échangeons avec la Maarifa du Monde Connu. C’est là que nous avons pressenti le danger potentiel représenté par Radam le Rouge. Nous avons décidé de ne pas intervenir pour préserver l’intégrité de nos tribus et la paix dans nos régions. Mais peut-être était-ce une erreur… murmura-t-elle, songeuse.

Elle releva la tête.

— Je suis cependant sûre d’une chose. Même si nos origines ainsi que nos coutumes et nos légendes restent diverses, nous venons tous, néanmoins, d’un creuset commun. Pour preuve, le langage ancien que nous avons tous parlé et utilisons encore, tous continents confondus. Bien que peu s’en souviennent aujourd’hui, ce fut vraisemblablement la première langue des premiers hommes.

Liam acquiesça, pensif.

Le convoi s’arrêta et les bourgmestres mirent pied à terre. Placés de part et d’autre du chariot, ils prirent chacun un côté du brancard et soulevèrent la couche du roi pour la porter vers l’autel érigé au centre de la clairière. Ce dernier, taillé à même un rocher monumental, s’élevait sur une terrasse naturelle en granit, à laquelle on accédait par des marches creusées directement dans la pierre. Les bourgmestres firent glisser les tenants de bois sous la couche et les posèrent le long de l’autel. Puis ils regagnèrent la procession.

Naadira s’engagea alors sur les marches et s’arrêta devant le défunt. Selon le rite anthérien, elle prononça à voix haute, bras levés vers le ciel, une incantation en ancien langage à l’attention d’Iwaz. Elle le pria d’élever l’âme du mort vers l’au-delà et d’aider le roi Harald à rejoindre ses ancêtres pour se fondre dans la multitude et ne faire qu’un avec l’univers. Puis elle laça le premier et le second anaork de bas en haut et invoqua, toujours dans le même langage, la licorne d’or pour qu’elle transporte le roi dans son Ailleurs. Elle se tourna ensuite vers Liam debout au pied des marches et lui fit signe de la rejoindre.

Quatre torchères plantées autour de l’autel en direction des quatre points cardinaux brûlaient doucement, leur flamme dansant au gré du vent. L’Agha prit un flambeau éteint qu’elle alluma à l’une d’elles et le tendit à Liam, maintenant près d’elle. D’une voix sourde et monocorde, elle prononça la formule rituelle destinée aux défunts, commune à tous les mondes, qu’il répéta après elle d’un ton étranglé.

— Par cette flamme consacrée, purifie et libère le corps de Celui dont l’Âme regarde ailleurs et fait ce qui doit être fait. Qu’il en soit ainsi.

Il prit le flambeau tendu par l’Agha, s’inclina et d’une main tremblante, alluma le bûcher, puis recula. Ses bases s’embrasèrent immédiatement. Les fagots de bois s’enflammèrent en crépitant et que l’autel disparutt peu à peu sous les langues de feu.

Ils redescendirent. Arrivés au bas des marches, Naadira s’adressa haut et fort à Liam et lui intima gravement.

— Agenouille-toi, Liam d’Anthéor !

Il s’exécuta. Horvat les avait rejoints et présenta à l’Agha un écrin ouvert sur lequel reposait l’anneau royal anthérien. Elle le prit à deux mains et l’éleva au-dessus d’elle, tournée vers l’if séculaire.

— Par cet anneau, dans la clairière sacrée où tout commença, je t’intronise souverain d’Anthéor. Donne-moi ta main, dit-elle solennelle.

Il s’exécuta et elle lui passa l’anneau.

— Porte haut les couleurs de ton lander et de tes ancêtres !

— Qu’il en soit ainsi, répondit-il d’une voix rauque.

Naadira se tourna vers la foule.

— Le roi est mort ! Saluez votre nouveau souverain !

Cette dernière scanda d’un seul élan.

— Vive le roi ! Vive l’Anthéor !

Au loin, le soleil, rouge, énorme, terminait lentement sa course derrière les montagnes tandis que le ciel, lui aussi embrasé, lui faisait écho. Liam pensa confusément que ce soir, tout était rouge en ce monde… son cœur qui saignait de douleur, le bûcher où se consumait son père et l’ombre omniprésente de son meurtrier qui planait sur eux. Adrien, Ogar, Justinien, Naadira et la reine Flora le rejoignirent et posèrent, en silence, une main compatissante sur son épaule puis s’en retournèrent vers la cité, le laissant se recueillir. La foule se signa à son tour et repartit, elle aussi sans un mot. Il ne resta plus que lui dans la clairière, seul avec sa peine, face aux flammes qui s’élevaient vers le ciel.